Introduction. L’automobile, objet d’étude pluridisciplinaire
p. 11-16
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Index géographique : France
Texte intégral
1« Révolutionnaire… ! » Cet adjectif, Citroën en fit un slogan publicitaire, il y a quelques années, pour imposer auprès de sa clientèle sa voiture dernière-née. Le constructeur résumait ainsi tout à la fois ce qui faisait la spécificité de la marque et d’une manière générale, ce qui fait la spécificité de l’objet. Et si le modèle, en tant que tel, n’a pas vraiment défrayé la chronique automobile, du moins, par la grâce du jeu publicitaire s’inséra-t-il dans la lignée des voitures innovantes – ou voulues telles – qui ont contribué à rendre la firme célèbre.
2« Révolutionnaire » : si le modèle proposé par Citroën ne l’était pas franchement, s’il releva plus simplement de l’innovation de niche commerciale, la mise au point de la traction locomotion automobile, elle l’a bien été. On aurait aimé dire qu’elle fut « révolutionnante », n’eût été le caractère maladroit et inélégant du néologisme. La locomotion automobile a renouvelé le rapport de l’homme à l’espace et au temps ; introduit ou plus exactement matérialisé, la notion d’accélération qui est un peu plus que la vitesse ; elle a bousculé les relations hommes/femmes ; modifié l’organisation des loisirs et du temps de travail ; elle s’est imposée dans la constitution identitaire, ce qui en fait un « marqueur social » de premier ordre. Elle a transformé le paysage urbain, renouvelé le rapport de l’homme au terroir. Elle a révolutionné l’architecture techno-économique des modes de production ; pour les besoins de sa production, ont été inventés la taylorisation, la robotisation, le « flux tendu », et pour une grande part, le design. Tous les savoir-faire ou presque ont été – ou sont – mobilisés pour la concevoir, la faire rouler, la réparer, voire pour s’en débarrasser. Enfin, l’État, en France du moins, y trouve l’un des supports essentiels de sa fiscalité.
3Aussi bien, l’approche scientifique de ce moyen de locomotion relève-t-elle de multiples disciplines : sociologie, géographie, archéologie industrielle, histoire, urbanisme, science politique, ce qui en fait le lieu, par excellence, des confrontations pluridisciplinaires. Tel fut le but de la journée qu’organisa en octobre 1997, le groupe de recherche « Innovation et culture technique », constitué sous l’égide du Centre de Recherche Historique sur les Sociétés et Cultures de l’Ouest. À son invitation, des chercheurs de tous horizons se rencontrèrent à Rennes, pour présenter l’état de leurs travaux et confronter leurs questionnements. L’enjeu était de repérage, plus que d’exhaustivité. Il s’agissait de mettre en lumière par la confrontation des interrogations, par les recoupements et les accroches dans la discussion, quelques-uns des points nodaux de cette recherche plurielle sur un objet commun. Nous remercions Gaëlle Beaussaron, Gabriel Dupuy, Gérard Emptoz, Anne Grenier, André Guillerme, Anne Guillou, Michel Lagrée, Jean-Louis Loubet, Jean Ollivro et Paul Smith d’avoir bien voulu animer cette journée, et Catherine Bertho-Lavenir d’avoir bien voulu s’y associer par la voie de l’écrit.
