Judas au Moyen Âge : mythe et limites de l’homme face au sacré
p. 213-224
Texte intégral
1Un mythe se définit par le sujet qu’il raconte, renvoyant à des concepts fondamentaux, et par la manière de le raconter, la narration, ouvrant la voie au phénomène de réécriture. La réécriture littéraire participe en soi au concept de mythe dont elle peut être perçue comme un élément constituant : selon la théorisation de Mircea Eliade, le mythe est chargé d’actualiser le sacré et de répéter le modèle premier (ce qu’il nomme archétype et mythe de l’Éternel retour). La réécriture est ainsi dépendante du phénomène de répétition du sacré et de l’archétype. Concernant la Bible, récit fondateur du christianisme, et ses réécritures médiévales, l’historien Alain Boureau a proposé un concept intéressant, permettant de renouveler l’approche du mythe, celui d’« événement sans fin1 ». Le christianisme a joué un rôle pivot dans la conception de la temporalité liée au sacré : du temps circulaire du mythe, on passe à une chronologie linéaire et historique. En effet, les événements bibliques et notamment l’épisode fondateur que constitue la Passion christique sont inscrits dans la chronologie et se révèlent historiquement fugitifs ; cependant, l’événement chrétien s’inscrit dans la durée de l’histoire puisqu’il fait l’objet d’une exégèse infinie (un « commentaire perpétuel ») et d’une répétition par l’imitation, mise en œuvre notamment dans les vies de saints2. Le christianisme se définit donc dans un paradoxe qui lui est inhérent et originel, qui met en perspective le mythe et la limite.
2Ce modèle interprétatif peut guider l’analyse d’une figure biblique comme celle de Judas, considéré comme un archétype et dont la réécriture médiévale reprend de nombreux éléments propres aux mythes grecs. Figure centrale du christianisme, il fait l’objet de nouveaux récits au sein desquels la légende se mêle à la mythologie ; il est également réécrit de manière proprement littéraire et poétique, notamment dans les grands mystères de la Passion de la fin du Moyen Âge. Si le christianisme a amené une conception du temps linéaire, ancré dans l’histoire des hommes et de la terre, dans le début et la fin de la vie, alors son récit ouvre naturellement sur l’humanité ; d’ailleurs Judas, contrairement aux « Êtres surnaturels » mythiques évoqués notamment par Mircea Eliade, incarne un archétype humain. La réécriture d’un personnage contre-exemplaire et pourtant thématiquement mythifié s’avère représentative de l’intégration et de la définition de l’homme dans le cadre du paradoxe du christianisme, liant les notions de mythe circulaire et de limite linéaire.
Mythe de l’homme. Le récit de la Vie de Judas
3Judas dit « Iscariote » apparaît pour la première fois dans les Évangiles. Son rôle, bien que déterminant, y est assez peu développé et est pratiquement réduit à son acte de trahison. Aucun indice n’est donné sur la vie pré-apostolique de celui qui vendra son Maître pour trente deniers (prix mentionné uniquement dans l’Évangile de Matthieu3) puis le désignera par un fameux baiser4. L’Évangile de Jean5 explique la trahison par la colère de Judas envers Marie-Madeleine qui verse un onguent précieux sur le corps de Jésus : une exégèse courante fera même correspondre l’argent réclamé par Judas avec celui que la pécheresse aurait « gâché » en versant l’onguent6. Jean développe par ailleurs l’idée d’une possession diabolique du personnage, en lequel Satan entrerait lors de la Cène7. Enfin, Matthieu est le seul à faire mention du remords éprouvé par Judas, et qui va le conduire à rendre les pièces infâmantes au Temple avant de se pendre8.
