Une figure à la lisière de l’humain et de l’inhumain : le vampire dans quelques récits de l’entre-deux-guerres
p. 243-257
Texte intégral
1Issue de diverses croyances du folklore d’Europe centrale1, ainsi que de récits historiques devenus mythiques2, la figure du vampire n’a pas d’origine établie. Le thème, qui se développe considérablement au cours du xixe siècle romantique, est fixé par des œuvres littéraires qui déclinent surtout le mythe au féminin. The Vampyre, nouvelle écrite par Polidori en 1819, crée l’archétype de l’aristocrate cynique et « vicieux3 » qui va inspirer Bram Stocker pour Dracula. Mêlant références légendaires et imaginaires dans son roman d’inspiration néogothique, Stocker va faire du personnage de Dracula le « modèle de tous les vampires de la littérature du xxe siècle4 ». Incarnation du principe du Mal, Dracula se révèle bien plus dominateur et terrifiant que les créatures héritées du romantisme. Selon Jean Marigny5, le personnage est conforme aux mythes d’Europe centrale : être nocturne, il se repose le jour dans un cercueil et se nourrit la nuit afin de rester immortel ; il est allergique à l’ail, a peur des crucifix et ne peut se refléter dans les miroirs ; il possède une force et des pouvoirs extraordinaires6 ; il n’est pas pour autant tout-puissant car il craint les symboles de la foi.
2Le vampire va connaître une forte popularité, surtout en Europe, après son passage au cinéma pendant l’entre-deux-guerres, notamment avec Nosferatu de Murnau (1922) qui sera suivi de bien d’autres films. Le mythe séduit le cinéma « en raison de son caractère spectaculaire, de son enracinement dans un contexte culturel riche en potentialités fantastiques et surtout en raison de l’ambivalence constitutive qui en fait un objet de terreur et de séduction7 ». Le cinéma de cette époque s’inspire principalement du roman de Stocker, proposant l’image d’un vampire ennemi des valeurs bourgeoises et chrétiennes qu’il faut éliminer pour le bien de la société.
3Mais alors que l’on assiste à un « retour de Satan8 » dans la littérature, le vampire, « suppôt de Satan9 » y est, quant à lui, peu représenté et sous une forme assez éloignée du mythe originel. Sans renoncer à l’héritage du xixe siècle, le vampire de l’entre-deux-guerres, dont l’hubris est réprimée, s’intègre davantage à la réalité. Est-il pour autant l’« Autre », l’irreprésentable, le monstre ? Dans quelle mesure ces récits de l’entre-deux-guerres renouvellent-ils le mythe vampirique traditionnel pour en proposer une version qui s’annonce déjà plus humaine ? Les flots de sang déversés pendant la Première Guerre mondiale ont contribué à nuancer la conception du bien et du mal. Aussi, la crise des valeurs suscitée par la mort de masse qu’a été le conflit mondial aura pour conséquence de transformer la représentation littéraire du vampire pour en faire une figure souffrante, qui confine parfois au tragique.
4L’étude se limitera à trois personnages : Evelyn Grovedale dans La Jeune vampire de Joseph-Henri Rosny aîné (1920), le marquis de Pontcroix dans Le Grand Saigneur (1922) de Rachilde et Christina, la figure vampirique du roman Domnişoara Cristina (Mademoiselle Christina, 1936) de Mircea Eliade. De sensibilité littéraire différente, les récits ont pour point commun de révéler un être toujours situé dans un entre-deux. Le vampire est moins un monstre qu’un malade que l’on tente de soigner. Le mythe, rationalisé, met alors en scène une créature qui subit avant tout sa condition.
Un être du franchissement des limites
5Le vampire est un être de la transgression, du franchissement des frontières traditionnellement admises entre la vie et la mort, mais aussi entre l’homme et l’animal, et même entre la réalité et le rêve, la normalité et l’étrangeté : « Sans frontière, sans limite, pas de fascination de l’Autre, pas de transgression non plus10. » Cette marginalité du vampire se perçoit d’abord dans sa manière de vivre à l’écart de la civilisation comme dans Mademoiselle Christina où l’action se déroule dans un manoir de boyards appartenant aux Mosco situé près du Danube et entouré de forêts ancestrales : « […] la forêt fait peur, elle rend fou11… » confie un des personnages du roman. Situé pendant l’entre-deux-guerres, le récit montre une noblesse qui a clairement perdu de sa superbe, signe des profonds changements sociaux survenus. Pour autant, il garde certaines caractéristiques néogothiques dont le cadre, inquiétant : mort suspecte de volailles, invasion de moustiques, hostilité des villageois et disparition des domestiques qui fuient ce « lieu maudit12 ». On peut entrer facilement dans ce manoir mais on ne peut pas en sortir.
