Les droites et le petit et moyen patronat 1944-1948
p. 99-110
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Texte intégral
1Les rapports entre les droites et le petit et moyen patronat de 1944 à 1948 sont officiellement inexistants dans un premier temps parce que les deux groupes, souvent discrédités par la guerre, restent très discrets puis ils s’affirment davantage à partir de 1947 dans la lutte contre le communisme qui les unit. La prudence et la discrétion demeurent cependant la règle pendant toute la période et l’analyse des liens relève souvent du non-dit. S’ajoutent à cette évidence des difficultés de sources. Si la recomposition des droites après la guerre fait l’objet d’une connaissance de plus en pointue grâce à des colloques comme celui-ci1, l’étude de l’émergence des organisations patronales souffre de la disparité ou de l’absence de sources. Globalement, le petit et moyen patronat est donc beaucoup moins étudié que le grand patronat dont les archives sont mieux connues. Par ailleurs, il se fond dans la nébuleuse mal définie des classes moyennes et il souffre d’un problème d’identité et d’autonomisation par rapport au grand patronat2.
2Ces difficultés réelles et communes à toute étude sur un « entre-deux » ne doivent pas empêcher une première analyse des rapports entre les droites en recomposition et le monde du petit et moyen patronat qui tente lui aussi de se structurer. L’étude se limite à trois organismes essentiels et représentatifs de ces milieux socioprofessionnels, la Confédération générale des petites et moyennes entreprises créée en 1944 par Léon Gingembre3, avant même la création du cnpf un an plus tard, le Comité national de liaison et d’action des classes moyennes, cncm, créé en 1947 par Roger Millot4 et la Chambre de commerce et d’industrie de Paris ( ccip) en particulier à travers les comptes rendus des séances de l’assemblée des présidents des Chambres de commerce et d’industrie de la métropole et de l’Union française selon son appellation officielle entre 1945 et 1960.
3Les allusions directes à la situation politique sont exceptionnelles à la ccip, plus nombreuses à la cgpme et au cncm mais dans l’ensemble, on affiche une neutralité prudente. Par contre, la dénonciation même anonyme des politiques économiques et sociales de l’après guerre permet de relever de très fortes affinités idéologiques entre ces organisations et les droites. Enfin, les réseaux sont multiformes mais néanmoins réels à travers les acteurs, les pressions orchestrées au Parlement ou au gouvernement sans parler de celles, plus feutrées, à l’occasion des élections.
Une neutralité affichée
4La neutralité politique est totale à l’assemblée des présidents des Chambres de commerce et d’industrie, plus floue à la cgpme et au cncm.
5L’assemblée des présidents des Chambres de commerce et d’industrie prend soin à chaque séance d’installation d’afficher ses distances avec le politique et d’inviter les membres du gouvernement en place quelles que soient leurs tendances politiques. Robert Lacoste, qui fut ministre socialiste de la Production industrielle de 1944 à 1947 puis ministre de l’Industrie et du Commerce de 1947 à 1950, y est convié et très cérémonieusement remercié. Dans la séance du 9 juillet 1947, Marcel Cusenier, président de l’assemblée de 1946 à 1950, lui rend visite et rapporte en ces termes le contenu de l’entretien :
« J’ai eu le sentiment et même la certitude que M. Lacoste avait le désir de prêter une grande attention aux travaux des Chambres de commerce, d’une façon générale, et de la Chambre de commerce de Paris en particulier. M. Letourneau que je suis allé remercier de ce qu’il avait fait pour nous pendant son passage au Ministère du Commerce a opéré un revirement très heureux en faveur des Chambres de commerce »,
6et il conclut :
« En conservant avec les Pouvoirs publics des contacts aussi étroits que possible, les Chambres de commerce et particulièrement notre compagnie peuvent trouver des moyens de se faire entendre tout d’abord mais encore d’arriver à des résultats que nous souhaitons5 ».
7Qu’importe l’étiquette du ministre, socialiste pour Robert Lacoste ou mrp pour Letourneau, la ccip exerce le plus habilement possible ses pressions sur le gouvernement6.