4De nombreuses questions d’interprétation se sont posées dès les premiers siècles quant à ce personnage et son rôle. Le courant gnostique, reposant sur l’idée d’une chrétienté fondée sur la connaissance et notamment représentée dans l’Évangile de Judas, a mis en avant l’ambiguïté du personnage : Judas est bien traître, mais il tient un rôle déterminant dans la Passion du Christ et son intervention fait partie du plan divin – n’est-il pas, en ce sens, un élu de Dieu ? Cette conception émise au Ier siècle est rapidement jugée hérétique, mais les Pères de l’Église continuent de poser la question du libre-arbitre et de la prédestination concernant le Judas canonique. Au regard ambigu d’Origène9 succède celui, plus univoque, de saint Jérôme qui voit en Judas un ennemi de la religion chrétienne, représentant du peuple juif et du péché10. Saint Augustin, dont l’interprétation exégétique sera la plus influente, avance l’argument du suicide comme plus grand péché, en ce qu’il s’agit d’un acte de désespoir témoignant d’un refus de reconnaître la possibilité du pardon divin et d’une volonté d’échapper au jugement11.
5Les premières adaptations littéraires de Judas sont attachées à son rôle biblique : on peut citer les versifications latines des Évangiles, conçues au cours de l’Antiquité tardive par des auteurs comme Juvencus, Sedulius ou Arator, qui présentent le traître sur le ton de l’épopée. Dès le xie siècle, cette tradition se poursuit en langue romane : les Passions narratives en ancien français intègrent des traits théologiques et légendaires au récit, tout en poursuivant le développement du personnage sur le plan poétique12.
6Le xiie siècle voit se développer en parallèle une légende inventant une vie à Judas, dont l’histoire se constitue au prisme des récits de l’Ancien Testament et de la mythologie gréco-romaine. Relative à la tradition littéraire de la vita au Moyen Âge, la légende de Judas (Vie de Judas ou Vita Judae) attribue une naissance et une jeunesse monstrueuses au personnage, et connaîtra un succès certain notamment par l’intermédiaire de la Légende dorée de Jacques de Voragine. Paul Franklin Baum13 et plus récemment Jean-Pierre Bordier14 ont montré l’évolution de l’histoire de la vie de Judas d’après ses différentes versions. La plus ancienne (appelée version A par Baum) date au plus tard du xiie siècle et est écrite en langue latine15. Elle raconte que le père de Judas eut une vision, avant la naissance de son enfant, lui prédisant que ce dernier allait le tuer. Il abandonne alors son fils à la naissance, lui transperçant les jambes et l’exposant dans des fourrés à proximité de Jérusalem, où il sera découvert puis recueilli par des bergers. Adulte, Judas se met au service d’Hérode et, à sa demande, va voler les fruits d’un verger se trouvant être celui de son propre père ; à la suite d’une rixe, Judas le tue. Hérode donne la veuve en mariage à son serviteur. Devenue sa femme, la mère de Judas découvre un jour les plaies sur ses jambes et comprend leur malheur. C’est par cette révélation que Judas est amené à demander miséricorde à Jésus, dont il devient le disciple. La trame de la légende reprend nettement le modèle du mythe d’Œdipe, bien connu au Moyen Âge notamment par l’intermédiaire du Roman de Thèbes, au cours d’une période où l’on redécouvre la mythologie pagano-antique par son adaptation en langue vernaculaire. La légende de Judas fait apparaître une succession de « mythèmes » (selon la terminologie de Claude Levi-Strauss) parfaitement parallèles à ceux qui composent le mythe original : dans les deux cas, l’enfant est exposé à sa naissance et recueilli par des bergers, l’abandon faisant suite à la prémonition du père (le songe correspondant alors à l’oracle qui avertit Laïos) ; on retrouve de part et d’autre le détail des pieds (ou des jambes) transpercés, ainsi que le passage d’une épreuve (celle du Sphinx ou des fruits volés) permettant l’obtention d’une épouse ; enfin, leur destin parricide et incestueux lie de manière évidente le traître biblique au héros mythologique. On remarque cependant que la révélation du double crime ne conduit pas – ou du moins pas immédiatement – Judas à l’auto-châtiment. En effet, l’insertion, à ce moment de sa vie, de la rencontre avec le Christ introduit la possibilité du rachat et du pardon. Le destin du héros mythique est réécrit dans une direction christianisante : l’adaptation au message chrétien se joue dans le changement de contexte narratif (la narration est située à Jérusalem, au temps de Jésus et sous la gouvernance d’Hérode auquel Judas est emblématiquement lié) et surtout dans l’adaptation des mythèmes en symboles. Par exemple, la transposition de l’oracle mythologique en songe entre dans le cadre d’une actualisation du motif puisque le rêve est fréquemment utilisé, dans les textes médiévaux, comme lieu de transmission des messages de l’Au-delà céleste ou infernal.
