Martha Gellhorn, la voix des victimes
Naissance d’une reporter de guerre
p. 203-212
Texte intégral
1De l’Espagne à la Finlande, de la Chine à l’Allemagne, du Vietnam à la Palestine, du Nicaragua à Panama, Martha Gellhorn mena un combat inlassable contre les injustices faites aux hommes, particulièrement aux femmes et aux enfants, en tout temps et en tout lieu, au nom de la raison d’État ou des idéologies. Elle n’hésita pas pour cela à risquer sa vie, à s’affranchir des normes existantes et à briser les limites imposées aux femmes dans un milieu professionnel qui faisait jusque-là du journalisme de terrain l’apanage des hommes. À ce titre, Martha Gellhorn peut être aujourd’hui considérée comme une figure majeure du reportage de guerre au xxe siècle, mais aussi l’une des personnalités les plus fascinantes de son temps et un témoin hors pair des événements qu’elle a traversés, certains parmi les plus tragiques du monde contemporain.
2Ambitieuse, Martha Gellhorn l’était certainement, mais elle n’avait rien de fanatique, et toute son action visait avant tout à user de son pouvoir de journaliste pour informer le monde des injustices commises contre l’humanité et à influer sur l’opinion en faisant de ses articles et récits un outil au service de la vérité. Après avoir fait ses premières armes en tant qu’apprentie journaliste à New York au début des années 1930, Martha Gellhorn devint véritablement reporter lors de ses séjours prolongés en Europe qui lui permirent de rencontrer Bertrand de Jouvenel et, en sa compagnie, de découvrir plusieurs pays, dont la France, la Suisse, l’Italie fasciste et l’Allemagne national-socialiste. Si elle comprend alors plus vite et plus tôt que Jouvenel le caractère trompeur de la propagande allemande, elle reste encore attachée au pacifisme et éprouve toujours une certaine pitié à l’égard des Allemands. Ce n’est qu’en 1936 à l’occasion d’un nouveau séjour en Europe que Martha Gellhorn prend enfin conscience du péril fasciste. À Berlin, l’ambiance y est si oppressante en raison de la brutalité de la loi nazie et des violences perpétrées par les SA qu’elle décide de quitter le pays au plus vite. À Paris où le Front populaire vient de s’imposer dans les urnes, elle assiste à l’explosion des grèves et aux combats de rue entre communistes et fascistes. À Londres enfin, les nouvelles ne sont guère plus réjouissantes, semble-t-il, à la lecture des comptes rendus du congrès du Parti conservateur, qui la « mettent en rage ». L’Angleterre et « ses hommes d’État élevés à Eton » se résument à « une bande d’autruches puantes ». « Tout est sacrément mauvais. Partout. Et Gellhorn – dit-elle en parlant d’elle-même – envie pour sa part les autruches, et a très envie d’un soupçon d’aveuglement1. » Délivrée de tout sentimentalisme et des illusions pacifistes, Martha devient alors « une antifasciste » convaincue2.
