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Conclusion. Réflexions et pistes de recherches

p. 255-266


Texte intégral

1Au terme de ces pages qui nous ont offert l’opportunité non seulement d’évoquer les cent années d’existence d’une institution permettant à l’épiscopat français un travail commun, mais encore d’aborder nombre de questions liées aux relations entre les évêques diocésains, leur instance nationale et le Saint-Siège, force est de constater combien le sujet de ce livre suscite de nombreuses réflexions et suggère de nouvelles pistes de recherches.

Les sources

2La question des sources et de leur accessibilité est évidemment la première préoccupation de l’historien. En ce qui concerne l’ACA, les sources sont nombreuses et en grande partie accessibles, selon les règles de consultation en vigueur. Le fait que l’ACA n’ait eu que deux secrétaires, et tous deux successivement archevêques de Cambrai, Mgr Jean-Arthur Chollet1 et Mgr Émile-Maurice Guerry2, explique l’importance du dépôt des archives diocésaines de Cambrai, facilement accessible. Il faut y ajouter le CNAEF, qui constitue l’un des dépôts les plus importants et les plus riches pour l’histoire de l’Église de France et de son épiscopat au cours des cent dernières années. On y trouve notamment des fonds pour les activités de l’ACA durant la Seconde Guerre mondiale avec le fonds de Mgr Chappoulie3, délégué de l’ACA auprès du gouvernement de Vichy, ou encore les fonds concernant l’action catholique, alors en plein essor.

3Au cours des dernières années, et dans le cadre du cinquantenaire du concile Vatican II, un certain nombre d’enquêtes, de colloques et de publications ont eu pour objet la recherche et l’étude de sources non officielles, notamment les archives et, en particulier, les correspondances, les notes et journaux tenus par les Pères conciliaires. Une étude semblable pourrait être conduite pour l’histoire de l’ACA et celle de la CEF. Nous avons pu apprécier l’importance de l’étude sur les contributions originales de deux académiciens, Alfred Baudrillart et Georges Grente, certes peu représentatifs de l’épiscopat de leur temps, mais dont les notes couvrent les années 1919-1959 et permettent une connaissance de l’ACA sous un angle bien différent de celui offert par les documents officiels. Dans cette perspective, les témoignages d’acteurs de l’ACA et de la CEF – secrétaire général, porte-parole, président ou membre de commission – apportent des points de vue différenciés et des éclairages souvent indispensables pour comprendre non seulement les documents officiels, mais encore la création et l’évolution des différents organismes, au fil des années. Notons que les archives diocésaines conservent également nombre d’archives des présidents et membres des assemblées épiscopales et des commissions, qui représentent une masse considérable de documents à exploiter, au fur et à mesure de leur mise à disposition des historiens.

4L’importance de ces dépôts invite à s’interroger sérieusement sur la conservation des archives épiscopales, compte tenu de la situation nouvelle créée, à la suite du concile Vatican II, par l’instauration d’un âge-limite auquel les évêques sont tenus de présenter leur démission. Tandis qu’auparavant la très grande majorité des évêques demeuraient en place jusqu’à leur mort, leurs archives passaient automatiquement au dépôt diocésain. Désormais, un évêque atteint par la limite d’âge, peut emporter toutes les pièces qui constituent des archives personnelles. Au moment de son décès, ces archives passent automatiquement à sa famille qui, dans le meilleur des cas, les confie à une instance ecclésiale, mais les probabilités de perte, de dispersion ou de destruction ne sont pas irréelles. Plus largement se pose, en outre, la question de l’alimentation des dépôts d’archives, à l’ère des documents électroniques ; demeure entière la question de leur sauvegarde et de leur transmission.

Le contexte historique

5Pour comprendre l’intérêt de la création de l’ACA en 1919 et en saisir l’originalité, il est nécessaire de situer cette initiative dans le contexte plus large des instances épiscopales nationales.

