Jeunesse ouvrière chrétienne, jeunesse ouvrière croyante ?
La JOC-F française et ses membres musulmans (années 1960 et 1970)
p. 165-176
Texte intégral
1En 1967, à l’issue du rassemblement national de « Paris 67 » au cours duquel la présence de jeunes musulmans jocistes a été manifestée publiquement par l’organisation d’un temps entre eux lors de la célébration eucharistique, les responsables nationaux de la JOC dressent le constat suivant :
« Depuis quelques années, de Jeunes Musulmans agissent dans la JOC. Les plans d’action missionnaires, de la JOC et JOCF, étant dirigés depuis plusieurs années vers les Immigrés, a permis une avancée, y compris des Musulmans. Très vite, cependant, leur présence a posé des questions particulières au Mouvement et du fait même a provoqué une réflexion qui doit se poursuivre dans les années à venir, de plus en plus avec les Musulmans eux-mêmes1. »
2Dans les années 1960 et 1970, ces nouveaux jocistes musulmans, tous issus de l’immigration maghrébine, sont pour une partie d’entre eux des travailleurs migrants, venus en France au début de l’âge adulte pour travailler dans les usines ou sur les chantiers. Hébergés souvent dans des foyers de travailleurs migrants, dans des garnis ou sur leur lieu de travail, ils rencontrent des jocistes par l’intermédiaire de leur travail ou à la suite du choix fait par certains militants jocistes français de venir vivre dans un foyer de travailleurs migrants. Parmi les jocistes musulmans et musulmanes des années 1960 et 1970, on retrouve également des jeunes nés en France ou qui y sont arrivés en bas âge avec leurs parents. Scolarisés ou jeunes travailleurs, ils habitent le plus souvent dans des bidonvilles, des cités de transit ou des grands ensembles de logements sociaux. Ils font généralement la connaissance du mouvement jociste via des prêtres, religieux et religieuses qui ont fait le choix d’un apostolat en milieu populaire.
3C’est avant tout comme jeunes de milieu populaire que ces jeunes issus de l’immigration maghrébine sont accueillis au sein du mouvement, à un moment où la JOC-F est soucieuse de rejoindre davantage de jeunes issus de milieu populaire pour justifier son attachement à la spécialisation. Cependant, la présence de jeune de confession musulmane dans un mouvement catholique fait rapidement émerger des « questions particulières », évoquées dès 1967 par les responsables nationaux. Dans le cadre de cet article, nous nous intéresserons donc à la manière dont le mouvement a appréhendé cette présence paradoxale au cours des années 1960 et 1970. Nous verrons dans un premier temps la priorité donnée au respect de ces jeunes musulmans dans leur spécificité religieuse mais aussi culturelle, priorité qui s’inscrit dans le contexte intellectuel du tiers-mondisme catholique. Cette attention amène les responsables jocistes, mais aussi les jeunes musulmans eux-mêmes, à réfléchir aux modalités de leur organisation au sein du mouvement jociste, ce que nous étudierons dans un deuxième temps. Cette réflexion ne va cependant pas jusqu’à redéfinir le mouvement français de manière plus inclusive, à la différence de ce qui a pu être vécu dans d’autres pays, et nous tenterons donc dans un troisième temps de mettre en évidence les raisons de cette prudence du mouvement français.
Un fort souci du respect des jeunes musulmans dans le contexte du tiers-mondisme catholique
Des mouvements qui ont peur d’être des vecteurs d’assimilation
4Les 7 et 8 mai 1968, l’équipe nationale de la JOCF met en exergue les points « fondamentaux » suivants :
« faire gaffe à l’originalité et à la spécificité des immigrées, à leur manière d’agir et d’avancer, à leur valeur. Comment enseigner ça aux militantes ? […] faut faire gaffe à ne pas leur imposer notre manière de juger, notre rythme, nos concepts… attention à éviter le paternalisme2 ».
