Celles du Yiddishland
Les volontaires juives, un groupe majoritaire problématique
p. 155-164
Texte intégral
1Il faut, avant tout chose, expliquer les termes choisis. Majoritaires, les juives le furent incontestablement parmi les volontaires étrangères en Espagne durant la guerre civile, et particulièrement dans les Brigades internationales. Selon l’historien Arno Lustiger, plus de la moitié des médecins et des infirmières du Service sanitaire international (SSI), le corps de santé des Brigades internationales, étaient ainsi d’origine juive1. Presque toutes les études réalisées sur la part féminine d’un contingent national de volontaires relèvent également la proportion élevée des juives, jusqu’à 62 % des Autrichiennes venues prêter main-forte en Espagne2. Mais le cadre méthodologique de ce groupe transnational pose un certain nombre de problèmes que soulève l’historien néerlandais et spécialiste de l’histoire contemporaine juive, Gerben Zaagsma. L’auteur relève ainsi que l’expression « volontaires juifs » fut utilisée durant la guerre civile espagnole exclusivement par les juifs communistes et socialistes d’Europe orientale et par les communautés immigrées pour qualifier « leurs » volontaires comme une valeur d’auto-identification, avant que l’épithète « volontaires juifs » ne soit attribuée, après-guerre, à tous les volontaires d’ascendance juive3. Il considère qu’il ne s’agit donc pas d’un groupe national en soi, du fait de la diversité des provenances mais d’un groupe partageant éventuellement des marqueurs culturels communs, sans autre considération sur leur judéité4. L’objet de cette contribution est d’examiner les volontaires juives venues de pays différents comme un groupe cohérent, selon le périmètre d’un groupe transnational composé à partir de la communauté de leurs ascendances avec une abstraction culturelle et topographique : le Yiddishland5.
2Au travers de ce concept ethnoculturel disposant d’un puissant capital symbolique et épistémologique, c’est avant tout l’espace géographique qui est considéré plutôt que le critère religieux. Si l’on interroge les sources traitant des volontaires juifs, et leurs témoignages et mémoire, c’est l’usage (qu’il soit effectif ou seulement identitaire) de la langue yiddish, ainsi que le partage des traditions juives et l’assignation à la judéité qui ont tracé le contour de ce groupe informel auquel beaucoup se sont identifiés. Ce groupe existe par la communauté des racines familiales puisant dans cet espace transnational, le Yiddishland, ce vieux foyer de peuplement juif incluant au moins l’Ukraine, la Pologne et le nord de la Roumanie (Bessarabie et Moldavie). Mais ce pays transnational et sans frontières est aujourd’hui effacé, annihilé par la Shoah entre 1941 et 19446. Bien qu’il s’agisse d’une désignation téléologique tardive, le recours au Yiddishland nous permet ici de jalonner la communauté de ce groupe des volontaires dites juives.
3Ce groupe de femmes directement nées ou issues de parents nés dans l’espace géographique du Yiddishland partage en outre un domaine professionnel commun, celui de la médecine, et un rattachement commun au corps médical des Brigades internationales. Ainsi défini collectivement, ce corpus est, dans cette étude, subdivisé en quatre sous-groupes. Deux appartiennent au Yiddishland intérieur : il s’agit des juives polonaises et roumaines. Les deux autres sont issus du Yiddishland extérieur, il s’agit des volontaires juives venues des États-Unis d’Amérique et de Palestine, pays où elles, ou leurs parents, s’étaient récemment installés. L’observation comparée de ces quatre sous-groupes doit permettre de révéler les caractéristiques communes mais surtout la diversité de cet ensemble apparemment homogène et de ses implications et raisons d’agir en Espagne dans l’antifascisme.
