La JICF, enfanter la vie et la justice « entre amies »
Une singulière originalité
p. 153-164
Texte intégral
La naissance de la JICF éclaire l’originalité de son attitude dans la période de crise des années post 1968
1Au départ, il y a la naissance de la JOC, fondée en Belgique par le Père Cardijn (1924). Elle rend toute leur dignité aux jeunes de milieu ouvrier : un jeune travailleur « vaut plus que tout l’or du monde » ; « entre eux, par eux et pour eux », ils sont capables de prendre eux-mêmes leur vie en mains, de l’éclairer par l’Évangile et de se partager cette Bonne Nouvelle. Dès lors, la paroisse, avec ses diverses activités – religieuses, éducatives, récréatives, caritatives –, n’est plus la seule référence institutionnelle de l’Église.
2La JICF est née par une jeune fille : Mlle Marie-Louise Monnet, sœur de Jean Monnet. Née à Cognac, dans un milieu où la générosité est une grande vertu, Marie-Louise s’occupe d’un patronage pour enfants de milieu populaire. À Lourdes, elle rencontre par hasard la JOC belge en pèlerinage, et entend proclamer le fameux « entre eux, par eux, pour eux » (1931). Elle réalise alors que les jeunes de milieu ouvrier n’ont nul besoin du soutien de la bourgeoisie pour exister dignement et vivre l’Évangile. Ce qui « faisait le pont » entre sa vie et sa foi, comme elle dit, s’effondre. Du coup, elle prend conscience que, même si les jeunes filles de son milieu pratiquent le dimanche, elles ne vivent pas pour autant l’Évangile pendant la semaine : leur vie est davantage « païenne » que « chrétienne »… Pour répondre au besoin criant qu’elle vient de découvrir, elle fonde la JICF, en plein accord avec son évêque ; elle y tient car elle veut faire œuvre d’Église. Il s’agit, pour elle, de toucher et de changer les cœurs – ce que Jésus appelle la « conversion » –, d’incarner l’Évangile dans son milieu. Désireuse que son projet soit vraiment féminin et de nature spirituelle, elle y associe les clarisses de Cognac par le partage de sa recherche et le soutien de leur prière.
3Consciente que son interrogation ne se limite pas aux jeunes filles de Cognac, elle parcourt la France. Fidèle à son intuition première, elle n’implante la JICF qu’avec l’accord de l’évêque du lieu : chaque diocèse est ancré dans une « terre », avec son histoire, et il a ses charismes. Certains s’interrogent car l’initiative ne vient pas d’un religieux mais d’une simple laïque, jeune et, qui plus est, femme. Dotée d’un fort caractère, elle insiste pour qu’un « simple prêtre diocésain » soit aumônier du mouvement, et non un religieux – jésuite, voire dominicain – : il ne s’agit ni d’enseigner les jeunes ni de les diriger, mais d’accompagner leur recherche1.
4Quelques années plus tard, des jésuites font naître la JIC. Faisant partie de l’Association catholique de la jeunesse française (ACJF), elle s’enracine dans l’Église tout à fait différemment de la JICF qui, avec la JOC et la JOCF, a privilégié son lien avec les diocèses et son autonomie.
Ma découverte de la JICF, amorcée à Alès en 1968
5Jeune prêtre de 28 ans, je suis nommé, pour mon premier poste, aumônier de la grande cité scolaire du bassin minier d’Alès, dans le Gard : 3 000 élèves, de la 6e à la Terminale, avec une section technique. Nîmois, je vais être surpris par la tonalité, très xixe, des relations sociales : la mine marque encore fortement les mentalités. J’arrive de Paris, où j’ai fait mes études de théologie : trois ans à Saint-Sulpice (Issy-les-Moulineaux), où le P. Maurice Vidal pss nous a fait goûter les richesses du Concile ; puis 2 ans à l’Institut catholique de Paris. Je connais un peu l’ACI pour avoir été pendant un an la doublure de l’aumônier d’une équipe de femmes (François de Larminat), tout près de l’église Saint-Sulpice : j’ai aimé cette prise en compte de la vie quotidienne pour elle-même, et ses résonances avec l’Évangile. Je connais un peu la JOC par un prêtre de Nîmes, que j’estime beaucoup en raison de sa capacité d’écoute (René Gibert) ; étant sur place, j’ai même été invité au rassemblement national jociste « Paris 67 », où j’ai retrouvé les mêmes tonalités qu’à l’ACI, bien qu’avec un « son » fort différent2. En tout cela, j’avais respiré, avec bonheur, un autre air que celui de l’idéologie maurassienne de ma famille, qui m’apparaissait comme étroite, bien peu humaine et bien peu « conciliaire ».