5Ce souci de la part de la JOC-F de ne pas être des vecteurs d’assimilation – le terme commence à être utilisé en tant que tel au début des années 1980 – et d’éviter toute forme de paternalisme (ou de « maternalisme », comme le souligne non sans humour une responsable jociste en 1969) n’est pas spécifique aux jeunes Maghrébins mais concerne tous les jocistes immigrés, qu’ils soient espagnols, portugais, italiens ou maghrébins. Il se comprend dans le contexte intellectuel du « tiers-mondisme catholique », étudié notamment par Bertrand Cabedoche, Denis Pelletier ou Sabine Rousseau3. Ce tiers-mondisme catholique émerge dans les années 1950 et regroupe des « catholiques sociaux », interpellés par la répression des mouvements nationalistes en Indochine et en Afrique du Sud, des « militants d’un internationalisme catholique » membres de Pax Christi ou de Caritas4, ainsi que de nombreux acteurs des missions françaises qui ont développé depuis 1945 une approche humaniste des pays colonisés en marge des cadres coloniaux5. Les encycliques Mater et Magistra de Jean XXIII en 1961 et Popularum progressio de Paul VI en 1967 montrent l’importance accordée à la thématique du développement jusqu’à la tête de l’Église et permettent une amplification des initiatives prises dans ce domaine, avec par exemple la fondation du Comité catholique contre la faim (futur CCFD) en 1961 par quinze mouvements catholiques, dont la JOC-F. En plus de son implication dans le CCFD, la JOC-F ouvre en 1960 le CFEI, centre de formation pour les échanges internationaux, orienté particulièrement vers l’Afrique6. Dans un premier temps, ce tiers-mondisme catholique se caractérise par une approche « humaniste7 », plutôt optimiste, qui espère en une retombée pour tous des progrès liés à la croissance mondiale et qui refuse de lier complètement colonialisme et sous-développement du tiers-monde, mais les tiers-mondistes catholiques se rapprochent dès le milieu des années 1960 des positions marxistes de la gauche tiers-mondiste française qui dénonce l’impérialisme et le néocolonialisme des pays développés. C’est donc à la lumière de ce tiers-mondisme catholique qu’il faut analyser l’inquiétude des responsables de la JOC-F à l’idée d’acculturer les immigrés. Leur dénonciation de l’impérialisme économique des pays développés les sensibilise en effet aux risques d’un impérialisme culturel involontaire au sein du mouvement. Cette peur est accentuée par le fait que, dans les années 1960 et 1970, nombre de jeunes jocistes immigrés ont le projet de s’installer ou de se réinstaller dans leur pays d’origine.
6Concrètement, cette attention portée à ce que le mouvement ne soit pas un espace d’acculturation pour les migrants passe par la mise en place de « moyens » spécifiques. Ces « moyens » désignent des publications ou tracts dans la langue d’origine des jocistes immigrés, des permanents dédiés, des équipes homogènes de jocistes de même nationalité ou des temps forts entre immigrés8. Les jocistes immigrés sont également incités à se tenir au courant de l’actualité sociale et politique de leur pays d’origine et à s’investir auprès de leur entourage. Une des inquiétudes majeures du mouvement est en effet que leur engagement à la JOC-F incite les jocistes immigrés, et particulièrement les jeunes femmes maghrébines, à faire leur « promotion personnelle » en se coupant de leur famille et de leur entourage.
Un refus de la conversion
7À ce souci général à la JOC-F de respecter les jocistes immigrés dans leur « manière de juger, leur rythme, leurs concepts » et de les inciter à s’engager auprès de leur communauté et au service de leur pays d’origine s’ajoute, dans le cas des jeunes musulmans, la question confessionnelle.