Le Yiddishland, le mouvement social juif et la guerre d’Espagne
4Quatre facteurs contribuèrent à définir particulièrement les conditions politiques et sociales du Yiddishland durant l’entre-deux-guerres. Il s’est agi avant tout de l’émergence d’une nouvelle génération de la jeunesse juive marquant une renaissance culturelle juive en Europe centrale, sensible dès 1920. Cette génération fut notamment marquée par une sécularisation accrue et une augmentation très forte du niveau d’éducation des jeunes filles7. Deuxièmement, la période fut parcourue par une forte politisation partagée entre le sionisme – socialiste ou religieux – et le marxisme. Troisièmement, le périmètre et les perspectives de l’action politique, culturelle et sociale juive se sont considérablement étendus avec la sédimentation de l’existence du Yischouv, le foyer juif en Palestine conforté en 1917 par l’application de la déclaration Balfour8. Enfin, il s’agit d’une double décennie dramatique, marquant le retour et la multiplication des pogroms ainsi que la perte progressive puis brutale des droits acquis parfois récemment par les juifs. De ce fait, l’éruption de l’antisémitisme en Pologne et en Roumanie, non plus canalisé (et parfois même favorisé) par les institutions régaliennes, et l’instauration de mesures de ségrégation (des Pays baltes jusqu’en Grèce) dans le sillage de la Grande Crise ont stimulé un puissant mouvement migratoire9. Si les démocraties ne connaissent pas alors de modifications légales à l’endroit des juifs, des évolutions délétères sont cependant clairement perceptibles, notamment en France, par la mise en place de numerus clausus dans certaines professions, notamment libérales, frappant de plein fouet l’immigration qualifiée et éduquée provenant d’Europe centrale. À l’opposé, le mouvement communiste, alors dans une période d’expansion, s’élève partout et énergiquement contre l’antisémitisme10. Le mouvement d’immigration suscité par l’assombrissement des conditions objectives d’existence des juifs au sein de l’espace occidental du Yiddishland s’est notamment dirigé vers l’Europe de l’Ouest, l’Amérique et la Palestine. Le plus souvent, ce mouvement est venu renforcer des diasporas plus anciennes mais il a incontestablement renouvelé ou créé des réseaux solidaires spécifiques, appuyés sur les organisations de masse socialistes et communistes.
5Les organisations et associations culturelles des immigrations juives politisées se sont jointes à la mobilisation antifasciste internationale structurée à partir de 1934. De fait, les relations compliquées entre le mouvement communiste et le mouvement ouvrier juif au xxe siècle ont été marquées par une période a priori symbiotique lors du développement, par la Troisième internationale (Komintern), de l’antifascisme comme un programme politique unitaire, performatif et universel entre 1934 et 1939. Son acmé se situe incontestablement durant la guerre d’Espagne, entre 1936 et 1939, et par l’engagement considérable du mouvement ouvrier juif auprès des républicains espagnols11. Durant l’été 1937 était créé à Paris le Comité d’aide judéo-espagnol tandis que nombre d’organisations prolétariennes juives adhéraient au Comité international de coordination et d’information pour l’aide à l’Espagne républicaine (CICIAER), à l’instar du syndicat palestinien Histadrout, représenté à Paris par Goldie Myerson, dite Golda Meir12.
6La participation de volontaires juifs venus combattre en Espagne a fait l’objet de très nombreux travaux et le thème bénéficie encore d’un intérêt du public attesté par le nombre de publications. Naturellement, l’immense majorité des volontaires juifs ne se sont pas déclarés sous cette dénomination, pas plus qu’ils ne furent ainsi désignés. Ainsi, la compagnie dite juive Botwin des Brigades internationales n’eut pas pour rôle de rassembler mais de représenter ontologiquement les volontaires juifs13. De fait, la structuration interne des Brigades internationales s’est constamment complexifiée durant leur courte existence, selon une taxinomie d’importation soviétique distinguant nettement les groupes nationaux infra-étatiques. Cette balkanisation des Brigades internationales atteint son apogée à la fin de l’année 1937, un an après leur création. Ainsi, pour des raisons de propagande, on a fait « apparaitre » les juifs dans les Brigades internationales, en confiant notamment à la journaliste communiste juive (et soviétique) Gina Medem la charge de signer un ouvrage promotionnel sur « Les juifs volontaires de la liberté14 ». À ces volontaires identifiés comme juifs, les femmes sont peu associées, l’attention étant portée sur le fusil du volontaire et non sur sa fonction ou les raisons de la présence en Espagne.
