Conclusion
p. 401-406
Texte intégral
1Sans doute reste-t-il encore difficile, au terme de cette enquête, d’« imaginer l’effet produit sur le lettré traditionnel par la vue du timbre et le toucher du pli sous enveloppe, à Alger comme au Caire et à Istanbul1 ». Les archives conservées sur un objet perçu comme technique ou banal ont toutefois permis de pénétrer au plus près des territoires colonisés et de réduire la distance qui nous sépare des hommes et des femmes qui les ont habités il y a plus d’un siècle.
2Vaincre la distance, c’est l’objectif qui fut assigné aux moyens de communication – poste, télégraphe et téléphone – pour rapprocher l’Algérie colonisée de la métropole et du reste de l’Afrique alors sous domination française. Alger se trouva bientôt aux portes de Paris, connectée aux protectorats marocain et tunisien et, dans les années 1930, plus proche des campagnes qu’elle ne l’était dans les premiers moments de l’entreprise coloniale. Ces services facilitèrent les échanges de nombreux colons français, italiens, espagnols avec leurs proches ; ils assurèrent le lien des fonctionnaires et des militaires avec leur hiérarchie ; et maintinrent ensuite le contact entre les émigrés algériens et leur famille restée au douar*.
3À certains égards enfin, le service algérien des PTT réduisit la distance sociale, au sens où un nouvel équipement ou la baisse du prix du timbre ou des communications téléphoniques contribuèrent à combler certaines inégalités entre les groupes sociaux. Faut-il y voir un argument pour les partisans de la loi du 23 février 2005 qui entendaient inscrire dans les programmes scolaires le « rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord » ? Comme l’école ou le dispensaire, les centaines de bureaux de poste qui quadrillèrent progressivement le territoire algérien pourraient en effet être mobilisées par les partisans d’un bilan nuancé de la colonisation. La question ne se mesure pourtant pas seulement aux kilomètres d’infrastructures construits, mais doit aussi tenir compte des obstacles qui limitèrent l’entrée des colonisés dans la fonction publique, du blocage de leurs carrières et de la desserte tardive et incomplète des usagers algériens ; en contradiction directe avec le principe d’égalité d’accès qui fonde la définition du service public français.
Modèle métropolitain et cheap government aux colonies
4À la croisée d’une histoire de l’espace colonisé et de la France coloniale, cet ouvrage explore les rouages d’une administration ordinaire dans l’Algérie des xixe et xxe siècles. Sans céder d’emblée à la lecture simpliste d’un « moule administratif » venu façonner les services depuis Paris, force est de constater que les PTT fonctionnèrent en Algérie presque comme en France métropolitaine. Les mêmes circulaires et les mêmes tarifs furent généralement appliqués de part et d’autre de la Méditerranée, les mêmes formulaires utilisés et les mêmes procédures de recrutement mises en œuvre. Au tournant du siècle, les représentants de la sphère économique et les élus de l’Algérie obtinrent certes la création d’un cadre local de personnel, de prestigieux bâtiments et un timbre spécial. Mais même au plus fort de l’autonomie algérienne, et comme s’ils craignaient de rater le train des réformes, les délégués financiers suivirent les décisions du Parlement, notamment en matière de rémunération. Parallèlement, les revendications du personnel firent souvent écho aux combats de leurs collègues métropolitains.
5Si la référence métropolitaine demeure puissante, le tableau d’ensemble apparaît néanmoins plus complexe que la simple diffusion de décisions élaborées depuis un centre parisien en direction de périphéries algériennes. Le contexte colonial produisit aussi des configurations spécifiques. Les PTT furent précocement mobilisés dans la conquête puis le contrôle du territoire algérien, au point de susciter longtemps des tensions entre civils et militaires. Ces services devaient faciliter la communication entre les différents échelons du pouvoir colonial et favoriser, dès le milieu du xixe siècle, l’installation durable des populations européennes. Les autorités ne ménagèrent pas leurs efforts et assumèrent les dépenses, dès lors qu’il s’agissait d’équiper les villes et les communes de plein exercice, qui fonctionnaient alors quasiment selon les standards métropolitains. À la fin du xixe siècle, cette Algérie privilégiée, précocement et densément desservie, tranchait avec l’Algérie, délaissée, sous-administrée2 : celle des communes mixtes et des douars où vivaient les trois quarts des Algériens, celle que le personnel citoyen s’employait à fuir, où les bureaux de poste restèrent longtemps clairsemés et où les bergers cassaient les isolateurs et volaient le fil de cuivre.