8Robert Lacoste, bien que socialiste, a d’ailleurs favorisé les initiatives du petit et moyen patronat comme nous le verrons à propos de la création de la cgpme. À la séance d’installation de janvier 1948, c’est Jean Moreau, secrétaire d’État à l’Industrie et au Commerce qui est convié par l’assemblée des présidents des Chambres de commerce. Jean Moreau, indépendant, est aussi maire d’Auxerre en octobre 1947, puis président du conseil général de l’Yonne en 1949. Il est ainsi l’héritier de Pierre-Étienne Flandin. Inviter les ministres et les secrétaires d’État à l’Industrie et au Commerce est l’occasion pour les représentants des Chambres de commerce de leur rappeler leur rôle et leur utilité dans l’économie française tout en leur manifestant allégeance et bonne volonté. À la séance du 21 octobre 1944, on rend hommage au gouvernement provisoire de se consacrer au « prompt redressement de la France » mais on y affirme la priorité de « la remise de la Nation au travail » sur les réformes de structure économique et sociale. Or la remise de la Nation au travail ne peut se réaliser qu’avec la pleine participation des chefs d’entreprise7.
9L’assemblée des présidents de la Chambre de commerce de Paris ne cesse donc d’affirmer l’importance des bonnes relations entre les chefs d’entreprise et les pouvoirs publics ce qui est une manière indirecte de souligner leur rôle indispensable dans la reconstruction économique de la France.
10Les conditions de la création de la Confédération générale des petites et moyennes entreprises sont l’expression d’une continuité par-delà les changements de gouvernements. L’idée a germé dans l’esprit de Léon Gingembre en 1936 au moment de la signature des accords Matignon, elle s’est fortifiée sous le régime de Vichy et elle s’est concrétisée à la Libération sous le gouvernement provisoire. Léon Gingembre, qui resta à la tête de la cgpme de 1944 à 1969 comme délégué général puis, de 1969 à 1978, comme président, a fait des études de droit et de sciences politiques avant d’entrer en 1929 au service des études de la Chambre de commerce de Paris où il est chargé des relations avec la Confédération générale de la production française dirigée par René Duchemin. En 1932, il reprend la direction de l’entreprise familiale de Laigle qui emploie alors 120 ouvriers. Léon Gingembre n’accepte pas les accords Matignon qui alourdissent d’une façon démesurée les charges patronales ; les conséquences sont selon lui les plus dramatiques pour le petit et moyen patronat, plus fragile que le grand. Après Matignon, la CGPF qui conserve le même sigle, devient la Confédération générale du patronat français dirigée par Claude-Joseph Gignoux plus ouvert aux problèmes des pme. On crée une Commission petite et moyenne industrie et commerce, pmic, présidée par l’industriel Léon Pinet. Léon Gingembre est vice-président. Fait prisonnier pendant la guerre, Léon Gingembre est interné dans le même camp que Pierre de Calan, futur directeur de cabinet de Jean Bichelonne. Libéré dès octobre 1942, il est nommé en 1943 secrétaire général du Comité d’études pme au ministère de la Production industrielle. Il critique cependant les comités d’organisation qui ne reconnaissent pas la spécificité pme et qui sont l’expression d’une bureaucratie dominante. Le contexte de la Libération n’est pas défavorable à la création d’une organisation patronale représentative du petit et moyen patronat. En effet, le discrédit touche surtout le grand patronat dont les relations avec l’occupant sont plus visibles par leur ampleur. Léon Gingembre trouve un appui auprès du ministre socialiste Robert Lacoste qui voit dans son initiative un contrepoids à la réorganisation du grand patronat qui s’esquisse autour des deux commissions, celle de Pierre Ricard, ancien président du comité d’organisation de la fonderie sous Vichy, et celle de Pierre Fournier, résistant et propulsé par Gaston Palewski, directeur de cabinet du général de Gaulle. Robert Lacoste soutient aussi l’entreprise de Gingembre pour freiner les initiatives des communistes qui tentent de susciter un syndicat, la Confédération générale du commerce et de l’industrie. Pour maintenir les apparences, Paul Pisson, un fabricant de pianos non compromis avec Vichy, est élu président à la réunion constitutive d’octobre 1944 alors que Léon Gingembre occupe le poste de délégué général, mais il assume la réalité du pouvoir au sein de la cgpme qui se qualifie de « tiers parti du travail » entre le grand patronat et le prolétariat8. Du Front populaire à la Libération en passant par Vichy, Léon Gingembre s’est mis au service du combat en faveur des pme en dénonçant tout à la fois le monopole des « deux cents familles » et l’emprise de l’État. Le succès est immédiat car la cgpme regroupe, au début de l’année 1945, 700 associations patronales qui voient en elle le rempart contre le communisme et contre l’étatisme.
