L’industrie automobile française abandonne ses différences
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Texte intégral
1La privatisation de Renault est un véritable événement. C’est un très long chapitre de notre histoire industrielle qui se termine. Renault privatisé, au côté d’un groupe Peugeot devenu PSA Peugeot-Citroën, c’est dorénavant la lutte de deux entreprises de même taille, de même force dans des conditions d’exploitation similaires. Un changement radical par rapport aux années passées, par rapport aux temps où l’automobile française était constituée d’une mosaïque d’entreprises. Se rappelle-t-on encore qu’il y a vingt ans à peine, l’automobile française avait quatre acteurs différents ? Une régie nationale – Renault –, deux firmes privées familiales – Peugeot et Citroën –, héritages de vieilles dynasties provinciales (Peugeot et Michelin1), et enfin une filiale étrangère – Simca – créée par Fiat puis rachetée par les Américains. Secteur public, secteur privé, firmes françaises, société à capitaux étrangers, l’automobile française était bien plus que la rencontre de quatre marques renommées. Elle symbolisait la lutte d’entreprises de statuts différents2.
Naissance de la différence
2Deux événements bouleversent la structure de la construction automobile française. C’est, par ordre d’importance, la création en 1945 de la Régie Nationale des Usines Renault, et l’histoire complexe de Simca, avec l’arrivée de Fiat en 1934, puis de Chrysler en 1958. Ces événements sont importants dans le sens où ils transforment une profession dominée depuis les années 1920 par la grande entreprise privée, familiale… et française. L’entreprise automobile n’est plus unique.
3On ne reviendra pas ici sur les causes de la nationalisation de Renault. On gardera l’image de la sanction exemplaire infligée par le Gouvernement Provisoire de la République, à un industriel accusé de Commerce avec l’ennemi. Louis Renault, qui est à l’industrie ce que Pétain est à l’Armée, fait figure d’exemple. Le 27 septembre 1944, le Conseil des ministres réquisitionne ses usines et nomme le 4 octobre un administrateur provisoire, Pierre Lefaucheux. L’ordonnance n° 45-68 du 16 janvier 1945, nationalise la Société Anonyme des Usines Renault grâce au transfert à l’État – sans indemnisation – de tous les biens de Louis Renault et donne naissance à la Régie Nationale des Usines Renault (RNUR). L’événement est considérable car à partir de ce jour, et bien qu’il s’en défende, l’État est directement impliqué dans l’industrie automobile. Actionnaire unique, l’État définit pourtant des statuts particuliers pour ne pas faire de Renault une entreprise véritablement étatique. Bien que placée sous la responsabilité du ministre de la Production industrielle, la Régie est considérée comme un établissement industriel et commercial doté d’une personnalité civile et d’une autonomie financière. Renault doit se comporter en matière de gestion financière et comptable, selon les règles en vigueur pour toute autre société. Nommé par le gouvernement, donc lié au pouvoir, le président de la RNUR conserve – selon les textes – son autonomie de manœuvre, et garde toute la souveraineté qu’un patron d’entreprise doit avoir. Toutefois, il lui est demandé, et les statuts l’y poussent, de développer au sein de l’entreprise de nouveaux rapports humains, notamment grâce à la création d’un Comité d’Établissement doté d’un rôle consultatif aux réunions du conseil d’administration3. Autant de mesures qui rappellent les idées des Résistants de l’OCM4, des intellectuels qui ont imaginé l’entreprise d’après-guerre, à mi-chemin entre capitalisme et socialisme.
4L’autre événement majeur qui apporte aussi la différence, est la création, puis l’émancipation de Simca en 1934 et 1958. Simca, filiale française de Fiat puis de Chrysler, n’est pourtant pas une société étrangère. C’est une société de droit français, qui est donc soumise aux mêmes règles que les entreprises nationales. La différence est donc en théorie négligeable, puisque les contraintes pesant sur les constructeurs devraient être les mêmes. Mais la naissance de Simca arrive à un moment où il ne fait pas bon être étranger en France. La restriction du commerce international due au développement des mesures protectionnistes prises dès le début des années 1930, montre que la France, au même titre que ses voisins, entend se replier sur elle-même pour limiter les risques de la concurrence étrangère. Or, en s’installant en France, Fiat tente ni plus ni moins de déjouer ces mesures restrictives. Or Fiat arrive à Nanterre, au moment où des rumeurs d’association font état d’un accord entre les trois grands constructeurs français, accord qui prévoit un partage du marché, et surtout une autolimitation de la concurrence. Pour Fiat, c’est la conquête du marché français qui est en vue. Et lorsqu’en 1958, Chrysler rachète Simca, la peur est si grande qu’elle aggrave les tensions. Image d’une profession désunie, incapable d’accepter ses propres différences, les entreprises se divisent dans deux groupements syndicaux rivaux. D’un côté, le Groupement Syndical des Constructeurs Français d’Automobiles rassemble les entreprises privées, familiales et françaises, c’est-à-dire Citroën, Peugeot, Panhard et Berliet. De l’autre la vieille Chambre Syndicale des Constructeurs d’Automobiles conserve Renault et Simca… Situation grave selon Pierre Dreyfus, le Président de Renault, consterné de voir la profession différencier « des blancs, des métis et des nègres5 ».