7D’autres versions de la Vie de Judas s’apparentent à la légende thébaine et présentent des détails ou des variantes qui en renforcent le parallélisme et pourront aider à l’interprétation. Par exemple, la version dite H16 (toujours selon le classement de Baum), plus tardive (xiie-xiiie s.), ajoute quelques éléments : c’est la mère qui voit en rêve son fils, sous la forme d’une torche sortant de son ventre et incendiant sa propre maison puis toute la Judée, la Galilée et Jérusalem. L’enfant est abandonné dans un coffre en bois et jeté à la mer – le récit quitte la référence à Œdipe pour un renvoi à Moïse, puisant cette fois sa source dans l’Ancien Testament17 – puis Judas est recueilli par des pêcheurs qui l’élèvent. Devenu adulte, il participe aux Jeux Olympiques et suscite la jalousie des jeunes gens de son âge : cet ajout original place l’intrigue dans son contexte antique et par la même occasion la fait paradoxalement rejoindre le topos médiéval des tournois ; il se réfère également au thème de l’envie des jeunes gens à l’endroit d’Œdipe, déjà présent dans le Roman de Thèbes18. Hérode est remplacé par Ponce Pilate, autre représentant des opposants dans le récit de la Passion. Après la révélation de l’inceste, Judas veut se jeter sur son épée – une première tentative de suicide venant annoncer son destin.
8La Légende dorée19 ajoute, à nouveau, d’autres mythèmes : le coffre est recueilli par une reine, qui, ébahie par la beauté du nouveau-né, adopte l’enfant qu’elle fait passer pour le sien, avant de mettre au monde son propre fils ; cette péripétie permet d’attribuer à Judas un nouveau crime terrifiant : le fratricide. Jaloux, Judas tue son frère, ce qui rapproche encore sa légende d’un mythe fondateur : celui d’Abel et Caïn dans l’Ancien Testament – mais on pense aussi et encore à Moïse concernant le meurtre du frère légitime par l’enfant adopté.
9Au fil des versions de sa légende, Judas cumule les pires fautes (parricide, inceste, fratricide), par référence au mythe d’Œdipe et à d’autres mythes antiques, païens ou bibliques. En plus de montrer l’importance des reprises et adaptations de mythes grecs antiques, considérés comme une source de modèles archétypaux, la construction de la légende de Judas offre un bel exemple de leur sécularisation : les légendes circulent parmi les clercs et théologiens, mais aussi dans les croyances populaires. Par la construction et la circulation de cette légende, Judas entre au contact du mythe, non seulement parce que sa Vie en est une adaptation, mais aussi parce que le surnaturel ainsi introduit lui permet d’acquérir sa pleine dimension archétypale. Le personnage se définissant déjà, dans le texte canonique et dans les premières interprétations, comme le pécheur par excellence, il était certainement tentant de lui attribuer une vie entière faite des crimes les plus noirs. Cependant le récit est bien intégré au temps historique du christianisme, et son élaboration même est dépendante du contexte historique de sa diffusion : Alain Boureau interprète la légende de Judas, au regard de sa théorie de l’« événement sans fin », comme la construction d’un récit antijudaïque20, dans le contexte d’un antisémitisme très marqué à cette époque. Mais plus encore qu’un récit antijudaïque, la légende de Judas est une hagiographie inversée : la vie de Judas est une imitation non pas d’un modèle – comme c’est le cas des vies de saints – mais d’un contre-modèle. Le mythe et le récit chrétien se mêlent donc dans la construction d’une figure archétypale du mal. Paradoxalement, la mythologie rejoint ici la dimension linéaire du christianisme : la figure primordiale que constitue Judas entre à la fois dans le mythe et dans l’histoire de l’humanité pécheresse.