6En Europe, à l’époque contemporaine, les premières réunions d’évêques sans caractère conciliaire ni synodal débutèrent dans la Belgique indépendante en 1830 et s’étendirent à l’Allemagne dont les évêques se réunirent à Wurtzbourg en 1848, avant d’établir leur conférence à Fulda à partir de 1867. Réorganisée en 1966, la Deutsche Bischofskonferenz (DBK) se réunit toujours annuellement à Fulda. En Italie, les réunions épiscopales sont en partie le fruit de l’ancienne mosaïque d’États qui formaient la péninsule jusqu’en 1870. Mises à part quelques rencontres antérieures de l’épiscopat lombard ou napolitain, c’est en 1889 que la Congrégation des évêques et des réguliers institua des conférences épiscopales régionales. La première réunion de la Conferenza Episcopale Italiana (CEI) eut lieu dans les dernières années du règne de Pie XII, à partir du 8 janvier 1952 ; y participèrent les présidents des conférences épiscopales régionales. Tout de suite, apparut le rôle primordial de l’évêque secrétaire. Parmi les prélats, émerge la figure du cardinal Siri, archevêque de Gênes et président de la conférence, de 1959 à 1965, qui réunit les 450 évêques de nationalité italienne présents au concile Vatican II, et donna son essor à la conférence lors des rencontres hebdomadaires de l’épiscopat italien à la Domus Mariae.

7La conférence épiscopale d’Angleterre et du pays de Galles, Bishops Conference of England and Wales, fut instituée en 1958, ainsi que celle de l’Irlande, Irish Catholic Bishop’s Conference, et celle du Portugal, Conferência Episcopal Portuguesa. Celle d’Écosse, Bishops Conference of Scotland, fut créée en 1959 et celle des Pays-Bas en 1966. Cette même année 1966, la Conferencia Episcopal Española fut instaurée par la Congrégation consistoriale. Elle avait été précédée en 1921 par l’institution – semblable à celle de l’ACA – de la Junta o Conferencia de Metropolitanos, sous la présidence du primat d’Espagne, le cardinal Almaraz, archevêque de Tolède. Cette réunion des archevêques métropolitains se maintint à travers les aléas de la guerre civile, jusqu’en 1965.

8En ce qui concerne la France, le concordat napoléonien posait comme principe absolu l’interdiction de toute forme de concertation entre les évêques français. Après la rupture unilatérale survenue en 1905, c’est de Rome que vinrent les réticences vis-à-vis des nouvelles formes permanentes de réunion entre tous les évêques. Ainsi se fit jour le projet plus modeste de constitution d’un conseil des cardinaux, retardée par la Première Guerre mondiale. Benoît XV, quant à lui, souhaitait en 1919 l’élargissement d’un conseil des cardinaux à l’ensemble des archevêques français, afin de favoriser les interventions épiscopales collectives à l’adresse des fidèles de France.

Conférence épiscopale et collégialité

9L’expression « collégialité épiscopale », au sens où nous l’entendons aujourd’hui, n’apparaît pas dans les grands dictionnaires classiques de théologie avant le concile Vatican II. Mgr Pierre Eyt notait naguère que le thème de la collégialité s’est manifesté au concile, de pair avec celui de la sacramentalité de l’épiscopat, lors de la discussion sur la constitution dogmatique Lumen Gentium4. Cette collégialité s’est cependant exprimée au cours des siècles, ainsi que l’illustre dès le iiie siècle saint Cyprien de Carthage5, dans les conciles œcuméniques, dans les conciles et les synodes provinciaux ou encore dans les conférences continentales comme celles de l’épiscopat d’Amérique Latine.