6Egor, le jeune peintre amoureux de Sanda, réside au manoir depuis quelque temps et ne tarde pas à découvrir que le château est hanté par la jeune sœur de Madame Mosco, Christina, morte il y a plus de vingt ans. Chaque hôte se retrouve bientôt sous son emprise, et notamment Sanda qui, jalousée par sa tante, tombe gravement malade. Christina apparaît essentiellement en rêve ou au cours d’hallucinations furtives, se rapprochant ainsi des succubes, ces démons qui prennent l’apparence d’une femme pour s’offrir à des hommes endormis. Ainsi, comme l’explique Danièle Vazeilles dans Les Enfants de la nuit, « en traversant les frontières, les transgresseurs appartiennent aux deux côtés de la limite des mondes ; ils sont entre deux. […]. C’est aussi cette hybridation qui leur procure des pouvoirs de surhomme13 ». Christina revendique sa nature ambivalente à Egor lorsqu’elle lui apparaît en rêve : « Je viens d’ailleurs… Mais je suis encore femme, Egor14 ! » La frontière entre rêve et réalité est ainsi très mince dans ce roman car Egor, dont elle s’éprend, croit la voir en rêve : « Es-tu morte, ou n’es-tu qu’un songe15 ? » demande-t-il à Christina. Seul le parfum de violette, réminiscence de la jeune femme, semble attester sa présence. Ce roman déploie une véritable catabase : la rêverie devient expérience, initiation mystique. Le réalisme est ainsi sans cesse parasité par l’onirisme jusqu’au dénouement foncièrement ambigu où Egor, même après avoir purifié le château par le feu, est toujours dans le rêve : il semble être devenu, lui aussi, une créature d’errance, prisonnier d’un entre-deux mondes. Le rêve devient ici symbole d’éternité.
7On perçoit également combien les frontières entre humanité et inhumanité sont poreuses dans La Jeune vampire de Rosny aîné. Evelyn Grovedale, la créature vampirique, est un être qui appartient à deux mondes distincts. La jeune femme, résolument « double16 », est ainsi morte et « ressuscitée17 » pas moins de deux fois : elle meurt comme humaine une première fois, puis revient à la vie sous la forme de vampire, avant de mourir à nouveau, laissant la place à l’Evelyn humaine. Il est difficile de distinguer l’Evelyn vampire de l’Evelyn humaine, alors que ce sont pourtant « deux personnes différentes18 ». Comme dans Mademoiselle Christina, les proches d’Evelyn tombent malades et ils n’auront de répit que lorsque la jeune femme épousera James Bluewinkle. Dès lors, c’est son mari qui voit ses forces l’abandonner et son appétit décupler. Un soir, où il aperçoit la jeune femme boire son sang, il comprend quelle est la véritable nature d’Evelyn. Regrettant le mal dont elle est capable, la femme vampire retournera dans son monde pour faire revivre l’Evelyn humaine qui se sentira désormais comme une étrangère dans le monde terrestre.
8Dans le roman de Rachilde, Le Grand Saigneur, c’est le marquis de Pontcroix, héritier d’une légende familiale marquée par le vampirisme, qui incarne cette notion de limite : une de ses ancêtres, femme adultère, avait trouvé un moyen pour que son amant traverse le pont-levis et arrive à sa chambre la nuit sans être vu de son mari jaloux. Mais ce dernier découvrit le subterfuge et, après avoir tué l’amant, il emprisonna sa femme dans une haute tour. Devenue folle, elle aurait pris un jour un oiseau de proie pour son amant et se serait jetée dans le vide pour le rejoindre. L’oiseau « à la tête presque humaine19 » lui aurait alors bu son sang20. Punie par son mari pour avoir outrepassé les limites, l’ancêtre du marquis serait devenue vampire, une créature mi-femme mi-animal.