Contrastes et inégalités au travail
6Pour les autorités coloniales, le souci de gouverner les Algériens au plus près impliquait néanmoins de développer une stratégie de la présence, sans se contenter de mobiliser un registre de pure coercition. Au sud et dans les communes mixtes, militaires et administrateurs sollicitèrent des adjoints communaux, des notables locaux ou de simples paysans pour acheminer le courrier. Partout, l’administration des PTT coordonnait les multiples acteurs impliqués dans la chaîne des communications : municipalités et chambres de commerce, entrepreneurs de transport et compagnies ferroviaires, en lien constant avec les agents du service.
7Cette étude brosse l’histoire d’un monde du travail en situation coloniale ; une histoire incarnée par des hommes et des femmes situés à l’interface entre les administrés et l’État bureaucratique. L’attention portée d’emblée sur les discriminations au travail éclaire les barrières juridiques et scolaires qui vinrent longtemps barrer l’accès des colonisés aux emplois intermédiaires et supérieurs. Contrairement à d’autres administrations et à d’autres colonies de l’empire français, la concurrence des couches moyennes et populaires européennes compliquait leur entrée aux PTT, notamment dans les résidences prisées des villes et du littoral. En dépit de ces obstacles, et bien qu’ils soient invisibles dans une partie de la documentation, conclure à l’absence des Algériens dans les rangs des PTT serait pourtant inexact.L’enquête met ainsi en évidence la relégation des postiers « indigènes » dans des emplois subalternes et non titulaires, tout en rappelant que d’autres hiérarchies opéraient, au-delà du caractère structurant de la bipolarité coloniale. Le petit personnel des grandes villes vit ses tâches se spécialiser et sa condition se prolétariser, alors que dans les campagnes, le service exigeait une grande polyvalence. Cantonnées dans les centraux téléphoniques ou à la tête de bureaux secondaires, les femmes restèrent à l’écart des métiers d’extérieur. Au début du xxe siècle, la différence des salaires était d’ailleurs plus importante entre une dame employée et un commis, qu’entre un facteur citoyen et un facteur « indigène ». Grilles de lecture coloniale et sociale s’entrecroisent pour restaurer l’image complexifiée d’un monde du travail saisi sur le vif.
Au contact des populations
8Nul doute que les usagers entretenaient des rapports ambigus avec ces services de proximité, qui furent à la fois des relais locaux de la présence étatique, les vecteurs d’une modernité que le colonisateur prétendait incarner, mais aussi des ressources précieuses pour les habitants. Tout au long du xixe siècle, les Européens d’Algérie revendiquèrent pour eux-mêmes des moyens de communication rapides et efficaces. Parce que l’Algérie était la France, ils estimaient légitime de bénéficier du même niveau d’équipement que la métropole, au risque d’établir parfois des dessertes improductives.
9Est-ce à dire que les Algériens n’utilisaient pas ces services ? Des signes indiquent, au contraire, leur adoption précoce par une minorité d’entre eux – lettrés, commerçants, notables, pionniers qui en ressentirent avant les autres la pressante nécessité. La conquête ne marqua d’ailleurs pas l’« entrée en communication » des colonisés, qui continuèrent longtemps d’utiliser les anciens circuits de transmission de l’information. Reste que le service algérien des PTT favorisa l’accélération des échanges scripturaires et monétaires et la contraction de l’espace-temps. La Première Guerre mondiale, l’exode rural et les migrations marquèrent ensuite un tournant, propulsant de nombreux Algériens dans la vie postale. Dans les années 1920 et 1930, des ruraux revendiquèrent des équipements pour les douars, par l’intermédiaire de leurs élus arabes et kabyles aux délégations financières et de pétitions directement adressées à l’administration des PTT. Et pour la première fois, cette dernière y répondit favorablement.