10Or, les conférences épiscopales ne sont ni des conciles, ni des synodes. Ainsi se manifestent très tôt des incertitudes sur la nature et le statut et, en conséquence, sur l’autorité des assemblées épiscopales. Il faut alors constater des imprécisions, sinon des ambiguïtés sur leur qualification canonique. Si, en Allemagne, tous les évêques se rencontrent annuellement et si, en Italie, ils se rencontrent tous par conférences épiscopales régionales, tout en déléguant leurs présidents régionaux aux réunions nationales, en France, seuls les cardinaux et archevêques constituent l’ACA. Comment justifier l’exclusion des évêques ? Et, dans un second temps, comment les associer aux travaux de l’ACA ? Quelles sont les compétences des conférences épiscopales et quelle est leur autorité ? Ainsi, sous les pontificats de Pie XI et Pie XII, Rome exige toujours de contrôler le contenu des réunions et leur compte rendu avant qu’ils ne soient transmis à l’ensemble des évêques. En ce qui concerne l’ACA, se pose de plus en plus, surtout après la Deuxième Guerre mondiale, la question de savoir comment imposer son autorité, notamment sur les activités supra-diocésaines, en particulier sur l’action catholique alors en plein développement et qui prend une dimension nationale. Cela conduit à la mise en place d’un organigramme de plus en plus complexe qui constitue une part essentielle de l’héritage transmis par l’ACA à la CEF en 1964.

11La collégialité épiscopale a donc été la trame sur laquelle ont été tissés les différents chapitres de cet ouvrage. À partir de la collégialité enseignée par le concile Vatican II, est donc souvent revenue la question de la conception théologique que l’on se fait de cette même collégialité. Dans le motu proprio Ecclesiae Sanctae du 6 août 1966, Paul VI imposait la constitution de conférences épiscopales là où elles n’existaient pas encore et, le 22 février 1973, le Directoire pastoral des évêques rappela qu’elles furent instituées « afin de pouvoir aujourd’hui apporter une contribution variée et féconde à l’application concrète de l’esprit collégial [en encourageant] de manière excellente l’esprit de communion avec l’Église universelle et entre les différentes Églises particulières ».

12Mgr Henrici publiait, voici quelques années, un article6 dans lequel il exposait la nature de l’unité de l’Église : c’est la communion des Églises particulières entre elles et avec l’Église de Rome, communion garantie par le collège épiscopal sous la présidence du pape. L’expérience vécue des rencontres tout au long du concile a certainement joué un rôle important dans la naissance et le développement des conférences épiscopales. D’ailleurs, après avoir cité le synode des évêques de 1985, qui recommandait, à propos des conférences épiscopales, « d’approfondir leur statut théologique, afin qu’avant tout soit résolue de manière claire et fondée la question de leur autorité doctrinale », Mgr Henrici ajoutait que « le motu proprio Apostolos suos de Jean-Paul II, sur la nature théologique et juridique des conférences des évêques, témoigne d’un certain embarras, pour ne pas dire d’ambiguïté, à l’égard des conférences épiscopales ». Ainsi, « puisque chaque évêque possède dans son diocèse la charge authentique d’enseignement de ses diocésains, il est difficile de la refuser à une réunion d’évêques » et, plus loin, « puisque la doctrine de la foi est un bien commun de toute l’Église et le lieu de sa communion, les évêques, réunis dans la conférence épiscopale, veillent surtout à suivre le magistère de l’Église universelle et à le faire opportunément connaître au peuple qui leur est confié ».

13Effectivement, lorsque le 21 mai 1998, le pape Jean-Paul II promulgua le motu proprio Apostolos suos, dans lequel il mettait l’accent sur l’importance croissante des conférences épiscopales, il notait qu’elles étaient devenues « une réalité concrète, vivante et efficace dans toutes les parties du monde. Leur importance apparaît par le fait même qu’elles contribuent efficacement à l’unité entre les évêques, et donc à l’unité de l’Église, étant un instrument valable pour affermir la communion ecclésiale ». Puis, tout en soulignant que les conférences trouvent leur fondement ultime dans la communion ecclésiale, lien sacramentel ontologique de l’unité de l’Église, et à un autre niveau dans l’ensemble du collège épiscopal, le motu proprio établit une distinction très nette entre les liens qui unissent l’évêque à l’ensemble du collège épiscopal, avec à sa tête l’évêque de Rome, et « au pouvoir suprême que possède [le collège des évêques] sur toute l’Église », et les liens qui unissent l’évêque à sa conférence épiscopale, qui n’est qu’une expression partielle de l’affectus collegialis (le sentiment ou l’esprit collégial) et de la collégialité épiscopale. Jean-Paul II en tire les conséquences en ce qui concerne l’autorité doctrinale des conférences épiscopales :