Limites de l’homme. La réécriture théâtrale de Judas par Arnoul Gréban
10À la fin du Moyen Âge, la légende connaît une nouvelle réécriture au moyen d’un changement générique : Judas est représenté au théâtre dans le cadre des mystères de la Passion, qui donnent la parole au personnage et vie au récit de son passé. Ces grandes pièces religieuses reprennent pour l’histoire de Judas le schéma biblique, en y ajoutant régulièrement des traits de légendes apocryphes. La Passion d’Arnoul Gréban (1452) constitue certainement le texte le plus représentatif et le plus important dans l’évolution du discours du personnage, dont les symboles archétypaux se trouvent esthétisés. Dans cette œuvre, la première apparition de Judas, au moment de son élection parmi les apôtres, est le moment d’une tirade d’autoportrait où le personnage raconte sa vie antérieure, directement inspirée de la Vita Judae :
A la dame de beau maintien
qui oncques me fit plus de bien
et me nourrist de ma jeunesse,
j’euz en mon faulx cueur hardiesse
que de tuer son propre filz.
O mauvais meurtrier, que mal fis !
[…]
puis cella j’ay tué mon pere
et ma propre mere espousee21
11Le but de la représentation de la légende de Judas est toujours de faire de celui-ci un grand représentant de l’homme mauvais et pécheur : dans son propre discours, le personnage se définit lui-même comme « le pire » :
Le pire suis, je croy, qui soit,
a tout mal suis condescendu22
12Par son histoire et à présent par son discours, Judas se confirme et s’impose en figure universelle du mal, dans ce qu’il a de « pire ».
13Dans le cadre du dualisme chrétien, le traître devient alors un nouveau diable, et l’écriture de ses répliques, chez Arnoul Gréban, relève de ce processus analogique. Élyse Dupras a démontré que la prise de parole des diables, dans les mystères français, applique des procédés particuliers et précis qui en font un discours hors-norme par rapport à celui des autres personnages, symbolisant de cette manière leur distinction monstrueuse23. Les diableries sont ainsi caractérisées par un certain chaos phonique, par le recours aux insultes et propos orduriers, mais aussi par des effets comiques de jeux de mots et de répétitions24 : les scènes infernales visent à la fois à faire peur et à faire rire ; ainsi, par effet didactique, le spectateur est amené à prendre avec les diables une distance effrayée ou moqueuse. Or il n’est pas rare, dans les mystères et en particulier dans celui d’Arnoul Gréban, que des personnages humains se voient attribuer un même langage démoniaque, procédé mis en place notamment dans les dialogues des Juifs25. Judas n’échappe pas à cette assimilation aux diables par le discours dramatique : lors de la scène de l’arrestation de Jésus, on retrouve exactement les mêmes procédés d’insultes, de répétitions et de polyphonie dans le dialogue de Judas avec les autres personnages26. Le traître appartient bien, stylistiquement, à la communauté diabolique que forment les Juifs dans les mystères, et devient par la même occasion un personnage lui-même diabolisé. L’autorité caractérisant son discours en fait même une sorte de « chef » de la communauté, comparable au rôle de Lucifer vis-à-vis des autres diables dans le mystère. Judas se présente ainsi en représentant du Juif, en tant qu’homme-diable, bourreau du Christ et refusant la chrétienté. La stylisation de la parole de Judas renforce donc son image d’incarnation du Mal par excellence et démontre un nouveau support de transmission de la figure archétypale.