3Persuadée que « l’Europe est finie pour [elle]3 », Martha Gellhorn rentre aux États-Unis en octobre 1936 dans l’espoir d’être enfin engagée comme journaliste attitrée, mais ses publications et les recommandations ne suffisent pas à lui ouvrir les portes prestigieuses du magazine Time où elle rêve de travailler. Sans perspective ni plan, elle accepte de passer les vacances de Noël en Floride en compagnie de sa mère Edna et de son frère Alfred, ignorant qu’elle y fera la connaissance d’Ernest Hemingway et que cet instant jouera dans sa vie un rôle capital. Partageant la même passion pour l’écriture et la même angoisse face à la guerre qui menace en Europe, Martha Gellhorn et Ernest Hemingway devaient très vite conjuguer vie sentimentale et vie professionnelle. La tragédie qui se joue en Espagne constitue pour elle un crève-cœur : « Pour tout vous dire – écrit-elle à Eleanor Roosevelt en janvier 1937 –, je souffre horriblement de vivre ici loin de tout. Je veux désespérément être en Espagne, parce que c’est les Balkans de 19124. »
4Son intérêt pour l’Espagne allait bel et bien au-delà de sa relation avec Hemingway, comme en attestent ses démarches auprès du magazine Collier’s dans le but d’obtenir une accréditation en tant que correspondant spécial5. Une fois le papier en poche et grâce à un petit pécule, Martha Gellhorn peut s’embarquer pour la France début mars 1937 avec comme projet celui de passer très vite en Espagne. « Seule l’Espagne me préoccupe » – écrit-elle6. Malgré le refus de l’administration française de lui accorder un visa de sortie en application des dispositions prévues dans le cadre de la non-intervention, la jeune reporter décide de passer outre l’interdiction et de prendre le train jusqu’à la frontière avec l’Andorre. Les Pyrénées franchies sans encombre, elle parvient à trouver un train de permissionnaires de l’armée républicaine en route pour Barcelone et se retrouve, comme elle l’avait imaginé, avec un groupe de jeunes soldats joyeux et exaltés7.
5Si Barcelone et Valence semblent tranquilles et ensoleillées, la capitale espagnole offre un tout autre visage lors de son arrivée dans la nuit du 27 mars. Madrid « est froide, énorme, dans le noir complet » à cause du couvre-feu ; « les rues sont silencieuses et dangereuses avec des trous d’obus », et « toute la ville » n’est plus « qu’un champ de bataille » depuis que les généraux insurgés aidés des puissances de l’Axe font pleuvoir la mitraille et les bombes sur ce bastion de la résistance républicaine. Pour la première fois, Martha Gellhorn découvre la réalité de la guerre et aussi le quotidien des correspondants de guerre étrangers qu’elle se contente de suivre et d’observer, dans un premier temps. Lorsqu’ils ne sont pas occupés à couvrir les événements sur le front sous la protection de l’armée populaire, ils se retrouvent à l’Hôtel Florida, situé en plein cœur de la ville, pour y discuter, partager leurs expériences, boire et s’amuser, à l’exemple d’Hemingway, qui dispose d’appointements confortables et invite chez lui tous ceux qui passent.
6Contrairement à ses homologues masculins qui se passionnent pour l’action militaire et les combats, elle fait le choix judicieux et original d’utiliser ses talents de narratrice pour décrire la tragédie de la guerre vue d’en bas, telle que vécue par les civils et les sans-grade, et pour mettre en lumière les conséquences terrifiantes des décisions prises (ou non prises) par les grandes puissances pour des millions d’hommes et de femmes. Dans son premier article publié par Collier’s en juillet 1937, Martha Gellhorn fait le récit sobre et direct du quotidien des Madrilènes face aux bombardements répétés de l’aviation nationaliste et de la Légion Condor, de nuit comme de jour8. Loin d’être effrayée, la population manifeste au contraire un grand calme, fait de résignation et de fatalisme, sachant par avance qu’aucun endroit ni lieu de la capitale n’est à l’abri de la destruction. Comme le lui dit stoïque « un petit Espagnol avec une chemise lavande, des yeux bruns brillants et un arc prêt à tirer […], ce n’est rien, ça passera. En tout cas, on ne meurt qu’une fois9 ».