« Si les déclarations doctrinales des conférences épiscopales sont approuvées à l’unanimité, elles peuvent sans aucun doute être publiées au nom des conférences elles-mêmes, et les fidèles sont tenus d’adhérer avec une révérence religieuse de l’esprit à ce magistère authentique de leurs évêques. Mais si cette unanimité n’a pas été obtenue, la seule majorité des évêques d’une conférence ne peut publier une éventuelle déclaration comme magistère authentique de cette conférence auquel devraient adhérer tous les fidèles du territoire, à moins qu’elle n’ait obtenu la reconnaissance (recognitio) du Siège apostolique. »

14Jean-Paul II établit donc clairement une distinction entre la collégialité exercée par l’épiscopat universel toujours considéré avec sa tête le pape, et jamais sans le pape, et la collégialité exercée par les évêques d’une nation au sein de leur conférence. Les conférences épiscopales sont donc des manifestations partielles et légitimes de la collégialité, ce qui établit leur légitime et partielle autorité, notamment sur le plan doctrinal, et justifie la nécessité de recourir à la reconnaissance (recognitio) du Siège apostolique avant la publication de documents doctrinaux qui n’auraient pas obtenu l’unanimité des membres de la conférence.

15Le pape François, notamment dans Evangelii Gaudium, s’est exprimé en faveur d’une valorisation des conférences épiscopales. Dans ce texte, il renvoie, d’ailleurs à plusieurs reprises, à des textes des conférences épiscopales à l’appui de ses propres développements. Il cite à sept reprises la Ve conférence générale de l’épiscopat latino-américain, tenue en mai 2007 à Aparecida au Brésil ; à deux reprises, il cite la IIIe conférence de l’épiscopat latino-américain, tenue en janvier 1979 à Puebla au Mexique, ainsi que les conférences épiscopales des États-Unis et de France, et une fois celles du Brésil, des Philippines, du Congo et de l’Inde.

Relations entre les assemblées épiscopales, les évêques, et Rome

16Dès les premières années de l’ACA, des tensions se manifestèrent entre les orientations de Rome, en pleines négociations pour rétablir les relations diplomatiques entre la République française et le Saint-Siège, et les tendances dominantes d’un épiscopat français encore marqué par le traumatisme de la Séparation de 1905. Pour Rome, ce qui importait le plus sous les pontificats de Benoît XV et Pie XI, c’était l’affermissement du ralliement à la République, puis la condamnation de l’Action française. Or, ces orientations romaines ne correspondaient pas exactement avec celles d’un épiscopat français mis en place sous le pontificat de Pie X, et imprégné d’opinions intransigeantes vis-à-vis de l’État persécuteur de l’Église.

17D’autres tensions se manifestèrent avec Rome sur la constitution même de l’assemblée épiscopale française dont étaient exclus les évêques suffragants. À cela s’ajoutaient bien des réticences romaines concernant la création d’organismes permanents et la possibilité de discussions doctrinales lors des réunions de l’assemblée. Tandis que l’on tentait de faire approuver le règlement de l’ACA, ce qui adviendrait seulement en 1928 sous Pie XI, Rome souhaitait faire adopter un modèle d’assemblée plus proche de celui qui était en vigueur en Italie et qui permettait la participation de tous les évêques. Ainsi, on suggéra à l’épiscopat français de créer non une seule assemblée au niveau national, mais plusieurs assemblées régionales auxquelles, en revanche, participeraient tous les évêques. C’est toutefois le maintien de l’ACA qui prévalut.