7Mais, pour beaucoup de juifs, l’Espagne républicaine a pu aussi être considérée comme un pays d’accueil et d’avenir. Pour les praticiens juifs, il put s’agir à la fois d’un espace de combat contre le fascisme mais également d’un espace où leurs compétences professionnelles pouvaient être non seulement absoutes des critères raciaux, mais attendues et recherchées. Cette superposition des raisons d’être en Espagne a eu pour effet de renforcer considérablement la présence des volontaires juifs dans le corps de santé des Brigades internationales, ce que confirme l’usage du yiddish comme l’une des langues véhiculaires au sein des hôpitaux. Bien qu’il se soit agi en Espagne plutôt d’un volapük, mélange de slave, d’allemand et de yiddish, cet usage confirme définitivement la réalité d’une communauté particulière, d’un groupe de volontaires notamment réuni par la culture du Yiddishland, bien que de nationalités et d’origines différentes. Appréhender ce groupe spécifique par le féminin permet à la fois de révéler ses caractéristiques communes et de l’évaluer de manière transversale en considérant ses spécificités de genre, mais également dans son épaisseur, en suivant les disparités induites par l’origine nationale et la citoyenneté.
Les volontaires juives de Roumanie, des diplômées fuyant la violence antisémite
8Incontestablement, les juifs furent nombreux parmi les volontaires roumains. De fait, les juifs de Roumanie constituaient avant la Shoah la troisième communauté juive d’Europe, soit près de 800 000 personnes en 1930, 4 % de la population. Pourtant, sur les 400 Roumains identifiés par les services des Brigades internationales (soit environ les deux tiers du total réel), très peu sont mentionnés comme juifs. Mais une lecture plus attentive révèle qu’au moins 10 % d’entre eux ont eu une activité politique dans une organisation juive et qu’au moins 5 % ont séjourné en Palestine. Enfin, ils sont très nombreux à posséder un patronyme juif, comme la majorité des Bessarabiens. Ces proportions sont supérieures encore si on ne considère que le groupe des Roumaines. Ainsi, sur 21 volontaires roumaines, trois seulement ne portent pas de patronyme judaïsant. Un quart d’entre elles sont venues de Roumanie ; il s’agit de militantes communistes recrutées au sein du Parti. Les autres viennent de l’immigration roumaine de France, Belgique, États-Unis et Argentine15. Les volontaires roumaines vinrent majoritairement de la province septentrionale de Bessarabie, notamment de la capitale Chisinau et des centres urbains de la « Petite Roumanie », en Moldavie et Valachie. Les juifs de Roumanie subissaient alors un apartheid d’État et des pogroms réguliers tandis qu’ils étaient assimilés aux communistes. Le Parti communiste roumain, puis sa couverture légale, furent particulièrement influents dans les centres urbains où résidaient majoritairement les juifs16. La plupart des Roumaines ont quitté leur pays très jeunes, avant leur vingt-quatrième année, au début des années 1930, c’est-à-dire pendant la grande crise économique. Elles étaient donc sans expérience professionnelle pour la plupart. Elles se sont dirigées vers Paris, Prague et Belgrade, trois villes alors sans discrimination antisémite vis-à-vis des étudiants étrangers. En effet, les Roumaines sont davantage diplômées que les autres contingents de femmes : on relève parmi elles 10 % de médecins, 10 % de pharmaciennes et surtout 50 % d’étudiantes en médecine. L’année 1937, date du départ vers l’Espagne de la plupart les Roumaines venues directement de Roumanie, fut marquée par une campagne électorale émaillée d’un déchaînement de violence raciste dirigée contre les « étrangers », c’est-à-dire les juifs et les communistes, et qui s’acheva par une percée de l’extrême droite. En janvier 1938, un décret-loi portant sur la révision de la nationalité retirait leur nationalité à près de 40 % de la population. C’est le moment choisi par les trois dernières volontaires roumaines, dont l’unique étudiante en médecine de l’école de Bucarest, pour rejoindre l’Espagne ; toutes trois portaient des patronymes judaïsant. Cette diaspora des Roumaines vint s’ajouter aux juives polonaises venues de France et de Belgique, qui les y avaient précédées.