7Cet article, fortement marqué par la tragédie de Guernica qui avait eu lieu quelques mois plus tôt, fut le premier d’une longue série de reportages sur la guerre en Espagne et dans le monde, et marqua le début d’une coopération durable entre la journaliste et la rédaction du magazine : « Durant huit années – écrit-elle –, j’ai pu aller où je le voulais, quand je le voulais et écrire ce que je voyais10. » Comme nombre de correspondants étrangers en Espagne, Martha Gellhorn ne fait pas mystère de son soutien à la cause espagnole et doit se démener face à l’opinion et aux rumeurs pour faire connaître la réalité des faits, quitte à aller contre sa nature en multipliant les conférences publiques aux États-Unis. Face à l’immobilisme du gouvernement américain, elle exalte l’héroïsme tranquille des volontaires américains de la brigade Abraham Lincoln, qui par centaines ont franchi « les cols enneigés des Pyrénées à pied, en petits groupes » ou atteint Barcelone « en bateaux de pêche en suivant la côte méditerranéenne » pour combattre le fascisme à Belchite et Teruel11. « Ils savaient ce qui les attendait – écrit-elle –, et ils sont quand même venus […]. Maintenant ils formaient des troupes entraînées, avec un sentiment de fierté, en Espagne », qu’ils soient jeunes ouvriers de Brooklyn, dockers de la côte ouest ou étudiant communiste, comme Robert Hale (« Bob ») Merriman, jeune chef d’état-major et probable source d’inspiration pour le roman d’Ernest Hemingway, Pour qui sonne le glas. Sa critique ne se limite pas toutefois aux seuls États-Unis et vise tout autant la France et le Royaume-Uni, responsables d’une non-intervention qui ne s’applique qu’à la seule République espagnole et reconnaît de facto le gouvernement factieux des militaires insurgés comme l’égal du Front populaire12. Plus grave, ceux-ci ne semblent pas voir se profiler à l’horizon le cataclysme annoncé d’une nouvelle guerre mondiale.
8Accréditée par Collier’s et reconnue désormais comme une correspondante de guerre professionnelle, Martha Gellhorn ne cesse durant cette période critique d’alerter l’opinion publique et les dirigeants politiques avec d’autres correspondantes de guerre, comme ses amies Dorothy Parker du New York Times et Virginia Cowles, avec le sentiment d’appartenir à « une fédération de Cassandres » qu’on écoute, mais dont les avertissements sont constamment ignorés13. De Paris à Londres, elle s’efforce de comprendre l’indifférence et la passivité des peuples démocratiques face au fascisme, alors que l’Espagne républicaine sombre sous les coups répétés des Nationalistes et des forces de l’Axe. Elle s’entretient avec Jacques Doriot et Maurice Thorez pour sonder les extrêmes de l’opinion et trouve des contacts haut placés qui l’informent de l’état d’impréparation militaire face à l’Allemagne. « Le vrai problème – écrit-elle –, c’est que la force aérienne de la France est absolument nulle. Je tiens de source sûre qu’une centaine d’avions seulement vaut quelque chose. Ils ont été mal construits et nombre d’entre eux sont dépassés, et ils n’ont rien d’aussi rapide que les Deutsch14. »
9Même si la guerre semble désormais inévitable et si le doute l’envahit quant à l’utilité de sa tâche, Martha Gellhorn continue de « croire en l’homme » et de vouloir « être de ceux qui œuvrent pour donner une chance à l’homme15 ». Cet optimisme, elle le retrouve en Tchécoslovaquie, en juin 1938, où Collier’s l’a envoyée pour rendre compte de l’état d’esprit général et des préparatifs de défense dans l’hypothèse vraisemblable d’une agression allemande. Dans son article « Come Ahead, Adolf! » publié au mois d’août suivant, la journaliste insiste fortement, comme en Espagne, sur l’attachement de la population aux principes démocratiques, exception faite de la minorité allemande des Sudètes qui s’est convertie majoritairement à l’idéal du parti national-socialiste local dirigé par Konrad Henlein16. Elle souligne aussi le calme et la sérénité des paysans travaillant aux champs près de la frontière, tout en étant consciente que les aérodromes allemands de Dresde sont « à une demi-heure de vol pour un bombardier » et que l’armée tchécoslovaque ne résisterait pas longtemps à un pilonnage en règle de la Luftwaffe17. Bien que décrite comme « une forteresse » et disposant d’un important arsenal grâce aux usines Škoda, la Tchécoslovaquie semble ainsi à la merci de son puissant voisin, comme un nouveau David héroïque à un Goliath grotesque et dément18.