18Les sciences sociales et les sciences politiques permettent un éclairage original sur les instances en relation dans le fonctionnement de la CEF. À partir de quelques exemples concrets, comme la crise du clergé des années 1960 et le débat sur l’action catholique des années 1970, nous avons perçu la complexité des relations entre les instances nationales – assemblée plénière, conseil permanent, secrétariat général, commissions diverses –, le Saint-Siège et les évêques diocésains. Ces derniers, après plusieurs décennies en mode mineur, affirment désormais l’autorité qui leur est propre dans leur Église particulière. De cet ensemble complexe, découlent plusieurs questions, celle du statut et de l’autorité des différentes instances de la conférence épiscopale, appelées à intervenir publiquement, et celle de leurs rapports avec chacun des évêques. En somme, certains posent les questions suivantes : les responsables des différentes commissions forment-ils une « hiérarchie parallèle » ? Quelles sont les relations entre le niveau « général » et le niveau « spécialisé » ? Aujourd’hui, dans un contexte ecclésial marqué par la diminution des ressources en personnel, on peut parler de transformation des relations entre le niveau national et le niveau diocésain, et de changements de mentalité. C’est dans ce contexte que l’on peut comprendre la réforme des structures, notamment celle du passage des régions apostoliques aux provinces ecclésiastiques et la réforme de la CEF des années 2000 qui a mis en valeur la place et le rôle centraux de l’assemblée plénière.

19On rejoint ici la question de la nature des conférences épiscopales et de leur relation avec la collégialité enseignée par le concile Vatican II. Il n’est pas sans intérêt de prendre en considération les développements des conférences épiscopales dans les pays voisins de la France ; je pense notamment à l’Italie. Le 23 juin 1966, Paul VI approuvait les statuts de la CEI dont l’article premier qualifie ainsi la conférence : « L’union de l’épiscopat italien, instituée avec l’approbation du Saint-Siège, pour l’étude et la promotion des problèmes pastoraux communs, pour les consultations nécessaires, pour la coordination des activités pastorales et pour les décisions qui lui reviennent en accord avec le présent statut7. » Une considération s’impose : la conférence est qualifiée d’union et non de réunion, en accord avec la définition donnée par le concile qualifiant la conférence épiscopale comme une « assemblée dans laquelle les prélats d’un pays ou d’un territoire exercent conjointement leur charge pastorale en vue de promouvoir davantage le bien que l’Église offre aux hommes, en particulier par des formes et méthodes d’apostolat convenablement adaptées aux circonstances présentes8 ». Enfin, la conférence est compétente pour prendre « les décisions qui lui reviennent », alors que la version précédente des statuts limitait ce pouvoir décisionnel, « lorsque les circonstances l’exigeraient9 ». Dans cette ligne, on peut qualifier ainsi la CEF comme un moyen collégial d’exercer la mission pastorale, un carrefour de relations institutionnelles et personnelles, et un lieu d’échanges sur les grands thèmes du moment. Avec le concile Vatican II, les évêques ont fait l’apprentissage du travail en commun et sont parvenus à ouvrir des perspectives mobilisatrices ; il leur revient de maintenir cette ouverture pastorale et de centrer les travaux de l’assemblée sur les exigences de la mission.

Les instances nationales de l’Église de France, les évêques diocésains et les enjeux pastoraux