Les volontaires juives polonaises, des prolétaires immigrées de France et de Belgique
9Dans un travail pionnier remarquable à plus d’un titre, l’historien belge Rudi Van Doorslaer avait identifié 200 juifs parmi les 1 300 volontaires belges, tandis que l’on comptait seulement quelque 50 000 juifs en Belgique en 1936 ; près des deux tiers étant nés en Pologne17. En effet, le minimum de 64 Polonaises engagées volontaires en Espagne provient aux trois quarts de France et de Belgique ; seule une quinzaine vint directement de Pologne18. Contrairement aux Roumaines, il est plus malaisé d’identifier exactement les juives polonaises. Elles forment cependant au minimum les deux tiers des volontaires polonaises présentes en Espagne durant la guerre civile. Dans presque tous les cas, elles vivaient dans des centres urbains tels que Paris, Bruxelles, Anvers, mais aussi Prague et Zurich, installées en moyenne depuis 1930 et parfois expulsées de différents pays. Il s’agit d’un groupe particulièrement mobile, que ce soit par le fait des expulsions administratives, des études universitaires, des missions du Parti, d’une expérience sioniste de courte durée ou selon des motifs personnels ou familiaux. Les quatre cinquièmes des volontaires polonaises étaient militantes ou sympathisantes communistes. Elles étaient plus éduquées que leurs homologues masculins (trois années d’études en moyenne). La plupart du temps, ce niveau d’éducation est le fait de leur formation d’infirmières, mais un tiers d’entre elles ont fait des études supérieures et exerçaient des professions libérales (notamment médecins, chirurgiennes, bactériologues ou avocates). En effet, leurs arrivées en Espagne ont procédé suivant deux modèles d’incorporation dans le conflit. D’une part, celles qui sont venues avec (ou ont rejoint) leur compagnon, mari ou frère. Elles possédaient donc une formation, un métier ou une compétence qui a pu leur permettre de demeurer en Espagne, comme volontaires. D’autre part, celles qui ont été spécifiquement recrutées pour l’Espagne. Enfin, deux sous-ensembles apparaissent également : premièrement les cercles universitaires de Prague et des grandes villes de l’est de la Pologne et deuxièmement l’immigration juive polonaise de Belgique. Ainsi, en avril 1937, 20 infirmières juives quittaient Bruxelles et Anvers pour l’hôpital d’Onteniente près de Valence. Ouvrières pour la plupart, elles reçurent une formation ad hoc pour devenir infirmières en Espagne19. Ces infirmières juives polonaises formées pour l’occasion présentent de ce fait des caractéristiques très différentes de leurs homologues juives étatsuniennes.
Les volontaires juives étatsuniennes, des praticiennes expérimentées mais peu diplômées
10Le volontariat médical anglo-saxon recèle une différence fondamentale avec les autres contingents en étant le groupe national le plus féminisé, à ceci près que les femmes furent presque sans exception des infirmières, ou des assistantes techniques, et que l’on ne compte parmi les Américaines aucun médecin, chirurgienne, sténodactylo, opératrice ou combattante20. Fort de 124 volontaires, le contingent sanitaire américain fut pour moitié composé de femmes, issues de la classe ouvrière et majoritairement d’origines slaves21. Parmi elles, l’historienne Frances Pataï a recensé au moins 28 juives22. Aux États-Unis, les écoles d’infirmières étaient en effet une institution relativement ancienne, guidée par des motivations hygiénistes et le désir d’attirer des femmes pieuses dans les hôpitaux, mais également du fait des besoins provoqués par la Guerre civile (1860-1865). À la fin du xixe siècle, les 35 écoles d’infirmières étaient organisées selon le modèle du « nursing » développé par Florence Nightingale, modèle qui insiste notamment sur le dévouement, le port de l’uniforme et une discipline calquée sur l’institution militaire. Preuve de cette influence et de cette spécificité, les infirmières américaines arriveront en Espagne parées d’un uniforme impeccable, le « Stars and Stripes » claquant au vent selon le témoignage de Fredericka Martin. Parallèlement, s’était développée sur le même modèle une filière de formation en direction des jeunes filles juives du fait d’une double contrainte : la présence d’un numerus clausus raciste et d’une ségrégation du personnel juif (on demandait une lettre de recommandation du clergé), et l’obligation de suivre les interdits alimentaires et le respect des rites23. Cette filière juive fut influencée par des figures fortes, comme l’infirmière sioniste d’origine russe Rose Kaplan. Enfin, le mouvement de santé publique développé aux États-Unis depuis le début du siècle fut radicalisé par la grande crise économique. En effet, pour une dizaine de volontaires juives américaines en Espagne, le métier d’infirmière vint succéder à une formation professionnelle précédente. Dans les ateliers textiles où elles étaient ouvrières, elles ont bénéficié des formations sanitaires dispensées par le puissant syndicat féminin International ladies’ garment workers’ union (ILGWU). Elles sont allées ensuite travailler dans des dispensaires syndicaux ou municipaux, parfois juifs. D’autres fréquentaient les cercles ouvriers israélites laïcs tels que l’Arbeiter Ring. Toutes travaillaient dans des structures médicales populaires urbaines et étaient diplômées des gros hôpitaux populaires : Brooklyn Jewish Hospital, Harlem, Bellevue, Beth Israël24. Contrairement aux Polonaises étudiées précédemment, un tiers seulement des juives américaines étaient membres (récentes) du parti communiste américain. C’est par le biais syndical que le départ vers l’Espagne s’est envisagé et organisé, un opérateur qu’elles partagent avec les volontaires palestiniennes.
