Introduction générale
p. 11-20
Texte intégral
1La guerre civile qui déchira l’Espagne du 17 juillet 1936 au 1er avril 1939 s’est singularisée par un phénomène remarquable, caractérisé par un mouvement migratoire hors du commun, qui conduisit plusieurs dizaines de milliers d’étrangers vers la péninsule Ibérique pour prendre part aux combats. Cette présence massive allochtone en Espagne s’est manifestée sous des formes multiples, répondant elles-mêmes à des desseins différents mais procédant d’un même mouvement, en faveur de l’Espagne antifasciste. Plus nombreuse encore, la mobilisation antifasciste mondiale a en effet rassemblé des dizaines de milliers d’individus au sein de comités de solidarité établis dans l’ensemble des pays démocratiques et dans les puissantes campagnes internationales initiées par les organisations caritatives du mouvement ouvrier. Ces associations directes et indirectes au conflit furent la manifestation du désir d’agir, c’est-à-dire de s’exprimer par des actes, d’hommes et de femmes pour la plupart extérieurs à l’Espagne, suivant leurs propres capacités à agir et selon un panel de modalités d’actions étendu et original. De ce fait notamment, la guerre d’Espagne correspond à un moment inaugural de la contribution des femmes comme protagonistes dans un conflit, à la fois en Espagne et hors d’Espagne, dans la guerre et dans la mobilisation solidaire internationale, c’est-à-dire dans la globalité de cet événement aux dimensions mondiales. Cette perspective suggère par conséquent de réévaluer certains horizons historiographiques et mémoriels, en tenant compte désormais de la mixité du phénomène transnational d’engagement volontaire et solidaire en faveur de l’Espagne républicaine et antifasciste. En octobre 2018 à Paris, le colloque international Solidarias! a permis durant trois jours une vaste mise à jour du sujet de l’engagement volontaire et l’action des étrangères dans la solidarité internationale durant la guerre d’Espagne, par la communication de travaux inédits d’historiennes et d’historiens de plusieurs nationalités.
2Durant la guerre civile, les demandes du gouvernement légitime comme celles des organisations ouvrières espagnoles à leurs interlocuteurs étrangers se résumèrent à un vœu : obtenir des armes auprès des autres États, ou la possibilité d’en acquérir sur les marchés. Il fallait pour cela exacerber un courant de sympathie traversant les opinions publiques étrangères susceptible d’infléchir les dispositions rigoureuses du traité de non-intervention. En 1936, tous les secteurs de l’antifascisme espagnol sans exception ont soutenu et relayé cette attente vitale. L’existence de deux fronts dans la guerre civile fut immédiatement une évidence pour l’ensemble des protagonistes : l’un militaire en Espagne même, l’autre diplomatique à l’extérieur. C’était sur ce second champ de bataille que l’expression de la solidarité internationale était invitée à s’engager par des actes concrets. Tandis que les espérances étaient par conséquent fortes envers la France et vers les démocraties en général, ne vinrent finalement de l’étranger peu ou pas de canons et d’avions, sauf de l’URSS, mais des hommes et des femmes, désarmés et par milliers et un formidable désir d’agir. Dès la fin du mois de juillet 1936, des étrangers franchissaient les Pyrénées pour combattre aux côtés des miliciens espagnols. Au nombre de 2 000 à l’été 1936, ils se dispersèrent entre les différentes organisations du mouvement ouvrier espagnol, basque et catalan qui disposaient de forces paramilitaires. Ils rejoignirent pour la plupart les fronts devant les villes de Huesca et Saragosse ou vers Madrid bientôt menacée. D’autres étaient déjà sur place, des Sud-Américains à Madrid ou encore des exilés politiques et des réfugiés italiens et allemands, hommes et femmes, à Barcelone notamment. Beaucoup s’engagèrent dans les hôpitaux de campagne ou encore à l’arrière dans une intendance, un service social, un bureau ou une industrie. Cependant, le gouvernement républicain décida bientôt de la reconstitution d’une armée unique et obligatoire reprenant les standards militaires traditionnels. Ce processus de régularisation, dit de militarisation, se déroula de l’automne 1936 au printemps 1937, par l’exclusion des femmes de la société militaire et la relégation définitive des étrangers lors de l’intégration des milices dans l’Ejército Popular de la República (Armée populaire républicaine, EPR).