20Au fil des pages de cet ouvrage, est revenue, sous des angles variés, la question du rapport entre les évêques et la société française. Après la seconde moitié du xixe siècle, qui a vu de multiples tentatives visant à enfermer le clergé dans les sacristies, et à appliquer strictement une législation hostile aux instituts religieux, après l’imposition du Ralliement par Léon XIII, les évêques ont repris pied dans l’espace de la délibération publique, conscients de leur responsabilité propre de pasteurs : sans être du monde, l’Église ne peut demeurer indifférente à la condition des hommes, il en va de leur bonheur et de leur salut. Sur la longue durée, l’étude s’affine et met en lumière des phases diversifiées : tandis que Pie X incarne une position de défense et Pie XI une volonté de reconquête, l’épiscopat français mobilise les fidèles contre ce qu’il appelle la « civilisation nouvelle », marquée par les principes pluralistes issus de la philosophie des Lumières, dans le but de reconstruire l’ordre politique autour de l’unité de foi – la respublica christiana – et d’une conception de la nation chrétienne qui se veut un défi lancé à la laïcité. À l’inverse, au cours des cinquante dernières années, l’épiscopat français a su s’accommoder de la laïcité, mais sans toutefois accepter la privatisation du sentiment religieux. Ici, on retrouve indiscutablement dans les travaux de la CEF l’influence des enseignements du concile Vatican II sur la liberté religieuse et la responsabilité personnelle des baptisés. Une telle attitude d’ouverture et de fermeté requiert un sérieux discernement, car si le monde actuel comporte des potentialités, des ressources de liberté, il est aussi porteur de désenchantement. Si aujourd’hui, « on refuse la norme, on recherche le sens » ; dans la crise de confiance actuelle, on discerne la nécessité d’une nouvelle adaptation pastorale. C’est avec ce souci de répondre aux défis du moment, que la conférence a multiplié la publication de documents offrant des perspectives missionnaires mobilisatrices, dans la lignée du concile.

21Des études sur la longue durée, comme celle concernant les évolutions de la catéchèse à partir de la Deuxième Guerre mondiale, tendent à montrer le rôle particulier de l’ACA puis de la CEF dans le soutien et l’accompagnement du mouvement catéchétique, certes né en dehors de l’ACA, mais soutenu et encouragé par l’assemblée qui n’hésitait pas, en 1957, à apporter son soutien aux artisans du mouvement, lorsque ceux-ci furent mis en difficulté. La CEF devait poursuivre la même politique, tout en marquant ses prises de distance vis-à-vis des nouveaux catéchismes, notamment par rapport à des évolutions considérées comme critiquables. La contestation du Centre national de la catéchèse dans les années 1970, puis la publication de Pierres vivantes en 1981, aboutit à une reprise en main progressive par l’épiscopat. À cet égard, le chapitre iii du Directoire pour le ministère pastoral des évêques Apostolorum successores, du 22 février 2004, est entièrement consacré à « L’évêque, premier responsable de la catéchèse ».

22Au fil du temps, on assiste ainsi à l’affirmation progressive de l’autorité doctrinale des évêques, indispensable pour réguler la pluralité des opinions dans l’Église catholique. Si avant le concile, la focalisation se portait sur le communisme et ses dangers, après Vatican II, se met en place un magistère commun des évêques français, dont la plupart a fréquenté l’université pontificale grégorienne et le séminaire pontifical français de Rome. L’attention se porte alors sur les mouvements, les écrits et les opinions qui semblent menacer l’unité doctrinale. Ce n’est pas trop dire que l’on décèle une réelle méfiance vis-à-vis des nouvelles réalités, vues comme des concurrentes de l’action catholique et qui échappent au contrôle de la hiérarchie.

23La question sociale demeure une préoccupation centrale, lorsqu’après la Seconde Guerre mondiale, l’épiscopat fragilisé et menacé d’épuration, subit la concurrence de nouvelles élites catholiques : laïcs et aumôniers ouverts aux novations occupent une place centrale dans la reconstruction de la société et incitent l’ACA à promouvoir la présence de l’Église dans le domaine social. À travers la Mission de France, l’action catholique, la CFTC et les œuvres sociales, l’épiscopat développe une nouvelle présence ecclésiale au cœur de la société en pleine reconstruction ; il exerce également son magistère afin d’éviter un éloignement des acteurs catholiques sociaux de leurs pasteurs. Devant la professionnalisation des acteurs catholiques, et sans sous-estimer le risque d’une sécularisation, l’épiscopat s’organise pour gérer ces œuvres au niveau national, afin de mettre concrètement en pratique la doctrine sociale de l’Église. Devant les exigences nouvelles de la pastorale et pour répondre à la nécessité de former le clergé dans le domaine social, l’ACA publie le Directoire pastoral en matière sociale, qui constitue un rappel à l’ordre du magistère, plus que jamais nécessaire, car la doctrine sociale elle-même est objet de dissensions, notamment dans l’action catholique et à la CFTC, tandis que l’on observe un éloignement de la JAC et de la JEC, alors que dans les décennies postconciliaires, les organisations catholiques passent, peu à peu, du plan missionnaire au plan social.