9Cette légende, jamais avérée, fait du marquis un personnage insaisissable : est-il un vampire ou non ? Héros de la Première Guerre mondiale, il a développé une véritable obsession pour le sang depuis son retour du front, un autre lieu-limite, tant il est lié à la mort et à l’horreur. Au début du roman, il rencontre Marie Faneau, une jeune peintre, et tombe sous le charme de cette femme à la chevelure « couleur de sang21 ». Représentant, comme Christina, d’une aristocratie en déclin, il possède des manières étranges et démodées, en décalage avec la société de l’entre-deux-guerres. Rachilde établit un lien entre vampirisme et aristocratie dans le jeu homophonique entre « saigneur » et « seigneur » du titre de son roman : Le Grand Saigneur22. Cette origine aristocratique distingue le marquis du reste de son entourage, comme le souligne Michel, le frère de Marie : « Un milieu très riche, très libre, enfante des monstres si particuliers ! Nous autres, nous faisons ce qu’on nous fait faire. Eux, font ce qu’ils veulent23. » N’ayant en apparence aucune limite, il s’octroie tous les droits, sans se soucier d’autrui : il brise ainsi le bras d’une jeune fille au cours d’une soirée. Cette attitude se retrouve chez Christina, le vampire de Mircea Eliade, qui, restée seule de son vivant dans le manoir, se montre tyrannique avec les paysans qu’elle n’hésite pas à faire fouetter.
La rationalisation du mythe
10Bien que lié à la religion, le mythe vampirique se désacralise durant l’entre-deux-guerres, poursuivant une évolution déjà amorcée au xixe siècle. La montée du positivisme explique cette laïcisation du mythe : plus d’ail, de pieu ou de crucifix comme repoussoirs. On ne trouve que peu de mentions de symboles religieux dans le corpus, excepté chez Mircea Eliade où le jeune peintre Egor, convaincu que Christina a pris possession de la famille Mosco, transpercera son cœur avec un pieu de bois à la fin du roman. L’auteur roumain a en effet « puis[é] dans le folklore24 », comme il l’explique dans sa préface, et redonné ainsi une place importante au spirituel. Christina est le seul vampire du corpus qui vit, conformément au mythe, par-delà le tombeau. Son corps n’a jamais été retrouvé après sa mort ; il continue d’errer, l’errance étant une condition caractéristique du vampire.
11Rosny aîné, dans La Jeune Vampire, quant à lui, s’éloigne du folklore rattaché au mythe. Il explique ainsi dès le début de la nouvelle :
Evelyn était bien une vampire, mais d’une manière assez différente de celle relatée par les traditions. James, qui avait de la philosophie, savait que les traditions renferment une fraction de symbole et de légende. Dans l’espèce, il ne fallait pas croire aux vampires sortant de leur tombe ; c’était la part du génie macabre et de la puérilité populaire. On pouvait croire, au contraire, à quelque étrangeté organique, suivie de mort apparente — ce qui s’appliquait rigoureusement à Evelyn25.
12Le vampirisme d’Evelyn serait dû à une anomalie génétique qu’elle va transmettre à son fils, premier cas de « bébé vampire26 » dans la littérature selon Jean Marigny. En rationalisant le mythe, Rosny aîné élimine son caractère démoniaque : l’Evelyn vampire n’est pas responsable de ce qui lui arrive. Sa maladie a des conséquences sur ses proches : en se nourrissant d’eux, elle les affaiblit. Ce phénomène, désigné comme « anormal27 », atteint toute la famille. Le mari de la jeune femme fait alors appel à Percy Coleman, « le Charcot écossais28 ». Scientiste convaincu, ce médecin se distingue par l’absence de sentiments et d’émotions : « Il ne faut pas seulement penser à soi, jeune homme, il faut penser à la science29 », dit-il au jeune mari qui vient tout juste de perdre sa femme vampire. Le médecin considère Evelyn comme un cas médical envers lequel il ne ressent qu’« avidité30 » ; il apparaît ainsi comme une figure déshumanisée, en totale opposition avec la figure du vampire qui, elle, s’humanise.
13On retrouve chez Rachilde, autrice décadente, une même rationalisation du mythe, ce qui peut paraître surprenant au premier abord. Après avoir retracé dans un chapitre l’histoire du vampire, la narratrice explique que cette créature relève d’une « légende31 » à laquelle elle fournit plusieurs explications rationnelles, renvoyant la créature vampirique à des « superstitions32 » ou à des « phénomènes d’hallucination33 ». Le vampire, comme chez Rosny aîné, est le malade et non plus la maladie, ce qui constitue une évolution déterminante du mythe. La narratrice conclut ainsi ce chapitre : « On a connu des malades, doués d’une imagination trop vive, qui, frappés par une violente commotion cérébrale, ne concevaient plus l’acte d’amour que sous l’emprise de l’idée fixe de voir couler du sang et devenaient des sadiques34 […]. » Henri Duhat, ami et médecin du marquis de Pontcroix, tente de diagnostiquer son malade, et suggère une anomalie physiologique : « Un lobe de son cerveau était engourdi. Il n’était pas fou, seulement privé de sensibilité35. » Parce qu’elle « protège les échelles de valeurs, qui garantissent l’étanchéité des frontières36 », la figure du médecin se retrouve souvent dans les récits vampiriques. Pour autant, le docteur Duhat peine à garantir l’ordre : il semble lui-même victime de l’« envoûtement37 » du marquis. Il cherche donc sans cesse à expliquer le comportement de son patient, voire à le justifier, sans jamais parvenir à déterminer la véritable nature de son mal, semant ainsi le trouble. Lorsque Michel lui explique que sa sœur prend le marquis pour un revenant, le docteur a une réaction étrange :
[Il] tressaillit, s’arrêta, secoua sa cendre d’un doigt nerveux et regarda Michel.