10Cette démocratisation des services fut tardive, incomplète et toujours appuyée sur un réseau secondaire établi à moindres frais. Dans les campagnes, les solutions bricolées dominèrent jusqu’à l’indépendance et en 1961, presque la moitié des localités demeurait dépourvue de bureau de poste3. Mais l’engouement des populations colonisées rappelle que celles-ci ne restèrent aucunement des usagers-administrés passifs. Elles déployèrent des répertoires d’action complexes pour contourner, s’adapter ou solliciter de manière volontariste des équipements dont elles mesuraient les avantages.
Et après ?
11Au début des années 1950, 300 000 correspondances sont postées chaque jour en Algérie, mille boîtes aux lettres sont réparties sur le nord du territoire, où sont établis plus de huit cents bureaux. De 6 500 employés au milieu des années 1930, le service des PTT passe à plus de 10 600 en 19514. Mais plus que l’accroissement des effectifs, c’est l’ouverture aux Algériens qui caractérise la période qui suit la Seconde Guerre mondiale. De nombreuses titularisations interviennent au 1er janvier 1946, certaines limites d’âge sont reculées pour favoriser leur recrutement ou leur avancement, alors que l’ordonnance du 7 mars 1944 entérine l’accès à tous les concours et emplois publics. Ces mesures qualifiées de « bienveillantes » visent clairement la « satisfaction [des] milieux musulmans d’Algérie5 » à une époque où la pression nationaliste se fait plus insistante.
12En pleine guerre d’indépendance, quelques centaines d’Algériennes entrent également dans le service. Les « Français musulmans d’Algérie » représentent désormais près de 45 % des effectifs, alors qu’ils étaient moins de 15 % dans les années 1930. De ce point de vue, les PTT s’« algérianisent » davantage que d’autres administrations6. Mais omniprésents dans les services de la distribution (60 %) ou des lignes (40 %), peu d’entre eux accèdent aux grades d’inspecteurs ou contrôleurs7. Les ultimes tentatives de réformes sont loin d’avoir renversé la tendance et seule l’indépendance leur permet finalement d’occuper le sommet de la hiérarchie.
Notes de bas de page
1 O. Carlier, « L’Espace et le Temps dans la recomposition du lien social… », art. cité, p. 196.
2 Sylvie Thénault distingue pour la période 1881-1918, l’Algérie française de l’Algérie algérienne, rurale et appauvrie. A. Bouchène et al. (dir.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale…, op. cit., p. 157.
3 Conférence du directeur des Postes et Télécommunications, M. Gastebois le 04-01-1961, 81F/1257, ANOM.
4 Gga, Direction centrale des PTT, Situation générale de l’Algérie – Exposé de 1952 sur les PTT, Impr. régionale des PTT, 1952 ; Délégation du gouvernement de l’Algérie, direction centrale des PTT, « Recueil de classement des établissement postaux et des centres de télécommunications d’Algérie », 1957, 20010143, AN Pierrefitte.
5 Lettre de l’ambassadeur de France, gouverneur général, au ministre de l’Intérieur, le 15-11-1947, 81F/1764, ANOM.
6 Silvera Victor, « Les fonctionnaires français et l’autodétermination en Algérie », L’Actualité juridique, no 5, mai 1962.
7 Benzenou P., « L’accession des musulmans à la fonction publique et ses résultats dans l’administration des PTT en Algérie », s. d. (1961), 799, CHEAM, ANOM. Annick Lacroix, « Amortir le choc de la transition. Les coopérants français dans l’administration algérienne des Postes et Télécommunications (1962-1971) », dans Samya el-Machat et Florence Renucci (dir.), Les Décolonisations au xxe siècle : les hommes de la transition itinéraires, actions et traces, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 126. Brochure du ministère de l’Information et de la Culture de la République algérienne, Les Postes et Télécommunications, Visages de l’Algérie, nov. 1970, p. 22.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008