3En novembre 1936, le point de convergence du volontariat international s’est déplacé de Barcelone vers Madrid, en partie en correspondance avec la translation du centre de gravité des opérations militaires. Mais également pour des raisons d’ordre politique et logistique incarnées par la survenue d’un nouvel acteur : les Brigades internationales. Le 19 septembre 1936, le Comité exécutif de l’Internationale communiste avait décidé du lancement d’une campagne mondiale de solidarité avec l’Espagne républicaine comprenant l’envoi et l’encadrement de volontaires étrangers. Cette décision vint valider le projet proposé précédemment par le PCF de créer en Espagne une colonne de volontaires venus de France. D’abord prévu en Catalogne, le projet fut finalement déplacé vers la ville manchègue d’Albacete en octobre 1936. Il s’agissait incontestablement d’une entreprise de déconnexion et de dérivation du flux des volontaires aux dépens des organisations catalanes. Les Brigades internationales ont été un organe politico-militaire à vocation initialement pluraliste mais dirigé et contrôlé par des représentants du Komintern en Espagne. Elles disposaient à l’origine d’une totale autonomie, possédant leur propre intendance et service sanitaire. C’est dans ces dernières catégories que se concentrèrent la majeure partie des étrangères volontaires internationales. Il y eut donc bien des femmes dans les Brigades internationales, mais aucune dans les unités combattantes qui ont immédiatement appliqué le nouveau règlement militaire espagnol. Les immigrations constituèrent la source principale du volontariat international combattant en Espagne républicaine.
4Plus des deux tiers des volontaires étrangers sont venus de six pays seulement : la France, les États-Unis, la Belgique, la Tchécoslovaquie, le Canada et la Suisse, nationaux et immigrés confondus. Enfin, plus 90 % d’entre eux sont nés en Europe. Parmi les 35 000 à 40 000 volontaires étrangers, il y eut immédiatement des femmes. L’effectif féminin n’est pas connu avec précision, au minimum 600 femmes, peut-être un millier, dont une centaine en dehors des Brigades internationales. Elles furent en tout cas suffisamment nombreuses dès la création des Brigades internationales pour qu’un premier document séparant officiellement les sexes et imposant des consignes ségrégatives soit édicté le 1er décembre 1936. Mais la séparation n’a pas signifié l’éviction, une exception de taille durant la guerre civile qui fit des Brigades internationales une entité politico-militaire mixte, une situation unique dans l’Armée républicaine espagnole et dans le monde de par son ampleur.
5Force expéditionnaire de la solidarité internationale avec l’Espagne antifasciste, les Brigades internationales n’ont pas seulement compris un volet militaire mais également un aspect sanitaire. La situation sanitaire en Espagne républicaine était en effet très préoccupante tandis que la Croix-Rouge internationale faisait le choix d’une non-intervention très politique1. Contrairement à la plupart des pays d’Europe occidentale, et plus encore avec les pays anglo-saxons, la jeune république espagnole ne bénéficiait pas d’un système de formation efficiente du personnel hospitalier et sanitaire féminin. Les hôpitaux étaient en grande partie gérés par du personnel ecclésiastique et la première école d’infirmières laïque de Barcelone avait été créée en 1933. Enfin, la Croix-Rouge espagnole prit le parti des insurgés. Plutôt que de fantassins, l’Espagne républicaine avait donc un besoin pressant de personnel médical, de spécialistes, de matériel et d’argent pour construire un système de santé de guerre. De fait, l’approvisionnement en matériel médical fut dépendant de la solidarité internationale jusqu’à la fin du conflit.