– Les femmes ont des intuitions déconcertantes.
– Que voulez-vous dire ?– Rien38…
14Aussi le lecteur ignore-t-il jusqu’à la fin du roman la véritable nature du marquis qui revient, d’une certaine manière, du monde des morts puisqu’il est un héros de la Première Guerre mondiale. Assoiffé de sang, le marquis « brise volontiers tout ce qu’il touche pour s’amuser39 » ; c’est ainsi qu’il ira jusqu’à assassiner Michel, le frère fusionnel de Marie, jugé trop envahissant. Le roman est d’autant plus ambigu que le marquis laisse, après son suicide, une lettre dans laquelle il assure à la jeune femme qu’il n’a pas tué son frère. Les derniers mots du roman, énigmatiques, soulignent le lien entre l’amour éternel et la figure du vampire : « Si elle peut croire cela [l’innocence du marquis], et c’est possible, elle l’aimera toujours. Il vient de recréer le vampire40. » Les informations divergentes et ambivalentes que sème la narratrice tout au long du récit sur le marquis brouillent les pistes de l’interprétation.
Un seul pouvoir : l’emprise
15Aucun vampire du corpus n’a l’hubris des Non-Morts évoqués dans Dracula qui « doivent se perpétuer de siècle en siècle, faisant de nouvelles victimes et multipliant les maux dont souffre le monde41 ». Dans les récits de l’entre-deux-guerres, l’hubris se manifeste essentiellement par l’amour contre-nature, et donc transgressif, éprouvé par les personnages humains pour les vampires. Ce motif, qui a germé dans la littérature romantique du xixe siècle, se trouve ici porté à son paroxysme, car les humains finissent toujours par céder de manière pleine et entière à l’attraction suscitée par les vampires. Aussi les vampires tels qu’ils apparaissent dans les textes du corpus ont des pouvoirs restreints comparés à ceux de Dracula : ils ne se transforment pas en animal, n’ont pas la capacité de traverser les murs et ne maîtrisent pas les éléments. Ils n’affirment leur supériorité sur l’homme que par leur emprise, pouvoir qui est sans aucun doute le plus naturel. Seul Rosny aîné, dans La Jeune Vampire, fait de son vampire féminin, Evelyn, une créature qui n’impose pas son désir de manière tyrannique : elle séduit son mari de façon naturelle. La dimension érotique de la morsure n’est pourtant pas niée et c’est après avoir vu Evelyn boire du sang au cou d’un autre homme que James, son époux, manifestera sa jalousie.
16Mircea Eliade reprend dans Mademoiselle Christina la convention de la malédiction qui frappe une famille parce qu’une des ancêtres s’est adonnée à la violence et à une sexualité débridée. Le compagnon de Christina, l’intendant du château, l’a assassinée après l’avoir découverte en train d’avoir des relations sexuelles avec des paysans, une façon pour la jeune femme de sauver sa vie lors des jacqueries de 1907. Considérée comme une goule par les villageois, Christina a un pouvoir essentiellement psychique : elle prend possession des êtres qui l’entourent et qui, chaque nuit, rêvent d’elle. Ainsi, au cours d’un rêve, elle prévient Egor : « Il m’est facile de t’ensorceler, de faire de toi tout ce que je veux… Tu me suivrais toi aussi, comme les autres… Et il y en a beaucoup, Egor42… » Le jeune homme, qui ne peut échapper au pouvoir de la jeune femme, finit par perdre la notion du temps et voit son jugement s’altérer.