11On ne peut donc pas soutenir l’idée que la cgpme ait été une émanation des seules droites elles-mêmes en recomposition. Léon Gingembre a su profiter de l’espace laissé libre jusqu’à la création du cnpf en juin 1946. Il a dû alors composer avec lui, non sans difficultés, mais c’est une autre histoire9.
12La création en 1947 du Comité de liaison et d’action des classes moyennes par Roger Millot se fait dans des conditions un peu différentes. Le contexte a changé. Dès 1946 des contacts sont pris entre Roger Millot et Léon Gingembre pour constituer un regroupement des classes moyennes. L’idée n’est pas neuve. Le Comité de liaison et d’action des classes moyennes qui tient son congrès constitutif les 28 et 29 juin 1947, regroupe des organisations comme la cgpme, la cgc, la cftc, des organisations artisanales et les organisations des professions libérales. L’environnement politique est différent avec, après la rupture du tripartisme, l’arrivée des gouvernements de la Troisième Force autour des socialistes, du mrp, des radicaux, de l’ udsr et des modérés. Il y a une « droitisation » de la vie politique française qui a une double conséquence : les partis de droite revendiquent une place à part entière dans la gestion des affaires ; ils se partagent les faveurs des classes moyennes indépendantes. Par ailleurs, si Roger Millot, candidat mrp de l’Yonne aux élections de novembre 1946, engage le même combat en faveur des classes moyennes que Léon Gingembre, les deux hommes n’ont pas toujours les mêmes sensibilités. Le mrp, qui a favorisé la création de ce comité, voit en Léon Gingembre un homme trop à droite. Le comité de Roger Millot qui se proclame « en dehors de tous les partis et au-dessus de toute politique » n’en demeure pas moins proche du mrp pendant que la cgpme a des affinités avec le cnip créé en 1948 par Roger Duchet, comme le montre son soutien au gouvernement Pinay en 1952.
Des affinités idéologiques
13Le non-dit n’exclut pas les prises de position partisanes. Les organisations professionnelles partagent incontestablement avec les formations de droite des affinités idéologiques qui peuvent se résumer à deux combats, la défense des libertés et du libéralisme économique, les réticences pour ne pas dire l’hostilité à la mise en place de l’État-Providence et aux réformes de structures économiques. L’anticommunisme alimente et renforce l’âpreté de ces combats.
14L’étude comparée de la presse des organisations professionnelles et de celle des partis de droite confirme ces similitudes. On peut ainsi confronter les articles de la République, journal du prl et ceux des Informations industrielles et commerciales dont le premier numéro parait le 23 mars 1945, et qui est le seul organe de presse patronal après la guerre. François Ceyrac, futur « patron » du cnpf et proche de Léon Gingembre, en est le rédacteur pour les affaires sociales. En 1947, la cgpme préfère avoir son journal autonome avec La Volonté du commerce et d’industrie10. Les similitudes sont évidentes entre celui-ci et La République, organe du prl ou France indépendante, journal du cnip.