10De retour aux États-Unis en janvier 1939, avec le sentiment que tous les pays auxquels elle tenait étaient perdus, elle reprend le chemin de l’écriture romanesque avec un recueil de nouvelles, The Heart of Another, et un récit poignant inspiré de son expérience en Tchécoslovaquie, A Stricken Field, qu’elle rédige pour une grande part dans la propriété achetée à Cuba par Hemingway, la Finca Vigia. Le travail à peine achevé, elle repart toutefois en Europe pour une série de reportages sur la Scandinavie et arrive à Helsinki le 29 novembre, après une traversée périlleuse à travers les champs de mines de la mer du Nord, pour assister le lendemain à l’offensive soviétique contre la Finlande. Dans une Europe en guerre depuis le 1er septembre, Martha Gellhorn est le témoin direct de l’attaque soviétique sur la capitale, dont elle fait le récit dans un premier article19.
11Une fois de plus, un État démocratique était victime d’une agression brutale et injustifiée ; une fois de plus, la population civile était bombardée sans avertissement préalable et abandonnée à son sort par la communauté internationale. Tout comme en Espagne, elle constate que « les gens sont formidables, avec une sorte de courage pâle et glacé. Ils ne pleurent pas et ne courent pas ; ils regardent avec dégoût, mais sans crainte, cette méchante et soudaine attaque qu’ils n’ont rien fait pour provoquer20 ». Contrairement à ce qu’elle a observé en Tchécoslovaquie pourtant, « l’armée d’environ cinq cent mille hommes, soutenue par une population civile unie et sans peur de deux millions et demi d’individus, a décidé de mener une guerre défensive plutôt que de perdre leur pays, leur république et leur mode de vie besogneux, pacifique et honnête21 ». Souvent taxée d’idéaliste, elle a cette fois-ci une vision très juste des événements, qui va contre toute logique, en pariant sur la capacité de résistance des Finlandais, voire sur leur victoire, comme le démontrera la suite de la « Guerre d’Hiver » jusqu’à son dénouement final en mars 194022.
12C’est dans une petite buvette proche de la frontière mexicaine que Martha Gellhorn reçut la double nouvelle de l’attaque japonaise contre la base navale de Pearl Harbor et de l’entrée en guerre des États-Unis contre le Japon, le 8 décembre 1941. Malgré sa connaissance de la guerre, le projet avancé par Collier’s de l’envoyer couvrir les nouveaux événements se heurta cependant au refus de l’état-major américain qui était absolument opposé à l’idée d’accréditer des correspondants de guerre féminins. Elle ne pouvait rien changer au fait d’être une femme, comme elle l’écrit à Eleanor Roosevelt, mais elle ressentait néanmoins le besoin de partir et de témoigner à nouveau du conflit en cours. Certaine que la guerre mondiale allait durer longtemps, elle se consacra à l’écriture de nouvelles et à l’étude des cartes, de la technique et de la stratégie militaires, pour se préparer au mieux dans le cas où une accréditation exceptionnelle lui serait accordée grâce aux Roosevelt23. En juillet 1942, elle reçut enfin ses credentials et profita de la proximité géographique pour réaliser plusieurs reportages sur l’arrière-plan des événements, en observant, par exemple, comment la guerre affectait la vie des Portoricains ou pour décrire le Surinam, comme la « dernière terre libre des Hollandais24 ».
13Une fois achevée l’écriture de son nouveau roman, Liana, Martha Gellhorn décida de partir pour l’Europe et de couvrir la guerre, certaine que Collier’s continuerait de la soutenir après avoir écrit vingt-six articles pour le magazine depuis 1938. Arrivée à Lisbonne en octobre 1943, elle se rendit aussitôt à Londres avant de rejoindre une escadrille de bombardiers de la RAF pour écrire le récit des équipages envoyés de nuit au-dessus de l’Europe occupée, ou interviewer des exilés polonais ; elle suit également les troupes alliées en jeep militaire à travers l’Italie en février 194425. Pourtant, le ciel s’obscurcit pour elle lorsque Hemingway, dont les sentiments ont profondément changé à son égard, décide de revenir au reportage, et obtient de Collier’s de se faire accréditer comme correspondant en frontline. Or, selon les règles du US Press Corps, un seul reporter par magazine pouvait être autorisé à se rendre dans les zones de combat, ce qui l’excluait de facto du théâtre des opérations.