6Dès août 1936, de nombreuses initiatives transnationales de volontariat sanitaire furent organisées au Royaume-Uni, en Suisse, en France et en Tchécoslovaquie. Il s’agit d’initiatives privées, plutôt issues des franges libérales de la galaxie antifasciste, bientôt fédérées. En effet, la création des Brigades internationales en octobre 1936 a favorisé la mise en place d’un formidable dispositif médical étranger en Espagne républicaine, d’une ampleur hors du commun : le Service sanitaire international (SSI). Ce dispositif a été parachevé en janvier 1937 par la création d’une structure de coordination mondiale non moins originale : la Centrale sanitaire internationale (CSI). À l’origine uniquement destiné à subvenir aux besoins médicaux des Brigades internationales, le SSI fut créé par l’action de médecins communistes venus de France et par l’amalgame de missions sanitaires internationales, notamment britanniques, déjà présentes en Espagne. Ce système efficace fut établi sur le modèle français durant la Grande Guerre et ses missions dépassèrent très largement la présence médicale d’urgence au front en structurant un formidable réseau hospitalier dans la zone républicaine. Chaque brigade disposait d’ambulances chirurgicales mobiles dites « autochirs » ou groupes mobiles chirurgicaux. Ils connurent leur baptême du feu durant la bataille du Jarama (février 1937) en accomplissant en moyenne 60 opérations par jour et évacuant à eux seuls plus de 900 blessés des Brigades internationales. À la fin du printemps 1937, le dispositif médical du SSI était impressionnant : 234 médecins des deux sexes, 608 infirmiers et infirmières, 600 brancardiers (exclusivement masculins), 13 équipes chirurgicales de campagne dont quatre groupes dentaires, 150 ambulances, sept véhicules de désinfection, trois groupes mobiles d’évacuation et 6 000 lits répartis dans plus de vingt hôpitaux dotés d’un matériel estimé à 15 millions de pesetas2. Le SSI a distribué des dizaines d’hôpitaux et maisons de convalescence dans l’arc sud-est de la zone républicaine, dont l’énorme complexe de convalescence et rééducation de 3 200 lits à Benicàssim. Les hôpitaux internationaux ont également pris en charge la population civile, notamment les accouchements. Les socialistes, désireux de maintenir leurs propres initiatives de solidarité distinctes des émanations du Komintern, travaillent en Espagne en relation étroite avec le SSI. C’est le cas des hôpitaux issus de comités sociaux-démocrates : l’hôpital tchécoslovaque Jan Amos Comene à Huete, suédo-norvégien à Alcoy, et les « mamans belges » de l’hôpital financé par l’Internationale ouvrière socialiste et la Fédération syndicale internationale (IOS-FSI) à Ontoniente. Contrairement aux Brigades internationales, le recrutement de personnel pour le SSI se fit ouvertement, notamment par voie de presse en Europe et en Amérique du Nord. Les États-Unis furent le principal contributeur du SSI tant par la qualité des équipes médicales envoyées en Espagne que par les levées de fonds réalisées outre-Atlantique. L’American Medical Bureau to Aid Spanish Democracy (AMB), le puissant comité américain de solidarité avec l’Espagne républicaine a organisé durant la guerre d’Espagne quatorze équipes médicales mobiles disposant d’un matériel complet : les American Medical Unit, dont une soixantaine de femmes en comptant les cinq travailleuses sociales détachées auprès des enfants réfugiés. Au Royaume-Uni, le Spanish Medical Aid Committee (SMAC), mélange original de membres de l’aristocratie britannique, du Parti communiste et de l’association des médecins socialistes, envoyait plusieurs convois vers l’Espagne accompagnés de plusieurs dizaines d’infirmières volontaires.