15La défense des libertés est au cœur du discours. Dans la République du 20 avril 1946, il est écrit : « Le drapeau de la liberté nous le tiendrons ferme, demain comme hier ; nos principes sont connus, nous reconnaissons à l’État le droit d’être un orienteur et animateur de l’économie, mais nous n’acceptons pas qu’il soit l’État-trust11 ». Le premier mot de la devise du cnip est « Liberté » avant « Autorité et Nation ». L’attachement aux libertés est clairement affirmé aux assemblées des présidents des Chambres de commerce et d’industrie, en particulier le 8 juillet 1944 et en janvier 1948 : « Il faut, disons-le en bref, un large retour vers la liberté », proclame Marcel Cusenier devant Jean Moreau12. C’est aussi le leitmotiv du Comité des classes moyennes. La défense des libertés est l’expression d’une véritable culture libérale, qui a tant de difficultés à s’exprimer dans la culture politique française mais qui n’en est pas moins présente dans les organisations professionnelles. C’est aussi un moyen d’affirmer leur attachement à la démocratie libérale naissante après la période de Vichy et donc de faire oublier des compromissions passées.
16La défense des libertés n’est donc pas une simple pétition de principes. Elle est au cœur de la construction d’une identité « classes moyennes indépendantes », elle est aussi un argument fondamental pour contester les politiques structurelles mises en place par les Pouvoirs publics sous le gouvernement provisoire et sous les gouvernements du Tripartisme.
17La construction d’une identité classes moyennes indépendantes est un élément très important pour la compréhension de la vie politique à cette époque. Cette entreprise est très largement l’œuvre des organisations professionnelles représentatives des classes indépendantes mais aussi des partis politiques du centre et de droite, du parti radical au cnip, sans exclure le rpf à sa création. C’est là le résultat de la composition sociologique de ces partis, mais en partie seulement. C’est aussi la prise de conscience d’un potentiel électoral non négligeable. C’est enfin un moyen de lutte contre le communisme et contre la conception classiste du marxisme13. Affirmer l’autonomisation des classes moyennes, c’est contester la lutte des classes entre prolétariat et bourgeoisie.
18On comprend dès lors la similitude des prises de position entre organisations socioprofessionnelles et partis politiques situés au centre et à droite. Les classes moyennes, en particulier les classes moyennes indépendantes, sont les gardiennes du temple de la démocratie libérale, attachées aux libertés. Elles consolident aussi la paix sociale en offrant des emplois et en ne faisant pas grève. Comme ne cesse de le proclamer Léon Gingembre, le petit et moyen patronat, c’est le « patronat réel » qui prend des risques, assume des responsabilités et qui n’est pas protégé et il écrit : « La disparition des pme signifierait donc la disparition de l’économie libre et par voie de conséquence de la liberté tout court ; cette simple constatation devrait suffire pour que le problème de son avenir ne se pose pas14 ».
19Cet acharnement à affirmer leur identité est aussi le reflet de menaces qui peuvent peser sur les classes moyennes indépendantes inquiètes des conséquences d’une reconstruction économique et sociale de la France qui se fait sous l’emprise de l’État, c’est la crainte de se voir pénalisées par des réformes de structures qu’elles ne contrôlent pas, qui se font sans elles et restreignent leurs libertés.
20La mise en place de la Sécurité sociale et les programmes de nationalisations sont deux types de mesures qui suscitent l’hostilité et les craintes du petit et moyen patronat. Ce terrain favorise les rapprochements avec les partis de droite. L’ordonnance du 4 octobre 1945 portant sur l’organisation de la Sécurité sociale, et plus encore la loi du 22 mai sur sa généralisation provoque les réactions extrêmement vives des organisations socioprofessionnelles comme de certains partis. On rappellera que la création du Comité national des classes moyennes de Roger Millot est la conséquence de l’opposition des travailleurs indépendants à la Sécurité sociale. Ses représentants y voient la création d’un impôt nouveau15. La cgc, qui fait partie du Comité, craint l’assimilation des cadres à la classe ouvrière et réclame un régime spécial. La cgpme est également très hostile et y voit la manifestation d’un nouvel étatisme. L’un des points de l’ordre du jour de son assemblée générale de décembre 1946 est libellé sous la forme de cette question : « Les chefs d’entreprise acceptent-ils le principe de leur assujettissement à la Sécurité sociale ?16 ». Le programme du prl exige la suppression de l’obligation de cotiser à la Sécurité sociale17.