8La JOC-F ne se fixe jamais comme objectif la conversion au christianisme des jocistes musulmans et organise souvent des « temps entre musulmans » pendant les célébrations eucharistiques des rassemblements. En 1965, Robert Luc, aumônier jociste de la fédération de Lyon, en arrive à évoquer le « danger » du baptême pour les musulmans. Si le baptême est évoqué comme un « danger », c’est parce que la JOC-F, et avec elle la majeure partie de l’Église catholique, appréhende fortement les conséquences sociales d’une conversion officielle au christianisme pour les musulmans. En mars 1971, la JOCF affirme ainsi que « proposer à une JMO algérienne d’adhérer à Jésus Christ, d’être baptisée dans la religion Chrétienne, c’est la couper de son peuple, son peuple la rejette automatiquement9 ».
9Si la JOC-F n’envisage pas, en tout cas dans les années 1960 et 1970, des conversions individuelles marquées par le baptême, elle souhaite cependant œuvrer à une conversion collective des musulmans. Celle-ci ne passerait pas par un changement de confession religieuse mais par un partage et une mise en application des valeurs évangéliques (accueil, partage, amour…) considérées comme communes aux deux religions. En mars 1971, le père Laurent, membre du Centre national de l’enseignement religieux, propose un approfondissement doctrinal sur la question de l’évangélisation des musulmans membres de la JOC-F. Il développe à cette occasion la question des « valeurs religieuses fondamentales » :
« L’évangélisation du peuple maghrébin, c’est d’abord et surtout partager ces valeurs fondamentales qui convergent vers une libération de l’homme ; c’est à cette seule condition que leur liberté religieuse est vraiment respectée. Je suis sûr qu’en partageant cela avec eux, je peux aller très loin sans toucher à ce qui leur paraît des valeurs religieuses fondamentales, sans blesser leur appartenance religieuse, leur liberté religieuse10. »
10La révélation du Christ comme messie, lorsqu’elle est évoquée, ne l’est que pour un horizon lointain, presque eschatologique. Le père Robert Luc le résume à sa manière :
« Je pense […] que notre action doit leur faire découvrir qu’ils sont eux-mêmes appelés par Dieu (Allali) à aimer concrètement leurs copains, à vivre leur foi musulmane plus dans la vie. La conversion des peuples musulmans se fera collectivement, le Seigneur ne fait pas de la pêche à la ligne. Il jette un filet (parabole personnelle)11 !!! »
11Cette position de la JOC-F s’inscrit pleinement dans les évolutions de la missiologie depuis la fin du xixe siècle, qui met de moins en moins l’accent sur une comptabilité des baptêmes mais sur la manière de « construire l’établissement de Salut » qui offrira à tous les hommes la possibilité d’accéder aux « sources du Salut », sans que cela ne se traduise nécessairement par des baptêmes12.
12Dans les faits, nous n’avons connaissance que d’une conversion d’une jociste musulmane dans les années 1960 et 1970. La jeune femme en question, Ramda, jociste de famille musulmane en équipe aînée à Nancy, se heurte à la grande réticence des aumôniers qui l’accompagnent dans son cheminement vers le baptême. Elle souffre de ce refus implicite du baptême, comme elle l’explique en février 1971 à une responsable jociste :
« Ça fait 5 ans que je me prépare, et c’est toujours pareil, je voudrais bien être baptisée pour Pâques. Je n’ai pas de réaction de mes amis algériens à ce sujet, les prêtres disent que je suis déjà baptisée mais moi je veux faire comme vous, catholiques, c’est avec la JOCF, que je me suis préparée. Je ne peux pas faire comme vous et je ne suis pas libre13. »
13C’est probablement en s’appuyant sur le décret Ad Gentes, qui précise que la catéchumène sont « déjà de la maison du Christ », que les aumôniers qui accompagnent Ramda affirment qu’elle est « déjà baptisée ».
