Carlyle et le culte de héros : aux limites de l’humain et du divin
p. 261-274
Texte intégral
1Dans le contexte d’une modernité volontiers iconoclaste qui s’est d’abord définie eu égard au projet de rompre avec un passé jugé aliénant par essence, l’action du processus de sécularisation a souvent été perçue comme ne pouvant que consister en une sortie aussi radicale que définitive de l’économie religieuse initiale, en une inversion radicale des valeurs et des structures d’interprétation en fonction desquelles l’homme avait jusqu’alors fait sens de son existence et de son action dans le monde. D’une manière générale, toutefois, force est de constater que ce mécanisme n’a pas toujours agi sur le mode d’une rupture radicale, consistant fréquemment, au contraire, en une dialectique de la préservation et du dépassement seulement partiel des données structurelles ou thématiques héritées de l’économie religieuse initiale plutôt qu’en une inversion ou une abolition aussi radicale que définitive de celles-ci. Ainsi, les morales les plus ostensiblement républicaines se sont généralement contentées, le plus souvent à l’insu de ceux qui en furent pourtant les plus ardents zélateurs, de reprendre à leur compte des aspirations éthiques et sociales que le christianisme s’était attaché à promouvoir. De même, parce que l’universel ne saurait se donner dans toute sa force inspiratrice, et comme premier moteur des actions les plus nobles de l’homme, que lorsqu’il se « singularise » et s’incarne dans des figures éminentes de la vertu triomphante, on peut comprendre qu’ait pu se développer très tôt un culte de la transcendance purement humaine et du dépassement des limites de l’humanité ordinaire, dans un contexte de remise en cause de plus en plus marquée des formes les plus traditionnelles de croyance religieuse. Au lieu de chercher à rendre attrayantes des valeurs morales purement abstraites, un tel « culte » allait continuer plus que jamais à solliciter la force de l’émotion en focalisant les aspirations de chacun sur les actions de certains êtres jugés exceptionnels, l’hagiographie religieuse traditionnelle ayant été progressivement supplantée par des formes de plus en plus sécularisées de biographie qui furent loin, toutefois, de perdre toute visée d’exemplarité ou d’échapper à toute forme de structuration téléologique des destins représentés. D’un tel mécanisme de transfert d’une aspiration au départ avant tout religieuse le saint-simonisme et plus encore la religion de l’humanité d’Auguste Comte constituent d’excellents exemples au xixe siècle, le Grand Prêtre de la rationalité positiviste ayant très vite été persuadé que l’homme ne pouvait pleinement se donner à lui-même et se connaître toujours mieux en son essence, en orientant son action dans le monde, que par le biais de la médiation sans cesse renouvelée d’incarnations singulières dont la commémoration rituelle se devait plus que jamais de continuer à venir scander le temps des hommes.
2En Grande-Bretagne, c’est Thomas Carlyle qui allait initier très largement et, même, commencer de conceptualiser un tel culte d’une manière moins abstraite que le philosophe allemand Hegel, qui s’était déjà intéressé aux modalités de l’incarnation progressive des figures de la conscience dans l’histoire, en voyant notamment en Napoléon rien moins que la concrétisation de « l’esprit du monde ». Auteur de l’ouvrage intitulé On Heroes and Hero Worship, and the Heroic in History, Carlyle, dont l’influence fut très grande comme « Prophète » et comme « Sage » victorien, s’engagea très tôt dans la voie d’une telle vénération de figures de plus en plus strictement intramondaines de dépassement de l’humain. À l’époque, les débats induits par On Heroes se focalisèrent sur le rôle attribué aux « grands hommes » dans l’infléchissement effectif du devenir historique. Par la suite, c’est plutôt la question du lien que le culte du héros a entretenu avec l’avènement des totalitarismes (et du culte de la personnalité qui leur a été étroitement associé) qui allait être l’objet de polémiques récurrentes. Ce que l’on voudrait avant tout montrer ici, toutefois, c’est que, même si ce type de « piété laïque » et de déplacement d’une aspiration au départ purement spirituelle a été, historiquement, l’objet de dangereuses dérives, on ne saurait admettre pour autant qu’il y aurait là une nécessité et que le culte de figures de l’incarnation éminente du devoir et de l’action droite n’aurait plus aucun rôle à jouer dans nos sociétés contemporaines.
