Introduction
p. 23-26
Texte intégral
1Si l’action et l’engagement des étrangères dans et autour de la Guerre d’Espagne demeurèrent très longtemps un champ historique en friche, comme le souligne Édouard Sill dans l’introduction de cet ouvrage, c’est pour de multiples raisons, que l’on tentera ici de présenter brièvement, sans viser à l’exhaustivité. Globalement, il a fallu attendre l’avant-dernière vague de féminisme, dans les années 1970, et son imbrication avec la recherche universitaire autour des gender studies, en des rythmes différents selon les pays, pour que « la moitié du ciel » apparaisse comme sujet d’histoire : vaste sujet que l’on ne développera pas ici.
2Comme le souligne Paul Boulland, dans sa contribution sur les volontaires françaises du Maitron, la focalisation sur le combat armé, qui a prévalu dans les recherches comme dans une partie des sources elles-mêmes, telles que les mémoires et les témoignages, a amené à une invisibilisation des femmes. Il fait d’ailleurs le lien avec la Résistance, comme Erica Grossi et Lorenzo De Sabbata pour les archives biographiques « Oggi in Spagna, domani in Italia » et Seran De Leed pour le portail numérique néerlandais de l’Institut social d’Amsterdam, Spanjestrijders.nl. On peut aussi tenter une analogie sur le plan historiographique. Si on part du cas français, la proportion de femmes parmi les résistants et leur rôle spécifique ne sont devenus un sujet d’études que depuis une vingtaine d’années, avec un article pionnier de Laurent Douzou1 dans lequel il écrivait : « la pratique résistante numériquement dominante, celle d’une désobéissance civile, a été, pour le plus grand nombre et pendant la majeure partie de la clandestinité, conjointement une affaire d’hommes et de femmes ». Dans la répartition des tâches, la Résistance assigne aux femmes des missions qui se situent dans le prolongement de la tradition de soutien logistique. Elles sont nombreuses à occuper les fonctions périlleuses d’agent de liaison. Lorsque les maquis se forment, les organisations partisanes orientent principalement les femmes volontaires vers les formations sanitaires et les services sociaux en les écartant délibérément de l’action. Dans les récits historiques de la résistance contre les nazis « fondamentalement, la résistance masculine était “réelle”, tandis que la résistance des femmes au fascisme était reléguée aux rôles traditionnels de soutien et d’abnégation2 » : on ne les considère pas, elles ne se considèrent pas comme des résistantes de même niveau. Encore le 15 juin 1993, une journée d’étude organisée par le ministère de la Recherche sur le thème « Juin 1943. La Résistance et ses enjeux », ne prévoyait aucune communication sur le rôle des femmes. Notons qu’en Italie, la participation de femmes à la lutte armée de l’extrême gauche, dans les années 1970, amena à revisiter la question des résistantes : les questions historiographiques se posent autant en fonction des débats des sociétés dans lesquelles vivent les historiens et les historiennes qu’en fonction de la disponibilité des sources archivistiques.
3Si on n’évoqua pas, pendant des décennies, les femmes volontaires en Espagne républicaine, c’est d’abord parce qu’à quelques exceptions près – dont celle des États-Unis pour des raisons propres à la gauche locale – tout le volontariat disparut des mémoires officielles, sans entrer dans la recherche universitaire. On peut qualifier, dans ce cadre, la production française de résiduelle. Parmi les 6 000 ouvrages sur les Internationaux répertoriés en 2006, il y a fort à parier que même en intégrant les publications militantes contemporaines, moins de 10 % aient été publiés pendant le demi-siècle ayant suivi la victoire de Franco. Un demi-siècle dominé par une histoire polémique au demeurant plus attachée à chercher des responsables de la défaite dans le camp des vaincus qu’à comprendre les situations vécues. Les enjeux mémoriels autour des Brigades internationales – à commencer par la volonté de les effacer des mémoires – ont longtemps empêché que l’on en fasse l’histoire. Mais si on se limite à l’engagement armé, les quelques étrangères ayant combattu les armes à la main appartiennent à la période des milices – d’où elles furent exclues, comme leurs camarades espagnoles.