Les volontaires palestiniennes, des militantes solidement formées mais en rupture
11Entre 150 et 200 volontaires étrangers sont venus de Palestine, les trois quarts étant des enfants du Yishouv, nés en Palestine25. Parmi eux, quatorze femmes, soit entre 7 et 10 % du total, c’est-à-dire un effectif féminin plus important que les trois autres précédemment considérés. Il s’agit d’un contingent très jeune, de moins de 25 ans. On aurait pu s’attendre à une mobilisation palestinienne plus importante, mais il faut souligner que les mouvements sionistes de droite et conservateurs ont interprété les événements espagnols à l’aune de l’anticommunisme tandis que les journaux sionistes pro-républicains ont manifesté une attitude circonspecte vis-à-vis de l’URSS, considérée comme l’ennemie du sionisme. En effet, le sionisme fut dénoncé par le Komintern dès 1921, ce qui eut pour effet de réduire drastiquement la croissance du Parti communiste de Palestine (PCP), notamment lorsque ce dernier assimila le sionisme au fascisme, au mitan des années 193026. Quasiment tous les partis de gauche palestiniens se sont opposés à l’envoi de volontaires, sauf Poalé Tsion, proche du POUM (Partido Obrero de Unificación Marxista). Le PCP encouragea naturellement au volontariat, mais il fut traversé par des tensions internes. Pour l’historien Nir Arielli, la révolte arabe de 1936-1939 a indirectement favorisé les vocations espagnoles auprès des militants communistes palestiniens27. Depuis 1934, le Komintern imposait une arabisation du parti, marquée par la nomination forcée de Radwan Al-Hilu comme secrétaire général. Cela a constitué une rupture nette avec la matrice occidentale de l’antifascisme. Rejoindre l’Espagne put être un moyen de s’extraire sans contestation d’une ligne contestée. Enfin, d’autres volontaires, notamment des femmes, ont rejoint l’Espagne après avoir été expulsés par les autorités britanniques, en raison de leur militantisme, sans avoir d’autre destination disponible. Les volontaires palestiniennes se divisent en deux groupes équivalents : entre communistes et sympathisantes communistes, et les affiliées au syndicat juif Histadrout. Un autre critère instructif consiste en leurs origines : seul un cinquième d’entre elles sont issues du Yishouv et nées en Palestine, tandis que la majorité provenait d’arrivées récentes, notamment de la troisième « ’aliyah » des années 1920, en provenance d’Europe centrale et orientale.
12La situation sociale des Palestiniennes est très différente de celle des autres groupes féminins étudiés plus haut. Leur parcours antérieur à l’Espagne s’est établi dans les colonies agricoles et dans le secteur du bâtiment et de la construction. Plusieurs ont également bénéficié des formations fournies par les associations philanthropiques juives non sionistes à l’étranger intervenant en Palestine pour des actions sanitaires. Ainsi, certaines ont été directement formées sur place, comme infirmières, laborantines ou pédagogues. De ce fait, leur taux de syndicalisation est naturellement supérieur à celui des autres groupes étudiés, en lien avec le statut plus favorable et l’image positive de la travailleuse juive permettant une émulsion des carrières professionnelles féminines28.