6Ne me sentant pas l’âme d’un professeur de catéchisme, j’avais accepté cette nomination à condition de pouvoir privilégier les mouvements d’Action catholique. À mon arrivée, il y a des équipes de JEC et une petite amorce de JOCF ; j’ai simplement entendu parler de la JICF. Rapidement, la JOCF et la JICF m’ont séduit parce que très proches du vécu des jeunes, très respectueuses de leur cheminement, capables de m’en faire découvrir avec elles la richesse, la profondeur. Chemin faisant, je découvrais aussi combien mes sœurs étaient… des filles ! J’ai été beaucoup aidé et nourri par l’échange avec d’autres prêtres ainsi qu’avec les jeunes responsables, aux échelons local aussi bien que national. Si je devais mettre une chose en exergue, ce serait le trait de génie de la JICF d’inviter les aumôniers à noter leurs interventions : cela permettait ensuite de les relire avec d’autres, en se précisant leur pourquoi et en regardant ce qu’elles avaient permis ou non.
7Je dois à la JICF, en même temps qu’à la JOCF, une découverte que je considère comme majeure. Elle a marqué tout mon ministère. À mes yeux, les gens différents de moi – oserai-je dire : y compris les filles ? – étaient des gens normaux… auxquels il manquait quelque chose. La JICF et la JOCF m’ont libéré de ces jugements culturels peu conscients, qui blessent tant de personnes et oblitèrent tant de rencontres. Le relisant aujourd’hui, je me dis que c’était un chemin de fraternité véritable. Une fraternité qui ne gomme pas les différences mais leur permet peu à peu de vivre ensemble en se respectant et en se comprenant3. Assez exactement ce que l’on trouve dans le récit de la Pentecôte. Au souffle de l’Esprit saint, diverses nationalités entendent les Apôtres parler « dans leur langue maternelle » : le « peuple de Dieu » devient universel (Actes des Apôtres 2,1-12). Il s’agit d’une unité passant par la diversité : l’inverse du récit de la tour de Babel où, selon la pente spontanée des humains, c’est l’unité par l’uniformité : elle finit dans la confusion (Genèse 11,1-9)… Un bref récit dont l’actualité et la pertinence ne cessent de m’émerveiller !
8Je concrétise mon propos par trois petits exemples, pris sur le vif.
9Je me souviens de ce père de famille, agent de maîtrise à la mine, qui me disait de sa fille, brillante lycéenne de terminale : « Françoise, elle se fait avec tout le monde, même les filles d’ingénieurs. Elle n’a pas de complexes. » Faisant, quelques semaines plus tard, la connaissance de cette Françoise grâce à un retard de bus dû aux grèves de 68, j’entendis : « Au retour des vacances, ces filles, elles disent : “Je suis allée à Nice”… “J’ai fait un stage de cheval”… “Je suis allée en Grèce”. Moi, je ne sais plus où me mettre. Je ne dis rien. » Par son accueil bienveillant de toute personne, la JICF m’avait mis la puce à l’oreille. Ni « ces filles » ni Françoise n’étaient nulles. Tout simplement, elles n’étaient conscientes ni de ce qu’elles étaient, ni de ce qu’était l’autre. En dépit de leurs bonnes relations, il y avait entre elles comme un mur invisible. Ce mur s’est affaissé et un dialogue plus vrai est devenu possible au fil des années, au fur et à mesure que chacune s’apercevait que ses propres évidences les plus banales n’étaient pas l’évidence mais une manière de voir et de sentir les choses, héritée de sa famille ; et parfois même que ses propres évidences pouvaient en blesser d’autres. À charge pour chacune de faire vivre son « héritage » de façon à la fois féconde et respectueuse des autres.