21Les débats sur la Sécurité sociale à l’assemblée des présidents de la Chambre de commerce et d’industrie sont nombreux à partir des rapports de Fernand Hemier le 4 juillet 1945, de Jacques de Neuflize le 12 décembre 1945, d’André Brossard le 10 juillet 1946. André Brossard craint que le financement de la Sécurité sociale nuise à la stabilité de la monnaie, favorise l’étatisation et introduise l’inégalité :
« Le domaine des Assurances sociales est un domaine de prévoyance pour des travailleurs dont les ressources sont relativement faibles. En étendant ce régime de prévoyance à tous les salariés quel que soit leur gain, on créé une sorte d’impôt de solidarité à la charge des travailleurs les mieux rémunérés en faveur de ceux qui le sont le moins18 ».
22Les nationalisations suscitent des réserves de même inspiration. Elles sont l’expression de l’étatisme et d’une injustice. Elles perturbent le jeu normal de la concurrence en privilégiant et en protégeant les entreprises nationalisées. La Chambre de commerce de Paris adresse une lettre à Robert Lacoste, ministre de la Production industrielle, le 3 avril 1946. Sur un ton respectueux, les signataires reconnaissent qu’il s’agit d’une décision politique et qu’au fond ils n’y peuvent rien mais ils ne cachent pas leur scepticisme sur les conséquences de ces nationalisations sur la prospérité française et demandent l’accès à une information claire19. L’inquiétude est également vive à la cgpme. La critique des nationalisations fait l’objet de l’un des douze points du programme de la cgpme en vue des élections de juin 1946.Les entreprises nationalisées sont accusées de drainer l’épargne française au détriment du secteur privé. Le relais est pris par les partis politiques. Joseph Laniel, représentant du patronat et personnalité du prl puis du cnip, qualifie les nationalisations de « drame » à la séance parlementaire du 2 décembre 1945 et il déclare : « L’État ne doit pas se charger lui même de la gestion des entreprises20 ».
23Le rpf, s’il ne revient pas sur le principe qu’il considère comme nécessaire dans le contexte de l’épuration, demande aux assises de Marseille en 1948 « la réorganisation des entreprises industrielles nationalisées et le contrôle sévère de leur gestion ». André Diethelm, sénateur de Seine-et-Oise et membre du comité exécutif, y dénonce les excès du dirigisme qui n’est acceptable que dans des circonstances exceptionnelles21.
24On pourrait ainsi multiplier à loisir les exemples en y ajoutant les critiques de la politique fiscale. Les affinités idéologiques sont donc fortes entre les organisations socioprofessionnelles et les partis politiques qui sont hostiles au renforcement du dirigisme. Cette attitude commune est renforcée par l’anticommunisme qui se développe très fortement après juin 1947. On fait très vite alors l’amalgame entre les réformes de structure souvent proposées par des hommes de gauche ou des centristes, et, la collectivisation et le régime communiste. Les professionnels, comme ils se définissent eux-mêmes, et les forces politiques de droite s’opposent bien à ce qu’ils considèrent comme le risque majeur du moment. Le thème s’enracine puisque Henry Bergasse membre du comité directeur du cnip, compare le programme du cnr à celui du Front populaire au congrès du cnip de 1954. L’intégration pleine et entière des droites dans la vie politique française, la guerre froide et aussi plus subtilement les effets des groupes de pression sur le monde politique expliquent le succès de ces thèmes22.
Les liens entre les partis et les professionnels
25Les interférences entre le patronat et les partis politiques commencent à être bien étudiées mais elles sont plus visibles pour le grand patronat. On connaît le rôle d’André Boutemy et celui du Comité de Penthièvre. Plus difficile est d’appréhender le poids réel du petit et moyen patronat.