14Ainsi, dans les années 1960 et 1970, la JOC et la JOCF sont extrêmement attentives à respecter les jeunes musulmans dans leurs spécificités culturelles et religieuses, dans le contexte du tiers-mondisme catholique et de la réception du concile Vatican II. Cette préoccupation va amener les mouvements à soutenir une tentative de création d’une Jeunesse ouvrière musulmane, JOM, par des jocistes musulmans de Valence mais aussi à s’interroger sur une éventuelle redéfinition de l’identité religieuse du mouvement.
Vers une JOC-F pluriconfessionnelle ?
L’expérience de la JOM
15En 1966-1967, Alain, jociste à Valence, décide d’aller habiter dans un foyer SONACOTRA pour répondre à l’appel de la fédération qui « a décidé de prendre les immigrés au Plan d’action missionnaire14 ». Il partage un appartement avec neuf migrants. À partir de cette rencontre initiale, quelques migrants originaires du Maghreb s’engagent à la JOC et participent notamment au rassemblement national de « Paris 67 ». Peu à peu, le projet d’une JOM, Jeunesse ouvrière musulmane, émerge chez ces migrants. Ils établissent des contacts avec les musulmans de la région et décident de célébrer ensemble les principales fêtes de l’islam et de réfléchir au sens du Ramadan15. L’un deux, accompagné de l’aumônier de la JOC de Valence, se rend à Paris pour évoquer le projet de la JOM avec Jacques Durrafourg, le président de la JOC. Celui-ci accepte de les aider dans leur expérience. Les deux Valentinois se présentent ensuite à la mosquée de Paris, qui leur promet un soutien religieux16. Forts de ces soutiens institutionnels, une vingtaine de musulmans se retrouvent en « assemblée de masse » lors de la messe du rassemblement régional du 9 juin 1968. Ils y évoquent la création d’un journal pour la JOM naissante, Al Azdihar (Al Azdihar signifie en arabe l’épanouissement, la floraison, la prospérité). Le premier numéro paraît le 8 juillet 1968, comme supplément au no 183 de l’Équipe ouvrière17. Dans l’éditorial de ce numéro, les jocistes musulmans de Valence expriment leur désir qu’une JOM s’organise au niveau national. Ce désir ne se concrétise cependant pas : la JOM de Valence semble n’avoir qu’une existence éphémère et la dernière trace que nous ayons de son activité dans les archives date d’avril 1969.
16Cette existence éphémère ne semble cependant pas devoir être imputée à un manque de soutien ou à une hostilité de la part de la JOC nationale mais sans doute davantage à la précarité des jeunes travailleurs maghrébins qui en étaient les piliers. En effet, à cette période, les réflexions des aumôniers et permanents au sujet de la place des musulmans dans le mouvement et de la possibilité d’une JOM semblent très ouvertes, ce qui est à mettre en lien avec le contexte intellectuel du tiers-mondisme, très présent, nous l’avons vu, au sein du mouvement. À aucun moment n’est exprimée une inquiétude devant ce qui aurait pu apparaître comme une scission du mouvement ou comme une expérience en contradiction avec la dimension catholique de la JOC. Au même moment, les responsables nationaux de la JOC-F réfléchissent d’ailleurs à l’hypothèse d’une réorientation du mouvement dans un sens pluriconfessionnel.
Une JOC pluriconfessionnelle, sujet de réflexion au sein des équipes nationales
17Après le rassemblement de « Paris 67 », un responsable jociste s’interroge : « La JOC deviendra-t-elle un jour la Jeunesse Ouvrière Croyante, avec des équipes de militants catholiques, musulmans, protestants18? » L’éventualité de renommer la JOC en Jeunesse ouvrière croyante – et donc de transformer le mouvement en une structure pluri-religieuse – n’est finalement jamais posée en tant que telle au sein des instances nationales.