10Lors des réunions de jeunes du lycée, pendant ce fameux Mai 68, j’ai réalisé que les mêmes mots pouvaient n’avoir pas du tout la même portée. Quand un fils ou une fille de mineur disait crûment : « Quels cons, ces profs ! », non seulement il/elle exprimait une vieille rancœur cachée contre la société, mais, plus secrètement, il/elle osait s’affirmer face à « ces profs » tellement plus haut placés que lui/elle dans la hiérarchie sociale. Quand une fille ou un fils d’ingénieur disait la même chose, elle/il était souvent en révolte contre sa famille et contre la société – sa société ! –, elle/il s’insurgeait contre son modèle culturel. Par leur approche du vécu des personnes, la JOCF et la JICF m’ont permis d’entendre les cœurs à travers les attitudes, à travers les mots, et de respecter ces différences. Cela m’a permis, tout en me situant mieux moi-même, de cheminer avec chacun/e dans le respect de ce qu’il/elle était.
11Ou encore, vers 1970, je passe chez Élisabeth, dans sa cité ouvrière, pour la féliciter de sa réussite au bac. À mon arrivée, le voisin, retraité de la mine, s’en va vite en disant : « C’est bien, ma petite. Continue comme ça, tu n’auras pas une vie comme nous. » Il en pleurait. J’ai réalisé que, lors de ma réussite au bac, les voisins ne l’avaient même pas su et, en tout cas, n’étaient pas venus. Par contre, les amis avaient félicité… mes parents ! Et cela impliquait qu’ils auraient pu penser, mais sans jamais le dire : « Quel œuf, d’avoir collé ! » Je dois à la JOCF d’avoir perçu la densité humaine de la réflexion du voisin. Je dois à la JICF de n’avoir pas eu de jugement sur mon propre milieu et de n’avoir pas versé dans « l’ouvriérisme », qui aurait facilement tenté le bourgeois que j’étais.
Les combats de la JICF
12La période post-68 était propice aux dénonciations d’une société injuste, ainsi qu’aux prises de position et aux appels à l’action. Certains mouvements d’Action catholique en venaient à prendre des positions parapolitiques destinées à « conscientiser » leur milieu et à l’inviter à agir dans tel ou tel sens. Sans être forcément illégitimes, ces prises de position outrepassaient la responsabilité propre de l’Église dans le champ social. La JICF, quant à elle, ne désirait rien d’autre que de vivre la mission propre de l’Église, en invitant ses membres à chercher avec leurs proches et à déterminer elles-mêmes, leur choix personnel et collectif, au fil des événements, des interpellations et des rencontres de leur vie – plutôt que par les choix et les interpellations de leur mouvement lui-même. La JICF travaillait obstinément à accompagner les personnes dans les bouillonnements de l’époque, sans chercher à les cadrer, ni à les diriger en son sein.
13Au début des années 1970, le mouvement comptait quelque 3 000 membres. L’équipe nationale était composée de 6 à 8 filles, plus un aumônier ; les mandats étaient de 3 ans, éventuellement prolongeables mais pas plus de 3 ans.
14Je concrétiserai ce que j’appelle les combats de la JICF autour de deux points.
Le charisme féminin et apostolique de la jicf soupçonné
15La JICF était, en milieu indépendant, le seul mouvement apostolique où des filles étaient pleinement responsables avec leur charisme féminin. Pour des mouvements ou des personnes essentiellement préoccupés d’action, la volonté de la JICF de rester centrée sur la conversion évangélique des cœurs apparaissait comme de l’intimisme, comme une fuite du champ social. Aujourd’hui, on serait sans doute plus sensible à l’originalité de la sensibilité féminine, plus fine et plus intériorisée que la sensibilité masculine ; mais à l’époque, cela paraissait négligeable à beaucoup. Surtout aux hommes, qui ont tendance à décider plutôt qu’à « enfanter ». La JICF n’en revendiquait pas moins sa féminité, avec le temps et la liberté qu’il faut pour « enfanter » sa vie. Pour avoir moi-même éprouvé à plein temps pendant cinq ans « l’étrangeté » du féminin pour moi, et sa dévalorisation par beaucoup, y compris en Église, je trouve qu’elles ont eu un immense courage. Et je m’en félicite !
16Voici deux exemples de ce soupçon :
Le collier de perles de Christine. En mai 68, Christine, étudiante issue d’un milieu proche de l’aristocratie, décide d’aller voir un peu ce qui se passe dans une assemblée générale (AG). Avant de partir, elle se dit qu’avec son collier de perles, elle va se faire « contester ». Il vaudra mieux y être incognito, en quelque sorte. Elle enlève son collier avant de partir.