De la différence à l’inégalité
5Pour les industriels français, l’arrivée d’un étranger en France correspond à la venue d’une concurrence obligatoirement inégale. Dès 1934, les trois grands constructeurs français ne cachent pas leur mécontentement, sûrs que l’arrivée de Fiat va accélérer les difficultés d’une industrie en pleine remise en cause avec la crise. Simca n’est d’abord pas un constructeur. C’est un monteur puissamment épaulé par un groupe étranger de grande dimension. Simca est redoutable car capable de parvenir très vite à des prix de revient très bas : il n’aura aucun effort d’études et de recherches à financer, et pourra se consacrer au seul montage tout en bénéficiant de l’expérience de Fiat. Surtout, l’annonce du lancement pour 1936 d’un modèle populaire, la Simca 5 (version française de la Fiat Topolino), affole une profession qui a boudé jusque là ce segment de marché. Fait rare, Louis Renault, André Citroën et Robert Peugeot s’unissent pour faire pression sur Giovanni Agnelli afin que celui-ci accepte de stopper un projet jugé inopportun. Sans succès pourtant. Agnelli ne cède pas, mais Simca ne perce pas pour autant. La crise et la contre-attaque technique français, puis la Guerre et la Collaboration retardent l’éclosion du quatrième constructeur national. Celle-ci se produit au début des années 1950, et plus particulièrement au moment des rapprochements opérés avec des Américains. Les liens tissés avec Ford (1954), puis surtout avec Chrysler (1958) épouvantent les Français. Tous craignent que Simca ne bénéficie de la puissance américaine, tant industrielle, technique que financière. En utilisant les bureaux d’études de Détroit, en partageant des pièces et des éléments mécaniques avec le troisième constructeur mondial, donc en accélérant les économies d’échelle, base même de la productivité, en utilisant les réseaux de distribution de Chrysler dans le monde entier, en bénéficiant des énormes capitaux américains au moment où les pouvoirs publics français continuent de bloquer les prix de vente, de contrôler la monnaie, de surveiller les achats de devises, de figer le marché intérieur par une politique fiscale très lourde… comment ne pas s’inquiéter de l’avancée de Chrysler dans le capital de Simca et du recul progressif des capitaux français ? Selon les responsables de Peugeot et de Citroën – mais aussi de Renault –, la concurrence devient tout bonnement « impossible… en raison de conditions d’exploitation inégales…6 ».
6Mais l’inégalité ne vient pas de la !seule arrivée de Simca ou du renfort de Chrysler. La nationalisation de Renault en 1945 est bien plus importante encore. Peugeot et Citroën, qui se reconnaissent dans le terme de constructeurs traditionnels, sont particulièrement inquiets face à cette atteinte aux règles du libéralisme. Tous deux s’interrogent dès 1945 sur les rapports qui peuvent exister entre des constructeurs privés et une régie nationale. Car selon eux, les risques ne sont plus les mêmes pour des firmes devenues totalement différentes. Alors que l’entreprise privée ne peut mésestimer les conséquences financières d’une gestion maladroite, la société nationalisée n’est-elle pas en mesure, grâce à la présence de l’État à ses côtés, de mieux supporter les revers d’un bilan peu brillant ? Ne peut-elle pas s’engager plus facilement dans une opération difficile, peut-être périlleuse ? N’est-elle pas un outil aux mains de l’État qui risque de l’utiliser comme un laboratoire social ou économique capable d’entraîner malgré eux les autres industriels ? Citroën et Peugeot craignent que la différence statutaire ne vienne briser l’équilibre concurrentiel, car constructeurs traditionnels et Régie nationale n’ont plus les mêmes objectifs. Avec un statut qui permet à Renault de répartir ses bénéfices entre le Trésor public, ses œuvres sociales et son personnel, Citroën et Peugeot redoutent que le refus du profit chez Renault, ne conduise à une lutte totalement inégale. Pour peu que la Régie décide de dominer le marché en cassant les prix, notamment grâce à une réduction de ses marges, elle pourrait entraîner toute la profession dans une lutte suicidaire. Autre crainte, notamment chez Citroën en raison de la proximité des usines (le Quai de Javel et Billancourt sont géographiquement très proches), la question des salaires. Citroën redoute une surenchère salariale chez Renault qui risquerait d’accélérer la pénurie de main-d’œuvre en région parisienne et ensuite de créer des tensions sociales dans ses propres usines. La nationalisation de Renault est donc un rude coup pour une concurrence qui redoute au fil des mois, le poids toujours plus grand pris par l’État. Or, les mesures qui renforcent la prédominance des pouvoirs publics dans l’activité industrielle, se font à la Libération, tous les jours plus nombreuses. Dès février 1945, l’État annonce sa volonté de réorganiser la construction automobile autour de ses propres idées, sans véritable concertation : c’est le fameux Plan Pons, plan quinquennal de l’automobile. Au même moment, face à la gravité des pénuries, l’État estime de son devoir d’intervenir, cette fois-ci dans la répartition des matières premières et de l’énergie. C’est donc dans les ministères que risque de se décider la marche quotidienne des usines. Autant de mesures qui inquiètent visiblement les constructeurs traditionnels, très anxieux du sort d’une profession où l’État veut à la fois être juge et parti.
7En répartissant de façon autoritaire la production automobile entre les constructeurs, chaque marque devenant le spécialiste d’un créneau commercial afin d’arriver à des cadences plus fortes, donc des coûts plus bas, les pouvoirs publics changent les règles de la profession. Si Renault est ravi de pouvoir se lancer dans la bataille de la 4CV, une motivation à l’image de son statut, Citroën enrage d’être limité aux seules Traction de 11 et 15CV. Il ne peut pas lancer sa 2CV dont l’étude a été mise en chantier en 1935. Le choix est important, car il donne à chaque industriel une spécialisation non seulement industrielle, mais aussi commerciale. En laissant la voiture populaire à Renault, firme qui doit devenir le Ford français, l’État entraîne la RNUR vers la production de masse, donc vers la première place de la construction automobile nationale. Et en imposant la grosse voiture à Citroën, il cantonne ce constructeur à un marché plus restreint, en théorie plus rémunérateur. Mais ce marché est-il viable à long terme ? Question d’autant plus grave que la clientèle aisée n’est autre que la population enrichie par le marché noir. Difficile d’imaginer ainsi l’avenir, donc de déterminer clairement la stratégie future de l’entreprise. C’est une situation que Citroën ne tolère pas au point de voir ses dirigeants mener une véritable guérilla verbale contre l’État. Pour calmer cette colère, les pouvoirs publics lâchent du lest. Ils choisissent d’aller vers plus d’égalité en autorisant Citroën à monter la 2CV plus vite que prévu. Or, le modèle ne sort qu’en 1948. Pour expliquer pareil retard, l’entreprise accuse l’inertie des pouvoirs publics et même l’attitude de son propre personnel qui, pour des motifs politiques et syndicaux, « a tout fait pour empêcher de mettre la 2CV en activité [afin de] protéger la vie de la régie Renault7 ». Analyse rapide et brutale, qui occulte les difficultés financières de l’entreprise. Ultime avatar de cette lutte entre le secteur nationalisé et privé, la répartition contestée des fonds du Plan Marshall. Par ses déclarations brutales, dénuées de toute diplomatie, Citroën continue d’agacer les pouvoirs publics, qui par représailles, refusent au dernier moment les 700 000 dollars du second volet pourtant promis… pour les donner à Renault. Une mesure dont la maladresse donne encore plus de poids aux arguments de Citroën qui ne manque pas de rappeler que la RNUR a touché plus de 6,5 millions de dollars d’aide Marshall dont 2,45 millions pour ses seules activités automobiles, alors que Citroën s’est contenté de moins d’un million de dollars. Difficile ne pas y voir une forme d’inégalité surtout si l’on ajoute quelques péripéties comme l’interdiction faite à Citroën de sortir sa camionnette – le H – parce que Renault vient de lancer son propre modèle, comme le renforcement du contingentement des tôles au moment même où Renault lance sa 4CV, et surtout le calcul étonnant des attributions de matière à chaque constructeur, qui fait que Renault touche 410 kilos d’acier par 4CV contre 480 kilos pour une Traction… qui pèse 450 kilos de plus qu’une petite Renault ! Erreurs administratives, maladresses ou inégalités ?