7La Centrale sanitaire internationale d’aide à l’Espagne républicaine (CSI) fut incontestablement la plus grande réussite solidaire et unitaire du Komintern. Elle devint de fait une union fédérative des comités nationaux d’aide médicale à l’Espagne et rassemblait quinze centrales nationales en 1939. En donnant au SSI une place prépondérante dans la solidarité internationale, la CSI permit de dépasser l’échec initial de la reconnaissance des Brigades internationales comme une entreprise collective et œcuménique de la solidarité antifasciste mondiale, jouant le même rôle de soft power communiste que les Brigades internationales. En novembre 1937, à la suite de la grande campagne internationale en faveur des réfugiés basques et des enfants évacués de la poche du Nord qui connaissait un grand retentissement au Royaume-Uni, aux Pays-Bas et en Scandinavie, fut créée une seconde commission spécifique au sein de la CSI : l’Office international pour l’enfance qui, lui aussi, se déclina par la suite autour des Brigades internationales. En septembre 1937, tandis que les Brigades internationales perdaient leur autonomie organique, le SSI fut décroché et devenait en janvier 1938 la Ayuda Medical Extranjera (AME) dépendant de l’Armée de terre espagnole républicaine (Jefetura de Sanidad), en conservant en grande partie ses attributions auprès des Brigades internationales. En juillet 1938, la CSI était à son tour placée sous une direction gouvernementale espagnole, tandis que des étrangères continuaient de se présenter en Espagne comme volontaires, à l’instar de la très jeune britannique Winifred Monica Milward, venue à l’été 1938 – sans l’accord de ses parents – pour s’engager comme infirmière.
8Si derrière la figure du volontaire, on envisage un homme, c’est parce que l’on considère avant le sexe, la finalité de l’engagement, soit la vocation combattante. Or, pour certains volontaires masculins, le fait de tenir une arme ne fut ni souhaité ni même envisagé comme le déterminant de leur engagement en Espagne. Beaucoup d’hommes envisageaient leur volontariat dans le cadre d’un poste de techniciens, d’ouvriers spécialistes ou encore de militants professionnels, et se retrouvèrent fantassins malgré eux. Certes, les hommes formèrent l’immense majorité des volontaires internationaux vers l’Espagne. Mais au sein de l’exception espagnole, les Brigades internationales furent de très loin le corps le plus féminisé : on recense une demi-douzaine de capitaines (le grade le plus haut que pouvait atteindre une femme, correspondant au poste de médecin-chef et de chirurgienne), une quinzaine de lieutenantes et au moins quatre commissaires politiques de bataillon. Les conductrices d’ambulances ou de camions qui ont sillonné les routes poussiéreuses d’Espagne peuvent faire figure d’exception parmi leurs centaines de camarades internationaux masculins. Mais, par leur présence même et l’absence de directives hostiles, elles n’en constituent pas moins des précurseurs. Toutes les volontaires ne furent pas militarisées. Ce fut le cas des volontaires appartenant à certaines missions sanitaires pseudo-nationales ou des missions sociales ou culturelles en Espagne (enfance, prophylaxie, animations culturelles). Il faudrait également y ajouter un troisième ensemble, les compagnes de militants ou de volontaires présentes en Espagne et qui n’ont pas pu être militarisées faute d’une reconnaissance professionnelle ou qui n’ont pas souhaité l’être. Pour la plupart, elles ont occupé un poste d’aide-soignantes, d’employées de bureau, de cuisinières, d’intendantes ou de femmes de ménage ; des postes autrement, et très majoritairement, occupés par des Espagnoles.
9Malgré l’omniprésence des étrangères en Espagne et dans la solidarité internationale, l’historiographie n’a guère retenu que quelques figures marquantes, le plus souvent des exceptions antithétiques du phénomène majoritaire. De fait la bibliographie demeure bien chiche à leur endroit et on peinerait à trouver quelques références dans les 2 317 ouvrages traitant du sujet des volontaires internationaux recensés en 2006 par l’historien albacetin Fernando Rodríguez de la Torre3. Ainsi, dans une somme académique consacrée aux Français et la guerre d’Espagne qui fit pourtant date, aucune des 35 interventions n’a porté son attention sur les Françaises solidaires4. Il est vrai que cet oubli historiographique fut d’abord un oubli mémoriel, puisque l’attention fut concentrée sur la part héroïque du volontariat combattant, reléguant ensuite la part plus prosaïque des mobilisations solidaires internationales et recouvrant les dimensions sanitaires et médicales du volontariat. Dans un ouvrage considéré comme la version officielle de la mémoire communiste, introduit par Dolorès Ibarruri – un recueil qui mit près de vingt ans à être réalisé5 – pratiquement aucun des vingt et un contingents nationaux présentés ne relève la présence de femmes parmi les volontaires. L’index onomastique recense moins de dix femmes volontaires sur 1 745 noms, parmi lesquelles la guerre froide a retiré la quasi-intégralité des Anglo-saxonnes tandis que le stalinisme avait gommé des noms pourtant illustres tels que celui de Lise London6. Mais la mémoire héroïque des hommes n’est pas la seule tributaire de la disparition de la part féminine de la mobilisation en faveur de l’Espagne. Les étrangères ont pu également pâtir de l’attention historiographique portée sur la milicienne espagnole, créant ainsi une certaine distorsion épistémologique7.