Crise spirituelle et doute religieux
Une éducation puritaine
3Essayiste, historien et philosophe, Thomas Carlyle (1795-1881) est né dans un petit village écossais. Fils aîné d’un maçon puritain sévère et rude, il ne fait guère de doute que la dimension la plus stricte des doctrines éthiques et sociales qu’il développa toute sa vie ait trouvé son origine première dans le calvinisme de son enfance, une telle éducation ayant certainement joué un rôle majeur dans le développement du caractère ombrageux et ardent de sa personnalité. Destiné au pastorat, Carlyle étudie la théologie à Édimbourg mais il arrête assez vite de suivre les cours, le développement premier de ses idées ayant été le fruit de lectures variées et non toujours orthodoxes, qu’il s’agisse d’ouvrages de théologie et de littérature (classique, moderne, et notamment allemande – ce qui était peu courant en Grande-Bretagne à l’époque) ou d’œuvres majeures de la pensée des Lumières, telles que celles de Newton, de Voltaire, ou encore Franklin. Les influences diverses et contradictoires dont il est alors l’objet le dissuadent de rentrer dans les ordres et l’amènent à revenir à Édimbourg, où il commence alors une carrière littéraire.
Sartor Resartus
4En 1822, Carlyle est confronté à une crise spirituelle dont le récit constitue le fondement de Sartor Resartus, ouvrage de fiction à forte dimension autobiographique écrit de 1833 à 1834 dont le titre énigmatique signifie « le tailleur remis à neuf ». Dans cet écrit dont la structuration délibérément chaotique est censée refléter la méthode intuitive et le désordre de la conscience de l’auteur au moment où il perd la foi, un « éditeur » – lui aussi imaginaire – offre au public anglais le portrait humoristique d’un être mystérieux et original, l’Allemand Teufelsdröckh (« excrément du Diable »), professeur de « choses en général » à l’Université de Weissnichtwo (« Je-Ne-Sais-Où »). Dans ce premier écrit conséquent, puisque Carlyle n’avait publié jusqu’alors que quelques articles de critique littéraire, l’« éditeur » fictif que le narrateur inclut dans son récit s’attache à faire un portrait cohérent de cette figure professorale haute en couleurs qui représente l’idéalisme romantique allemand dans ce qu’il avait alors de plus audacieux et de plus intrépide. Alors que les premiers chapitres (V à VIII) de cet écrit singulier et inextricable sont censés constituer l’introduction d’un ouvrage de métaphysique éminemment spéculative, ceux qui suivent incluent une biographie morale de ce personnage hautement idiosyncrasique. Très largement calqué sur l’évolution intellectuelle et spirituelle de Carlyle, ce premier écrit d’envergure est en fait le reflet de son itinéraire spirituel et intellectuel, le Sage de Chelsea ayant été amené à rejeter les dogmes chrétiens les plus traditionnels sous l’influence du rationalisme « éclairé » hérité du siècle qui avait précédé, non sans avoir subi l’influence de l’idéalisme allemand, et notamment celle de la métaphysique post-kantienne, qu’il réinterprète, dans la lignée du poète-philosophe Coleridge (à savoir, d’une manière hautement spéculative, et sans faire le moindre cas de sa dimension criticiste, qui ne commencera à être perçue en Grande-Bretagne que durant la seconde moitié du siècle).
Une éthique puritaine qui se sécularise
Critique sociale et « prophétisme »
5En fait, comme beaucoup de Victoriens qui ont affirmé avoir « perdu la foi », Carlyle, qui avait reçu une stricte éducation calviniste, ne s’éloigna jamais véritablement que des formes les plus orthodoxes et les plus traditionnelles de christianisme. A ce titre, il se convertit à une vision du monde qui, d’un point de vue métaphysique et théologique, garda une dimension spiritualiste (panthéiste, ou plutôt panenthéiste) qui permet de le rapprocher des transcendantalistes américains. Carlyle ne semble pas avoir cessé durablement de croire en l’existence d’un principe ultime auquel il continua de toute évidence à accorder une dimension qui peut être décrite comme spirituelle au sens large, quelle qu’ait pu en être la nature exacte. Bien qu’ils aient acquis une dimension qui a pu aussi être décrite comme stoïque au sens large, les principes éthiques de Carlyle (qui restèrent étroitement inspirés du christianisme) débouchèrent très vite sur une critique morale et sociale qui allait souvent s’exprimer avec autant de verve que de virulence. À l’instar d’autres « Sages » Victoriens (à commencer par le poète et critique Matthew Arnold), Carlyle ne se considéra jamais avant tout comme un écrivain ou un critique littéraire qui aurait été surtout soucieux de beau style et de perfection formelle, mais comme un prophète à peine sécularisé dont le devoir était plus que jamais d’apporter la vérité aux hommes et d’instiller en eux de nobles idéaux, son but ayant toujours été surtout de réformer les mœurs de ses contemporains et de les aider à vivre en leur donnant une vision du monde qui leur permette d’agir droitement en son sein. C’est là, très certainement, qu’il convient de chercher l’une des sources principales du succès dont jouirent ses écrits à l’époque. Dans un contexte où le doute menaçait de l’emporter sur toute forme de certitude dans le domaine des croyances religieuses, Carlyle ne cessa jamais de vaticiner et d’utiliser un style oraculaire chargé de références bibliques qui était celui d’un « sage », terme moins religieux que celui de « prophète » qu’on lui appliqua toutefois aussi très souvent à l’époque.
