Comment peut-on être transhumaniste ?
p. 121-134
Texte intégral
« Les morts gouvernent les vivants. »
Auguste Comte
« C’est une caractéristique du progrès de paraître plus grand qu’il n’est en réalité. »
Ludwig Wittgenstein
« La mort est un outrage. »
Robert A Freitas Jr.
1Notre titre montre qu’il ne s’agira pas de présenter une étude simplement académique sur le sujet du transhumanisme, mais de proposer une réflexion. Cet article a en effet pour titre non : « Le transhumanisme et les mythes de l’Antiquité » ou : « Le transhumanisme, un mythe moderne ? », mais bien : « Comment peut-on être transhumaniste ? » C’est une question engagée qui interpelle le lecteur. En effet, le « peut-on » ne renvoie pas tant à un pouvoir qu’à une approche de valeur : étant donné ce que le transhumanisme est, veut, promeut ou promet, comment pouvez-vous être pour… ou contre ? Si le transhumanisme peut être pensé comme une nouvelle figure de la vieille Gnose, cette nouvelle figure ne saurait nous être indifférente en raison des enjeux tant intellectuels que civilisationnels qu’elle pose. Autrement dit, il n’est pas, par la force des choses, et de moins en moins au fur et à mesure de sa progression, un simple objet de curiosité ou de savoir.
2La question transhumaniste a, du fait de son actualité, une portée manifeste. Après avoir présenté le projet transhumaniste, nous développerons une réflexion, nous attachant à dégager 1) des enjeux éthiques ; 2) une possible voire probable aporie fondamentale du transhumanisme. La question – double – est la suivante : quel sens cela a-t-il, pour un homme, de ne plus vouloir être homme mais « post-humain », c’est-à-dire de vouloir dépasser ou transcender l’homme ? Est-il même possible de le vouloir ? Cette dernière question peut paraître paradoxale, mais elle se pose néanmoins. Il convient d’en dire un premier mot d’entrée, puisqu’elle est préjudicielle. Peut-on rêver, espérer, voire mourir pour quelque chose que l’on ne saurait absolument se représenter ? La chose paraît étrange et déraisonnable. En réalité, elle est peut-être commune dans l’univers de la croyance. On pensera naturellement au « Royaume des cieux » où évoluent des « corps glorieux » dont la condition est non figurable puisque opposée à celle des « corps charnels » (devrait-elle être représentée, mais c’est alors symboliquement, dans l’iconographie). On peut aussi penser à l’opposition que pose le philosophe Clément Rosset entre « désir précis » et « désir vague ». Le désir « précis », c’est celui qui porte sur un objet réel, par exemple telle femme ; le désir vague – tel le désir ou l’amour romantiques –, c’est celui qui ne porte sur aucune femme réelle – surtout pas ! – mais sur la Femme avec un grand F, laquelle est la répudiation de toute femme réelle et possible, au nom de l’idéal visé, lequel idéal ne vise en fait rien, et ne peut rien viser.
3Il n’est pas question pour nous de présenter une « défense et illustration » du projet transhumaniste, non plus que son contraire. Une faveur ou une détestation de principe à son endroit constituerait d’ailleurs une erreur. Quand nous parlons d’« engagement », nous voulons dire que l’on ne peut se contenter d’en connaître seulement le projet, mais qu’en raison de sa prégnance, on se doit d’en prendre la mesure éthique. Remarque dans la remarque : il n’est d’ailleurs pas sûr que la chose soit facile. Il est bien évident, en effet, que le transhumanisme suscite, selon le système philosophique, moral, religieux ou non religieux de chacun, des réticences profondes ou, au contraire, l’espérance d’une émancipation et d’une augmentation de sa puissance d’exister : de son conatus, pour parler comme Spinoza. Il y a ceux qui accueilleront la promesse d’une post-humanité supérieure avec espoir. Et ceux qui se refuseront à sortir de la condition humaine « ordinaire ». Mais qu’est-ce que le transhumanisme indépendamment de la réaction qu’il suscite ? Et existe-t-il du reste de façon tout à fait objective dès lors qu’il est, dans une large mesure, la création du désir ?