10En dépit de l’intérêt marqué pour l’engagement des femmes et leur participation ou association dans la guerre en particulier, l’action et l’engagement des étrangères dans et autour de la Guerre d’Espagne demeura très longtemps un champ historique en friche. Quelques travaux pionniers vinrent cependant poser les bases et les cadres du sujet. Il est possible de considérer comme un point de départ le colloque Las mujeres y la guerra civil española tenu en octobre 1989 à Madrid et organisé par l’Instituto de la Mujer puisque quatre interventions portèrent spécifiquement sur des actrices non espagnoles du conflit8. Mais il fallut attendre dix années de plus pour obtenir les premières synthèses, deux travaux pionniers venant de Suisse. Il s’agit de l’importante contribution de Magdalena Rosende intitulée « L’engagement féminin international en Espagne » lors du colloque international de Lausanne en 1997 et de la contribution de Catherine Fussinger « Solidarité avec l’Espagne républicaine : quelle division sexuelle du travail ? » dans l’ouvrage collectif réunissant nombre de travaux non moins remarquables sur les relations hispano-helvétiques entre 1936 et 19469. Et c’est seulement après une décennie supplémentaire que vinrent les publications de la première monographie globale, sous la signature de l’historienne autrichienne Renée Lugschitz et de la première biographie consacrée à une volontaire en tant que telle, aux Pays-Bas, par Yvonne Scholten10.
11Une exception notable cependant : les volontaires anglo-saxonnes et plus particulièrement britanniques ont fait l’objet d’une attention appuyée, essentiellement du fait de l’historienne Angela Jackson, incontestable fondatrice, et à laquelle sont redevables nombre de contributions du présent ouvrage11. C’est en effet dans la littérature consacrée aux services médicaux des Brigades internationales, où les Anglo-Saxonnes furent particulièrement nombreuses, que l’on trouve le plus de matière concernant les femmes volontaires internationales12. En privilégiant les témoignages et l’enquête orale, Angela Jackson avait évalué à l’échelle individuelle les parcours des Britanniques engagées, au Royaume-Uni et en Espagne, dans les campagnes de mobilisations, les unités médicales et l’organisation de secours. Elle fut ainsi la première à élargir méthodologiquement la notion de volontariat pour y inclure l’action solidaire depuis l’étranger, ouvrant une porte qui n’a pas encore été franchie à propos des hommes. Parallèlement, Paul Preston publiait une étude évaluant conjointement quatre parcours féminins en Espagne, deux Espagnoles et deux Britanniques, de part et d’autre de la ligne de front13. Depuis, quelques articles sont venus partiellement compléter cet état des lieux, sur les Autrichiennes, Italiennes, Lettonnes, Suédoises ou Yougoslaves14. Enfin, nombre de ces femmes ont publié leurs mémoires ou confié leur témoignage à des centres d’archives ; ils constituent naturellement une matière particulièrement mobilisée dans le présent ouvrage.