17L’arme de Christina – sa sensualité – est en effet redoutable. Son portrait suscite d’ailleurs l’admiration de tous : « C’était une jouvencelle très jeune, en robe longue, à la taille fine et élancée, aux boucles noires tombant sur les épaules43. » C’est à partir du moment où Egor voit son portrait qu’il commence à rêver de Christina. La femme vampire, depuis son apparition dans la littérature au xixe siècle, prend plaisir à tenter, séduire, corrompre en transgressant les règles, mais on perçoit ici une évolution : Christina assumait déjà de son vivant ses pulsions érotiques, il n’y a donc pas chez elle de lien entre la transformation vampirique et l’éveil à la sexualité. Le personnage incarne des désirs sombres et refoulés et met à jour ce que la société souhaite assurément enterrer ou, dans tous les cas, ne pas voir. Sa sensualité alanguie envoûte Egor à qui, fait notable, elle ne fera jamais aucun mal. Ainsi si Eliade oppose le bien et le mal dans son roman, il le fait de manière moins radicale que ses prédécesseurs. Il ne propose pas de fin rassurante où la criminelle serait punie. En effet, Egor ressent un profond regret d’avoir tué Christina : « Tout avait été vrai. C’était lui, lui-même, qui l’avait tuée. Désormais, d’où attendre la moindre espérance, à qui adresser une prière, et quel miracle ramènerait près de lui la hanche chaleureuse de Christina44 ?… » L’élimination de Christina ne permet d’ailleurs pas de rétablir l’ordre, puisque Egor ne pourra sortir du rêve vampirique.
18Dans Le Grand Saigneur, le marquis de Pontcroix peut se rattacher au surnaturel par son histoire familiale, sa force surhumaine, et son emprise psychologique exercée sur autrui. Il exhibe une certaine laideur dont il a parfaitement conscience : « Je suis un monstre, paraît-il, moralement, et, physiquement, je suis laid45 […]. » Comme chez Dracula, son physique est animalisé et il ressemble sous certains aspects à l’oiseau-vampire qui alimente la légende familiale :
Les yeux, très fournis en cils et en sourcils, ont l’aspect d’un étroit bandeau de fourrure sous lequel scintillent deux pierres… précieuses, par les lueurs qu’elles dégagent, mais contribuant, par leur aiguë fixité, à rendre ce masque inquiétant […]. Sous un nez droit, court, légèrement relevé du bout, cette bouche est venue se placer comme un défi à l’humanité des traits supérieurs. Ses dents fortes, irrégulières, celles d’un carnassier, lui rendent, sans doute, impossible la tendresse d’un sourire et ne laissent pas beaucoup d’espoir en la bonté du caractère de l’individu46.
19Ces éléments ont valeur de signes moraux ; ils signalent la férocité et la bestialité du marquis. Yves de Pontcroix est d’ailleurs comparé à plusieurs reprises à un fauve qui se prépare à bondir sur sa proie. La rapidité de ses gestes le fait paraître « en dehors de l’humanité normale47 ». Reprenant une caractéristique déjà présente chez Lord Ruthven, le vampire de Polidori, le marquis use de son charisme pour abuser des femmes, comme cette jeune dactylographe qu’il séduit puis abandonne. C’est une figure charnelle ; pendant sa nuit de noces, il expliquera avoir « soif48 » de sa femme. Perpétuellement dans la subversion, il constitue une menace à la fois pour l’ordre social et l’ordre divin : « Je crois, [explique-t-il] […] que la seule puissance qui gouverne le monde est une puissance mauvaise, détruisant ou rompant tout ce qu’elle honore de son attention49. » Comme tout vampire, il manifeste un goût irrémédiable pour le sang qui le pousse à mordre la jeune femme le soir de leurs fiançailles. Son pouvoir réside principalement dans la façon dont il exerce une emprise sur son entourage et, en premier lieu, sur sa fiancée. En effet, Marie est tour à tour envoûtée et effrayée par la personnalité ombrageuse et charismatique de son futur mari. La jeune femme, qui au début du roman est forte et indépendante, finit par devenir fragile et par renoncer à son art : en un mot, ce mariage fait d’elle « une prisonnière50 ». Elle ne parvient à se défaire de cette emprise que lorsqu’elle démasque son mari en le mettant face à son crime. Le marquis meurt en se suicidant et rien n’indique réellement qu’il ait été une créature surnaturelle.
Vers une humanisation du vampire
20Le vampire dans les œuvres du corpus n’est plus le symbole du mal et de l’altérité radicale : il commence en effet à dire ce qu’il est et ce qu’il vit. Si les récits conservent une narration à la troisième personne qui laisse le vampire quelque peu à distance, ils expriment davantage l’intériorité de la créature. Le mal n’est plus l’Autre, à la fois inconnu et inconnaissable. À une époque où les civilisations ont découvert qu’elles étaient mortelles51 – pour reprendre le mot de Valéry –, l’immortalité n’en apparaît pas plus attrayante, bien au contraire. On voit ainsi s’amorcer dans l’entre-deux-guerres une évolution qui sera de plus en plus prégnante dans les œuvres vampiriques : l’immortalité est insupportable. Les vampires subissent une condition qu’ils n’ont pas choisie. Aussi, le tragique consiste précisément pour le vampire à ne pas pouvoir devenir « autre » que lui-même.