14Bien qu’affligée par cette nouvelle « terriblement ironique », après tout le travail et les efforts accomplis, Martha Gellhorn refusa d’abandonner le terrain au moment précis où se préparait le débarquement des forces alliées en France. « Déterminée à ne pas manquer cet événement historique – écrit Carl Rollyson –, Gellhorn se cacha dans les toilettes d’un navire-hôpital qui était programmé pour traverser le Channel à l’aube du 7 juin26. » Grâce à ce stratagème, Martha Gellhorn fut ainsi l’une des rares journalistes à poser le pied sur les plages de Normandie, en l’occurrence Omaha Beach, et la seule à participer de fait à l’évacuation des soldats blessés au côté des infirmières américaines, au grand dam de son mari qui dut se contenter d’assister de loin au D-Day dans une barge de débarquement27. La rivalité professionnelle qui s’était ainsi exacerbée entre Ernest et Martha depuis 1941 trouva en ce jour son point d’orgue, emportant en même temps le peu de sentiment qui restait. Cet événement devait jouer un rôle déterminant dans leur séparation, puis leur divorce ultérieur en décembre 1945.
15Très vite repérée par les militaires américains, Martha Gellhorn fut aussitôt transférée dans un camp pour infirmières dans l’Essex et placée en internement pour avoir désobéi aux consignes officielles. Cette détention ne dura en fait qu’un jour à peine, car se faufilant sous le grillage d’enceinte du camp, elle parvint à rejoindre un aérodrome militaire et à embarquer dans un vol non autorisé en direction de Naples avec l’aide d’un pilote britannique. En réaction, elle se permit un peu plus tard d’envoyer une lettre de protestation au colonel Lawrence, en charge sans doute des relations publiques de l’armée américaine, dans laquelle elle dénonçait le traitement injuste et discriminatoire fait aux femmes reporters28. Sans accréditation, mais respectée pour ses reportages sur le D-Day et son audace, Martha Gellhorn poursuivit son travail de reporter en Europe jusqu’à la fin de la guerre, passant d’un théâtre d’opérations à l’autre pour offrir à Collier’s des récits profondément humains, écrits sur le vif et hors des sentiers battus. Que ce soit à Londres, lors du retour poignant des prisonniers de guerre, ou en Italie et en France, au côté de la 8e armée et des partisans, elle plonge les lecteurs au milieu de la lutte héroïque des forces alliées face aux armées de l’Axe et s’émeut des actes de barbarie perpétrés par les nazis à Paris29. Si ces articles subissent la censure militaire, ce qu’elle accepte comme les autres journalistes en temps de guerre, elle ignore toutefois qu’elle est aussi victime d’une censure interne, celle de Collier’s, qui a sciemment effacé toute référence à sa présence lors du débarquement et retardé la publication de son odyssée pour donner la priorité aux chroniques d’Ernest Hemingway30.
16Le summum de l’horreur est atteint le 8 mai, jour de la capitulation allemande, lorsqu’elle est autorisée à rejoindre les troupes américaines qui ont libéré le camp de concentration de Dachau quelques jours plus tôt. Martha avait déjà été informée le 15 avril de la découverte macabre faite par les alliés à Bergen Belsen, et pensait, autant par devoir que par conviction, qu’il lui fallait voir de ses propres yeux la réalité des crimes nazis. Elle découvre en ce lieu, à quelques kilomètres de Munich et de sa Marienplatz, « l’odeur de la maladie et de la mort », les trains bondés de corps dénudés et squelettiques, et derrière les barbelés des êtres debout, survivants hébétés et sans expression « mais qui ne bougeaient pas31 ». Un médecin polonais qui a été prisonnier dans le camp pendant cinq ans la guide vers l’hôpital où se sont multipliées les expérimentations – résistance à la privation d’oxygène, résistance au froid, résistance au typhus ou à la malaria, castration et stérilisation de Juifs et de Gitans – au prix de milliers d’existences. D’un témoignage à l’autre, elle décrit dans le détail la terreur vécue chaque jour par les prisonniers déportés marqués des lettres NN (Nacht und Nebel), la faim perpétuelle, le sadisme des gardiens SS, les conditions de travail inhumaines et enfin les « marches de la mort » peu avant l’arrivée des Alliés.