Le transhumanisme par lui-même
4Le transhumanisme est d’abord le fruit d’une histoire intellectuelle et affective pour la part de désir qu’il recèle. Nous ne mentionnerons ici qu’une de ses sources récentes qui, pour être méconnue, ne saurait être négligée : la « contre-culture » transgressive, adepte du « chaos », de la transcendance « psychédélique », du risque et de la fuite dont le L.S.D., sur les campus californiens des années 60 et la voyageuse S.F. (science-fiction) furent des expressions privilégiées1. Le transhumanisme est en second lieu un projet. Ce projet est d’ailleurs divers comme les transhumanistes peuvent l’être selon leur analyse de ce qui est possible et leur radicalité personnelle. Reproduisons ici le « manifeste transhumaniste » que nous avons édité en 20122, lequel en offre une version édulcorée :
L’avenir de l’humanité va être radicalement transformé par la technologie. Nous envisageons la possibilité que l’être humain puisse subir des modifications, telles que son rajeunissement, l’accroissement de son intelligence par des moyens biologiques ou artificiels, la capacité de moduler son propre état psychologique, l’abolition de la souffrance et l’exploration de l’univers.
On devrait mener des recherches méthodiques pour comprendre ces futurs changements ainsi que leurs conséquences à long terme.
Les transhumanistes croient que, en étant généralement ouverts à l’égard des nouvelles techniques et en les adoptant, nous favoriserions leur utilisation à bon escient au lieu d’essayer de les interdire.
Les transhumanistes prônent le droit moral, pour ceux qui le désirent, de se servir de la technologie pour accroître leurs capacités physiques, mentales ou reproductives et d’être davantage maîtres de leur propre vie. Nous souhaitons nous épanouir en transcendant nos limites biologiques actuelles.
Pour planifier l’avenir, il est impératif de tenir compte de l’éventualité de ces progrès spectaculaires en matière de techniques. Il serait catastrophique que ces avantages potentiels ne se matérialisent pas à cause de la technophobie ou de prohibitions inutiles. Par ailleurs, il serait tout aussi tragique que la vie intelligente disparaisse à la suite d’une catastrophe ou d’une guerre faisant appel à des techniques de pointe.
Nous devons créer des forums où les gens pourront débattre en toute rationalité de ce qui devrait être fait ainsi que d’un ordre social où l’on puisse mettre en œuvre des décisions responsables.
Le transhumanisme englobe de nombreux principes de l’humanisme moderne et prône le bien-être de tout ce qui éprouve des sentiments qu’ils proviennent d’un cerveau humain, artificiel, post-humain ou animal. Le transhumanisme n’appuie aucun politicien, parti ou programme politique.
Nous prônons une large liberté de choix quant aux possibilités d’améliorations individuelles. Celles-ci incluent les techniques qui pourraient être développées afin d’améliorer la mémoire, la concentration, l’énergie mentale ; des thérapies permettant d’augmenter la durée de vie, ou d’influencer la reproduction ; la cryoconservation, et beaucoup d’autres techniques de modification et d’augmentation de l’espèce humaine.