21Après s’être transformée en vampire, Evelyn, dans La Jeune vampire, ne reconnaît plus rien car elle vient d’un autre monde. Tel un nouveau-né, elle doit donc réapprendre à vivre en se nourrissant de ses proches qui finissent par être malades. Il naît alors chez elle un sentiment terrible de culpabilité qui la pousse à se laisser mourir : « J’aurais pu être si heureuse… Pourquoi est-ce impossible ?… Je n’en puis plus… Il faut retourner là-bas52… » Evelyn, qui a pris conscience de sa condition de vampire, choisit elle-même de retourner dans son monde, et donc de mourir. Le vampire peut donc aimer, et même se sacrifier par amour. James explique d’ailleurs à quel point cette créature « étrange53 » était digne d’être « plainte et même aimée54 ! ». Rosny aîné suggère ici la possibilité d’une rédemption du vampire dans le sacrifice. En cela, Evelyn se démarque des vampires traditionnels, ces ennemis des valeurs humaines qui doivent être détruits. Toute forme de violence est d’ailleurs gommée dans cette nouvelle puisque même l’aspiration du sang est à peine perceptible par l’entourage d’Evelyn : c’est une succion indolore et non une morsure. Il est significatif que Rosny aîné, qui éprouve une grande foi dans la rationalité, projette l’image d’un vampire inoffensif que le lecteur peine à distinguer de l’Evelyn humaine, sans doute parce que tous les deux ont une âme. Aussi, il n’y a plus dans ce roman d’opposition entre le corps et l’âme, comme dans Dracula où, en devenant vampire, l’individu perd son âme. Le vampire n’est plus ici « le même corps […] et une autre âme55 », mais bien « un autre être56 » qui possède conscience et sentiments. L’Evelyn vampire explique « se défend[re] contre [elle]-même57 » pour ne pas tuer ses proches, elle lutte contre son instinct et pour son humanité : « D’où que je vienne, j’appartiens à une humanité58 » dit-elle à son mari lorsqu’il découvre sa nature de vampire.
22Christina reste la plus cruelle des vampires du corpus. Si elle continue, après sa mort, à agir de manière tyrannique avec les habitants du manoir, elle adopte une autre attitude avec Egor qu’elle aime sincèrement : « […] toi, je ne veux pas te perdre, je n’ai pas besoin de ton sang… Je veux que tu me laisses parfois t’aimer59 !… » Chez Christina, le désir de conquête est principalement un désir amoureux. Bannie du monde terrestre, elle tente de rejoindre Egor par les rêves. Elle renverse alors le mythe traditionnel dans la mesure où elle rejette sa condition de vampire. L’enfer, pour elle, vient de cette incapacité à aller dans cet autre monde. Elle manifeste le désir de s’humaniser pour l’amour d’Egor et devient en cela une figure tragique car elle se révolte contre sa condition. On trouve dans ses paroles l’aveu de solitude qui résonne : « Tu ne comprendras jamais ce que j’ai fait pour toi, Egor !… Tu ne peux comprendre mon courage… Si tu savais la malédiction qui pèse sur moi60… » Cette révolte contre son état est à l’origine de son déchirement tragique. Egor finit par se dérober à ses caresses après avoir découvert la plaie béante que la balle mortelle a laissée dans son dos. Il prend alors conscience de son amour contre-nature : « Tu es morte ! tu es morte61 ! » hurle-t-il, pris de délire.
23L’existence du vampire peut devenir un fardeau d’autant plus lourd à porter dans le contexte d’après Première Guerre mondiale. Dans Le Grand Saigneur, Rachilde exploite ce climat, complexifiant ainsi le mythe vampirique tout en le mettant à distance. On y retrouve le traumatisme de la guerre, à l’origine du « mal du siècle » qui va susciter « une interrogation sur la condition humaine, sur la valeur et le sens de l’existence62 ». Yves de Pontcroix est une victime expiatoire qui porte les stigmates de la guerre à laquelle il n’a finalement pas véritablement survécu. Le marquis explique à Marie être revenu différent du front : « On ne saute pas, en des exercices aussi périlleux, sans y laisser la notion normale de l’existence63 […] ». Ainsi, l’idée qui domine le récit de Rachilde est que la Première Guerre mondiale a déchaîné la « bête64 » en l’homme. La guerre a donné au marquis le goût du sang et cet appétit – qui lui procure un plaisir extrême – lui dicte ses actes. Marie s’interroge à ce propos :
Suppose [dit-elle à son frère] que le bouleversement de cette immense catastrophe [la guerre de 14-18] ait produit de nouvelles lois, que tant de jeunes chairs immolées en pleine puissance de passions et de volontés aient enfin essayé de réagir, de se révolter en découvrant le secret d’une espèce de végétation, d’une autre vie et qu’il ne distingue plus l’amour de la souffrance, qu’il ait pris l’appétit de la douleur comme on aurait l’appétit de la chair. Ou mort vraiment, ou privé de cœur65…
24Dans une société affranchie du religieux, c’est la volonté qui seule apparaît comme pouvant permettre à l’âme de dominer le corps.