12Partant de cette perspective faisant de l’action et de l’agir le point nodal par lequel procèdent le volontariat et l’engagement solidaire féminins en faveur de l’Espagne, l’ensemble des contributions qui suivent s’inscrivent résolument dans le champ des études sur l’antifascisme. Comme raison d’agir et comme déterminant de l’action, l’antifascisme traverse naturellement les parcours biographiques de ces femmes, confirmant qu’il ne peut se réduire seulement à un récit mais constitue également une praxis et un éthos collectifs15. L’antifascisme fait désormais l’objet d’une attention renouvelée, notamment dans ses relations sinueuses avec le genre, suivant les travaux de Patrizia Gabrielli ou de Mercedes Yusta Rodrigo16. Cet engagement de femmes étrangères aux côtés de la République espagnole, qui n’allait pas de soi, est sans doute un jalon important à replacer dans l’histoire de l’apprentissage politique des femmes et de l’évolution des rapports de genre lors de la longue « guerre civile européenne17 ». De fait, l’antifascisme permit aussi à nombre de ces femmes de « gagner en liberté en s’enrôlant18 ». Ainsi, dans le sillage des travaux actuels s’intéressant à la restitution des capacités féminines à élaborer un parcours en phase avec leur volonté propre de mobilité, de reconnaissance, d’indépendance, cet ouvrage collectif souhaite participer à retrouver l’expérience des femmes en tant que telles, et comment elles ont « développé leurs propres stratégies et construit leur propre interprétation des situations qu’elles vivaient19 ».
13En effet, les différentes initiatives mémorielles et scientifiques n’avaient, jusqu’à présent, jamais pris l’angle des femmes étrangères et des solidarités féminines internationales durant la guerre d’Espagne comme grille de lecture historiographique et mémorielle. C’est dans cet espace, au carrefour de plusieurs dimensions, que cet ouvrage collectif souhaite s’inscrire, en procédant tout d’abord à la réalisation d’un état de la recherche scientifique sur la place des femmes dans les solidarités internationales antifascistes autour de la guerre civile espagnole et sur le rôle et la place des femmes étrangères dans le volontariat transnational associé. Les dix-sept chapitres de cet ouvrage constituent autant d’études inédites, proposées par des historiens et historiennes de six pays différents.
14Chacune de ces contributions considère les membres féminins d’un groupe national, ou bien une figure féminine, en corrélation ou en illustration d’une perspective particulière du sujet. Les chapitres ont été rassemblés dans quatre parties spécifiques précédées de présentations liminaires réalisées par des membres du conseil scientifique réuni autour du colloque international Solidarias! La première partie intitulée « Femmes invisibles ? Sources, méthodes et approches d’une histoire des femmes engagées en Espagne durant la guerre civile » porte sur les enjeux historiographiques et méthodologiques du sujet. Elle est introduite par l’historien Rémi Skoutelsky, auteur de plusieurs ouvrages de référence sur les Brigades internationales et les volontaires français en Espagne. Présentée par Claire Rol-Tanguy, secrétaire générale de l’association mémorielle des Amis des combattants en Espagne républicaine (ACER), la deuxième partie intitulée « Les femmes parmi les volontaires internationaux en Espagne républicaine », propose une observation comparée des présences féminines dans certains groupes nationaux de volontaires. La troisième partie, introduite par Mercedes Yusta Rodrigo, historienne spécialiste de l’Espagne contemporaine et autrice de nombreux travaux sur la guerre civile espagnole et l’antifascisme, porte le sujet vers une perspective exaucée, au plan transnational : « Par-delà les frontières. L’engagement féminin au sein de la mobilisation antifasciste transnationale ». La quatrième et dernière partie, après une introduction d’Allison Taillot, hispaniste, rassemble trois parcours singuliers de femmes de lettres en Espagne, sous le titre « Les intellectuelles étrangères et la défense de la république espagnole ».
15Enfin, à propos de volontaires insuffisamment reconnues, cet ouvrage existe grâce au travail de bénédictin des traductrices, Soledina Chantereau, Anna Rojas et Olga Ruiz, et des relectrices, endurantes soutiers. Qu’elles en soient remerciées.
Notes de bas de page
1 Marquès Pierre, La Croix-Rouge pendant la guerre d’Espagne (1936-1939). Les missionnaires de l’humanitaire, Paris, L’Harmattan, 2006.
2 Servicio Histórico Nacional – Archivo General Militar de Ávila. ZR BI C.1092 Cp.1 D2 : Base de Albacete – Discours du chef du SS des BI. Commandant Dr Oscar Telge à l’occasion de l’inauguration de l’hôpital Frederica Monseny à Murcia (printemps 1937).