4Autre spécificité de la Guerre d’Espagne, il y eut deux types de volontariat massif : l’engagement armé, et l’assistance sanitaire. Qu’en reste-t-il dans les mémoires ? La seule campagne de solidarité qui fit explicitement référence à l’Espagne, dans les années 1980, reste à ma connaissance l’envoi d’ambulances pour soutenir la révolution nicaraguayenne, précisément par l’association des ex-brigadistes étatsuniens. Alors que le moindre appel à un appui de volontaires dans le cadre d’un conflit armé se traduit par le slogan : « des Brigades internationales pour » la Bosnie-Herzégovine, le Rojava… Médecins sans frontières n’apparaît sous aucune plume comme le lointain descendant de la CSI. Ce détour pour illustrer que l’engagement armé des Brigades internationales oblitéra dans la mémoire collective les autres types de volontariat, à commencer par le sanitaire. Et tous les contributeurs soulignent que l’essentiel des femmes volontaires s’y trouvait. Robert S. Coale, dans sa communication sur Fredericka Martin, infirmière en chef dans plusieurs hôpitaux en Espagne, rappelle qu’elle déclencha une polémique car le volumineux ouvrage publié aux États-Unis par les « Lincolns » sur leur épopée ne contenait que douze malheureuses pages sur l’American Medical Bureau.
5Mais les femmes volontaires ne pâtissent pas que d’une comparaison dévalorisante avec les combattants armés. « Nous n’étions pas des Florence Nightingale » : Seran De Leeds reprend cette formule d’une vétérane – qui fait référence à la pionnière des infirmières anglaises au xixe siècle – pour souligner l’engagement politique des infirmières néerlandaises. Or on constate une dépolitisation de l’engagement humanitaire féminin, puisqu’il ne s’agit que d’une déclinaison du rôle protecteur de la mère. Deux exemples, fournis par la Première Guerre mondiale, montrent la forme que peut prendre cette dépolitisation. Les Anglais ont honoré – plus que les Français – les milliers d’infirmières ayant servi entre 1914 et 1918, à travers de nombreux monuments. La plus célèbre reste Edith Cavell. Infirmière en chef d’un hôpital de Bruxelles, occupée par les armées allemandes, elle couvre un réseau qui aide des centaines de soldats alliés à passer de la Belgique occupée vers les Pays-Bas neutres. Son réseau remonte aussi des informations aux services d’espionnage anglais. Infiltré, il tombe à l’été 1915. Edith Cavell est arrêtée, jugée et malgré les protestations internationales, fusillée. Elle devient une martyre populaire dans les pays alliés et une quasi-sainte au Royaume-Uni. Aucune allusion à son activité souterraine ne se lit sur l’impressionnant monument qui lui est consacré au cœur de Londres. Quant à celui érigé tardivement – en 1934 – en mémoire de la Française Louise de Bettignies, recrutée par l’Intelligence Service, dont le travail d’espionnage à Lille s’avéra redoutablement efficace, et morte dans les geôles allemandes, il souligne son martyre, mais d’abord sa dimension maternelle – un poilu agenouillé embrasse respectueusement sa main – sans évoquer son action.
6Dans les archives italiennes analysées ici, « l’attribution du statut de volontaire aux profils des hommes est donc presque automatique – même s’ils n’ont “jamais pris un fusil dans leurs mains”. Dans les cas des femmes, la présence, autant active, n’est pas considérée [comme] un indicateur suffisant de volontariat effectif ». Cela m’amène à la réflexion suivante : si l’on met à part les femmes déjà présentes en Espagne, celles qui gagnèrent la Péninsule étaient toutes détentrices d’une compétence technique : médecins, infirmières, dactylos, interprètes – dans les services administratifs des Brigades, plusieurs étaient venues à la demande du Parti. Or la situation apparaît fort différente pour les combattants hommes des Brigades : alors que dans leur projet initial, il s’agissait de recruter des hommes dotés d’un bagage militaire (au moins d’avoir fait leur service national, dans les pays où il existait), pour suppléer précisément l’inexpérience des milices ouvrières, on réalisa que des milliers d’entre eux n’avaient jamais tenu un fusil avant de venir en Espagne. Et sur le plan strictement militaire, les Brigadistes ne constituèrent un élément clef du dispositif défensif que jusqu’à la fin de la bataille de Madrid prise au sens large, c’est-à-dire jusqu’en mars 1937, le temps que l’armée républicaine se consolide. Les Services sanitaires internationaux s’avérèrent quant à eux indispensables jusqu’à la fin du conflit.
Notes de bas de page
1 Douzou Laurent, « La Résistance, une affaire d’hommes ? », in Rouquet François et Voldman Danièle (dir.), Identités féminines et violences politiques (1936-1946), Cahier de l’IHTP, no 31, 1995, p. 11-24.
2 Kirk Tim et Mcelligott Anthony, Opposing Fascism: Community, Authority and Resistance in Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 10.
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