Du culte du héros comme réponse à la crise de la foi
6La prise en considération de la question du doute religieux, dont Carlyle constitue un exemple précoce dans l’Angleterre du xixe siècle, semble donc permettre de montrer, d’une manière plus concrète et plus empirique qu’on ne l’a généralement fait en adoptant des approches à visées foncièrement « théoriques », que c’est dans la perte de la foi qu’il convient de chercher l’un des ressorts principaux du développement d’un culte renouvelé du « héros », ou encore, du « grand homme1 ». Selon Carlyle, en effet, un tel « culte » constituait une forme à peine sécularisée de spiritualité, et c’est à la reconnaissance de la nécessité à la fois morale et sociale d’en permettre un développement aussi marqué que possible qu’il chercha à œuvrer, continuant souvent à utiliser d’une manière délibérée un lexique hérité de la tradition religieuse. Ainsi, un tel phénomène est déjà perceptible dans l’utilisation de la notion de culte du héros, le terme de « worship » (qui suggère la vénération et l’adoration) ayant des connotations religieuses qui sont trop évidentes pour qu’il soit nécessaire d’y insister outre mesure. Carlyle, en effet, était convaincu que, par l’admiration que suscite la contemplation de leurs actions, l’évocation du destin exceptionnel des « héros » (et non seulement celle des saints ou de certains personnages bibliques) pourrait perpétuer une fonction qui avait été presque exclusivement religieuse au départ, ces figures de plus en plus séculières d’exemplarité et de transcendance intramondaine ayant été plus que jamais appelées, à ses yeux, à venir focaliser les aspirations spirituelles et morales de l’homme dans un contexte d’effacement pourtant davantage marqué des conceptions les plus traditionnelles du divin. En outre, sous sa plume, la relation que les hommes étaient davantage censés entretenir avec les « héros » continua très souvent à être qualifiée de « divine », la contemplation intérieure des actions des héros devant plus que jamais constituer, selon lui, « une fontaine de lumière… » appelée à venir éclairer sans relâche les actions des hommes. Dans ce cas encore, la relation de proximité que le commun des mortels devait entretenir avec ces figures du dépassement intramondain de l’humain continue à être décrite (d’une manière apparemment consciente et délibérée) dans un lexique saturé de religiosité, la rhétorique qui est alors utilisée étant tout à la fois biblique (Dieu comme guide et comme « lumière » des hommes) et romantique (par le biais de l’évocation de la dimension à proprement parler visionnaire du héros).
7De plus, il est important de remarquer que, loin d’être le fruit du hasard, l’ordonnancement général de l’ouvrage reflète les diverses phases du développement de ce « culte », celles-ci ayant été de plus en plus sécularisées. Ainsi, dès le premier chapitre, Carlyle annonce qu’il s’intéressera d’abord à la phase religieuse2 du culte du héros, ce premier « moment », pour utiliser un terme hégélien, étant le plus important à ses yeux, au sens où il permettait de ressaisir en son essence quelle avait été la fonction « primaire3 » et originelle de ce « culte », si frustes qu’aient pu en être ses manifestations initiales. De son point de vue, bien qu’ils aient toujours été éminemment humains, les héros avaient d’abord revêtu les attributs du divin, de telles conceptions reposant sur une philosophie implicite de l’histoire marquée par la sécularisation progressive d’une fonction qui s’était maintenue au cours des âges et restait plus que jamais appelée à se développer. Les analyses de Carlyle ont donc déjà une dimension de conceptualisation rétrospective et de détachement analytique qui constitue une excellente illustration de la manière dont la sécularisation a souvent été amenée à agir en tant que transfert – plutôt que de pure et simple abolition – de structures originellement religieuses de compréhension du monde et d’interprétation de soi. Selon Carlyle, en effet, le plus sublime des « héros » était Dieu lui-même, ou plutôt, au départ, les dieux du paganisme. On comprend donc que le « Sage de Chelsea » ait décidé de faire suivre sa description du héros divin (Odin) de celle du héros-prophète (Mahomet), puis de celle du héros-poète, dont deux des plus éminents exemples étaient, selon lui, Dante et Shakespeare, ce dernier n’étant plus « inspiré » que dans un sens purement romantique et métaphorique. Puis, suit la description du héros-prêtre ou homme d’Église, dont les exemples les plus représentatifs étaient, de son point de vue, Luther et Knox, deux grandes figures du protestantisme. Dans les derniers chapitres, Carlyle évoque aussi le héros-homme de lettres. Celui-ci s’incarne dans les figures de Samuel Johnson, de Jean-Jacques Rousseau ou encore du poète Robert Burns, chacun d’entre eux ayant, là encore, constitué avant tout à ses yeux une sorte de prophète séculier. Ce n’est qu’à la fin de l’ouvrage qu’il se tourne vers des héros militaires et des hommes d’État (Cromwell puis Napoléon). Bien qu’ils aient perdu, eux aussi, toute dimension véritablement divine, ils n’en restaient pas moins plus que jamais appelés, selon lui, à constituer une puissante source d’inspiration spirituelle et morale.