25Le marquis a bien du mal à maîtriser ses pulsions, mais il y a pourtant une réelle lutte en lui et l’on sait qu’il peut se montrer bon envers Marie. Son portrait peint par la jeune femme au début du roman émeut le marquis, sans doute parce qu’il lui renvoie un reflet de son humanité perdue, le ressuscitant presque d’une certaine façon66. Cela explique son attirance pour Marie qui lui a montré l’homme en lui. En proie à une passion aveugle pour le sang et à une volonté de domination, le marquis n’en reste pas moins malheureux : « Les vampires sont-ils des morts désespérés qui ont, eux, la puissance de chercher dans une ivresse nouvelle l’oubli de tous leurs désespoirs67 ? » s’interroge-t-il au moment de raconter la légende familiale. Il a par ailleurs besoin d’être canalisé et rangé et il y en a en lui une peur qu’il identifie peu à peu à celle de l’errance : il semble « détaché de tous les mondes civilisés […], hors du temps et de la réalité68 ». Or le vampire, par essence, est un être d’errance qui n’est pas ici celle de son corps mais celle de son être. Seule sa soif de sang épanchée lui permet de connaître un certain repos. En démasquant le crime de son époux, Marie rompt le charme et semble le délivrer d’un fardeau : il finit par se suicider se pensant « guéri69 » de son goût du sang. Rachilde inverse le mythe traditionnel où l’âme se trouve libérée après la destruction du corps ; ici, c’est une fois que son âme est délivrée que le marquis se détruit car le monstre, de toute évidence, ne peut vivre qu’avec une âme délétère.
Conclusion
26En catalysant les angoisses, les crises de conscience et les catastrophes d’une société, le mythe du vampire reflète l’époque dans laquelle il prend place. L’entre-deux-guerres, période de menaces et de traumatismes, voit l’avènement d’une société déroutée, désemparée. À cette crise répond donc un désir pour certains auteurs d’exploiter les figures du mal afin d’en exacerber le tragique. Le vampire de cette époque commence à perdre sa surnature, il se caractérise surtout par une ambiguïté et, en cela, il tranche avec la manière dont le cinéma le met en scène. S’il reste une représentation du dépassement des limites, il tend à s’humaniser, montrant par-là que la frontière entre le monstre et l’homme « normal » n’est plus absolue. Le principal pouvoir de ces êtres réside dans une emprise tyrannique dont on ne sait si elle est véritablement surnaturelle chez certains vampires du corpus. À la lisière entre l’humain et l’inhumain, le vampire dans les récits de l’entre-deux-guerres n’en est donc pas moins effrayant en ce qu’il incarne la métaphore d’une humanité en proie au désespoir et à l’angoisse. De ce fait, le thème du vampire, qui était jusqu’ici une expression de la peur de la mort, révèle une immortalité pesante, voire insupportable. Les récits de Mircea Eliade, Rachilde et Rosny aîné marquent à cet égard les prémices d’un renouvellement du mythe qui se développera notamment dans la seconde moitié du xxe siècle.
Notes de bas de page
1 Les lamiae des Grecs, l’upyr dans le monde slave, le strigoï en Roumanie, la goule dans le monde oriental – pour n’en citer que quelques exemples – constituent des représentations du mort-vivant anthropophage ou suceur de sang.
2 Vlad Ţepeş, Gilles de Rais et Erzsébet Báthory pour ne citer que les plus connues.
3 Polidori, J. W., Le Vampire in Dracula et autres récits vampiriques, textes traduits, présentés et annotés par A. Morvan, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2019, p. 40.
4 Marigny, J., Le Vampire dans la littérature du xxe siècle, Paris, Honoré Champion, coll. « Bibliothèque de littérature générale et comparée », 2003, p. 15.
5 Ibid., p. 15.
6 Parmi ces pouvoirs, on peut citer la transformation en animal ou en brouillard, la capacité à traverser les murs et les portes, le regard hypnotisant, la maîtrise des éléments.