Stratégie : l’inégalité des risques
8La stratégie de Renault paraît simple : créer une industrie et un marché de masse. En abandonnant progressivement toutes ses fabrications diversifiées et en misant en priorité sur la 4CV, Renault devient la première marque automobile française. Les cadences progressent très rapidement : 50 4CV par jour en juin 1948, 300 en avril 1949, 340 en décembre. « Quand on a annoncé 280 voitures par jour, on a parlé de folie, note Bernard Vernier-Palliez, le Secrétaire général de la RNUR. Au-dessus de 400, on a déclaré que cela ne durerait pas longtemps. Or à 525, on traîne encore quatre ou cinq mois de délais de livraison8 ». La Régie est bel et bien entrée dans la production de masse. Le succès est considérable, et « dépasse toutes nos espérances… si nous pouvions faire mille 4CV, nous les vendrions9 » constate Lefaucheux. De quoi voir grand. Les cadences progressent encore : 600 4CV par jour en avril 1955, juste avant le lancement de la Dauphine, premier modèle français à être monté à plus de 1 000 unités par jour, et même à frôler le seuil des 2 000 en juin 1960. Une cadence inconnue jusqu’alors qui nécessite des investissements considérables et surtout des ouvriers toujours plus nombreux, car comme l’explique Vernier-Palliez, « la main-d’œuvre immigrée coûte moins cher que l’automatisation10 ». P. Dreyfus ne change rien à cette stratégie de conquête. Son plus proche conseiller ne cesse de lui affirmer « la nécessité de submerger le marché par une production de masse pour tendre à l’élimination d’une partie des concurrents… Pour éviter d’être éliminé… dans les dix ans à venir, il faudra que Renault soit capable de produire 50 % de la production française… En automobile, celui qui n’aura pas la masse suffisante, est sûr d’être éliminé11 ». Mais il faut faire vite, car la concurrence est rude, notamment à cause « des Américains installés en Europe [– dont Simca fait partie –], de Volkswagen ou de Fiat12 ». Jusqu’aux années 1960, c’est Volkswagen que redoute le plus la Régie, peut-être parce que les deux firmes partagent en plus du mono-modélisme, des liens particuliers avec les pouvoirs publics. L’émulation est telle, qu’il y a une véritable compétition entre Billancourt et Wolfsburg, une course au volume. Chaque fois que les Allemands augmentent leur capacité de production, P. Dreyfus accroît celui de Renault. Il faut dire que Volkswagen a construit un ensemble industriel de premier ordre, très automatisé du fait de la poursuite continue de la Coccinelle depuis 1946, capable de sortir à la fin des années 1960, une voiture toutes les huit secondes ! Difficile de suivre, bien que surclassant déjà la concurrence française. En 1955, la Régie produit 30 % de plus que Citroën, pourtant deuxième constructeur national. Quinze ans plus tard, la différence est de plus de 50 % alors que Citroën a quadruplé sa production. Pourtant, les dirigeants de la Régie constatent « qu’il y a une douzaine d’années, Volkswagen et Fiat avaient la même capacité que nous. Or aujourd’hui, [en 1966], nous sommes nettement derrière13 ». Entre 1955 et 1972, Renault quintuple ses capacités journalières, passant de 1 000 à 5 000 voitures… alors que Fiat est à 6 000 voitures/jour depuis 1969.
9« Nous ne pouvons pas suivre14 » reconnaissent les constructeurs traditionnels. Les dirigeants de Peugeot et de Citroën invoquent pour cela leur propre expérience, leur Histoire. Peugeot a cru disparaître dans la faillite de la banque Oustric en 1930 et Citroën doit sa survie à l’intervention des Michelin en 1935. Personne chez Peugeot et Citroën ne peut oublier ces épisodes difficiles. Tous insistent sur le fait qu’ils dirigent des entreprises privées, de forme classique, qui peuvent subir les sanctions financières des imprudences qu’ils pourraient commettre. Ce n’est pas le cas de Renault disent-ils, car « l’État ne tombe pas en faillite », ni celui de Simca aidé par « son Oncle d’Amérique15 ». L’inégalité est bien là. À croire que le risque tente davantage les firmes dirigées par des équipes managériales que les entreprises familiales. Et le risque, Renault connaît. Passer de 1 000 à 3 000 voitures par jour en l’espace de cinq ans, c’est trouver des marchés nouveaux, solides et assez ouverts pour écouler ce qu’un marché français trop étroit est incapable d’absorber. Pour réussir pareille gageure, Renault tente, à partir de 1957, le pari de vendre ses Dauphine aux États-Unis. La récession américaine de 1958 qui entraine la mévente des grosses voitures traditionnelles, permet très vite d’écouler chaque jour outre-Atlantique, 500 Dauphine, soit le quart de la production. B. Vernier-Palliez croît tellement au succès de Renault qu’il craint « de mettre des ouvriers américains au chômage16 ». « Vertige de l’incompétence17 » reconnaît l’ancien directeur de Renault-Amérique. Faute de réseaux d’après-vente compétents, de modèles solides et surtout adaptés avec soin aux spécificités américaines, l’aventure de Renault tourne au désastre : 45 000 voitures sont entassées sur les parcs de stockage, 11 000 autres attendent dans le réseau américain, 6 000 Dauphine-USA sont programmées dans les usines sans qu’il soit possible de les ajourner, sans compter les 90 000 modèles répartis dans des garages aux quatre coins du monde. En raison de prévisions singulièrement optimistes, Renault compte en 1961 un stock de plus de trois mois et demi de production. Cette mévente coûte cher : la production est ramenée de 2 000 à 1 200 voitures/jour, les horaires de travail passent de 48 à 45 heures hebdomadaires, 960 emplois temporaires ne sont pas renouvelés, 3 030 ouvriers sont licenciés, et plus de 10 millions de dollars sont perdus même si l’état du bilan est loin d’être catastrophique, miracle de la comptabilité ou largesse du Crédit Lyonnais et de la Société Générale18 ! Quelle entreprise aurait bien pu résister à un tel séisme ? Ni Peugeot, ni Citroën. Et lorsque les pouvoirs publics s’inquiètent des risques pris par Renault, parlant même d’imprudence, P. Dreyfus ne se laisse pas faire : « Vous nous avez mis dans le bain avec les Allemands, les Italiens, les Américains… et ceux-ci augmentent leur potentiel. Si l’industrie française n’a pas en même temps que les autres, des moyens suffisants, elle sera absorbée. Il faut choisir son genre de mort : indigestion ou inanition… On vit en économie libérale… on peut penser que le jeu est absurde, mais il faut le jouer19 ». Et le jeu est parfois difficile. Difficile quand l’État ordonne à Renault de reprendre quelques entreprises en difficultés ou plus souvent en déliquescence comme Salmson, Delage ou Titan-Coder. Difficile quand il faut coûte que coûte conserver un département de matériel agricole ingérable. Difficile quand les fournisseurs profitent du statut de Renault pour alourdir leurs factures : « toutes les fois que la Régie s’adresse à un fournisseur spécialisé, déplore le Président de la RNUR, elle trouve un prix supérieur, des qualités moindres et des quantités insuffisantes, et cela l’oblige à faire elle-même des quantités de choses qui lui sont indispensables20 ». Qui peut ici parler d’avantages ?