26Le rôle des acteurs est important et des noms reviennent assez fréquemment dans les mêmes milieux politiques et économiques. Certaines personnalités appartiennent aux deux milieux comme parlementaire et comme représentants des instances directionnelles du patronat. Ils servent donc de relais indispensable. C’est le cas de Roger Millot, député mrp et fondateur du Comité des classes moyennes, et d’Henri Lespès, fondateur de la cgc en juin 1945 ; ce dernier fait partie le 27 novembre 1947 d’un nouveau groupe parlementaire dit « des républicains populaires indépendants » qui, avec le groupe des indépendants d’action sociale, devient fin décembre le groupe d’action républicaine23. Il dirige ensuite l’Action cadres et professions libérales au rpf. Léon Pinet, qui faisait partie de la Commission pmic créée en 1936 par la cgpf, est aussi à la ccip après la guerre.
27Le cas de Raymond Boisdé mérite qu’on s’y arrête. Il fut l’un des membres fondateurs de la cgpme. Président de la Fédération nationale de l’habillement, il est successivement le porte parole des classes moyennes indépendantes au parti radical, au rpf puis chez les indépendants. Il est l’auteur d’un rapport important sur les classes moyennes qu’il a réalisé pour le rpf comme conseiller national pour les travaux de la sous-section Commerce et classes moyennes ; ce rapport fut présenté aux assises de Lille, les 12-15 février 194924. Il est nommé secrétaire d’État au commerce dans le gouvernement Laniel en 1953.
28Le rôle de Joseph Laniel est également un bon exemple des interférences entre les milieux économique et politique. Il participe activement à la renaissance des droites par le biais du prl dont il devient le président du groupe parlementaire en 1946 et 1947. Député en 1932 pour la première fois, il appartient comme son rival Antoine Pinay aux milieux patronaux de province. Seul industriel du Conseil national de la Résistance, il est élu député du Calvados en 1946. Il est parent par son mariage de Jacques Fougerolle qui fut trésorier adjoint à la Chambre de commerce de Paris puis président entre 1950 et 1955. Il est nommé Secrétaire d’état à l’Économie nationale dans l’ombre de Paul Reynaud dans le gouvernement André Marie de juillet 1948, comme Antoine Pinay le fut quelques mois plus tard dans le gouvernement d’Henri Queuille dans l’ombre de Maurice Petsche. Joseph Laniel comme Antoine Pinay ont vu dans l’entreprise de Roger Duchet en 1948 une opportunité qu’ils ont su exploiter pour leur carrière nationale mais aussi l’espoir d’un véritable regroupement des droites.
29Raymond Marcellin donne un autre exemple des connivences entre les milieux socioprofessionnels et les forces de droite qui tentent de s’unifier après la guerre. Député indépendant du Morbihan, il est nommé secrétaire d’État à l’Intérieur dans le gouvernement Queuille de septembre 1948 puis à l’Industrie et au Commerce dans le gouvernement Bidault en octobre 1949. Paul Delpin, membre du cni en 1948, apporta à la cgpme l’adhésion de l’Industrie des Pâtes alimentaires.
30Les liens entre ces acteurs, dont la liste va bien au-delà des exemples pris ici, montrent d’une part que le petit et moyen patronat industriel et commercial ne manque pas de relais dans les milieux politiques, que d’autre part la rupture du tripartisme fut une chance pour ces milieux qui s’opposent tous au communisme et à la gauche en général. Les moyens de pression s’exercent dans de nouvelles instances comme le Conseil économique25 mais plus traditionnellement dans une République parlementaire au Parlement et dans les périodes électorales.
31Les élections de novembre 1946 ont été marquées par une première mobilisation des classes moyennes indépendantes malgré l’apolitisme affiché. L’analyse des professions de foi montre de très grandes affinités entre le discours de candidats dits indépendants et la tonalité du discours à la cgpme ou à la Chambre de commerce et de Paris. On y retrouve des éléments du programme de la cgpme résumé en 12 points en mai 1946. Après la rupture du tripartisme, la pression s’accentue. Le Comité national de liaison et d’action des classes moyennes diffuse un tract pour les élections municipales d’octobre 1947, qui après avoir affiché sa neutralité politique, appelle les classes moyennes à voter sur un programme qui condamne le dirigisme, « l’État envahissant et paperassier » pour sauver la monnaie, et qui demande enfin : « Votez, votez intelligemment, votez pour ceux qui soutiennent les classes moyennes26 ».