Ce petit « fait de vie », d’apparence anodine, est partagé en équipe JICF, puis parvient jusqu’à l’équipe nationale par un compte rendu. Les relectures y font apparaître une dure réalité : pour se rendre à l’AG tranquillement, Christine perçoit qu’elle doit masquer ce qu’elle est vraiment. En fait, ses sensibilités, son éducation « bourgeoise », ses valeurs, son milieu, sont contestés par le mouvement étudiant. Lequel mouvement est pourtant foncièrement issu des jeunes de milieux indépendants en général, et bourgeois en particulier… Mai 68, une révolte de la jeunesse des milieux indépendants contre les valeurs de son propre milieu : moins une crise de la société qu’une crise des milieux indépendants.
Évêques ou mouvements d’Action catholique, bien rares ont été, en dépit de toutes les explications, celles et ceux qui, bousculés par le tsunami de mai 68, ont reconnu la portée de ce « petit » fait sans le réduire à de l’intimisme. D’ailleurs, certaines filles de milieux indépendants lancées à corps perdu dans le mouvement de Mai, et parfois en JICF, ont eu le même genre de réaction…L’évêque et la mission de l’Église. Un évêque rend visite à l’équipe nationale de la JICF. Au cours du repas, l’aumônier national (Robert Pousseur) se rend compte qu’il ne comprend pas ce que lui racontent les filles de l’équipe. Il les prend manifestement pour de petites bourgeoises enfermées dans leur petit cocon, ignorant « le monde ». Alors, astucieusement, l’aumônier leur demande si elles ne seraient pas gênées de dire pour qui elles ont voté aux dernières élections nationales : elles sont d’accord. À tour de rôle, chacune dit son vote. Stupéfaction de l’évêque : 4 sur 6 ont voté à gauche ! « Mais alors, je ne vous comprends pas, leur dit-il. Pourquoi ne voulez-vous pas prendre des positions en tant que mouvement ? » La réaction de ces demoiselles jette un certain froid. L’évêque s’entend répondre, du tac au tac : « Mais enfin, Père, ce n’est quand même pas nous qui allons vous apprendre ce qu’est la mission de l’Église dans le monde ! » Il ne semble pas que cet évêque, tout décontenancé qu’il ait été, ait modifié son point de vue en quoi que ce soit…
17Dans cette situation, la réaction de la JICF a été double : faire entendre sa voix, et renouveler son intuition.
Faire entendre sa voix : Lettre ouverte à l’épiscopat français
18La JICF a sans cesse cherché à se faire entendre, les deux exemples ci-dessus en témoignent. Ce fut parfois avec succès. Le cas le plus notable est celui de la Lettre ouverte à l’épiscopat français, écrite en plein Mai 68 par le CAMI (Comité d’apostolat des milieux indépendants, qui réunissait l’ACI [adultes], la JIC [garçons], la JICF [filles], l’ACE-MI [enfants]), et titrée Les milieux indépendants dans les événements.
19La JIC voulait une prise de position : un message de type politique. La présidente de l’ACI, Mme de Saint-Julien, et le P. Robert Pousseur appuyé par l’équipe nationale de la JICF, ont réussi à travailler ce message afin qu’il se fonde non sur des analyses et des idées, mais sur ce que les événements faisaient vivre aux personnes des milieux indépendants, et que celles-ci soient invitées à une conversion du cœur – et par là de leurs attitudes – dans leur rapport au monde. Le message a finalement été accepté par tous. J’en évoque la teneur en quelques citations.
« Ils [les 4 mouvements] ont pensé n’avoir aucune consigne à donner, ni proclamation à faire. […] Ils publient les notes suivantes qui se veulent en somme une contestation des milieux indépendants (classes moyennes, bourgeoisie, aristocratie) par eux-mêmes » (p. 1).
20Une première partie plante le décor. Elle est intitulée « Des étudiants contestant “leur” société… à un Monde ouvrier contestant “la” société » (p. 1). L’aumônier de lycée que j’étais a découvert cet éclairage avec bonheur ! J’étais assez émerveillé que ce regard, assez original, sur la nature de Mai 68 rejoigne celui de la JOC.
21La deuxième partie s’intitulait : « Valeurs ambigües des milieux indépendants » (p. 3). Je cite :
« Si les valeurs dont les milieux indépendants (bourgeoisie, aristocratie, classe moyenne) sont imprégnés ne sont pas purifiées, tous – jeunes, adultes, enfants – engendreront inconsciemment dans ce monde en mutation des structures qui conviennent à leur façon d’avoir, de pouvoir, de savoir » (p. 3).