18Néanmoins, à la fin des années 1960, le soutien des permanents nationaux de la JOC à l’expérience éphémère de la JOM est une manière pour les responsables jocistes d’envisager la pluriconfessionnalité du mouvement. Lors du conseil national de 1969, ces permanents affirment ainsi que « la JOM a une place dans la JOC19 », ce qui revient à reconnaître l’émergence d’une structure pluri-religieuse. Même après l’échec de la tentative de JOM, la réflexion des permanents sur la place des musulmans à la JOC-F continue à aller dans le sens de la reconnaissance d’une pluriconfessionnalité de fait du mouvement : incitation à la constitution d’équipes de jeunes maghrébins, organisation de « temps musulmans » et volonté de leur permettre d’approfondir leur foi au sein de la JOC-F. Les consignes données par Daniel Trabach, permanent national, dans le numéro de l’Équipe ouvrière de mai 1974 montrent ainsi bien le souci de la JOC à cette date de donner une vraie place aux « Maghrébins » en tant que musulmans dans le mouvement, même si cela ne va pas jusqu’au fait de renommer la JOC de manière plus inclusive :
« Nous pouvons signaler :
– l’importance que les Maghrébins puissent se retrouver entre eux de temps en temps pour partager au niveau de leur foi et de leur religion (Le Coran – Mahomet –) en lien avec leur vie et leur action de tous les jours.
– l’importance que la JOC puisse leur permettre de se retrouver en vérité dans ce qu’ils sont, dans leur pensée et leur religion. Vouloir les respecter, cela passe aussi par cela. […]
Nous Français, nous devons nous sentir responsables que les immigrés puissent se retrouver entre eux au moins une fois tous les 2 mois pour qu’ils réfléchissent au niveau de leur religion, avec le Coran20. »
19Jusqu’au milieu des années 1970, les équipes nationales de la JOC-F sont donc plutôt favorables à réorienter la structure du mouvement dans un sens pluri-religieux, dans un contexte où la JOC-F, imprégnée par le tiers-mondisme chrétien, est extrêmement soucieuse de respecter le « spécifique immigré ».
Une réflexion qui reste embryonnaire au sein du mouvement français
La JOC-F française en retrait ?
20La JOC-F française n’est pas la seule à s’interroger sur la meilleure manière d’intégrer les jeunes musulmans. Cette question est particulièrement centrale dans les JOC-F des pays majoritairement musulmans, à l’image de celle du Mali qui prône dès la fin des années 1960 une ouverture inconditionnelle aux musulmans et qui se renomme « Jeunesse ouvrière croyante21 ». Cette question de la place des non-chrétiens à la JOC est aussi à l’ordre du jour du 5e conseil mondial de la JOC qui se tient à Linz en 1975. À cette occasion, les participants proclament que :
« Engagés dans la vie et l’action ouvrière avec des JT. Non chrétiens, la JOC leur permet à tous, quelles que soient leurs croyances et leurs religions la possibilité de découvrir, d’approfondir, de partager leur foi et leurs conditions, et d’accueillir le sens qu’ils donnent à leur action et à leur engagement22. »
21Paradoxalement, c’est au moment où la JOC au niveau mondial prend officiellement position en faveur d’une ouverture du mouvement à la pluriconfessionnalité, que la réflexion au sein de la JOC-F française sur cette hypothèse tend à disparaître. Olivier Gaignard, un prêtre français qui a été aumônier national de la JOC du Mali entre 1977 et 1986, en témoigne :
« Pendant mes congés, je passais à la JOC de France et puis je racontais largement cette expérience [malienne]. Alors ça étonnait beaucoup, ça étonnait beaucoup, il fallait toujours réexpliquer. Moi je disais toujours : “Non, c’est pas la Jeunesse ouvrière catholique, c’est la Jeunesse ouvrière croyante”, “Ah, pourquoi croyante ?”, “Et oui, c’est plus catholique”. Alors là fallait expliquer pourquoi on avait fait ce virage, c’était pas toujours facile à expliquer. Alors moi je leur disais : “Mais comment ça se fait, vous qui voulez toucher toute la jeunesse ouvrière en France, que vous mainteniez le mot catholique ? Il faudrait peut-être aussi que vous vous appeliez, ou bien chrétienne au minimum, ou encore mieux croyante “Le virage a été difficile à prendre, en fait, en France. […] Il y avait une petite incompréhension des fois.”23 »