32En 1949, la cgpme qui proteste contre la politique budgétaire et fiscale élabore un programme qu’elle veut soumettre aux partis politiques « qui se réclameraient des pme aux élections, non pour servir leurs conceptions politiques ou se prononcer sur elles, mais pour obliger les candidats à prendre position et à se prononcer pour ou contre l’économie privée27 ».
33Cette initiative permet en 1949 la création d’un « Front économique » en vue des élections. Celui-ci regroupe la cgpme, le cncm de Roger Millot, la fnsea. Un nouveau pas sera franchi avec la constitution de listes intitulées « Défense des Libertés Professionnelles et des Contribuables » pour les élections de juin 1951. Ensuite ce sera la création de l’amicale parlementaire présidée par Raymond Marcellin qui, toujours en 1951, avait écrit dans France indépendante : « Les classes moyennes voteront pour nos candidats28 ».
34Le poids électoral des classes moyennes est bien évidemment un élément important des campagnes électorales. Aux assises de Lille du rpf en 1949, Raymond Boisdé invite les classes moyennes à s’engager davantage dans l’action :
« C’est dans ces conditions qu’il nous est apparu indispensable de montrer aux classes moyennes la nécessité vitale pour elles, d’assurer la défense de leurs libertés et la garantie de leur épanouissement ce qui doit les inciter à sortir d’une réserve politique dont elles ont pâti. Elles doivent de plus en plus inciter à « s’engager »29 ».
35On peut supposer que le discours s’accompagne de soutiens financiers et on touche ici le problème du financement des partis. Nous ne disposons pas des éléments pour le traiter ici. On rappellera les recherches d’Hubert Bonin sur le rpf ou celles de Jean Garrigues sur le grand patronat30. Hubert Bonin suggère que le petit et le moyen patronat n’est pas absent dans le financement du rpf dont il partage l’anticommunisme et le respect de la libre initiative. De véritables campagnes de « démarcharges » sont organisées. Le petit et moyen patronat est par ailleurs très impliqué dans les réseaux notabiliaires provinciaux. La carrière d’Antoine Pinay dans la Loire est largement due au soutien des Forges et Aciéries de la Marine, expression du grand patronat à Saint-Chamond, mais aussi à celui que lui apportent les milieux commerçants et du patronat moyen, fort bien représentés dans cette cité par ailleurs ouvrière.
36Pour conclure, on ne peut qu’insister sur l’importance des liens qui existent entre le petit et moyen patronat qui s’identifie aux classes moyennes indépendantes et les milieux politiques de droite. Ces liens sont personnels et idéologiques. Les deux milieux sont unis dans un même combat contre le communisme qui prend toute son ampleur après juin 1947 et on ne peut pas comprendre l’historique de la recomposition des droites, la naissance du cnip ou du rpf, les compositions de la Troisième Force sans faire ressortir ces contacts. Bien des pistes de recherche demeurent ouvertes car il s’agit d’un monde secret dont les frontières sont floues avec le grand patronat, lui aussi impliqué dans la reconstruction politique de la France. Les limites sont également brouillées par l’éclatement des forces de droite. La création du rpf, sa rivalité avec le cnip, sa rupture avec le mrp sont autant d’éléments de dispersion pour le petit et moyen patronat qui était très certainement favorable à la création d’un grand parti conservateur à l’anglaise tel que l’avait rêvé Roger Duchet.
Notes de bas de page
1 Voir les thèses de Gilles Martinez, Le Centre national des Indépendants et des Paysans, 1948-1962, 1992, Paris X Nanterre, sous la direction de Serge Berstein ; de Gilles Richard, Le Centre national des indépendants et paysans de 1948 à 1962, ou l’échec de l’union des droites françaises dans le parti des modérés, octobre 1998, iep Paris, sous la direction de Serge Berstein ; Jean-Paul Thomas, Droite et Rassemblement du psf au rpf, 1936-1953. Hommes réseaux, cultures. Rupture et continuités d’une histoire politique, iep Paris, 2002, sous la direction de Serge Berstein. Voir également De Gaulle et le rpf, 1947-1955, Fondation Charles de Gaulle, Université de Bordeaux 3 carhc, Armand Colin, 1998.