22D’où l’invitation adressée à l’épiscopat que l’Église ne se contente pas
« de faire appel aux valeurs de l’esprit [car “dans les idées nous pouvons facilement être pour la justice et dans la vie quotidienne la bafouer” p. 2-3], à la générosité [qui méconnaît le plus souvent “un esprit de justice” p. 3], au sens de la personne [“de la liberté, de l’indépendance” alors que “l’ambigüité de ces valeurs non purifiées nous empêche de découvrir la solidarité de tout un milieu social” p. 4] » (p. 6).
Renouveler son intuition : « l’entre amies »
23La difficulté a suscité la créativité de la JICF. Grâce à l’intuition d’une responsable nationale, aujourd’hui décédée (Monique Charrier), la JICF a mis à jour ce qu’elle a appelé « l’entre amies ». Évidemment, cela n’a pas toujours été bien compris : « Vous vous repliez sur un petit cocon en ignorant le monde et ses problèmes », lui reprochait-on souvent. Il s’agissait en réalité de toute autre chose. Entre amies, au quotidien, les filles des Milieux indépendants sont assez sur la même longueur d’onde, assez en confiance, pour oser se livrer avec leurs questions, leurs recherches, leurs peurs, leurs découvertes et même leurs blocages. Dans l’échange, chacune apporte sa richesse, qu’elle soit chrétienne ou non, croyante ou non, pourvu qu’elle soit en recherche. C’est là que s’élabore, ensemble, pas à pas, le rapport au monde de chacune ainsi que le sens qu’elle donne à sa vie. Là, et non d’abord en équipe JICF. Mais en équipe, les « militantes » sont invitées à partager ce qui s’est passé « entre amies », à en mettre à jour les richesses, à y reconnaître des saveurs évangéliques aussi bien que des remises en question, à y entendre des appels à aller de l’avant « entre amies ». C’est, en quelque sorte, une « révision de vie » entre amies, soutenue par la « révision de vie » en équipe… ainsi qu’une « révision de vie » en équipe nourrie par la « révision de vie » entre amies.
La suppression du mandat : « Où est l’Église ? »
24À force de batailler, difficilement, avec certains mouvements et d’aller de crise en crise – celles de la JEC ayant été les plus notables –, l’épiscopat en est venu à se dégager : désormais, dans leurs paroles et leurs actes, les mouvements d’Action catholique n’engageraient plus l’Église mais seulement eux-mêmes (1975). C’était la fin du « mandat », selon lequel ces mouvements étaient « mandatés » pour participer ès qualité à la mission propre de l’Église… c’est-à-dire, à l’époque, celle des évêques4. Ce n’était pas dépourvu de sens : les laïcs organisés n’étaient plus considérés comme devant leur mission à une délégation des évêques, mais simplement à leur baptême ; on leur reconnaissait une autonomie, que d’ailleurs plus personne ne conteste aujourd’hui. L’ensemble des mouvements d’Action catholique s’est réjoui de cette liberté nouvelle. La JICF, quant à elle, se trouvait prise au dépourvu et fort dépitée de ne plus avoir de reconnaissance officielle de sa mission ecclésiale par l’épiscopat. L’équipe nationale a réagi en écrivant dans sa revue Jeunesse et Présence un article bien senti : si chacun n’engage plus que lui-même, où donc est l’Église ? Malheureusement, le titre de « Où est l’Église ? » a sauté à l’impression, réduisant l’impact de l’article.
25Seule à ramer à contre-courant, sans soutien de l’épiscopat qui, dans son ensemble, ne comprend pas les profondes différences de perspectives entre les mouvements, et cherche en vain à les « réconcilier », la JICF s’efforce de résister au flot. Mais elle ne peut guère compter que sur elle-même, plus, toutefois, quelques évêques, tel le cardinal Garonne disant de la JICF qu’elle est « le mouvement le plus intelligent », tels le cardinal de Decourtray évêque de Lyon, Mgr de La Brousse évêque de Dijon, ou encore Mgr Puech évêque de Carcassonne et secrétaire de la Conférence des évêques de France (CEF), auxquels il faut ajouter quelques prêtres aumôniers diocésains de JICF. Elle a résisté. Elle résiste encore, très modestement vu son petit nombre de membres et bien que les milieux sociaux soient beaucoup moins tranchés et visibles qu’auparavant.