17La phase ultime de la guerre dans le Pacifique fut de son propre aveu une épreuve pénible à surmonter tant l’expérience des camps de concentration avait heurté ses convictions les plus intimes et suscité en elle un sentiment de colère et de haine irrépressibles à l’égard du peuple allemand. Rien de surprenant dans ces circonstances à ce que Martha Gellhorn ait cherché à s’éloigner des zones de conflit, à renouer avec l’écriture romanesque et à trouver le repos plusieurs années durant d’abord à Londres, puis au Mexique au côté de sa mère32. Si elle se rend à Java en proie à une révolution anticoloniale en février 1946 en croyant y trouver – à tort – « la toute fin de la guerre contre le Japon33 », puis à Nuremberg au mois de novembre, hantée par les spectres de Dachau, pour suivre le procès des dirigeants nazis34, elle s’abstient de couvrir la guerre de Corée en 1950. L’adoption d’un jeune orphelin italien en 1949, Sandy, y fut sans doute pour quelque chose, de même que la perte de son accréditation comme reporter de Collier’s ; mais sans doute fallait-il y voir une forme de lassitude et un fatalisme croissant quant à l’inutilité de son métier de reporter. « Toute ma vie de journaliste – devait-elle écrire en 1987 – j’ai jeté des petits cailloux dans un très vaste étang, et je n’ai aucun moyen de savoir si un quelconque de ces cailloux a produit la moindre vague. Je n’ai pas besoin de m’en soucier, ma responsabilité aura été dans l’effort35. »
18Partageant sa vie entre l’Afrique et Londres, Martha Gellhorn ne cessa de voyager à travers le monde jusqu’à la fin de sa vie et de couvrir les événements de politique internationale, allant de Pologne en Hongrie et en Union soviétique pour rendre compte de la mentalité communiste et de la vie des populations à l’est du mur de Berlin, mais aussi en Israël et en Palestine lors de la guerre des Six Jours en 1967, puis en Amérique centrale, du Salvador au Nicaragua, où les dictatures installées par le « grand protecteur » américain n’hésitaient pas à emprisonner, torturer et assassiner les opposants politiques36. Malgré son âge avancé, plus de 80 ans lors de ses derniers reportages sur l’invasion de Panama par les forces américaines en 198937, et malgré une vue déficiente qui l’obligeait désormais à taper ses articles d’un seul œil, Martha Gellhorn ne cessa de travailler et de promener son regard aigu sur le monde, un regard nourri de son expérience traumatique de la guerre et donc parfois déséquilibré, comme dans son jugement négatif du monde arabe ou son rejet définitif de l’Allemagne dans l’une de ses dernières contributions publiées en 199238. Si elle ne fut ni la première reporter de guerre ni la seule journaliste de sa génération à sillonner les théâtres d’opérations militaires, Martha Gellhorn laissa une trace indélébile et unique dans sa profession et son lectorat, au point de susciter la création d’un prix qui porte son nom, le Martha Gellhorn Prize for Journalism39.
Notes de bas de page
1 « M. Gellhorn à Allen Grover, 4 octobre 1936 », in Moorehead Caroline (dir.), Selected Letters of Martha Gellhorn, New York, Henry Holt and Company, 2006, p. 40.
2 Ibid., p. 73-76 ; Gellhorn Martha, The Face of War, New York, Atlantic Monthly Press, 1986 (1re édition 1959), p. 1. Cet ouvrage a été traduit en français très tardivement, en 2015, sous le titre surprenant de La guerre en face, Paris, Les Belles Lettres, 2015.