4La chronologie fut le premier point de rencontre. De décennie en décennie, l’histoire de l’automobile est jalonnée de moments forts. À titre d’exemple, évoquons brièvement ces années 1905-1907, qui furent à bien des égards des années charnières. L’automobile connaît alors sa première véritable expansion. Ainsi, dans les Côtes-du-Nord, département choisi pour tester le dépouillement informatisé des cartes grises entrepris par le CRHISCO, le « vrai départ des immatriculations date de 1907 ». De fait, pour la première fois, en 1908, les annuaires départementaux inscrivent la catégorie nouvelle de « marchands d’automobiles ». Et déjà la mode change ; versatile ou différent, le public délaisse l’aristocratique « de Dion » au profit des marques Peugeot et Renault (Patrick Harismendy). À un niveau plus général, mais très exactement dans le même temps, « un débat se noue autour de la voiture de tourisme », qui mobilise une clientèle nouvelle, ni aristocrate, ni médecins, ni vétérinaires ou notaires. « Les touristes du Touring club dont beaucoup appartiennent à une moyenne bourgeoisie d’ingénieurs, commerçants, employés, salariés pas forcément riches, mais ouverts à l’innovation, se considèrent comme le prototype de cette population vers laquelle devrait se tourner l’industrie automobile, et par la voix de leur représentants réclament des constructeurs qu’ils s’intéressent à eux ». (Catherine Bertho-Lavenir). Tandis qu’André Citroën, ce « débutant culotté » fait ses premières armes, en participant à la direction de la SA d’électricité et d’automobiles Mors (Paul Smith), la profession, rassemblée par de Dion dans la « Chambre syndicale de l’automobile et des industries qui s’y rattachent » discute ferme. Faut-il, ou non, poursuivre la politique des coûteux « salons automobiles » ? Faut-il considérer l’automobile comme un objet total, produit par un ensemble de corps de métiers, susceptible donc d’innovations dans tous les domaines, carrosserie autant que moteur, ce que pense de Dion, ou plus simplement la considérer comme « un moteur et quatre roues » ? Peugeot, qui exprime ce dernier point de vue, sera rejoint pas la plupart des constructeurs, d’où résultera la première grande division entre constructeurs (Gaëlle Beaussaron). De ce moment, sur fond de la décision prise par Ford de « standardiser l’offre », les constructeurs automobiles français cultiveront une « différence » fructueuse autant que conflictuelle qu’exacerbera encore l’arrivé de Fiat dans les années 1930, puis la nationalisation de Renault en 1945. L’industrie automobile s’enrichira de cette « émulation qui a permis – chose rare en Europe – d’avoir encore en France autour de trois grandes marques réputées, deux groupes internationaux de taille mondiale » (Jean-Louis Loubet).
5Précoce, la césure révèle une difficulté dont il serait bon d’établir si elle relève du mode de vie européen et/ou français : selon que l’on se place du point de vue du constructeur ou de celui de l’usager, la définition de l’automobile ne prend pas exactement la même tournure, la perception de l’objet n’est pas exactement la même… Toujours quelque chose échappe du produit réalisé, du fait que le désir du constructeur – qui veut produire à moindre coût et pour ce faire cherche à simplifier les gammes et les modèles
6– s’oppose à celui de « l’homme à quatre roues » (Michel Lagrée) – qui veut bénéficier d’un produit différencié, adapté à ses besoins de transport et à son souci de paraître. L’automobile serait-elle, économiquement, un objet clivé ? Oui, à en juger par l’impossibilité qu’il y a à fixer dans le concret le concept de « voiture populaire ». Cela tient à la spécificité du rapport produit/marché qui sous-tend son économie. Véhicule léger ou poids lourd, le produit automobile fut – et reste – le premier objet coûteux, tant à la construction qu’à l’achat, dont le client principal est non l’État, non les collectivités territoriales ou encore de puissantes Compagnies privées, mais l’individu. Le constructeur produit à prix fort un bien qu’il espère renouvelable ; l’acheteur se procure à prix fort un bien qu’il veut durable et modifiable comme tout ce qui relève de la propriété, un bien qui constitue sa vitrine, symbolise son pouvoir d’achat et sa liberté.