Croissances inégales
10Si les constructeurs traditionnels ne souhaitent pas suivre Renault dans sa course au volume, ils entendent pour autant participer à la croissance des décennies d’après-guerre. « [Nous voulons] produire plus de voitures, avoir plus de clients, et faire travailler plus d’hommes et de femmes21 », rappelle Pierre Bercot, le patron de Citroën. La différence s’exprime davantage sur la manière de conduire la croissance. Face à l’expansion ultra-rapide de Renault, Citroën et Peugeot prennent une autre voie : ils opposent un développement mesuré, beaucoup plus prudent, au point que certains y voient trace d’un malthusianisme hérité des années 1930. « Si le mot malthusianisme est pris dans le sens extensif qu’on donne parfois, c’est-à-dire restriction volontaire et systématique de la production, le reproche n’est pas valable [pour nous], répond le président de Peugeot. L’augmentation régulière de nos fabrications et de nos ventes… le prouve éloquemment. En revanche, si l’on entend par ce mot un développement contrôlé qui cherche à éviter le piétinement autant que les fuites en avant désordonnées et les emballements conjoncturels, alors je veux bien accepter ce qualificatif22 ».
11Par cette volonté d’une croissance régulière et maîtrisée, Peugeot et Citroën s’écartent d’une véritable stratégie de production de masse. À croire qu’ils proposent l’un et l’autre, une alternative à tous ceux qui annoncent que celui qui fabrique 3 000 voitures par jour doit écraser ses concurrents qui n’en fabriquent que 2 000. Peugeot et Citroën présentent en fait deux réflexions différentes, même s’ils pensent l’un et l’autre que la stratégie du volume risque d’entraîner un danger de suréquipement et donc de surproduction. Jusqu’au milieu des années 1960, la philosophie de Peugeot part d’une tout autre idée, celle de « faire des voitures pour gagner de l’argent23 ». C’est donc une orientation financière qui domine la stratégie du constructeur. Et Peugeot affiche sans complexe les meilleurs bilans de toute la profession : sa rentabilité est excellente grâce à des profits réguliers et soutenus. Peugeot n’a pas de dette : les emprunts à long terme disparaissent des comptes pendant près d’une décennie, et tous les fournisseurs sont payés comptant ce qui permet d’alléger les factures de 2 %. C’est bien un modèle de réussite financière. Le choix du modèle moyen s’inscrit dans cette logique en offrant une marge bénéficiaire confortable pour un volume bien inférieur à ceux nécessaires à l’équilibre des constructeurs de masse.
12Face à la stratégie du volume choisie par Renault et Simca, à celle de l’argent prise par Peugeot, Citroën oppose une stratégie délibérément technique. En fait, Citroën ne croit pas à la production de masse, d’abord parce que ses interrogations, émises dès 1935, l’ont conduit à chercher des alternatives au travail à la chaîne, ensuite et surtout, parce qu’il ne veut pas suivre une régie Renault dont le statut brise l’équité de la concurrence. « La présence d’une régie nationalisée dans un secteur libre… note P. Bercot, est la mise en place d’une arme tactique dans l’offensive du socialisme… Citroën doit donc rester en dehors des sentiers battus par Renault… La Régie est vouée au succès… parce qu’elle… est l’État et l’expression d’une idéologie politique à la mode. Citroën doit donc emprunter d’autres chemins24 ». Mais Citroën ne se contente pas comme Peugeot, d’éviter la concurrence directe. Il emprunte des voies différentes en les créant de toute pièce. Après le succès de la Traction, sa stratégie se porte sur l’innovation et l’originalité techniques. Citroën espère pouvoir ainsi s’appuyer sur la clientèle marginale que l’on trouve à tous les niveaux de la société. Son choix devient une gageure : offrir un produit si différent qu’il soit possible de fidéliser une clientèle non conformiste. Mais le plus paradoxal, c’est qu’en misant sur la différenciation, Citroën ne renonce pas réellement au volume. Son avance technique lui permet de produire des modèles bien plus longtemps que ses concurrents, vingt-trois ans pour la Traction, vingt ans pour la DS, et plus de quarante ans pour la 2CV. C’est donc une stratégie du volume par la longévité des séries25. Et si les constructeurs massistes espèrent s’imposer en inondant le marché de leurs produits, Citroën contre-attaque par son originalité qui peut non seulement éloigner toute concurrence directe, mais même déstabiliser les autres constructeurs en démodant d’un seul coup leurs modèles. Par cette originalité, Citroën est inclassable. Il n’appartient qu’à lui-même, et ne répond qu’aux seuls critères qu’il a lui-même définis.