Pour conclure : juives, praticiennes et communistes
13Ces « volontaires du Yiddishland » constituent en réalité un groupe féminin très hétérogène reflétant la diversité des situations de départs et des contraintes pesant sur leur carrière professionnelle comme leur implication dans la guerre civile espagnole. La judéité, le métier d’infirmière, le syndicalisme et l’attachement au Parti communiste forment incontestablement la principale analogie, attestant de la prégnance de la modélisation contemporaine de l’infirmière juive laïque comme une interface commune, à la fois culturelle et sociale29. L’infirmière fait partie du panthéon des personnages positifs socialistes et la formation à la fonction d’infirmière fut d’ailleurs très tôt considérée comme une voie d’éducation et de politisation des jeunes filles du prolétariat. Considérées au travers du filtre des origines nationales, les caractéristiques générales de ce groupe transnational peuvent être dégagées. Les volontaires juives roumaines, majoritairement très diplômées et communistes, ont subi le choc d’un antisémitisme mortifère qui les a suivies, tout en perdant en intensité, dans leurs exils. L’Espagne a donc pu constituer pour elles un espace favorable à plus d’un titre. Les volontaires juives polonaises étaient quant à elles des immigrées de France et de Belgique, des prolétaires parfois spécialement formées pour remplir la fonction d’infirmières volontaires, avant leur départ ou en Espagne même. Les volontaires juives américaines viennent presque toutes de New York et sont majoritairement nées aux États-Unis ; elles se distinguent par une forte sécularisation, une formation professionnelle très influencée par le Nursing et par un recrutement syndical. Enfin, les Palestiniennes ont pour la plupart été contraintes de quitter la Palestine, du fait des autorités britanniques ou bien désemparées par l’arabisation du PCP. Dans le groupe transnational des volontaires dites juives, deux groupes s’opposent quant à leurs droits et capacité à agir : les volontaires américaines et les immigrées de France et de Belgique n’eurent presque aucune difficulté à retourner chez elles, tandis que toute idée de retour était pratiquement exclue pour les Roumaines et les Polonaises, déchues de leur nationalité, comme pour les Palestiniennes identifiées comme communistes. L’URSS ne fit d’ailleurs aucun effort pour les accueillir30. Ensembles, ces volontaires féminines du Yiddishland ont constitué en Espagne un apport qualitatif considérable, par leur formation supérieure notamment acquise dans les écoles de médecine et les dispensaires d’Europe et d’Amérique. Infirmières, juives et militantes, elles étaient rompues aux situations difficiles, partageant nombre d’expériences violentes : l’exil, la clandestinité, la misère des dispensaires des quartiers immigrés d’Anvers ou de New York, la haine subie de l’antisémitisme ou encore le dénuement des kibboutz ; autant de raisons d’agir aussi en Espagne.
Notes de bas de page
1 Lustiger Arno, Shalom Libertad ! Les Juifs dans la guerre civile espagnole 1936 1939, Paris, Éditions du Cerf, 1986, p. 458.
2 Fillip Iren, « Voluntarias Internacionales de la Libertad. 34 Österreicherinnen gegen Franco », Mitteilungen der Alfred Klahr Gesellschaft, no 3, septembre 2016, p. 4, [https://www.doew.at/cms/download/3ge11/filip_voluntarias_internacionales.pdf].
3 Zaagsma Gerben, Jewish Volunteers, the International Brigades and the Spanish Civil War, Londres, Bloomsbury, 2017, p. 3.
4 Ibid., p. 23 et suivantes.
5 Ruth Feierstein Liliana, « From the other side of the river: borders in Jewish culture and history », Cadernos de língua e literatura Hebraica, vol. 8 (2010), no 2, p. 196.
6 Guillemoles Alain, Sur les traces du Yiddishland. Un pays sans frontière, Paris, Les Petits Matins, 2010.
7 Vilmain Vincent, Les femmes juives dans le sionisme politique (1897-1921) : féministes et nationalistes ?, Paris, Honoré Champion, 2018, p. 257 et suivantes.