5Nous renvoyons au commentaire que nous avons fait de ce texte important dont on ne saurait oublier qu’il relève d’une propagande, si ce n’est fallacieuse, du moins destinée à rassurer et à promouvoir avantageusement des progrès dont le potentiel de radicalité n’est pas petit3. Pour le dire autrement, il s’agit pour le manifeste d’accréditer dans l’esprit du public l’idée que les transhumanistes sont en quelque sorte des good boys : amis du genre humain quand bien même ils promouvraient sa transformation voire sa disparition dans le « post-humain » ; soucieux d’éthique ; désireux d’éclairer le large public et de participer au débat citoyen, informé et responsable. Cette loyauté dans l’information se retrouve notamment dans les productions de l’Association française de transhumanisme4, progressiste et raisonnable. Mais la réalité est souvent moins rose, du seul fait que la « puissance de feu » du mouvement, qui règne en maître sur une partie au moins des GAFAM, est considérable, ce qui pose (au moins) un problème démocratique. Du point de vue de ses concepteurs et partisans, l’idéal transhumaniste ne présente rien de scandaleux ni même de profondément original. Mais si le discours transhumaniste « officiel » n’a rien de directement immoral, il n’en demeure pas moins qu’il valorise – et favorise indirectement – des manipulations diverses qui heurtent un certain nombre de consciences et des droits humains formellement établis comme la Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l’homme de l’Unesco (2005). Par ailleurs, le transhumanisme ne ferait en réalité qu’actualiser – en les tenant désormais pour réalisables en raison des insignes progrès technologiques récents, – des aspirations (réputées) « éternelles » de l’homme depuis Gilgamesh jusqu’à Condorcet ou Benjamin Franklin, en passant par les alchimistes5 (cf. infra). S’il est une « nature » de l’homme, remarque la philosophie transhumaniste, c’est celle qui consiste à ne pas se satisfaire de son sort et, en vertu de la « perfectibilité » qui lui est propre (cf. Rousseau), d’agencer à sa guise le monde environnant, et, en définitive, de se (re)créer pour ainsi dire soi-même.
6Il est vrai que l’idée d’une création ou recréation de l’homme par lui-même paraît extrême. Mais n’est-elle pas avérée depuis fort longtemps ? Et notons bien qu’il ne serait pas même besoin d’évoquer une effraction d’un « ordre naturel » si – comme l’analyse Marx – ce qui caractérise « naturellement » l’homme, est le fait qu’il « produit ses moyens d’existence » ou que – selon Darwin, – l’Évolution a sélectionné pour notre espèce une intelligence plutôt qu’un instinct et une sociabilité qui protège les plus faibles : ce que Patrick Tort a appelé l’« effet réversif de l’Évolution ». De ce dernier point de vue, il se pourrait bien que le transhumanisme soit très « darwinien », sélectionné, et fort peu libre. Que si l’on devait maintenant parler en termes de « choix culturels » – en présupposant une liberté humaine, – n’est-il pas clair que ces derniers rétroagissent sur le corps même ? Ces faits anthropologiques majeurs que sont la cuisson de aliments ; l’érotisation de la sexualité ; l’imaginaire religieux ; la création de « formes symboliques » (Cassirer) ; l’institution d’ordres sociaux et politiques et, naturellement, l’invention de la méthode scientifique mettant entre parenthèses le monde subjectif des affects et des valeurs : tout cela témoigne du fait que l’homme est bien déjà, dans une très large mesure, ce qu’il s’est lui-même fait. Et dans l’hypothèse où les transformations évoquées plus haut détermineraient une mutation « post-humaine » décisive, il resterait que l’homme n’aurait fait qu’accomplir la destinée qu’il se serait choisie sur la base de ce que la nature lui aura permis au terme d’une évolution impliquant hasard et nécessité. C’est la raison pour laquelle la seule nouveauté que s’accorde en définitive le transhumanisme consiste dans le fait qu’il se projette, davantage que ne le faisait et ne le pouvait l’humanisme classique, dans la transformation à court terme – aussi vite que possible ! – de sa modalité d’être.