3 Rodríguez de la torre Fernando, Bibliografía de las Brigadas Internacionales y de la participación de extranjeros a favor de la República, 1936-1939, Albacete, Instituto de Estudios Albacetenses, 2006.
4 Sagnes Jean et Caucanas Sylvie (dir.), Les Français et la guerre d’Espagne, actes du colloque de Perpignan les 28,29 et 30 septembre 1989, Saint Estève, Presses universitaires de Perpignan, 2004 (1990).
5 Sill Édouard, « La fabrique d’une épopée. L’écriture d’une histoire officielle communiste des Brigades internationales, un récit transnational inachevé (1937-1957) », in Manesis Dimitri et Roubaud Quaschie Guillaume (dir.), Empreintes rouges. Nouvelles perspectives pour l’histoire du communisme français, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018, p. 77-88.
6 Academia de Ciencias de la URSS – Comité soviético de veteranos de guerra, La solidaridad de los pueblos con la república española 1936-1939, Moscou, Editorial Progreso, 1974 (seconde édition).
7 Lines Lisa, Milicianas. Women in Combat in the Spanish Civil War, Plymouth, Lexington Book, 2015 (2012) ; Nash Mary, Defying Male Civilizations: Women in the Spanish Civil War, Denver, Arden Press, 1995 ; Strobl Ingrid, Partisanas. La mujer en la Resistencia armada contra el fascismo y la ocupación alemana (1936-1945), Barcelone, Ediciones Virus, 1996.
8 Las mujeres y la guerra civil española, t. III : Jornadas de estudios monográficos, colloque organisé par l’Instituto de la mujer, octobre 1989, Madrid, Ministerio de cultura, 1991.
9 Rosende Magdalena, « L’engagement féminin international en Espagne », in Prezioso Stéphanie, Batou Jean et Rapin Ami-Jacques (dir.), Tant pis si la lutte est cruelle. Volontaires internationaux contre Franco, Paris, Éditions Syllepse, 2008, p. 399-418 ; Fussinger Catherine, « Solidarité avec l’Espagne républicaine : quelle division sexuelle du travail ? », in Cerrutti Mauro, Guex Sébastien et Huber Peter (dir.), Suisse et Espagne 1936-1946. De la guerre civile à l’immédiat après Deuxième Guerre mondiale, Lausanne, Antipodes, 2001, p. 303-330.
10 Lugschitz Renée, Spanienkämpferinnen: Ausländische Frauen im spanischen Bürgerkrieg 1936-1939, Berlin, Lit Verlag, 2012 ; Scholten Yvonne, Fanny Schoonheyt: Een Nederlands meisje strijdt in de Spaanse burgeroorlog, Amsterdam, Samenw. uitgeverijen Meulenhoff Boekerij, 2011.
11 Sa thèse, soutenue à la university of Essex en 2001, fut publiée l’année suivante : Jackson Angela, British Women and the Spanish Civil War, Londres, Routledge, 2002. Angela Jackson a par la suite publié deux travaux complémentaires : Beyond the field of battle: Testimony, Memory and Remembrance of a Cave Hospital in the Spanish Civil War, Warren & Pell Publishing, 2005 et For Us it was Heaven: The Passion, Grief and Fortitude of Patience Darton from the Spanish Civil War to Mao’s China, Eastbourne, Sussex Academic Press, 2012.
12 Derby Mark (dir.), Compañeros «kiwis». Nueva Zelanda y la guerra civil española, Albacete, Ediciones de la universidad de Castilla-La Mancha, coll. « La luz de la memoria no 9 », 2011 ; Keene Judith, The last Mile to Huesca: An Australian Nurse in the Spanish Civil War, Sydney, University of the New South Wales Press, 1988 ; Keene Judith, « No more than brothers and sisters: women in front line combat in the Spanish Civil War », in Monteah Peter et Zucherman Frederic S. (dir.), Modern Europe: Histories and Identities, Adelaïde, Australian Humanities Press, 1998. p. 121-132 ; Palfreeman Linda, Salud! British Volunteers in the Republican Medical Service during the Spanish Civil War, Eastbourne, Sussex Academic Press, 2012 ; Palfreeman Linda, Aristocrats, Adventurers and Ambulances: British Medical Units in the Spanish Civil War, Eastbourne, Sussex Academic Press, 2014.