8En tant que telle, la succession des différents chapitres de On Heroes constitue donc autant d’étapes d’un processus de « sortie » (seulement partielle) de la religion par déplacement et réinvestissement d’une aspiration originelle à une transcendance fondatrice qui allait être progressivement amenée à perdre toute dimension à proprement parler métaphysique. Envisagé dans cette perspective, le culte du héros pouvait prétendre constituer un antidote à ce qui constituait, selon Carlyle, un des aspects les plus dangereux du siècle qui venait de s’écouler, à savoir son scepticisme – et cela bien qu’il ait été persuadé qu’il n’était pas possible d’y mettre un terme en renouant avec les formes les plus traditionnelles de christianisme. De son point de vue, en effet, le culte du héros était d’abord censé apporter une solution à l’indécision chronique à laquelle chacun était désormais confronté, les nobles actions de ces figures de plus en plus strictement humaines d’incarnation de l’idéal devant constituer autant de paradigmes existentiels en fonction desquels les individus se devaient de continuer à régler leur existence, comme ils l’avaient fait jusqu’alors en se référant avant tout à des « types » bibliques. En transférant à des hommes éminents un « sentiment d’admiration pour un plus haut que lui-même4 », Carlyle continua plus que jamais à faire l’apologie du maintien d’un mode de compréhension et de structuration originellement religieux du monde, dans un contexte de faillite pourtant, en apparence, de plus en plus marqué des formes les plus traditionnelles de croyance.
Autoritarisme et totalitarisme
Culte du héros et culte de la personnalité
9Carlyle ne se contenta pas, toutefois, de vénérer la force spirituelle ou intellectuelle. Il fit de plus en plus l’apologie d’un pouvoir politique et militaire fort, rejoignant en cela la conception la plus traditionnelle (grecque, tout particulièrement) du héros, non sans anticiper la théorie nietzschéenne du surhomme. À partir des années 1840, non content d’attaquer l’esprit matérialiste de la société industrielle, Carlyle allait remettre en cause avec une insistance croissante les notions de liberté politique et de démocratie de même que le « laissez-faire » et le culte de Mammon, auquel la société victorienne s’adonnait selon lui d’une manière beaucoup trop systématique et obsessionnelle. Alors qu’il avançait en âge, il professa une admiration croissante pour les personnalités fortes et autoritaires telles que celles de Cromwell5, de Napoléon, ou encore de Frédéric II de Prusse (dit Frédéric le Grand6), le « héros-roi » ayant d’abord eu pour fonction, à ses yeux, de conjurer le chaos au sein du corps social.
10La question des dérives autoritaires de la pensée de Carlyle a fait couler beaucoup d’encre. Elle a d’abord été traitée par des historiens américains tels que J. Salwyn Schapiro7 ou encore Joseph Ellis Baker qui, dans un article de 1933 intitulé d’une manière délibérément provocatrice « Carlyle Rules the Reich8 », mettait déjà en évidence les ressemblances troublantes qui existaient entre certaines des conceptions de Carlyle et celles de Hitler. Elle a aussi été l’objet de plusieurs articles en France qui confirment, si besoin était, qu’un lien a bien existé dans certains contextes entre romantisme (ou idéalisme) et fascisme, les conceptions développées par Carlyle ayant notamment tenu, selon un article récent de Joanny Moulin, à une « hybridation particulière de l’héritage calviniste britannique et de l’idéalisme allemand9 ». Chez Carlyle, en effet, le risque d’une dérive autoritariste est déjà parfaitement perceptible et il n’est guère difficile de reconstituer rétrospectivement le chemin qui put mener, dans certains cas au moins, du culte du héros à celui de la « personnalité » dès la première moitié du siècle suivant, la relocalisation d’une transcendance métaphysique et religieuse dans le monde des hommes ayant joué de toute évidence un rôle non négligeable en la matière.