3 « M. Gellhorn à Allen Grover, 4 octobre 1936 », ibid., p. 41.
4 « M. Gellhorn à Eleanor Roosevelt, 13 janvier 1937 », in Moorehead Caroline (dir.), Selected Letters, ibid., p. 46.
5 « Moi, je pars pour l’Espagne avec les gars. Je ne sais pas qui sont les gars, mais je pars avec eux. Je me sens hors de tout et j’aimerais organiser une colonne, qui s’appellerait la colonne Martha Ellis » (du nom de sa grand-mère maternelle, une pionnière de l’émancipation féminine.) « M. Gellhorn à Betty Barnes, 30 janvier 1937 », in Moorehead Caroline (dir.), Selected Letters, op. cit., p. 48.
6 « M. Gellhorn à Allen Grover, mars 1937 », in ibid., p. 50-51.
7 Gellhorn Martha, The Face of War, op. cit., p. 14-15.
8 Gellhorn Martha, « Only the Shells Whine », Collier’s, 17 juillet 1937 ; rééd. sous son titre original « High Explosive for Everyone », in Gellhorn Martha, The Face of War, op. cit., p. 19-26.
9 Ibid., p. 20.
10 Ibid., p. 16 ; Rollyson Carl E., Nothing Ever Happens to the Brave. The Story of Martha Gellhorn, New York, St. Martin’s Press, 1990, p. 123-126.
11 Gellhorn Martha, « Men Without Medals », Collier’s, 15 janvier 1938.
12 Gellhorn Martha, The Face of War, op. cit., p. 17.
13 Idem, p. 2. Sur ce point précis voir la mise au point détaillée de Gerrebrands Inge, A Federation of Cassandras. How American Intellectuals tried to Save the Spanish Republic, mémoire de master inédit, University of Amsterdam, 1er juillet 2019, 62 p.
14 « M. Gellhorn à Denver Lindley (Collier’s), 1er juin 1938 », in Moorehead Caroline (dir.), Selected Letters, ibid., p. 64.
15 « M. Gellhorn à Campbell Beckett, printemps 1938 », in Moorehead Caroline (dir.), Selected Letters, op. cit., p. 61.
16 Gellhorn Martha, « Come Ahead, Hitler! », Collier’s, 6 août 1938.
17 Aviation militaire allemande.
18 Gellhorn Martha, « Come Ahead, Hitler! », Collier’s, 6 août 1938.
19 Gellhorn Martha, « Bombs from a Low Sky », Collier’s, 27 janvier 1940, in Gellhorn Martha, The Face of War, op. cit., p. 53-58 sous le titre « Bombs on Helsinki ».
20 « M. Gellhorn à E. Hemingway, 30 novembre 1939 », ibid., p. 77.
21 « Une nation de braves gens – ajoute-t-elle – fait plaisir à voir » (Gellhorn Martha, « Bombs from a Low Sky », art. cité, p. 58).
22 Voir Vehviläinen Olli, Finland in the Second World War. Between Germany and Russia, Basingstoke, Palgrave, 2002, p. 43-73 ; « M. Gellhorn à E. Hemingway, 4 décembre 1939 », in Moorehead Caroline (dir.), Selected Letters, ibid., p. 80.
23 « M. Gellhorn à Charles Colebaugh, 3 février 1942 », in Moorehead Caroline (dir.), Selected Letters, op. cit., p. 123-124.
24 Gellhorn Martha, « A Little Worse Than Peace », Collier’s, 14 novembre 1942 ; « Holland’s Last Stand », 26 décembre 1942 ; Rollyson Carl E., Nothing Ever Happens to the Brave, op. cit., p. 173-178. Elle utilisa une grande partie du matériel factuel collecté dans les Caraïbes pour écrire « Messing About in Boats », un récit autobiographique naviguant entre Haïti et l’île de Saint-Martin, publié in Gellhorn Martha, Travels With Myself and Another, Londres, Eland, 1983 (1re édition 1978), p. 64-108.