13 Preston Paul, Doves of War. Four Women of Spain, Londres, Harper Collins Publishers, 2003.
14 De La Torre Ignacio, « Latvian volunteers in the Spanish Civil War », Humanities and Social Sciences: Latvia Vol. 24 no 1 ; Fillip Iren, « Voluntarias Internacionales de la Libertad. 34 Österreicherinnen gegen Franco », Mitteilungen der Alfred Klahr Gesellschaft, no 3, septembre 2016, p. 1-4 ; Lesnik Avgust et Vidmar Horvat Ksenja, « The Spanish Female Volunteers from Yugoslavia as Example of Solidarity in a Transnational Context », The International Newsletter of Communist Studies, vol. 20-21 (2014/2015), no 27-28, p. 37-51 ; Viedma Lucy, « Allt det ni gör för oss spanska barn ska alltid stanna i vårt minne”Spanska inbördeskriget 1936-1939 », in Labour Movement Archives and Library, The World in the Basement. International Material in Archives and Collection, Stockholm, Arbetarrörelsens arkiv och bibliotek, 2012, p. 35-39. Ajoutons également la parution récente en Allemagne d’un dictionnaire biographique des étrangères en Espagne, dans une dimension essentiellement mémorielle : Schiborowski Ingrid et Kochnowski Anita, Frauen und der spanische Krieg 1936-1939 Eine biographische Dokumentation, Berlin, Edition Ost Im Verlag Das, 2016 ; et le dictionnaire des volontaires italiennes de Puppini Marco et Cantaluppi Augusto, Non avendo mai preso un fucile tra le mani. Antifasciste italiane alla guerra civile spagnola 1936-1939, Turin, Aicvas, 2014.
15 Traverso Enzo, À feu et à sang. De la guerre civile européenne 1914-1945, Paris, Stock, 2007, p. 312.
16 Yusta Mercedes, « Construyendo el género más allá de la nación: dimensión nacional e internacional de la movilización de las mujeres antifascistas (1934-1950) », Mélanges de la Casa de Velázquez, no 42-2 : « Género, sexo y nación: representaciones y prácticas políticas en España (siglos xix-xx) », novembre 2012, p. 105-123 ; GarcÍa Hugo, Yusta Mercedes, Tabet Xavier et ClÍmaco Cristina, Rethinking Antifascism: History, Memory and Politics, 1922 to the Present, New York, Berghahn Books, 2016 ; Gabrielli Patrizia, Tempio di virilità. L’antifascismo, il genere, la storia, Milan, Franco Angeli, 2008.
17 Traverso Enzo, À feu et à sang, op. cit.
18 Capdevila Luc, « Identités de genre et événement guerrier. Les expériences féminines du combat », Sextant. Revue du Groupe Interdisciplinaire d’Études sur les Femmes et le Genre, no 28 : « Femmes en guerres », 2011, p. 22.
19 Arrizabalaga Marie-Pierre, Burgos-Vigna Diana et Yusta Mercedes, « Introduction : éléments de méthodologie générale pour une approche transnationale du genre », in Arrizabalaga Marie-Pierre, Burgos-Vigna Diana et Yusta Mercedes (dir.), Femmes sans frontières. Stratégies transnationales féminines face à la mondialisation, xviiie-xixe siècles, Berne, Peter Lang, 2011, p. 2 ; Christian Michel et Heiniger Alix, « Présentation », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 2015/2, no 126, dossier « Femmes, genre et communismes », p. 7 ; Sill Édouard, « Introduction – Interroger l’internationalisme par le féminin », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 2019/1, no 141, dossier « Internationalisme au féminin. De la guerre d’Espagne au Rojava », p. 16.
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