L’inégalité devant l’argent
13Les différences de croissance s’expliquent-elles aussi par l’inégalité des entreprises face à l’argent ? Problème plus complexe qu’il n’y paraît, puisqu’à écouter les chefs d’entreprises, on s’aperçoit que tous estiment ne pas être en mesure de mener à bien le financement de leur modernisation, donc l’avenir de leur firme. Secteur public comme privé, firme étrangère comme française, tous s’accordent à critiquer les pouvoirs publics, et dénoncent une inégalité par rapport aux concurrents étrangers. « Laissez-nous les moyens d’investir, clame P. Bercot en 1964, rappelant qu’atteindre les bénéfices des sociétés, c’est atteindre leurs possibilités d’investissement. Il est grand temps qu’on s’avise que nos concurrents européens ont plus de moyens que nous26 ». Même son de cloche chez Renault, où P. Dreyfus craint même pour la Régie, faute d’être « capable d’investir assez pour maintenir l’entreprise dans la concurrence internationale27 ». Si tous sont encore unanimes pour considérer l’autofinancement comme la base même du financement de l’entreprise, ensemble, ils regrettent que les conditions fixées par les pouvoirs publics soient si rigoureuses. L’impôt sur les sociétés permet à l’État de reprendre la moitié des bénéfices déclarés, « pénalisant ainsi le profit28 », sans compter que la législation fiscale limite les amortissements fiscaux à un niveau trop bas. Là encore, les règles sont les mêmes pour tous les constructeurs.
14L’inégalité apparaît dans les capacités ou les moyens de financement. Faute de pouvoir compter sur leurs propres fonds, les constructeurs privés sont contraints de recourir au financement extérieur. Or l’étroitesse du marché financier français est telle en France, qu’elle réduit les augmentations de capital, sauf pour Simca, qui grâce à l’afflux des capitaux étrangers, a plus de facilités que ses concurrents : 509 millions de francs d’augmentation de capital pour Simca entre 1957 et 1964, contre seulement 120 et 85 millions pour Citroën et Peugeot ! Pour ces deux firmes familiales qui souhaitent s’appuyer sur l’épargne populaire sans risquer une éventuelle OPA, il n’est pas facile de suivre les rythmes imposés par une industrie très coûteuse en investissement. Et l’inégalité existe même entre Peugeot et Citroën. Ce dernier, propriété de Michelin, passe au second rang des priorités, après les besoins de la manufacture de pneus. Pour trouver de l’argent, il reste naturellement l’emprunt, et notamment les emprunts obligataires. Mais ils sont chers et soumis au regard de l’État, ce qui freine Citroën, toujours hostile à une législation trop contraignante. En 1958, Citroën va jusqu’à tenter de contourner les rigueurs nationales. Par l’intermédiaire de sa société de vente en Suisse, il engage des pourparlers à Genève pour l’émission d’un emprunt obligataire de deux millions de francs suisses auprès de la filiale locale de Paribas. Une décision qui déchaîne les foudres des pouvoirs publics. Aussi est-il moins audacieux d’emprunter en France et de se contenter de profiter de l’inflation. Les constructeurs ont vite compris que leurs dettes pouvaient être remboursées avec le bénéfice de l’effet inflationniste. « C’est probablement la compensation française à sa fiscalité trop lourde29 » murmurent les financiers de Simca. On arrive alors à la situation paradoxale qui fait que Peugeot, présentant chaque année les bilans les plus solides, pratiquant un autofinancement rigoureux, est le moins bien armé pour développer ses investissements, en vertu d’une orthodoxie financière désuète qui repousse tout appel au crédit extérieur, préférant le désendettement à l’investissement. C’est une fois encore tout le contraire de Simca et Renault, tout le contraire des firmes managériales, moins scrupuleuses sur l’équilibre des comptes, puisque plus détachées des conséquences financières.
15Reste que la situation de Renault demeure une fois encore particulière. Faute d’avoir accès au marché financier, la Régie ne peut longtemps compter que sur elle-même. Mais l’accroissement des investissements pour financer sa politique de volume nécessite des besoins tels que la RNUR est vite contrainte de s’endetter. Emprunts obligataires, emprunts bancaires, Renault n’a pas d’autres solutions. Et le risque est grand, comme le rappelle aujourd’hui Raymond Lévy : « Renault étant l’État, il n’y avait pas de limites externes à l’endettement. Il n’y avait pas de banquiers pour [exiger de rembourser avant d’emprunter à nouveau]. C’était le contraire, les banques étaient toujours disposées à prêter à l’État30 ». Cette situation souligne deux difficultés majeures d’une firme nationalisée. Ce type d’entreprise a-t-il mission de gagner de l’argent, et quels sont les rapports qu’elle doit entretenir avec son actionnaire ? Deux questions auxquelles P. Dreyfus apporte une réponse. « Notre tâche est de pouvoir démontrer qu’une entreprise nationalisée est capable de battre d’autres entreprises du secteur privé. Il faut qu’elle soit plus capable que d’autres, qu’elle soit capable de payer ses impôts, capable d’exporter, capable de donner une vie meilleure à ses travailleurs… Mais je ne pense pas qu’elle soit faite pour faire des bénéfices…31 ». Quant au rôle de l’État dans le financement de Renault, P. Dreyfus ne veut pas demander directement de l’argent à son actionnaire, « sinon tout le monde dira que l’État bouche les trous de la Régie32 ». Il vaut mieux pousser les pouvoir publics à doter régulièrement la Régie pour l’aider dans ses projets d’expansion, en fonction de ses succès et ses résultats. De quoi faire bondir les opposants à la nationalisation, notamment P. Bercot, plus convaincu que jamais d’avoir à lutter contre un concurrent subventionné par l’État. « Je n’aime pas le mot subvention », déclare pourtant son successeur en 1985, Jacques Calvet. « La Régie a un actionnaire qui s’appelle l’État, de même que PSA a des actionnaires qui s’appellent la famille Peugeot ou Michelin. Quand PSA a besoin d’argent, il s’adresse à ses actionnaires en leur expliquant pourquoi… Les actionnaires examinent la situation et tranchent. Pour Renault, l’État doit apprécier si le plan proposé est convaincant ou pas, et si les demandes présentées sont d’un ordre de grandeur raisonnable et ne fausse pas la concurrence. Ne parlons donc pas de subventions, mais plutôt de rapports normaux existant entre un actionnaire et une entreprise qui dépend de lui33 ». La teneur des sommes versées revêt donc une importance capitale. Et lorsque Georges Besse – qui prend en 1985 la direction d’une régie nationale à l’agonie – puis R. Lévy obtiennent l’un et l’autre de l’État, une recapitalisation de Renault d’un montant total de 18 milliards de francs, directement ou par effacement de dettes, les responsables de PSA, tout comme la Commission européenne de Bruxelles, s’inquiètent d’un risque de dérégulation de la concurrence, donc d’une nouvelle forme d’inégalité.