8 En laissant de côté le Birobidjan, cet oblast soviétique promu comme un Israël socialiste artificiel en 1928.
9 Weinberg David, Les Juifs à Paris de 1933 à 1939, Paris, Calmann-Lévy, 1974. p. 212.
10 Schatz Jaff, « Jews and the Communist Movement in Interwar Poland », in Frankel Jonathan (dir.), Dark Times, Dire Decisions: Jews and Communism, New York, Oxford University Press, 2005, p. 22.
11 Zaagsma Gerben, « Jewish Communists in Paris between Local and International », JBDI/DIYB Simon Dubnow Institute Yearbook, no 8, 2009, p. 1-19.
12 Diamant David, Combattants juifs dans l’armée républicaine espagnole : 1936-1939, Paris, Éditions Renouveau, 1979, p. 210-211.
13 Sill Édouard, « La compagnie dite juive Naftali Botwin, une clef de lecture exemplaire des Brigades internationales comme un projet politique plutôt que militaire », Circé. Histoire. Savoirs. Sociétés no 10, automne 2018, [http://www.revue-circe.uvsq.fr/sill-la-compagnie-dite-juive-naftali-botwin/].
14 Medem Gina, Los judíos, voluntarios de la libertad. Un año de lucha en las Brigadas Internacionales, Madrid, Ediciones del Comisariado de las Brigadas Internacionales, 1937.
15 RGASPI 545.6 836 à 839 : dossiers individuels des volontaires Roumains, Barcelone/Moscou, 1938-1940. Complétés par : Archivo Histórico Provincial de Albacete (AHP) – Centro Documental de las Brigadas Internacionales AHP 63232 CEDOBI Caja no 49 : Dossier Mihail Florescu et Voluntarios Rumanos.
16 Cazacu Matei, « La disparition des juifs de Roumanie », Matériaux pour l’Histoire de notre Temps, no 71, juillet-septembre 2003, p. 52.
17 Van Doorslaer Rudi, « Joodse vrijwilligers uit België in de Internationale Brigaden: een portret van een vergeten generatie? », Belgisch Tijdschrift voor Nieuwste Geschiedeni/Revue Belge d’Histoire Contemporaine, vol. 18, no 1 et 2, 1987, p. 165.
18 Relevé de l’auteur au sein d’une prosopographie de 579 femmes volontaires en Espagne.
19 Rayet Elsa, « Onteniente et la guerre d’Espagne », Cahiers Marxistes, no 213, octobre novembre 1999, p. 145-178. Voir à ce sujet le très beau documentaire Las Mamás belgas (2017) de Sven Tuytens, Espagne/Belgique, 27 min.
20 Mais une exception de taille : Evelyn Hutchins (ép. Rahman), au volant de Baby, son ambulance militaire.
21 Trice Megan, The Lincoln Brigade Sisterhood U.S. Women’s Involvement in the Spanish Civil War, 1936-1939, intergraduate thesis, Yale university, 2004.
22 Patai (Frances), « Heroines of the Good Fight. Testimonies of US Volunteer Nurses in the Spanish Civil War, 1936-1939 », Nursing History Review, vol. 3 1995, p. 84.
23 Mayer Susan L. « Nursing in the United States », Jewish Women: A Comprehensive Historical Encyclopedia. – Jewish Women’s Archives ; [https://jwa.org/encyclopedia/article/nursing-in-united-states], mis en ligne le 20 mars 2020.
24 Patai Frances, « Heroines of the Good Fight… », op. cit., p. 85-87.
25 Rein Raanan, « Echoes of the Spanish Civil War in Palestine: Zionists, Communists and the Contemporary Press », Journal of Contemporary History, vol. 43, no 1, 2008, p. 19.
26 Ibid., p. 11.
27 Nir Arielli, « Induced to Volunteer? The Predicament of Jewish Communists in Palestine and the Spanish Civil War », Journal of Contemporary History, vol. 46, no 4, 2011, p. 854-870.
28 Vilmain Vincent, Les femmes juives dans le sionisme politique…, op. cit.
29 Ibid.
30 RGASPI 545.6.56 : Cas Zilbersberg Estere (Jeanne Lefèvre) et Sonia Kalma Schwals, « Lettone », s. d.
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