7Or cette ambivalence se retrouve dans la définition mentale du produit. Qu’est-ce au fond que l’automobile ? Un engin de vitesse ou un engin de transport ? Un engin de vie ou un engin de mort ? D’emblée, le débat est posé, que l’automobiliste lui-même à bien du mal à trancher. D’un côté, il y a la course, toujours présente ô combien. La course rappelle la lice chevaleresque, renvoie au mode héroïque dont l’homme se sépare difficilement. Et comme elle oblige à la publication des résultats, au calcul des temps réalisés, à la normalisation par le chronomètre, elle conféra à l’automobile débutante « un caractère de sérieux qui facilita sa diffusion comme quelque chose de fiable et donc susceptible d’être acquis » (Gaëlle Beaussaron). De l’autre côté, il y a la promenade. La manière dont les membres du Touring Club définissent leur « voiture idéale » est rien moins que passionnée. Ce que veut le Français de moyenne bourgeoisie en début de siècle, c’est « promener madame et les enfants », « visiter la France à trente à l’heure », et lorsqu’il photographie tel paysage qui le séduit, il évite soigneusement de cadrer l’auto qui a permis d’y accéder. « Il n’y a pas de passion automobile », conclut Catherine Bertho-Lavenir, au sortir de cette étude. Pourtant, l’attitude du clergé – authentique « marqueur social » du fait « qu’il participe à la fois des élites par sa culture et des catégories moyennes, sinon populaires par son niveau de vie » (Michel Lagrée) – montre à quel point le produit attire et gêne : utile à l’évêque, l’automobile détruit la pompe ecclésiale ; utile au curé, elle obère son image de pondération et de sagesse, et le transforme en quelqu’un qui « va, vient, court, roule… » dans un monde catholique qui se défie de la mobilité. Son usage devra donc revêtir un caractère social et la pastorale préconisera tout à la fois le transport routier collectif pour les pèlerinages et le camionnage des marchandises pour les artisans. Quant à la piété populaire, dédaignant Élie, le prophète au char de feu, elle fera de Christophe son protecteur. Par cette moralisation plus ou moins spontanée, du nouveau moyen de locomotion, chacun, curé, notaire, médecin, s’autorisait inconsciemment à l’employer. La « passion Citroën » relève de ce besoin de juguler la tentation automobile en l’apprivoisant. Fils de bijoutier, au demeurant polytechnicien, André Citroën, fut l’un des premiers à comprendre que pour vendre, il fallait instituer entre la clientèle et l’engin un rapport métaphorique à l’aventure et au rêve, ce pourquoi, il le présenta dans un écrin (Paul Smith).
8La Grande Guerre, outre qu’elle immortalisa le taxi, fut considérée comme « la victoire du routier français sur le cheminot allemand » (Bruno Lefebvre). Elle eut pour effet secondaire de populariser le camion. On assiste dans les années 20 à l’émergence d’une activité non prévue par l’Administration, celle des « artisans-routiers ». Ces « compagnons de la route », représenteraient-ils une « nouvelle race » d’artisans ? On est frappé, à la découverte de l’univers mental du routier, tel que le décrit l’ethnologue, de retrouver l’idéologie première de l’automobile. Le routier est un homme indépendant, un débrouillard, un homme libre, un « seigneur de la route ». Parallèlement, le chauffeur routier retrouve – réinvente ? – cette manière de penser intimement lié à l’artisanat traditionnel qu’est le caractère fortement sexualisé du rapport à l’outil de travail, en l’occurrence souvent assimilé à la belle-mère… Que va modifier de cet habitus, la revendication de type salarial, qui actuellement prime ?
9Dans ces mêmes années 20, « Paris opte pour le tout automobile » (André Guillerme). Encore faut-il pour « décongestionner » les artères encombrées de mille manières, « éliminer les sans-lobby », transformer le passant, en « piéton », le « mettre au pas », le « discipliner ». De nouvelles formes urbaines sont imaginées ; le carrefour est réinventé ; la ville « coloriée » ; les architectes découvrent le plan coupé. L’histoire s’écrit, d’espaces souterrains fortement illuminés, de « feux tricolores », de « sens unique » aussi, qui furent expérimentés à Verdun… On reconsidère les travaux de voiries, du fait qu’il faut non seulement réparer la chaussée, mais la réparer vite pour ne pas bloquer la circulation et on met au point de nouvelles techniques, par exemple le brise-béton pneumatiques, les marteaux-piqueurs, l’emploi du ciment à prise rapide. Le renouvellement viaire ira-t-il jusqu’à la conception autoroutière ? Non, car l’Administration des Ponts & Chaussées refuse catégoriquement cette forme de déplacement en arguant qu’« … il est fâcheux de suivre un tracé aussi peu souple… et de devoir s’enfoncer dans des tranchées profondes ». L’argument laissera la France enserrée dans son réseau de « Nationales » pour presque un demi-siècle… Qu’une administration ait pu se trouver « agie » de la sorte par l’horreur de la guerre, montre si besoin en était, l’ampleur du traumatisme, la profondeur de l’atteinte portée au collectif.