14Mais le passage du « il » au « je », du personnage narré à celui qui se raconte, s’avère déterminant dans l’évolution de la mise en place archétypale. Certes Judas est construit dans son discours comme une figure du Mal, et se présente lui-même comme tel ; néanmoins, il insiste sur sa volonté de dépassement de son propre passé légendaire et mythique. Si la légende œdipienne de Judas intégrait déjà la rencontre avec Jésus comme la possibilité de la grâce, le théâtre d’Arnoul Gréban montre cette éventualité comme un souhait individuel et spirituel. La tirade d’entrée de Judas se définit comme un véritable discours de repentance : il se dit « le pire » et avoue ses crimes passés avant d’affirmer son souhait de briser « celle malediccion27 » et sa certitude de ne pouvoir trouver le repos qu’en trouvant Jésus28. Or l’expression poétique de la repentance de Judas se rapproche de très près de celle de Marie-Madeleine, elle aussi pécheresse convertie. Arnoul Gréban rend ce rapprochement perceptible par les similitudes entre les discours des deux personnages, notamment lors de leurs monologues d’entrée respectifs29. Le lien entre Judas et Marie-Madeleine se justifie en ce qu’ils sont tous deux entre le Bien et le Mal, en transition entre le péché et le repentir, le matériel et le spirituel. Mais tandis que la pécheresse se repent définitivement, Judas est tenté par le diable et succombe au Mal. Chez Arnoul Gréban, les deux personnages symbolisent l’humanité oscillante entre vertu et péché, dont l’expression est assurée par une poétique du repentir venant contraster une figuration archétypale du Mal qui serait sans ambiguïté. Une dichotomie représentant le combat intérieur de Judas, alors qu’il est de nouveau tenté, est effectivement perceptible dans son discours où s’opposent l’esprit et la chair : « mon ame het son corps / et le corps l’ame30 ». Par l’image, l’auteur démontre la force qu’exerce la tentation sur le personnage :
La trahison de mon courage
ne se peust oster ne reffraindre :
le feu n’en sçaroient estaindre
toutes les goutes de la mer.
Il la convient consommer,
je ne puis plus contreffaire31.
15La trahison est un feu qui doit être consommé. On remarque l’utilisation de l’image éminemment infernale du feu mais aussi la corrélation de cette image avec celle du songe de la mère de Judas dans la légende H : le feu est toujours utilisé comme la métaphore d’une trahison submergeante, mais ici elle devient interne et non plus propre à une symbolique générale et relative à l’histoire chrétienne.
16Le discours de Judas tel qu’il est développé par Arnoul Gréban relève effectivement de la représentation de la complexité humaine. Les remords qu’éprouve le personnage après la trahison donnent lieu à un monologue pathétique exprimant son désespoir :
O mauvais meurtrier qu’as-tu fait ?
cueur desleal qu’as-tu pensé ?
que t’es tu meffait ?
qu’as-tu offencé ?
tu as commancé
un si grant meffait
que jamès n’en seras reffait
ne l’innocent rescompensé. […]
Ha ! chault brasier de convoitise,
plus ardant que brandons de fer,
qui cueurs humains brase et atize
d’estincelles de feu d’enffer,
de quel ardeur as-tu esprise
ma volenté pour l’enverser32 ?
17Plusieurs procédés poétiques sont observables dans ce monologue, comme autant de mises en valeur de l’intensité du désespoir de Judas : aux effets pathétiques classiques de l’interjection, de la ponctuation et du changement métrique, s’ajoute une nouvelle fois l’image du feu (que nous soulignons dans le texte). La trahison a bien été consommée, et Judas en accuse la tentation du « chault brasier de convoitise ». L’omniprésence du vocabulaire du feu, de la chaleur, de la braise et de l’ardeur en métaphore de la tentation n’est pas sans rappeler certains monologues raciniens – on pense particulièrement au célèbre monologue de Phèdre. Le développement du personnage de Judas est très moderne chez Arnoul Gréban et ses monologues, avec ceux de la Vierge et de Marie-Madeleine, sont effectivement précurseurs d’une esthétique tragique telle qu’on la trouve dans le théâtre du xviie siècle33. De fait, il s’agit là des premiers monologues d’hésitation dans le théâtre français, qui se codifient et se construisent notamment sur la figure de l’anadiplose (que nous soulignons dans le texte) :
Puis je donc a repos cesser
pour toy tenir et possesser ?
nennin : l’horreur de toy tenir
me veult de ce monde banir
et envoier avec le deable
au fons de l’enfer pardurable :
je n’attens mes que l’heure viengne34.
18Les images et procédés utilisés par l’auteur renvoient nettement au combat interne qui se joue en Judas. Juste avant la scène du suicide de ce dernier, Arnoul Gréban ajoute un échange original entre le personnage de Judas et celui de Desesperance, dialogue de tradition allégorique que Stéphanie Le Briz-Orgeur analyse comme un monologue éclaté35. L’écriture de cette scène relève effectivement de celle du monologue : on y retrouve par exemple l’utilisation de l’anadiplose comme signe de contradiction intérieure36, symbolisant « les derniers instants de la vie d’un homme comme une ultime épreuve durant laquelle s’opposent bons et mauvais penchants de l’âme37 ». Arnoul Gréban donne à Judas une voix hybride, renouvelant la manière d’exprimer le remords, le désespoir, la relation au Bien et au Mal.