26Pour la JICF, l’action apostolique ressemble davantage à un enfantement de vie et de justice « entre amies » qu’à une action efficace, si fort prisée par les hommes. Je crois que l’Église catholique de France aurait besoin d’une telle démarche, plutôt que de faire des déclarations ou de participer à des manifestations.
27En effet, depuis les années post 68, l’individualisme s’est énormément développé, les mœurs et les mentalités ont considérablement évolué, une inquiétude sourde sur l’avenir s’est répandue. Quant à notre Église, elle s’est beaucoup repliée sur le religieux et le sacré, au détriment d’une attention à la vie des personnes, telle que celles-ci la vivent – quitte, par ailleurs, à faire des déclarations, voire à participer à des manifestations. Je pense qu’elle y a beaucoup perdu de sa capacité à tenir un discours qui rejoigne nos contemporains dans leurs recherches et leurs attentes spirituelles, pourtant très fortes à mes yeux. Ce n’est pas sans raison, me semble-t-il, que l’Église catholique de France apparaît à beaucoup comme étrangère au monde actuel…
28En tout cas, je peux affirmer que ce que j’ai reçu en JICF – et en JOC-F – me reste toujours précieux. JICF et JOC-F m’ont appris à accueillir et à écouter les personnes avec bienveillance, à cheminer patiemment avec elles, telles qu’elles sont et là où elles en sont. C’est ce qui me permet aujourd’hui de ne pas me sentir trop décalé et – je l’espère ! – d’avoir quelque chose à dire sans recourir à un « catéchisme » prêt à porter, devenu culturellement obsolète et largement in-signifiant.
29Quant à l’épuisement du modèle d’apostolat de l’Action catholique spécialisée en France, et au décrochage religieux des jeunes générations, ils me semblent dus à la convergence de l’histoire et de l’ensemble des facteurs que je viens d’évoquer.
Une jeunesse accompagnée par la JICF (Marie-Madeleine Jaubert)
30J’ai 73 ans et, dans ma vie, il y a un avant et un après la JICF. J’ai connu la JICF en 1964, j’avais 18 ans, grâce à un prêtre que je venais voir pour faire du bien, si possible aux plus pauvres. Il m’a conseillé la JICF et je lui en suis éternellement reconnaissante, même s’il me prenait alors tout à fait à rebrousse-poil, j’ai eu la bonne idée de lui faire confiance.
31Je suis restée en JICF jusqu’en 1972 ; j’avais 26 ans et j’ai continué en ACI. Entre-temps, j’avais été appelée à l’équipe nationale où je suis restée de novembre 1968 à septembre 1971.
32J’étais une jeune fille de la bourgeoisie (mon père était directeur de banque), j’avais passé ma jeunesse à voyager à travers le monde, d’agence en agence. À 18 ans, j’avais honte de mon milieu ; j’avais pris conscience de la pauvreté et des différences sociales. Je voulais, au nom de ma foi, faire du bien aux pauvres. Je voulais avant tout réaliser des actions, faire des choses. C’est pourquoi, j’avais entrepris des études d’assistante sociale. Au sein de l’Église, je trouvais tout à fait normal que les prêtres nous dirigent et nous disent ce que nous devions faire.
33Par la JICF :
j’ai découvert que ce milieu que je croyais rejeter m’avait forgée et que, malgré ou avec mes élans vers les plus pauvres, j’étais et je resterais une bourgeoise, marquée par toute une culture et une éducation dont je prenais conscience aussi de la richesse.