Culte du héros et valeurs démocratiques
11Est-ce à dire pour autant que de telles dérives auraient été inhérentes à toute logique de relocalisation d’une transcendance métaphysique dans le monde des hommes, et doit-on affirmer que ce type d’adhésion foncièrement affective à un modèle de vie incarné dans des individus jugés exceptionnels ne pouvait que déboucher sur ce type de dérives. En fait, on peut noter tout d’abord qu’il n’est pas certain que le mécanisme ici décrit ait toujours fait sentir ses effets d’une manière identique, certains facteurs contextuels ayant pu avoir une influence non négligeable dans le développement de ces « antireligions religieuses » qu’ont constituées les religions dites séculières10. En Grande-Bretagne, en effet, il semble bien qu’une tradition ancienne de libéralisme très attachée au respect des libertés individuelles ait pu être défavorable au développement d’un culte du héros qui aurait été systématiquement mis au service de la promotion d’une idéologie unique imposée à l’identique à tout un chacun. D’une manière générale, l’esprit empiriste et pragmatique, qui constitue l’un des traits majeurs de la tradition anglo-saxonne, semble avoir eu pour effet d’induire une suspicion à l’égard des pensées exagérément systématiques et des logiques « monolithiques » de la totalité, ce qui explique sans doute que, si Carlyle fut assurément écouté à l’époque dans son propre pays, il ne fut que rarement suivi sur le terrain de ses conceptions les plus radicales.
12Pour comprendre de telles différences, il ne semble pas inutile de prendre en compte la manière dont le processus de sécularisation a été amené à opérer en différents lieux et à différentes époques. Ainsi, dans les pays où un pluralisme religieux s’est mis en place relativement tôt et a suscité une concurrence relativement pacifique, le développement d’idéologies à visée totalisatrice semble avoir été rendu moins aisé (une telle situation ne devant pas être assimilée au partage confessionnel entre protestantisme et catholicisme qui s’est établi en Allemagne, notamment). En revanche, dans le cas d’un monopole, ou d’un quasi-monopole (régional ou à plus grande échelle), le mécanisme de sécularisation semble souvent avoir eu tendance à promouvoir le développement d’une opposition antireligieuse beaucoup plus marquée, de même que celui de « solutions de remplacement » (du type religion séculière, précisément) tout aussi radicales dans leurs aspirations que ce à quoi elles s’efforcèrent pourtant de s’opposer on ne peut plus ostensiblement au départ – cela ayant été particulièrement vrai dans le cas du catholicisme, dont les visées théologiques et ecclésiologiques eurent d’emblée une dimension marquée d’aspiration unitaire et universaliste.
13Dans un tel contexte de translation par décalque structurel étroit des données géographiques de l’économie religieuse instauratrice, le mécanisme de sécularisation-transfert, dont on s’est efforcé ici de mettre le rôle en évidence, pourrait bien avoir eu d’abord pour effet de reconduire – quoique sur un plan purement politique – la logique foncièrement monothéiste du christianisme. Le Dieu-Un aurait alors eu tendance à être remplacé par une ou quelques figures tout aussi univoques et monolithiques – mais de plus en plus strictement humaines – de l’incarnation éminente de la norme transcendante – et cela bien que d’un point de vue strictement théologique, le protestantisme ait été d’emblée plus purement monothéiste que le catholicisme romain dont les visées universalistes doivent toutefois aussi être prises en compte eu égard à la logique ici adoptée. Dans ce cas, certains facteurs géographiques avant tout circonstanciels auraient joué un rôle plus important que la logique strictement théologique qui vient d’être évoquée, bien qu’ils aient toujours fait sentir leurs effets en lien étroit avec elle, l’Un religieux ayant perduré souterrainement en se sécularisant en une unité politique qui serait restée tout aussi radicale dans sa volonté de continuer plus que jamais à rassembler les esprits sous la bannière d’une identique vision du monde. Dans ses aspirations les plus monolithiques, le catholicisme aurait été particulièrement susceptible d’induire une variante politique conservatrice et nationaliste d’organisation de la collectivité, ce phénomène ayant été sensiblement moins marqué chez les protestants, tout particulièrement lorsque l’on a affaire à un contexte de cohabitation dispersée d’Églises multiples sur un même territoire (comme cela a été très tôt le cas aux États-Unis et, dans une moindre mesure, en Grande-Bretagne, où l’Église anglicane officielle a toujours été confrontée à une frange importante de « non-conformistes » qui sont toutefois restés disséminés sur l’ensemble du territoire).