7 Menegaldo, G., « Les avatars cinématographiques de Dracula », in Faivre, A., et Marigny, J. (dir.), Les Vampires, colloque de Cerisy, Paris, Albin Michel, coll. « Cahiers de l’Hermétisme », 1993, p. 227.
8 Tonnet-Lacroix, E., La littérature française de l’entre-deux-guerres (1919-1939), Paris, Armand Colin, 2005, p. 158.
9 Marigny, J., Le Vampire dans la littérature du xxe siècle, op. cit., p. 274.
10 Leutrat, J.-L., « Passages équivoques », in Faivre, A., et Marigny, J. (dir.), Les vampires, op. cit., p. 215.
11 Eliade, M., Mademoiselle Christina, traduction par C. Levenson, Paris, L’Herne, Livre de Poche, coll. « Biblio », 2008, p. 29.
12 Ibid., p. 80.
13 Vazeilles, D., Les Enfants de la nuit : le mythe du vampire dans l’Occident d’aujourd’hui, Le Coudray-Macouard, Cheminements, 2008, p. 34.
14 Eliade, M., Mademoiselle Christina, op. cit., p. 150.
15 Ibid., p. 235.
16 Rosny aîné, J.-H., La Jeune vampire, Paris, Flammarion, 1920, p. 4.
17 Ibid.
18 Ibid., p. 8.
19 Rachilde, Le Grand Saigneur, Paris, Flammarion, 1922, p. 130.
20 Ce monstre rappelle les Striges, ces divinités de la mythologie gréco-latine qui sont des femmes avec des corps d’oiseaux qui absorbent le sang des nouveau-nés ou des jeunes gens.
21 Rachilde, Le Grand Saigneur, op. cit., p. 198.
22 On peut y voir aussi un écho aux grands massacres des années 1890 par Abdulhamid II surnommé le « Grand Saigneur ».
23 Rachilde, Le Grand Saigneur, op. cit., p. 97.
24 Eliade, M., Préface de Mademoiselle Christina, op. cit., p. 7.
25 Rosny aîné, J.-H., La Jeune vampire, op. cit., p. 8.
26 Marigny, J., Le Vampire dans la littérature du xxe siècle, op. cit., p. 126.
27 Rosny aîné, J.-H., La Jeune vampire, op. cit., p. 5.
28 Ibid., p. 13.
29 Ibid., p. 21.
30 Ibid., p. 14.
31 Rachilde, Le Grand Saigneur, op. cit., p. 139.
32 Ibid., p. 149.
33 Ibid.
34 Ibid.
35 Ibid., p. 255-256.
36 Bozetto, R., Huftier, A., Les frontières du fantastique. Approches de l’impensable en littérature, Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, coll. « Parcours », 2004, p. 166.
37 Rachilde, Le Grand Saigneur, op. cit., p. 183.
38 Ibid., p. 178.
39 Ibid., p. 184.
40 Ibid., p. 279.
41 Stocker, B., Dracula in Dracula et autres récits vampiriques, op. cit., (supra, note 3), p. 432.
42 Eliade, M., Mademoiselle Christina, op. cit., p. 151.
43 Ibid., p. 56.
44 Ibid., p. 280.
45 Rachilde, Le Grand Saigneur, op. cit., p. 83-84.
46 Ibid., p. 10.
47 Ibid., p. 104.
48 Ibid., p. 274.
49 Ibid., p. 197-198.
50 Ibid., p. 258.
51 Valéry, P., « La crise de l’esprit », Première lettre, Œuvres, tome I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 988.
52 Rosny aîné, J.-H., La Jeune vampire, op. cit., p. 19.
53 Ibid., p. 42.
54 Ibid.
55 Ibid., p. 9.
56 Ibid.
57 Ibid., p. 10.
58 Ibid., p. 11.
59 Eliade, M., Mademoiselle Christina, op. cit., p. 148.
60 Ibid., p. 222.
61 Ibid., p. 238.
62 Tonnet-Lacroix, E., La littérature française de l’entre-deux-guerres (1919-1939), op. cit., p. 119.
63 Rachilde, Le Grand Saigneur, op. cit., p. 64.
64 Ibid., p. 238.
65 Ibid., p. 154.
66 Par son art, Marie a le pouvoir de faire revivre les morts de la guerre : « Vous m’avez ressuscité mon fils ! » (ibid., p. 54) lui écrit une femme après que Marie a peint le portrait de son fils mort à la guerre.
67 Ibid., p. 132.
68 Ibid., p. 264.
69 Ibid., p. 277.
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