10Il est vrai que cela se passe sur fond d’indifférence et/ou de refus, qui fut l’attitude des Ponts & Chaussées, et plus généralement de l’État à l’égard du nouveau moyen de locomotion. Étudiant « la société française et les accidents de la route » entre 1890 et 1914, Patrick Fridenson avait déjà noté le fait. En conséquence, le monde de l’automobile, constructeurs, conducteurs, routiers, s’organise en groupes de pression pour se défendre et/ou s’imposer. Le but d’Albert de Dion lorsqu’il crée la CSA, est, entre autres, de lutter contre les règlements administratifs et les taxes. « Seront essentiellement abordées les questions d’ordre technique, commercial ou social : problèmes d’unification des dimensions des éléments automobiles, de la législation des courses, des débouchés en France et à l’étranger, classement de l’industrie automobile comme industrie dite saisonnière, apprentissage, salaires, organisation des usines… » (Gaëlle Beaussaron). Sur le terrain, alors que la vitesse des véhicules oblige à reconsidérer le réseau routier, pire à le repenser, les automobilistes ne trouvent « aucun soutien dans l’administration… La route – en tant qu’objet technique – est un pis-aller dans l’art de l’ingénieur » (Patrick Harismendy). Du coup, c’est l’AGA, filiale de l’Automobile Club de France, également créées par de Dion qui oblige, entre 1902 et 1904, à la mise en place de « panneaux indicateurs d’obstacles agréés », et même se préoccupe de l’examen des chauffeurs et de la délivrance des diplômes de mécaniciens…
11Visionnaire, Albert de Dion avait compris qu’autour de l’automobile, et pour l’imposer, il fallait tisser une toile, faire « système » (Gaëlle Beaussaron). Citroën, vingt ans plus tard, opère une relecture du territoire : « grande ville
12– endroit où se trouve une succursale Citroën ; ville – endroit qu’habite un concessionnaire Citroën ; village – lieu occupé par une sous-agent Citroën ; hameau – endroit où se trouve un stockiste Citroën » : voilà « la leçon de géographie, telle qu’on devrait l’enseigner aux enfants… », trouve-t-on écrit dans Le Citroën, en mars 1928. En arrière-plan, discrètement, le réseau de concessionnaires qu’il met en place joue le rôle de « rabatteurs de crédit pour l’entreprise »… Tout est là, désormais, et de ce moment, le « système automobile » (Gabriel Dupuy) fonctionne de son propre mouvement, devenant lui-même un révélateur des modes de fonctionnements socio-économiques des deux derniers tiers du xxe siècle.
13Le travail intense que mènent actuellement les édiles pour maîtriser la circulation urbaine et réduire le risque d’accident, renvoie, en plus de la nécessité, aux préoccupations d’une société qui se délite ; la cohérence qui résulte d’un plan de circulation, vaut parfois – par défaut et presque inconsciemment – pour cohérence sociale. « La sécurité routière est très souvent revendiquée comme condition de qualité de vie dans les quartiers… ». Mais, il y a plus, observe Anne Grenier. « Produire de l’espace public » autour de la circulation automobile, parce que cela concerne la cité dans son intégralité, met obligatoirement en jeu le lien social. Ainsi à St Quentin : comme s’il y avait un tissu social à constituer, la ville nouvelle, en privilégiant le contentieux, va multiplier les boucles, les aller et retour de dossiers, sources et conséquences de conflits, mais aussi à terme d’efficacité. Tandis qu’à Rennes, ville de tradition, le dialogue et l’explication sont privilégiés, comme s’il y avait par-delà l’électorat un tissu social à protéger… Il est vrai qu’en Bretagne, le « mode automobile » dérange moins qu’ailleurs (Jean Ollivro) car il s’inscrit dans les habitudes mentales de l’habitat dispersé qu’il contribue à faire durer. Ce goût prononcé pour le déplacement et la « rurbanité », (« L’auto mobile » est le « symbole du mouvement autonome et de la mobilité individuelle ») s’exprime sans trop de difficultés, dans une région caractérisée géographiquement par la prédominance des petites cités et célèbre pour la gratuité de son réseau « pseudo-autoroutier ». Un équilibre s’est donc établi entre le social, l’économique et le ludique – en l’occurrence fortement lié au touristique – que le géographe explique par la position excentrée de la province. Cela renvoie, en dernière analyse, à la pertinence d’une lecture articulant l’individuel et le collectif, le national et le régional, pour qui cherche à comprendre le phénomène « automobile ».
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