Je croyais que grâce à ma « conscience », j’étais devenue semblable à tous. Grâce à la JICF, j’ai découvert que d’autres pensaient, vivaient, avaient des aspirations différentes des miennes, parfois, tout à fait opposées, en tous cas loin de ce que j’imaginais. Cela fut parfois découvert dans la douleur, comme une gifle qu’on prend. Mais grâce au partage en équipe, cela s’est toujours transformé en une occasion de grandir : j’ai compris que si je voulais communiquer et éventuellement construire quelque chose avec ces personnes, il importait de savoir qui j’étais pour me situer en vérité et accepter que d’autres me voient et voient mon milieu d’une façon parfois incompréhensible pour moi ;j’ai découvert que les personnes du monde ouvrier n’avaient pas forcément besoin de moi ou, en tous cas, pas besoin de ce que je découvrais être un parfait paternalisme. Par contre que mon milieu avait grand besoin de se convertir et que rien ne changerait dans ce monde si les milieux porteurs du savoir et de la richesse ne se convertissaient pas. Et que ça, c’était mon boulot, personne ne le ferait à ma place ;
en tant que fille, la JICF m’a aidée à découvrir et à aimer ce que c’est qu’être femme, à ne pas chercher à vivre ou réagir comme les hommes et tenter de faire reconnaître les capacités féminines. Je l’ai vécu avec joie avec les nombreuses amies que la vie m’a amenée à connaître ;
au niveau de la foi, la JICF m’a entraînée sur un chemin toujours plus profond, de rencontre et de connaissance de Jésus Christ, et j’ai compris qu’il ne s’agissait pas tant de convertir les autres (ce qu’en bonne bourgeoise, je pensais) mais de me laisser convertir avec et par les autres, tous les autres ;
dans l’Église, nous étions à l’époque du concile Vatican II, j’ai compris qu’en tant que laïque baptisée, j’avais à prendre ma part et toute ma part, sans attendre que l’on me dicte le chemin, en complémentarité avec les prêtres et les religieuses et pas sous leur conduite.
34Tout cela s’est fait petit à petit grâce au partage exigeant, en confiance et en vérité que je vivais dans des équipes de filles de mon âge et de mon style et grâce aux diverses rencontres et sessions proposées par le mouvement.
35Avant de terminer, je voudrais donner un petit exemple qui m’a beaucoup frappée : dans le foyer de personnes lourdement handicapées que je dirigeais, un jour j’ai dû faire un convoyage de véhicule adapté pour le Midi avec une collègue auxiliaire de vie. Évidemment, 900 km, cela laisse le temps de tisser quelque chose. Dans le train du retour, elle m’a dit : « Au foyer, vous êtes toujours bien mise et cela nous plaît. Mais quand j’ai su que je devais faire ce trajet avec vous, j’en ai été malade pendant une semaine en me demandant ce que je devrais me mettre. » Je tombais des nues ! Moi qui croyais que les membres du personnel étaient à l’aise avec moi et que les relations étaient fluides ! J’ai trouvé que c’était bien qu’elle ait pu me le dire. Mais cela m’a rappelé ce que je croyais pourtant savoir, que même si le climat était bon, je restais pour beaucoup de mes collègues, avant tout la bourgeoise et la chef. Et que, quels que soient mes efforts pour respecter et comprendre, je serais toujours en risque de passer à côté de quelque chose d’important ou de difficile pour eux. Et il me semble que cette conscience est plutôt positive dans des relations professionnelles pas toujours simples.
36Ainsi que je l’ai dit en préambule, ces découvertes ont été fondamentales pour moi, elles m’ont servi toute ma vie. Si je n’avais pas connu la JICF, je me demande comment j’aurais vécu mon travail d’assistante sociale auprès d’enfants en danger, dans des milieux très pauvres et, plus tard, ma responsabilité de direction d’un foyer où travaillaient 40 personnes. De la même façon, comment aurais-je vécu mes divers engagements ou mes loisirs ?
Notes de bas de page
1 Marie-Louise-Monnet (1902-1988) poursuivra son engagement au service de l’Église catholique. Elle est à l’origine, en 1941, de l’Action catholique des milieux indépendants (ACI), mouvement d’Action catholique pour les adultes. Elle participe également à la fondation, en 1963, du MIAMSI, Mouvement international d’apostolat des milieux sociaux indépendants. Elle devient l’année suivante la première femme auditrice au concile Vatican II. Cf. Monnet Marie-Louise, Avec Amour et passion : 50 ans de la vie de l’Église à travers une vocation de femme, Paris, CLD Éditions, 2005.
2 À propos du rassemblement « Paris 67 », voir aussi dans cet ouvrage les communications suivantes : Jacqueline Garet, La JOC, chemin pour un engagement citoyen et la recherche de foi en vérité et Myriam Bizien-Filippi, Jeunesse ouvrière chrétienne, jeunesse ouvrière croyante ? La JOC-F française et ses membres musulmans (années 1960 et 1970).
3 Ce n’est certainement pas un hasard si la JICF a écrit le livret Quatre visages de Jésus, qui faisait apparaître des perceptions différentes du même Jésus par des filles de milieux différents. Réaction de l’ACO : « C’est nous qui aurions dû écrire ce livret. »
4 Sur ce sujet, voir, dans cet ouvrage, la communication de Jean-Yves Baziou, L’abandon du mandat de l’Action catholique par les évêques.
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