22Cette disparition progressive de la réflexion sur l’hypothèse d’une « Jeunesse ouvrière croyante » s’inscrit dans le contexte ecclésial français. Le rassemblement national de « Paris 74 », où les jocistes entonnent L’Internationale devant Georges Marchais et un parterre d’hommes politiques de gauche et de représentants syndicaux plus nombreux que les quelques évêques présents, marque l’apogée de la politisation du mouvement24. Dans un premier temps, l’épiscopat relativise l’événement mais l’année 1974-1975 est marquée par des déclarations épiscopales et pontificales qui rappellent que la légitimité de la participation à la « libération des hommes » est subordonnée au refus de l’assimiler au « salut en Jésus-Christ », à l’image de l’exhortation Evangelii nuntiandi de Paul VI. En 1977, la commission épiscopale, à la suite de Mgr Matagrin, rappelle la « divergence radicale » entre marxisme et christianisme, sans pour autant remettre en cause des engagements personnels justifiés par la mission de l’Église dans le monde ouvrier. À la même période, l’affirmation par la JOC-F qu’elle « participe à la construction d’une société de type socialiste » attise les critiques et les inquiétudes, qui ne sont plus limitées aux milieux catholiques conservateurs, même si depuis octobre 1975 la JOC-F n’est plus liée par un mandat. En 1978, à l’occasion du cinquantième anniversaire de la JOC, l’archevêque de Marseille, le cardinal Etchegaray, publie un article dans le bulletin de son diocèse où il évoque ses inquiétudes au sujet de l’évolution de la JOC-F et qui se conclut par la formule suivante : « JOC, prends garde de perdre ton âme ! Église, prends garde de perdre la JOC ! » Ce rappel à l’ordre des évêques va être entendu de la JOC, soucieuse de ne pas entrer en conflit avec une hiérarchie épiscopale qui l’a toujours soutenue, et la fin des années 1970 annonce le retour à une configuration plus classique avec la réaffirmation de l’identité religieuse et du caractère ecclésial du mouvement25. Après une période de conflit interne important, la JOCF s’aligne finalement sur les positions du mouvement masculin26. Cette ré-insistance croissante à partir de la fin des années 1970 sur le projet confessionnel du mouvement, explique sans doute en grande partie la disparition progressive de la réflexion de la JOC-F sur une éventuelle ouverture du mouvement à la pluriconfessionnalité. Ce recentrage de la JOC-F sur son projet apostolique ne fait cependant pas l’unanimité au sein du mouvement.
Une position qui ne fait pas consensus au sein du mouvement
23Dans une lettre de juillet 1976, Joseph Mula et Claude Desbos, deux aumôniers de la fédération de Berre, déplorent le fait qu’à leurs yeux la JOC-F ne va pas assez loin dans l’ouverture aux jeunes musulmans, ce qui a comme conséquence qu’il est « difficile » pour les jeunes de leur fédération « d’aller bien au-delà du “flirt” avec le Mouvement ». Ils pointent le fait que l’« entr’eux » des jeunes maghrébins n’est pas assez privilégié et que les actions des immigrés sont insuffisamment valorisées dans les publications jocistes27. En prenant l’exemple de l’éditorial d’un numéro récent de l’Équipe ouvrière, ils appellent à une plus grande prise en compte des différences confessionnelles :
« Était-il nécessaire d’écrire, dans le dernier éditorial d’Équipe Ouvrière, très suggestif de par ailleurs : “ce sel nous fait partager la vie de quelqu’un, J CH, avec nous dans la bagarre, en pleine mer”… Ne serait-il pas possible, que dans l’Éditorial, au moins, TOUS puissent se retrouver ?… Faut-il nécessairement, nommer J. CH.28?… »
24Pour justifier leur position, ils s’appuient sur leur expérience mais également sur la déclaration du 5e conseil mondial de Linz. Ils concluent leur lettre en appelant de leurs vœux la création de « communautés musulmanes » :
« La difficulté ou du moins une difficulté majeure que nous rencontrons peut s’exprimer ainsi : “comment aider les Arabes à devenir COMMUNAUTÉ MUSULMANE, et non une espèce d’église”. Il est certain que dans ce que les Jeunes ont vécu, cette année, nous avons pressenti cette communauté musulmane, mais là, encore, nous nous trouvons démunis29… »
25Ils ne précisent pas si, selon eux, ces « communautés musulmanes » ont vocation à s’organiser au sein de la JOC ou à s’émanciper du mouvement qui les a fait naître.