2 Les rapports entre le grand patronat et le pouvoir politique ont été étudiés en particulier par Henry W. Ehrmann, La politique du patronat français, 1936-1955, Colin, 1959 ; Henri Weber, Le Parti des patrons, Seuil, 1986 ; Jean Garrigues, Les patrons et la politique de Schneider à Seillière, Perrin, 2002. Aucune synthèse de ce genre n’existe pour le petit et moyen patronat. Une première approche a été réalisée par Sylvie Guillaume, Les classes moyennes au cœur du politique sous la IVe République, Bordeaux, Éditions de la msha, 1997, et « La cgpme de Matignon à Grenelle », dans Jean Garrigues, Les groupes de pression dans la vie politique contemporaine en France et aux États-Unis de 1820 à nos jours, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002, p. 143-155.
3 Étudiée par Sylvie Guillaume, La Confédération générale des Petites et Moyennes entreprises, un autre syndicalisme patronal, 1944-1979, Bordeaux, pub, 1987.
4 Voir Marie-Hélène Olivier, Roger Millot, 1909-1973 et l’avènement des classes moyennes, thèse de doctorat sous la direction de Pierre Levêque, 1973.
5 Archives ccip, séance du 9 juillet 1947, 2Mi, 1A141.
6 Une étude similaire pour le début du xxe siècle a été réalisée par Philippe Lacombrade, « L’assemblée des présidents des Chambres de commerce : naissance d’un contre-pouvoir, 1899-1914 », dans Jean Garrigues, Les groupes de pression, op. cit., p. 85-96.
7 Archives ccip, séance du 21 octobre 1944, 2Mi 150, 337.
8 Cité dans France Documents, Confédération générale des petites et moyennes entreprises, janvier 1948, n° 15.
9 Sylvie Guillaume, « La cgpme face au cnpf », dans L’Information historique, 1985, 47, p. 205-210.
10 Sylvie Guillaume, « La Volonté : journal de la cgpme », Actes du 113e Congrès national des Sociétés Savantes, Strasbourg, 1988, Éditions du cths, 1989, p. 259-266.
11 La République, 20 avril 1946, n° 11.
12 ag de la cgpme, ccip, archives.
13 Sylvie Guillaume, Les classes moyennes, op. cit.
14 Sylvie Guillaume, La cgpme, op. cit., p. 45.
15 Marie-Hélène Olivier, op. cit., p. 143.
16 Archives de la cgpme, ag décembre 1946.
17 Cité par Gilles Martinez, op. cit., p. 42.
18 Archives ccip, rapport sur la sécurité sociale discuté à la séance du 10 juillet 1946, 2Mi 151/1045.
19 Archives ccip, 3 avril 1946, 2Mi 151249.
20 Sylvie Guillaume, Les classes moyennes…, op. cit., p. 111.
21 Assises nationales du rpf Marseille, 16-17 avril 1948, bg, rpf, 210, dossier B.
22 Sylvie Guillaume, « Un autre groupe patronal, de Matignon à Grenelle », dans Jean Garrigues, Les groupes de pression, op. cit., p. 143-153.
23 Voir la thèse de Gilles Richard, op. cit., p. 71.
24 Archives rpf, Fondation Charles de Gaulle, Assises de Lille 12-15 février 1949, série BG-1.
25 Le Conseil économique fait l’objet de l’article 25 Constitution de la IVe République
26 Tract dans Bulletin d’information du Comité national de Liaison et d’action des Classes Moyennes, n° 1, septembre 1947.
27 ag 1949, cgpme, documentation cgpme.
28 France indépendante, 26 avril 1951.
29 Archives du rpf Assises de Lilles, op. cit.
30 Hubert Bonin, « Le financement du rpf », dans De Gaulle et le rpf, op. cit, p. 78-86, et Jean Garrigues, Le patronat et la politique, op. cit.
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