L’inégalité des politiques sociales
16S’il est un élément qui caractérise la stratégie de Renault, c’est bien évidemment sa politique sociale. Une politique érigée en modèle. Et qui peut donc critiquer les avantages sociaux et salariaux acquis chez Renault ? Diminution des éléments de précarité avec le paiement des jours fériés, la mensualisation progressive des salaires et la création d’un Fonds de régularisation des ressources en cas de baisse d’activité. Amélioration du pouvoir d’achat grâce à l’indexation des salaires sur les prix. Reconnaissance des ouvriers âgés avec l’amélioration des conditions de retraite. Plus grande autonomie des personnels avec l’assouplissement puis la suppression du pointage. Enfin, droit au repos et au loisir avec l’augmentation des congés payés, portés à trois semaines en 1955, puis quatre semaines en 1962, avec la diminution progressive du temps de travail à partir de 1968, premier élément de rupture avec les sempiternelles revendications salariales. Mais la politique de Renault a une autre importance car elle dépasse très vite le cadre de la Régie. Les salaires, les congés, les régimes de retraites sont une référence nationale. Simca aligne sa politique salariale sur celle de Renault, crée des systèmes de retraite tout aussi avantageux que ceux de la Régie, instaure la mensualisation dès 1952, se dote d’une École d’apprentissage très renommée, et propose même la Quatrième semaine de congés payés avant 1962. Les firmes managériales seraient-elles des entreprises-pilotes en matière sociale. On pourrait le croire si l’on se bornait à ces quelques éléments. La réalité est bien plus nuancée.
17La politique de Renault ne se limite pas à ses réalisations. Bon nombre de concurrents la juge sans ménagement, ne se privant pas d’expliquer l’élan social de Billancourt par la pression tant gouvernementale que syndicale. La méthode Renault dérange une concurrence qui redoute par-dessus tout les mouvements sociaux. Peugeot qui s’interroge en 1959 sur une éventuelle union avec Renault, y renonce en partie devant les risques de s’associer avec une entreprise jugée « vulnérable, vu les risques de conflits sociaux plus importants34 ». C’est vrai que les grèves qui démarrent chez Renault, puis s’étendent peu à peu au pays, font partie des grands moments de la culture ouvrière de la Régie. Comme celles de 1947, qui vont jusqu’à précipiter les Communistes à quitter le gouvernement. Comme celles de 1968, où Georges Séguy, au lendemain des Accords de Grenelle, vient à Billancourt pour connaître l’opinion d’une France entièrement paralysée… et repart poursuivre la négociation devant le mécontentement des gars de chez Renault. Et même si l’un des Présidents de la Régie affirme, il y a quelques années, que « Renault ne fait jamais de politique, seulement des voitures35 », on sait bien que lorsque Renault éternue, c’est toute la France qui s’enrhume. Pourtant, Renault, ce n’est pas seulement cette mission sociale qui consiste, selon P. Dreyfus, à « placer la Régie à l’avant-garde de la condition ouvrière française36 ». D’ailleurs, les ouvriers de la Régie eux-mêmes contestent cette analyse de Dreyfus, convaincus que « l’État-patron ne fait que remplacer l’actionnaire des sociétés privées37 ». Renault, et c’est ce que refusent par-dessus tout Simca et Citroën, c’est d’abord une méthode, encore trop rare en France, celle du dialogue et de la concertation. C’est, selon R. Lévy, l’exemple « d’une sorte de cogestion entre la CGT et la Direction générale… qui permet, outre les avantages sociaux, une fierté Renault très profonde, un attachement des salariés à la Maison38 ». Pour y parvenir,
18P. Dreyfus a créé des relations très directes avec les leaders de la CGT, dont plusieurs responsables (Edmond Le Garrec, Roger Clees) occuperont le poste de Directeur du personnel. C’est dans cet état d’esprit que la Régie est la première firme à proposer en 1955, un Accord d’entreprise, puis en le renouvelant quasi-régulièrement à partir de 1958, à instaurer en France une politique de concertation. Et à voir les réalisations similaires faites à la SNECMA, chez EDF-GDF, Air France ou à la SNCF, on peut se demander si seules les entreprises du secteur public sont en mesure de mettre en place de telles politiques. Un retour chez Peugeot, à Sochaux, permet d’apporter quelques nuances importantes.