26À partir du début des années 1980, c’est de la fédération de Roubaix, qui concentre un nombre important de jocistes musulmans, qu’émanent les principales revendications quant à une plus grande prise en compte des jeunes musulmans dans le mouvement. Localement, l’expression de « Jeunesse ouvrière croyante » est d’ailleurs utilisée par une partie des jocistes30.
⁂
27Ainsi, l’arrivée de jeunes maghrébins de confession musulmane à la JOC-F dans les années 1960 et 1970 est à l’origine d’une réflexion au sein des mouvements sur la meilleure manière d’intégrer ces jeunes sans les acculturer, ni les convertir au catholicisme, dans le contexte du tiers-mondisme. À la fin des années 1960 et au début des années 1970, cette réflexion va jusqu’à envisager la possibilité de réorienter officiellement le mouvement dans un sens pluriconfessionnel mais cette hypothèse est abandonnée par les responsables nationaux à partir du milieu des années 1970, dans un contexte de réaffirmation par le mouvement de son projet apostolique. Cette évolution, qui va à l’encontre des évolutions de la JOCI, ne fait pas l’unanimité parmi les jocistes français et va donner lieu à des débats parfois animés dans les années 1980, qui correspondent à l’apogée du nombre de musulmans dans le mouvement.
Notes de bas de page
1 45 J 329-330, « Les jeunes travailleurs musulmans dans la JOC reprise Paris 1967 ». Tous les documents d’archives cités dans le cadre de cet article sont tirés du fonds d’archives de la JOC et de la JOCF déposé aux archives départementales des Hauts-de-Seine. À propos du rassemblement « Paris 67 », voir aussi dans cet ouvrage les communications suivantes : Garet Jacqueline, La JOC, chemin pour un engagement citoyen et la recherche de foi en vérité et Teissier Jacques, La JICF, une singulière originalité.
2 45 J 329-330, « Les immigrés, réflexion de l’équipe nationale JOCF 7/8 mai 1968 (Arlette) ».
3 Cabedoche Bertrand, Conscience chrétienne et tiers-mondisme. Itinéraire d’une revue spécialisée : croissance des jeunes nations, université Rennes 1, thèse pour le doctorat en science politique, 1987 ; Pelletier Denis, Économie et humanisme. De l’utopie communautaire au combat pour le Tiers-Monde, 1941-1966, Paris, Cerf, 1996 ; Rousseau Sabine, La colombe et le napalm. L’engagement des chrétiens français contre les guerres d’Indochine et du Vietnam (1945-1975), Paris, CNRS Éditions, 2002.
4 Rousseau Sabine, « Un tiers-mondisme chrétien », dans Pelletier Denis et Schlegel Jean-Louis (dir.), À la gauche du Christ : les chrétiens de gauche en France de 1945 à nos jours, Seuil, 2012, p. 458.
5 Denis Florence, « Entre mission et développement : une expérience de laïcat missionnaire, l’association Ad lucem 1945-1957 », Le Mouvement social, no 177, décembre 1996, p. 47.