19Du mythe, caractérisé par sa symbolique collective, on évolue à la fin du Moyen Âge vers l’expression d’une intériorité et d’une subjectivité humaine complexe et il n’est pas indifférent que cette évolution se produise au théâtre, si l’on prend en compte la fonction « rassemblante » et cathartique propre à cette forme d’expression38. La dramaturgie crée des archétypes formels mais a progressivement tendance à opposer les langages et esthétiques de manière plus nuancée. Ainsi Judas n’est plus seulement un archétype de l’homme-diable ; il devient le représentant d’une humanité plus complexe, tout comme son discours, poétisé, tend à symboliser l’ambivalence du repentir et du péché sur la scène médiévale – mais aussi la subjectivité humaine en général et sa complexité, sa multiplicité. Ce que la réécriture du personnage montre, c’est la tension humaine entre le Bien et le Mal, et le doute qui s’impose au cœur de cette dichotomie fondamentale. Le péché et surtout le libre-arbitre, permettant le doute, entravent l’accès au sacré (au salut et à la grâce) : Judas est au fondement du mythe et de la tragédie sur les limites de l’homme face au sacré. Car, on le voit, le mythe religieux tend là à la tragédie.
Conclusion
20Contrairement au sacré, le mythe n’impose aucune certitude, mais une pluralité d’interprétations et une construction perpétuelle de sens. C’est ainsi que l’on peut considérer la figuration médiévale de Judas comme une construction complexe et double : celle d’un personnage archétypal, indissociable de symboles universels et de références à l’imaginaire mythique antique, mais aussi celle d’un individu complexe et ambivalent, doté d’une subjectivité et d’une intériorité, au travers de réécritures et de créations littéraires. L’analyse de la réécriture médiévale de Judas fait apparaître la complexité des interprétations qui proviennent du discours théologique dogmatique mais révèlent une part de construction esthétique, vecteur d’ambiguïté. Fondée sur des principes chrétiens, la construction de la figure littéraire de Judas est relative à une définition de l’homme par le doute : il apparaît, en définitive, que la frontière est très mince entre Marie-Madeleine et Judas, entre miséricorde et suicide désespéré. Le passage d’une temporalité à l’autre par le rôle pivot du christianisme est indissociable de l’émergence d’un sujet humain, dans toute sa complexité, puisque la subjectivité qui hésite et doute est inhérente à la condition humaine, inscrite dans un temps linéaire défini par une limite – un début et une fin, une naissance et une mort. La tragédie classique est déjà annoncée par le temps paradoxal de l’histoire de Judas, linéaire et circulaire tout à la fois, limité mais mythifié. Le « mythe » de Judas s’érige en tragédie du christianisme, s’imposant comme une religion du doute et du questionnement.
Notes de bas de page
1 Boureau, A., L’événement sans fin : Récit et christianisme au Moyen Âge, Paris, Les Belles Lettres, 1993.
2 On peut y ajouter le caractère répétitif et imitatif du culte et du calendrier liturgique.
3 Mt 26, 14-16.
4 Mt 26, 49 ; Lc 22, 47 ; Mc 14, 45.
5 Jn 12, 6.
6 C’est notamment le cas dans l’Histoire scolastique écrite par Pierre le Mangeur au xiie siècle. Il s’agit d’un commentaire littéral et historial de la Bible, particulièrement influent et massivement copié.
7 Jn 13, 26-27.
8 Mt 27, 3-5.
9 Voir Laeuchli, S., « Origen’s Interpretation of Judas Iscariot », Church History, no 22, 1953, p. 253-268.
10 Voir surtout les homélies de Jérôme et notamment l’homélie sur le psaume 108, dans The Homilies of Saint Jerome, vol. I, Washington, Catholic University of America Press, 1964, p. 255-269.