19Le patronat provincial de l’Est de la France, souvent protestant, a veillé dans l’Histoire à conduire une politique sociale différente que celle affichée par un patronat le plus souvent asocial39. Systèmes de retraites (1876), limitation de la journée de travail à 10 heures (1871), caisses de secours (1858) et d’allocations familiales (1917), logements ouvriers (1912), Peugeot a montré par le passé une politique sociale, incontestablement paternaliste, mais qui lui a permis de s’attacher sa main-d’œuvre. On est ouvrier de père en fils chez Peugeot. À la Libération, les salaires Peugeot (10 % supérieurs à la région), les logements (34 % du personnel est logé), les services de transport, mais aussi les magasins de ravitaillement sont des éléments d’attraction dans une région de mono-industrie, où seules les villes de Belfort ou de Mulhouse peuvent offrir des emplois industriels pour tous ceux qui fuient les vallées des Vosges et du Jura. C’est ce contexte qui explique la politique de Peugeot, dont les dirigeants insistent sur le lien qui existe entre la situation provinciale de l’entreprise et une responsabilité sociale peut-être plus grande qu’à Paris. « Étant le seul gros employeur à Sochaux, explique Jean-Pierre Peugeot, nous ne pouvons pas comme certains constructeurs de la région parisienne, suivre aussi facilement l’évolution de la demande par embauche et débauche de centaines d’ouvriers40 ». Allusion faite aux pratiques de Simca et de Ford-France. En 1953, au moment d’une mévente cyclique, Simca débauche un quart de son personnel et fait passer les horaires de 48 à 40 heures par semaine. Au même moment, Ford-France licencie 400 personnes à Poissy, 400 ouvriers que l’État demande aussitôt à Renault de reprendre. En 1956, avec la crise de Suez et la baisse des ventes qui s’en suit, Simca renvoie 2000 personnes, réduit ses horaires et met le personnel au chômage technique pendant dix jours au moment des fêtes de Noël. « Cette politique n’est pas conforme à la conception de notre devoir social41 » annonce Peugeot. Sens des réalités sociales ou contrainte locale ? En choisissant de modérer son développement pour ne pas jouer sur les effectifs, donc en misant sur la stabilité de l’emploi, Peugeot s’écarte des règles habituelles de la croissance. Sa marge de manœuvre est en fait très limitée puisqu’une variation continue des effectifs amplifierait dans une région comme le Doubs, les pénuries de main-d’œuvre en accélérant les départs vers d’autres régions. Reste que la situation est tout à fait paradoxale : Renault, en dépit d’une responsabilité sociale clairement affichée, prend plus de risques que Peugeot. Les baisses de production de 1953 et surtout de 1961 à Billancourt, se traduisent, on l’a vu, par des licenciements. Or c’est justement pour éviter pareille mésaventure que Peugeot refuse tout emballement de sa production, au risque de faire attendre ses clients lorsque les ventes affluent. En 1964, au moment où pour la première fois Sochaux doit baisser ses cadences suite à une mévente, Peugeot réaffirme sa volonté de maintenir le plein emploi. La firme parvient à éviter les licenciements, mais réduit fortement les horaires. Curieusement elle s’est inspirée de l’Accord Renault de 1958, pour créer dans le cadre de son deuxième Accord d’entreprise, un Fonds de régularisation des ressources, capable de financer les heures de travail chômées au-delà de la réglementation. Cette réalisation, tout comme la politique contractuelle engagée à Sochaux dès 1955, soit au même moment que Renault, montre que la régie Renault, ou l’entreprise publique, n’ont pas le monopole d’une politique sociale novatrice ou même de la concertation. Et s’il y a, à ce moment de l’histoire, une similitude de sensibilité entre Sochaux et Billancourt, à l’opposé, il y a un décalage de plus en plus net avec Simca et Citroën. Peugeot et Renault qui jouent le compromis social, s’éloignent de leurs deux concurrents qui préfèrent la fermeté à la négociation, refusant tout dialogue et préférant jeter une chape de plomb sous laquelle les rancœurs et les déceptions s’accumulent. Les pressions, les brimades faites sur les délégués syndicaux et leurs sympathisants, sur les étrangers ou tout simplement sur les jeunes ou les femmes, les syndicats maison (CFT, puis CSL) qui pipent les dés des relations sociales, les polices privées qui inquiètent… tout cela fait partie du quotidien de Poissy et de Javel.
La fin des inégalités
20La crise des années 1980 et 1990 aurait-elle des vertus égalitaristes ? À voir l’État providence incapable de venir en aide à ses entreprises publiques, à voir l’État accélérer la venue de managers gestionnaires prêts à bousculer les traditions socio-économiques, il est clair qu’un tournant est pris. Les différences qui caractérisaient les entreprises automobiles s’estompent. Jacques Calvet, Georges Besse, Raymond Lévy ou Louis Schweitzer conduisent une même politique, délibérément financière. Après des pertes records (8,5 milliards de francs pour Peugeot, plus de 30 milliards pour Renault), tout est fait, chez les uns comme les autres, pour retrouver les équilibres financiers : réduction des coûts fixes, abaissement du point mort, laminage des coûts salariaux, fermeture des usines non rentables, recentrage sur le métier d’origine, Peugeot et Renault sont égaux devant la rigueur… même si c’est bien le second qui tend à se rapprocher des traditions du premier. R. Lévy est le premier à rappeler le travail réalisé par G. Besse : « Georges Besse, en arrivant, a commencé par éteindre le feu. Cela voulait dire, d’abord, faire prendre conscience à l’entreprise de la situation dans laquelle elle se trouvait… Gaspillages multiples, luxe immodéré… La deuxième chose à laquelle Georges Besse s’est attaqué, ce sont les effectifs… De cette maison, il est sorti un tiers du personnel, sans conséquence pour l’entreprise… Georges Besse a commencé à casser la cogestion avec la CGT… car Renault avait l’habitude d’avantages sociaux exorbitants. Cette cogestion devenait financièrement insupportable. Par comparaison avec PSA, nous supportions un handicap salarial à effectifs supposés égaux de l’ordre de 2 milliards de francs par an… Alors, nous avons cherché à faire de Renault, une entreprise normale… Sur le plan social, l’objectif fondamental a été de faire disparaître le Taylorisme social… Sur le plan financier, nous avons entamé une recapitalisation de l’entreprise… afin d’envisager ensuite sa privatisation, notamment avec l’accord Renault-Volvo qui devait permettre de faire disparaître en douceur le statut d’entreprise publique42 ».
21« Entreprise normale » annonce R. Lévy en soulignant cette volonté de faire glisser Renault dans le moule de l’entreprise privée. Mais est-ce si nouveau que cela ? P. Dreyfus reconnaissait dès le début des années 1960 que la Régie n’était plus adaptée à une économie ouverte et concurrentielle. « La Régie a vécu sans capital pendant quinze ans, à l’abri des barrières douanières et dans un pays où la monnaie était partiellement dévalorisée. Le fait qu’on ouvre les frontières, accélère les investissements, c’est-à-dire oblige à sortir de l’argent avant d’avoir fait l’expansion… et attise une concurrence avec des industriels plus riches que nous… Notre survie est en jeu43 ». Un rapport interne, daté de 1963, faisait déjà état de « l’inadaptation du statut et de l’organisation de Renault… alors que le monde évolue rapidement44 ». Son auteur, tenté à la fois par les expériences de l’IRI45, de la Finmeccanica46 , ou même de Schneider et de General Motors, envisageait la création d’un Groupe Renault, vaste société holding multi-divisionnelle, où capitaux privés et publics se mêlaient. La même année, Renault ouvrait en Suisse, Renault-Holding, qui allait créer cinq ans plus tard Renault-Finance. Deux sociétés capables de drainer des capitaux étrangers, de convertir les monnaies, d’échapper aux rigueur des contrôles et des regards officiels. Un outil que seuls, les ténors du libéralisme comme Michelin ou Thomson en France – et pas Peugeot –, Fiat en Italie… utilisaient déjà. Le but de ces projets ou de ces réalisations était clair. Ne pas rester en situation d’infériorité face à des concurrents mieux armés. Réduire les différences ou tout au moins contourner l’inégalité, telle aura donc été la stratégie de Renault dans son but d’être une entreprise performante.