25 Gellhorn Martha, « The Bomber Boys », Collier’s, 17 juin 1944 ; « Three Poles », 18 mars 1944.
26 Rollyson Carl E., Nothing Ever Happens to the Brave, op. cit., p. 197.
27 Ibid., p. 197-199 ; Moorehead Caroline, Martha Gellhorn, op. cit., p. 257-259 ; Dorman A. H., op. cit., p. 151-155.
28 « M. Gellhorn au colonel Lawrence, 24 juin 1944 », in Moorehead Caroline (dir.), Selected Letters, op. cit., p. 166-167.
29 Gellhorn Martha, « The Wounded Come Home », Collier’s, 5 août 1944 ; « Treasure City. The Fight to Save Florence », 30 septembre 1944 ; « Cracking the Gothic Line », 28 octobre 1944 ; « The Wounds of Paris », 4 novembre 1944. Elle a fait le récit abrégé de son aventure en Europe dans une longue lettre à son amie Hortense Flexner. Voir « M. Gellhorn à Hortense Flexner, 4 août 1944 », in Moorehead Caroline (dir.), Selected Letters, ibid., p. 167-170.
30 Son premier article sur le D-Day intitulé « Over and Back » n’est publié par Collier’s que le 22 juillet 1944. Ce fait n’a pu être établi que tardivement lorsque Sandra Spanier eut accès à tous les télégrammes et dépêches originales de Collier’s. Voir Spanier S. W., art. cité, p. 269-271. Martha Gellhorn écrivit en juin un long récit magnifique et poignant à propos du navire-hôpital, qui ne fut pas publié, semble-t-il, jusqu’à l’anthologie déjà mentionnée. Voir Gellhorn Martha, « The First Hospital Ship », in Gellhorn Martha, The Face of War, op. cit., p. 109-120.
31 Gellhorn Martha, « Dachau: Experimental Murder », Collier’s, 23 juin 1945, réédité in Gellhorn Martha, The Face of War, ibid., p. 179-185 sous le titre « Dachau ».
32 Gellhorn Martha, The View from the Ground, op. cit., p. 102-104. Elle publiera avec Virginia Cowles la comédie Love Goes to Press en 1946 et deux ans plus tard The Wine of Astonishment, roman directement inspiré de ses neuf années d’expérience passées sur les principaux théâtres d’opération.
33 Gellhorn Martha, « Java Journey », The Saturday Evening Post, 1er juin 1946, réédité in Gellhorn Martha, The Face of War, op. cit., p. 191-199.
34 Gellhorn Martha, « The Path of Glory », Collier’s, 9 novembre 1946, réédité in Gellhorn Martha, The Face of War, ibid., p. 203-212 ; Moorehead Caroline, Martha Gellhorn, op. cit., p. 288-290.
35 Gellhorn Martha, The View from the Ground, ibid., p. 391-392.
36 Moorehead Caroline, Martha Gellhorn, op. cit., p. 470-472 ; Gellhorn Martha, « On Torture », Granta, avril 1984, réédité in Gellhorn Martha, The View from the Ground, op. cit., p. 333-345.
37 Gellhorn Martha, « The Invasion of Panama », Granta, 28 juin 1990 ; McLaughlin G., op. cit., p. 86-88.
38 Gellhorn Martha, « Ohne Mich: Why I Shall Never Return to Germany », Granta, 1er décembre 1992.
39 Ce prix a été créé en 1999 pour récompenser « un journaliste dont le travail a pénétré la version établie des événements et exposé une vérité désagréable » – une vérité validée par des faits puissants, qui révèlent ce que Martha Gellhorn a appelé « radotage officiel » (official drivel). Elle entendait par là la propagande officielle (establishment propaganda). Julian Assange en fut le lauréat en 2011 pour WikiLeaks. The Martha Gellhorn Prize for Journalism, [http://www.marthagellhorn.com/index.htm].
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Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008