24Comptant parmi les domaines les plus sensibles dans l’application du concile, la réforme liturgique a connu une mise en œuvre très complexe. À plusieurs reprises, l’épiscopat a été mis en cause, au vu des écrits et parfois des pratiques de la commission épiscopale de liturgie. Les travaux se sont accélérés en vue de l’emploi systématique et généralisé de la langue vulgaire et les questions de traduction ont souvent soulevé les passions. À la suite du concile, surtout en 1964-1965, puis en 1976, on commet et on dénonce des abus, se créent des hiérarchies parallèles d’experts, le CNPL est accusé de favoriser lui-même les abus. On reproche alors aux évêques de nombreux péchés d’omission.

25L’étude des étapes parfois mouvementées qui ont conduit le CEFAL, créé en 1962, à obtenir une reconnaissance pleine et entière en 1976, a mis en lumière non seulement les débats tenus au sein de l’ACA puis de la CEF, mais encore, à titre d’exemple, a éclairé le fonctionnement de l’institution, les processus de gestation de réforme, et de recomposition des organismes chargés de l’activité missionnaire au sein de l’Église de France durant les décennies 1960-1970.

26Au cours de ces journées, un autre événement important a été étudié, destiné à montrer la complexité des relations entre CEF et évêques diocésains, je veux parler des JMJ, organisées à Paris en 1997, à l’initiative de l’archevêque de Paris, le cardinal Lustiger. Une analyse pacifique et pondérée de ces JMJ de Paris a su montrer comment une initiative personnelle de l’archevêque de Paris, qui a pu initialement froisser quelques-uns de ses confrères, a pu être accueillie par la CEF et mise en œuvre grâce à un travail commun dans lequel s’est manifestement engagée la collégialité épiscopale. Des questions restent ouvertes, notamment celle concernant le rôle que se doit de tenir la CEF dans ce qu’il est convenu d’appeler « le catholicisme français ». Dans le cas précis des JMJ de Paris, elle a certainement joué un rôle de régulation, assorti d’une grande force de mobilisation qui a atteint tous les diocèses de France et elle a également pris des décisions pratiques qui ont permis d’éviter les déboires financiers cuisants, qui ont laissé un goût amer dans d’autres pays organisateurs de JMJ. Incontestablement, la CEF est un moyen collégial d’exercer la mission pastorale de l’épiscopat.

Des pistes de recherches

27Le rôle et l’action de l’ACA durant la Seconde Guerre mondiale mériteraient d’être mieux connus. On a évoqué brièvement la Mission Pierre et Paul spécialement destinée aux séminaristes enrôlés par le STO10. À titre d’exemple, on peut citer le travail déjà ancien de Jean-Louis Clément sur l’ACA et la déportation des juifs11. Un autre aspect de la recherche devrait susciter un regain d’intérêt. Nous sommes aujourd’hui en possession d’un certain nombre de biographies d’évêques français et même d’un Dictionnaire des évêques de France au xxe siècle12. Il serait certainement très utile de favoriser la publication d’études attentives, notamment, aux relations entretenues par les évêques de France avec l’assemblée épiscopale de leur temps.