11 Saint Augustin, La Cité de Dieu 1,17.
12 Voir Averseng, H., « Un nouveau regard sur la trahison de Judas au xiie siècle : Li Romanz de Dieu et de sa Mere d’Herman de Valenciennes », Acta Iassyensia Comparationis, no 21, 2018, p. 1-11.
13 Baum, P. F., « The Mediaeval Legend of Judas Iscariot », Publications of The Modern Language Association, tome 21/3, 1916, p. 481-632.
14 Bordier, J.-P., « Judas au Moyen Âge. Le mythe de la naissance de l’anti-héros », in Léonard-Roques, V. (dir), Figures mythiques. Fabrique et métamorphoses, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, Maison des Sciences de l’Homme, 2008, p. 209-231.
15 Le texte est édité par Baum, P. F., art. cit., p. 490-491.
16 Voir sur cette version la plus récente édition et mise au point d’Anne Lafran, « La "tragédie" de Judas. La légende de Judas d’après le manuscrit 1275 de la bibliothèque municipale de Reims », Le Moyen Âge, no 119, 2013, p. 621-647.
17 On peut toutefois également penser à un rapprochement avec le mythe de Persée, d’autant que ce dernier est lui aussi recueilli par des pêcheurs.
18 Cité par Bordier, J.-P., « Judas au Moyen Âge. Le mythe de la naissance de l’anti-héros », art. cit., p. 215.
19 L’œuvre de Jacques de Voragine intègre le récit de la vie de Judas au chapitre 45 sur saint Mathias : La Légende dorée, éd. Alain Boureau, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 2004, p. 222-224.
20 Boureau, A., L’événement sans fin : Récit et christianisme au Moyen Âge, op. cit., p. 209-230.
21 Arnoul Gréban, Le mystère de la Passion, publié d’après les manuscrits de Paris avec une introduction et un glossaire par Gaston Paris et Gaston Raynaud, Paris, Vieweg, 1878, v. 11036-11059 (toutes les références à ce texte se baseront sur cette édition). La Passion de Jean Michel (1486), reprenant le texte de Gréban et l’amplifiant, ira jusqu’à représenter sur scène la vie du meurtrier incestueux et des personnages qui s’y rapportent.
22 Le mystère de la Passion, op. cit., v. 11098-11099.
23 Dupras, É., Diables et saints : Rôle des diables dans les mystères hagiographiques français, Genève, Droz, 2006.
24 Par exemple aux v. 7389-7398, scène infernale au cours de laquelle Lucifer ridiculise et torture Satan.
25 Les v. 20894-20903, se situant au cœur d’une scène de torture de Jésus par des Juifs, démontrent un rapprochement stylistique avec la diablerie précédemment citée.
26 Le mystère de la Passion, op. cit., v. 18549-18568.
27 Le mystère de la Passion, op. cit., v. 11028.
28 « Jamais je ne sejourneray / tant que Jhesus aye trouvé » (v. 11036-11037).
29 Voir Bordier, J.-P., Le jeu de la Passion : le message chrétien et le théâtre français, xiiie-xvie s., Paris, Honoré Champion, 1998, p. 311.
30 Le mystère de la Passion, op. cit., v. 21735-21736.
31 Le mystère de la Passion, op. cit., v. 18255-18260.
32 Le mystère de la Passion, op. cit., v. 21126-21171.
33 Voir Le Briz-Orgeur, S., « Les monologues d’hésitation dans la Passion d’Arnoul Gréban », in Bordier, J.-P. (dir.), Langues, codes et conventions de l’ancien théâtre, Paris, Honoré Champion, 2002, p. 149-166.
34 Le mystère de la Passion, op. cit., v. 21639-21745.
35 Le Briz-Orgeur, S., « Les monologues d’hésitation dans la Passion d’Arnoul Gréban », art. cit., passim.
36 Le mystère de la Passion, op. cit., v. 21815.
37 Le Briz-Orgeur, S., « Les monologues d’hésitation dans la Passion d’Arnoul Gréban », art. cit., p. 159.
38 Cette fonction est particulièrement importante concernant les mystères, vus comme un modèle de théâtre total et social, unissant toutes les classes et catégories urbaines lors de leur représentation.
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