22Pourtant, cet élan ne doit masquer une des réalités fortes de l’économie française. La coexistence d’entreprises différentes, donc le maintien d’une inégalité qui a pesé de façon différente sur tous les acteurs, tout cela a permis au secteur automobile de progresser vite, de devenir pendant plusieurs décennies, le moteur de l’activité industrielle et sociale française. La privatisation de Renault met donc un terme à cette lutte farouche entre secteur public et privé, à cette émulation qui a permis – chose rare en Europe – d’avoir encore en France autour de trois marques réputées, deux groupes industriels nationaux de taille mondiale.
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Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Michelin est propriétaire de Citroën de 1935 à 1975.
2 Jean-Louis Loubet, Citroën, Peugeot, Renault et les autres. 60 ans de stratégies, Le Monde-Éditions, 1995.
3 Le conseil d’administration de la Régie Renault représente l’État, actionnaire unique. Les administrateurs représentent les différents ministères (au nombre de sept), les usagers (deux membres) et le personnel (un représentant pour les ouvriers, un pour les agents de maîtrise et un pour les ingénieurs et cadres). L’État ne gère pas l’entreprise, il délègue ses pouvoirs au Président Directeur-général.
4 L’OCM ou Organisation Civile et Militaire est constituée entre la fin 1940 et le début 1941. Composée d’industriels, de membres de professions libérales et de fonctionnaires, l’OCM est une composante de la Résistance. Elle prépare la France de l’après-guerre. Plusieurs idées lui sont chères comme l’intervention accrue de l’État dans l’économie avec la planification et la nationalisation, ou l’amélioration des rapports dans l’entreprise grâce à la mise en place de politiques contractuelles. Parmi les responsables de l’OCM on trouve Pierre Lefaucheux, Aimé Lepercq et Jacques Piette qui sont à l’origine du statut de la Régie Nationale des Usines Renault.
5 P. Dreyfus, réunion du Conseil d’administration de la RNUR, 17 mai 1955.
6 Rapport du Conseil d’administration de la Société Anonyme André Citroën, exercice 1945.
7 P. Bercot, Mes années aux usines Citroën, La pensée universelle, 1977, p. 24.
8 Réunion du Conseil d’administration de la RNUR, 16 février 1954.
9 Réunions du Conseil d’administration de la RNUR, 22 novembre 1949 et 20 juin 1950.
10 Cité par Jean-Pierre Poitou, Le cerveau de l’usine, histoire des bureaux d’études Renault de l’origine à 1980, Université de Provence, 1988, p. 120.
11 Gabriel Taix, « Étude de quelques problèmes d’avenir de la RNUR », 24 septembre 1957 et « Essai de comparaison de l’activité industrielle de cinq grands constructeurs d’automobiles en Europe occidentale », 2 juillet 1958.
12 P. Dreyfus, réunion du Conseil d’administration de la RNUR, 20 décembre 1955.
13 Réunion du Conseil d’administration de la RNUR, 22 novembre 1966.
14 Rapport du Conseil d’administration de la Société Anonyme André Citroën, exercice 1955.
15 François Gautier, entretien avec Alain Jemain, « Peugeot parle », Entreprise, 4 octobre 1969.
16 B. Vernier-Palliez, « Note, Votage aux États-Unis », 23 décembre 1957.
17 Maurice Bosquet, ancien Président de Renault Incorporated, entretien avec l’auteur.
18 J-L Loubet, idem.
19 P. Dreyfus, réunion du Conseil d’administration de la RNUR, 20 janvier 1959.
20 Réunion du Conseil d’administration de la RNUR, 22 avril 1952.
21 P. Bercot, idem, p. 79.
22 F. Gautier, idem.
23 Maurice Jordan, réunion du Comité central d’entreprise des Automobiles Peugeot, 28 mai 1957.
24 P. Bercot, idem, p. 46, 54 et 92.
25 La Traction a été fabriquée à 759 540 exemplaires entre 1934 et 1957, la DS à 1 456 127 exemplaires entre 1955 et 1975 et la 2CV à près de 4 millions, plus 1,4 million de Dyane entre 1949 et 1990.
26 P. Bercot, allocution à l’Assemblée générale de la S.A. André Citroën, 2 juillet 1964.
27 P. Dreyfus, réunion du Conseil d’administration de la RNUR, 23 juillet 1968.
28 P. Bercot, allocution à l’Assemblée générale de la S.A. André Citroën, 3 juillet 1958.
29 Note de la direction financière de la SIMCA à la Direction générale, 16 décembre 1958.
30 R. Lévy, Le cas Renault, notes de la Fondation Saint-Simon, décembre 1994.
31 P. Dreyfus, réunion du Conseil d’administration de la RNUR, 24 juin 1969.
32 P. Dreyfus, réunion du Conseil d’administration de la RNUR, 16 janvier 1962.
33 J. Calvet, entretien avec Hervé Jannic, « L’objectif de Calvet : 5 milliards de bénéfices », L’expansion, 20 juin-3 juillet 1986.
34 « Inventaire des moyens ou situations comparées de P. et R. ». Note de Gérard de PINS, Direction générale de Peugeot à la Direction générale de la RNUR, 4 mars 1959, archives Maurice Bosquet.
35 P. Lefaucheux, cité par Édouard Seidler, Le roman de Renault, Edita-Denoël, 1981, p. 70.
36 P. Dreyfus, Renault, une nationalisation réussie, Fayard, 1981, p. 47.
37 Déclaration de la délégation CGT à la réunion du Conseil d’Administration de la RNUR, 26 avril 1949.
38 R. Lévy, idem.
39 J.-L. Loubet, Automobiles Peugeot, une réussite industrielle, Economica, 1990.
40 Jean-Pierre Peugeot, réunion du Conseil d’administration des Automobiles Peugeot, 10 mars 1953.
41 J.-P. Peugeot, idem.
42 R. Lévy, Le cas Renault, notes de la Fondation Saint-Simon, décembre 1994.
43 P. Dreyfus, réunion du Conseil d’administration de la RNUR, 16 janvier 1962.
44 « Pour un groupe Renault », rapport de M. Bosquet, 4 février 1963.
45 IRI : Instituto per la Ricostruzione Industriale, puissante holding de l’État italien.
46 Une des holdings de l’IRI qui contrôle à ce moment-là Alfa-Romeo.
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