28Au cours des dix dernières années, les recherches conduites dans les archives personnelles des évêques ont montré leur grand intérêt pour mieux comprendre la façon dont ils avaient vécu le concile Vatican II et appliqué ses décisions. Si un travail semblable pouvait être conduit à partir des notes ou des réflexions mises sur papier durant ou après les assemblées plénières ou les réunions de commissions épiscopales, il y aurait certainement matière à percevoir la façon dont les évêques ont vécu, au fil des années, les évolutions de la conférence épiscopale, ses relations avec Rome et avec l’État, sa façon de comprendre les enjeux de la société française et les défis pastoraux majeurs, tels la nouvelle évangélisation, la profusion des nouveaux mouvements et des communautés nouvelles, les vocations, les relations avec les religieux, la pastorale des personnes en marge de la société ou de l’Église, etc. De ce point de vue, une étude comparative de la genèse et du développement des conférences épiscopales de différents pays permettrait, sans aucun doute, de mieux cerner les éléments communs et les caractéristiques propres de ces assemblées.

29En conclusion de ces conclusions qui, d’ailleurs, loin de vouloir conclure le débat, n’ont d’autre but que d’encourager une recherche et une étude ultérieures, je crois pouvoir dire que, grâce à cet ouvrage collectif, précédé d’un colloque, une recherche inédite et originale a pu être menée. Pour la première fois, l’histoire centenaire de l’assemblée des évêques de France – ACA et CEF – a fait l’objet d’une recherche systématique et pluridisciplinaire – archivistes, historiens, juristes, théologiens – qui a permis d’effectuer un sondage dont les résultats sont prometteurs, puisqu’ils invitent à poursuivre les recherches afin de mieux connaître et mieux comprendre les hommes et les institutions qui jouent un rôle de premier plan dans la vie de l’Église de France, tant dans sa vie interne que dans ses relations avec l’ensemble de la société.

Notes de bas de page

1 Mgr Jean-Arthur Chollet, né le 8 avril 1862 à Avocourt et mort le 2 décembre 1952 à Cambrai, évêque de Verdun de 1910 à 1913, puis archevêque de Cambrai de 1913 à 1952, fut secrétaire de la commission permanente de l’ACA jusqu’à sa mort.

2 Mgr Émile Maurice Guerry, né le 28 septembre 1891 à Grenoble et mort le 11 mars 1969 à Cambrai, fut archevêque-coadjuteur de Cambrai de 1940 à 1952, date à laquelle il succéda à Mgr Jean-Arthur Chollet et lui succéda également au secrétariat de l’ACA.

3 Mgr Henri Alexandre Chappoulie, né le 9 septembre 1901 à Paris et mort accidentellement le 13 janvier 1959 à Abidjan (Côte-d’Ivoire), fut nommé évêque d’Angers en 1950.

4 Eyt Pierre, « La collégialité », in Le Deuxième Concile du Vatican (1959-1965), Rome, EFR, 1989, p. 539-548.

5 Rossel Jacques, Aux racines de l’Europe occidentale, Lausanne, L’Âge d’homme, 1998, p. 220.

6 Henrici Peter, « Les conférences épiscopales : une contribution prometteuse à l’unité de l’Église », in Communio, no 236, t. 39, 2014, p. 37-48.

7 De Gregorio Laura, « Il potere normativo delle conferenze episcopali. Il can. 455 Cic alla luce della vicenda italiana », Stato, Chiese e pluralismo confessionale, 27 février 2012, p. 14.

8 Décret Christus Dominus, 38, 1.

9 Art. 1 dans Statuto 1954 et Statuto 1959.

10 Beschet Paul, Mission en Thuringe au temps du nazisme, Paris, Éd. de l’Atelier, 1989.

11 Clément Jean-Louis, « L’Assemblée des archevêques et la déportation des juifs : commentaire d’une lettre de Mgr Jean-Joseph Moussaron au cardinal Gerlier (31 août 1942) », in Revue d’histoire de l’Église de France, no 201, t. 78, 1992, p. 311-315.

12 Dauzet Dominique-Marie et Le Moigne Frédéric (dir.), Dictionnaire des évêques de France au xxe siècle, Paris, Cerf, 2010.

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