14Dans les pays anglophones, en tout cas, on ne constate pas que le culte du héros aurait systématiquement ouvert la voie à des dérives totalitaires aussi marquées que dans d’autres contextes. Ainsi l’admiration que le poète Swinburne éprouvait pour le révolutionnaire et artisan de l’unité italienne Mazzini fut d’abord mise au service des valeurs du républicanisme et de la liberté des peuples11. Quant au philosophe américain transcendantaliste Emerson, s’il emboîta le pas à Carlyle sur bien des points et s’il se montra très sensible, lui aussi, au rôle joué dans l’histoire par certains « hommes représentatifs », ses héros furent plutôt des intellectuels et des hommes de lettres, bien que Napoléon apparaisse aussi dans la liste de ses favoris12. En outre, même si Carlyle annonce indéniablement le développement des religions séculières par son admiration croissante pour les figures de « chef », l’autorité qu’il prêta à ses héros ne fut jamais uniquement militaire, mais fondée sur l’admiration d’une personnalité jugée exceptionnelle, quel que soit, à la limite, le domaine considéré. De ce point de vue, les développements que Carlyle consacre au héros homme de lettres doivent aussi être pris en compte. En outre, même si les dérives totalitaires qu’annonce indéniablement sa pensée ne doivent pas être ignorées, il n’est pas possible pour autant de réduire ses conceptions à cela. En fait, les perspectives envisagées par Carlyle peuvent aussi être rapprochées de celles qui se développèrent dès son époque (chez Matthew Arnold, en particulier) concernant la conception « spiritualiste » de la « culture » comme extension de la religion, en lien avec une interrogation renouvelée sur le rôle social et éthique des représentations fictionnelles. De même, on ne saurait ignorer les critiques radicales que Carlyle adressa à la société de son époque, notamment lorsqu’il remit en cause avec virulence les conditions économiques dans lesquelles vivait la classe ouvrière et qu’il fustigea l’irresponsabilité des classes dirigeantes à leur égard13. Cela dit, la formulation de telles critiques resta bien celle d’un devoir d’autorité et de « leadership », de veille paternaliste qui devait s’exercer selon un schéma qui emprunta toujours à l’idéal féodal du devoir « de rang ».
15Quoi qu’il ait pu en être de l’influence du « culte du héros » dans les dérives totalitaires qui ont été signalées et des ambiguïtés indéniables des conceptions de Carlyle en la matière, il n’en reste pas moins important de reconnaître la fonction psychologique structurante que des phénomènes d’identification émotionnelle à des personnalités jugées exceptionnelles ou, pour le moins, exemplaires, restent plus que jamais susceptibles d’avoir dans l’herméneutique du soi et l’orientation de l’existence concrète des individus dans nos sociétés contemporaines de plus en plus sécularisées, le Sage de Chelsea ayant eu au moins pour mérite d’en reconnaître très tôt l’importance. D’une manière générale, en effet, force est de constater que la rationalité discursive ne constitue pas le paradigme exclusif de la construction morale et axiologique du sujet humain, dont il serait naïf de penser qu’il pourrait toujours rapporter aisément – ou a fortiori sans danger – son action à des universaux abstraits ou à des approches purement formalistes de l’éthique. Cette dimension incarnée des valeurs explique très certainement que ce thème de l’héroïsme soit réapparu récemment d’une manière insistante, y compris et surtout dans des contextes de démocratie libérale, où il est plus que jamais envisagé d’une manière positive, quoi qu’il ait pu en être des dérives idéologiques qui ont été signalées. Parce que le bien ne saurait être véritablement attrayant que lorsqu’il s’incarne en des personnalités d’exception dont l’excellence est, en outre, fréquemment idéalisée, on peut comprendre que ce thème de l’héroïsme ait fait un retour marqué dans le discours politique, de même que dans celui des psychologues et des psychanalystes, depuis quelques années déjà.