6 Prudhomme Claude, « De l’aide aux missions à l’action pour le tiers monde : quelle continuité ? », Le Mouvement social, no 177, décembre 1996, p. 24.
7 Bertrand Cabedoche distingue le tiers-mondisme « humaniste » chrétien du tiers-mondisme « radical » de la gauche et de l’extrême-gauche non-chrétienne (Cabedoche Bertrand, Les Chrétiens et le tiers-monde. Une fidélité critique, Paris, Karthala, 1990).
8 Filippi Myriam, L’accueil et l’organisation des immigrés dans le mouvement jociste français, 1960-1983, mémoire de master 2 sous la direction de Denis Pelletier, EPHE, 2010, p. 43-57.
9 45 J 331, « Dossier maghrébins Paris le 1er février 1972 ».
10 45 J 331, « Quelques points de repère pour un approfondissement doctrinal, session maghrébins Évreux, mars 1971 ».
11 44 J 148, « Fiche signalétique, témoignage de Robert Luc, juin 1965, fédération de Lyon ».
12 Prudhomme Claude, « Le grand retour de la mission ? », Vingtième Siècle, revue d’histoire, no 66, juin 2000, p. 119-132.
13 45 J 333, « Jeunes du monde ouvrier maghrébins, Jeouf, Est ».
14 44 J 227, « J.O.C. et immigrés », fédération de Valence (Drôme) Rédigé par l’Équipe Fédérale en Session Intensive – février 1968 à Cannes (AM).
15 Galembert Claire de, L’attitude de l’Église catholique à l’égard des musulmans en France et en Allemagne ou le pari sur l’islam de l’Église de France, thèse de doctorat en sciences politiques sous la direction de Rémy Leveau, IEP de Paris, France, 1995, p. 237.
16 44 J 227, « JOM JOC (supplément à Équipe ouvrière, no 183) AL AZDIHAR ».
17 Ibid.
18 45 J 43, « Quelques réflexions après cette rencontre ».
19 44 J 602, « Mohamed B. Toulouse Réflexions après le stage I.R.I. ».
20 44 J 365, « À l’écoute du Christ, le Coran dans notre vie, mai 1974 (Équipe ouvrière, no 232, mai 1974) ».
21 RC 93, « Éléments de réflexion à propos de la présence des jeunes travailleurs musulmans dans la JOC au Mali, Olivier Gaignet » ; C 93 17, « JOC du Mali, Les différents types de partage de foi entre chrétiens et musulmans en JOC ».
22 45 J 329-330, « Joseph Mula et Claude Desbos, À la JOC et JOCF nationale, Berre le 23 juillet 1976 ».
23 Entretien téléphonique avec Olivier Gaignard réalisé le 17 août 2017.
24 Tranvouez Yvon, Catholicisme et société dans la France du xxe siècle. Apostolat, progressisme et tradition, Paris, Karthala, 2011, p. 60.
25 Prudhomme Claude, « Les jeunesses chrétiennes en crise (1955-1980) », dans Pelletier Denis et Schlegel Jean-Louis (dir.), À la gauche du Christ…, op. cit., p. 323-333.
26 Favier Anthony, Égalité, mixité, sexualité : le genre et l’intime chez de jeunes catholiques du mouvement de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC-F), dans les années 68 et au-delà (1954-1987), thèse de doctorat en histoire sous la direction de Claude Prudhomme, Lyon, université Lyon 2, 2015, p. 374-376.
27 45 J 329-330, « Lettre de Joseph Mula et Claude Desbos à la JOC et JOCF nationale, écrite à Berre le 23 juillet 1976 ».
28 Ibid.
29 Ibid.
30 Sur l’histoire de la JOC-F à Roubaix, voir le fonds déposé aux Archives nationales du monde du travail à Roubaix.
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Éric Roulet
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2008