16Dans les pays anglo-saxons, cette logique de l’exemplarité et du dépassement des limites n’a rien de véritablement nouveau et elle n’a jamais cessé durablement d’être mise en avant, y compris dans des contextes de plus en plus sécularisés, que ce soit pour valoriser certains destins jugés exemplaires ou pour mettre en évidence la « résilience » existentielle de certains héros dits « du quotidien », dont la fonction gagne à être magnifiée. Ainsi, on connaît le rôle majeur qu’a joué – aux États-Unis tout particulièrement – le développement de toute une tradition de « super héros » qui, pour être purement fictionnels, n’en ont pas moins connu un succès planétaire. D’une manière générale, la tradition anglo-saxonne s’est toujours montrée très encline à incarner la transcendance de ses valeurs les plus chères en des « stars » et autres figures « iconiques » auxquels chacun est toujours plus ou moins implicitement appelé à rapporter ses actions, quel que soit le rôle que peut jouer par contraste et « en creux », pourrait-on dire, la contemplation des actions d’antihéros moins recommandables vis-à-vis desquels il est toujours possible de se déterminer négativement. Si les pays anglo-saxons semblent avoir joué un rôle moteur en la matière, c’est sans doute parce que leur rapport aux religions et, surtout, aux logiques structurelles et thématiques qui en sont issues, a été moins conflictuel que dans d’autres pays, notamment en France. Car, s’il est vrai que le refus du culte des saints a été très marqué au départ dans la tradition protestante, il se pourrait bien, néanmoins, qu’il ait suscité d’une manière particulièrement rapide son propre dépassement « fonctionnel », alors que la culture catholique n’a permis que beaucoup plus tardivement une modernisation démythologisante des cultes hagiologiques.
17Force est de constater, en tout cas, qu’un tel retour n’a pas été limité aux pays anglo-saxons et qu’il est aisé, aussi, d’en trouver des manifestations récentes, en France notamment, y compris jusqu’au plus haut niveau de l’État, où elles semblent avoir été conceptualisées dans leur nécessité présumée d’une manière de plus en plus consciente et délibérée. Ainsi, dès 2017, dans un discours à caractère programmatique, Emmanuel Macron en appelait ostensiblement à « réinvestir un imaginaire de conquête » en insistant sur le fait que nos sociétés ont « besoin de récits collectifs, de rêve, d’héroïsme afin que certains ne trouvent pas l’absolu dans les fanatismes ou la pulsion de mort14 ». De même, certains psychanalystes (tel Boris Cyrulnik15) ont été amenés à rappeler la fonction anthropologique de l’identification à certains héros (de fiction notamment) dans la constitution sans cesse recommencée du sujet humain – tout particulièrement dans la formation de la personnalité de l’enfant – non sans négliger pour autant les dangers d’une identification irréfléchie à certains d’entre eux et les dérives historiques auxquelles de tels phénomènes identificatoires ont pu donner lieu. Et ce n’est sans doute pas un hasard non plus si ce thème du héros a été redécouvert et mis en avant – en France, tout particulièrement – alors que les conceptions les plus traditionnelles de la laïcité telles qu’elles se sont d’abord développées dans notre pays étaient l’objet des débats et des remises en cause que l’on sait. Depuis quelque temps, en effet, les héros sont devenus des figures clés du récit national, de nombreuses figures du dépassement de l’homme par l’homme ayant été proposées à l’admiration collective comme alternatives plus ou moins conscientes au rôle joué, dans le passé, par des modèles religieux plus traditionnels de transcendance morale et axiologique. On voit donc bien, là encore, que si certains récits héroïques ont pu être mis au service d’idéologies mortifères, on ne saurait admettre pour autant qu’il y aurait là une nécessité intemporelle qui retirerait à une telle logique toute pertinence psychologique ou politique au sein de nos sociétés contemporaines. Car la possibilité de remettre en cause certains fanatismes de la Totalité tout en continuant de se placer sur le même terrain qu’eux (en se réclamant notamment d’une identique logique structurelle d’incarnation éminente d’idéaux originellement religieux) reste a priori plus que jamais d’actualité aujourd’hui, tout particulièrement dans un contexte où la multiplicité-même des récits que l’homme ne cesse jamais de produire devrait pouvoir permettre d’éviter qu’aucun d’entre eux ne prenne définitivement le pas sur les autres dans ses prétentions à venir informer à lui seul l’action personnelle ou collective des hommes.
Notes de bas de page
1 Nos consciences contemporaines ne sauraient que s’émouvoir de l’absence de femmes parmi les « héros » identifiés par Carlyle. L’une des raisons réside certainement dans l’esprit du temps et dans le fait que les valeurs que les « héros » étaient censés incarner furent toujours avant tout masculines (qu’il s’agisse de figures militaires ou d’explorateurs, notamment, dont l’exemple fut souvent mis en avant à l’époque dans de nombreuses biographies). Cela dit, on ne saurait pour autant admettre que l’héroïsme aurait été considéré à l’époque comme étant par essence inaccessible aux femmes, celles-ci ayant souvent été perçues comme des héroïnes du quotidien et de l’altruisme, même si leurs actions n’avaient pas toujours marqué l’histoire d’une pierre blanche. On connaît notamment le célèbre passage conclusif du roman Middlemarch (1872), dans lequel George Eliot décrit le personnage principal comme ayant eu une influence morale « diffuse » plus grande qu’il n’y paraît à première vue. C’est dans les domaines qui étaient censés être les leurs que les femmes furent souvent magnifiées et idéalisées à l’époque, le cas de Florence Nightingale, qui fut l’objet de nombreuses biographies, étant à cet égard exemplaire.
2 « In these discourses, it will be good to direct our survey chiefly to that religious phasis of the matter ». Le texte peut être consulté à l’adresse suivante : <https://www.gutenberg.org/files/1091/1091-h/1091-h.htm>
3 « The oldest primary form of Heroism ».
4 « No nobler feeling than this of admiration for one higher than himself dwells in the breast of man. »
5 Letters and Speeches of Oliver Cromwell, 1845.
6 Carlyle consacra à Frédéric II de Prusse un ouvrage de non moins de huit volumes qui allait l’occuper durant toutes les dernières années de sa vie. Cet ouvrage intitulé History of Friedrich II of Prussia, Called Frederick the Great (8 vol. 1858-65) peut être trouvé à l’adresse suivante : <https://www.gutenberg.org/files/1091/1091-h/1091-h.htm>
7 Salwyn Schapiro, J., « Thomas Carlyle, Prophet of Fascism », The Journal of Modern History 17, 1945, p. 97-115.
8 The Saturday Review of Literature, 25 November 1933, p. 91.
9 Voir Vitoux, P., « Carlyle et le culte du héros », Romantisme (« Grand-Homme » no 100, 1998, p. 17-29. <doi : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3406/roman.1998.3287>, et, plus récemment, Moulin, J., « Thomas Carlyle, Extreme Right Ferment », Études Anglaises, vol. 66, 2013, p. 97-110 <https://www.cairn.info/revue-etudes-anglaises-2013-1-page-97.htm>
10 Marcel Gauchet écrit : « Une religion séculière est une religion qui, consubstantiellement, s’ignore pour telle ou, mieux encore, se nie pour telle. La définition la plus brève qu’on puisse en proposer est celle d’anti-religion religieuse. » ; voir Gauchet, M., À l’Épreuve des Totalitarismes, 1914-1974, Paris, Gallimard, 2010, p. 108.
11 Voir en particulier les « Songs before Sunrise » in Swinburne, A. Ch., Selected Poems, London Fyfield Books, 1988.
12 On pourra lire la traduction récente, en français, de cet ouvrage de Ralph Waldo Emerson : Représentants de l’humanité, Paris, Fayard, 2003. Voir en particulier le premier essai intitulé : « De l’utilité des grands hommes ». Emerson et Carlyle se rencontrèrent plusieurs fois et correspondirent toute leur vie jusqu’à la mort de ce dernier, en 1881. Le titre de l’ouvrage original d’Emerson est Representative Men, publié en 1850.
13 Voir notamment Chartism, 1829.
14 Le Point, 31 août 2017, p. 15.
15 Cyrulnik, B., Ivres Paradis, bonheurs héroïques, Paris, Odile Jacob, 2016.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Figures du marginal dans la littérature française et francophone
Cahier XXIX
Arlette Bouloumié (dir.)
2003
Particularités physiques et marginalité dans la littérature
Cahier XXXI
Arlette Bouloumié (dir.)
2005
Libres variations sur le sacré dans la littérature du xxe siècle
Cahier XXXV
Arlette Bouloumié (dir.)
2013
Bestiaires
Mélanges en l'honneur d'Arlette Bouloumié – Cahier XXXVI
Frédérique Le Nan et Isabelle Trivisani-Moreau (dir.)
2014
Traces du végétal
Isabelle Trivisani-Moreau, Aude-Nuscia Taïbi et Cristiana Oghina-Pavie (dir.)
2015
Figures mythiques féminines dans la littérature contemporaine
Cahier XXVIII
Arlette Bouloumié (dir.)
2002