Objections
7Trois types d’objections peuvent lui être cependant faits. Objection anthropologique : en insistant à l’envi sur le choix de l’homme et son droit de décider, le transhumanisme n’encourt-il pas le risque de finir par oublier que ce dernier pourrait tout aussi bien être complètement naturalisé, c’est-à-dire pensé à l’horizon de l’animalité et, plus généralement, du (seul) « biologique6 » ? Et dans une perspective « sociobiologique », pourquoi ne pas aller jusqu’à affirmer que toutes les inventions prétendument « libres » de l’homme relèvent de la « ruse » ou de la nécessité aveugle d’une nature poursuivant – pour ainsi dire – des fins. Objection scientifique : ce que le transhumanisme laisse à espérer est soit irréalisable soit des plus aléatoires. Objection religieuse : le transhumanisme ignore la révélation divine et les promesses de résurrection et de déification qui constituent l’immortalité vraie, laquelle immortalité de « béatitude » est un don gracieux et non le fruit d’une conquête de l’homme. Mais à dire vrai, ni la première objection ni la seconde ne constituent pour le transhumanisme des défis très redoutables. La foi religieuse, qui est certitude intérieure – celle des « choses que l’on ne voit pas », dit l’épître aux Hébreux – ne fait pas preuve au sens scientifique du terme. Qui plus est, une théologie un tant soit peu « libérale7 » peut aller jusqu’à affirmer que Dieu, loin d’avoir fixé une essence humaine, a donné à l’homme tant la liberté que le pouvoir souverain de se choisir et de se faire, ainsi que le pensait au xve siècle Pic de la Mirandole. L’approche « éthologisante » de l’homme ne pose pas davantage de problème. Question de perspective, dira-t-on, laquelle n’abolit en rien les grands faits sur lesquels le transhumaniste fonde son espérance – que ces faits relèvent de l’effraction culturelle prométhéenne ou d’une animalité comprise comme supérieure ou déviante, ou tout simplement différemment « naturelle » et biologique. Pour ce qui est maintenant de la troisième objection, l’avenir dira en tout état de cause si le manifeste transhumaniste pêche par optimisme excessif ou s’il n’a pas raison, de cauchemardesque façon, pour tous ceux que l’avènement du « post-humain » ne laisse pas de terrifier…
Approfondissement
8Précisons maintenant la nature de ce projet dont nous avons dit que le manifeste transhumaniste ne le… manifestait guère. Il s’agit non seulement de « réparer les vivants », pour reprendre le titre du beau roman de Maylis de Kerangal, mais de les perfectionner ou reconfigurer. Ce qui signifie que, médicalement parlant, on va bien au delà du serment d’Hippocrate. Pour ce faire, la voie la plus courte consiste à en faire des « cyborgs », à savoir des êtres hybrides moitié corps biologiques moitié organes artificiels, lesquels augmenteraient de façon exponentielle les capacités physiques de l’homme. Notons que l’on peut parfaitement imaginer d’aller jusqu’à créer aussi des êtres hybrides mi-hommes mi-animaux mi-organes artificiels qui n’auraient rien de… chimérique, à savoir des hommes qui, ayant bénéficié d’un transfert de gènes, « courraient comme un jaguar et se repéreraient dans le noir absolu aussi bien qu’une chauve-souris8 ». Il reste que la promesse la plus spectaculaire du transhumanisme est, sans nul doute, non plus l’immortalité dont il n’est plus raisonnement question – peut-on en effet espérer échapper à une météorite de hasard ou à l’absorption programmée par le soleil ? – mais l’« amortalité ». Si notre corps biologique finissait par mourir en dépit de toutes les améliorations qu’on aura pu lui apporter, nous aurions toujours la ressource de l’enregistrer sur une carte mémoire, puis de le télécharger soit sur un nouveau corps de bien meilleure qualité que le nôtre, cela va de soi, soit sur un support artificiel inaltérable. Ce serait là le devenir-robot de l’homme. Naturellement, la question qui se pose ici est de savoir dans quelle mesure une conscience peut être gravée sur un logiciel et de surcroit dans un corps non organique complètement différent de ce qui aura été notre corps biologique, même déjà amélioré. Mais qu’est-ce qu’une conscience après tout ? Une perception continue ? Or des capteurs électroniques saisissent bien le réel. Autre question ou la même précisée : cet être-là sera-t-il moi ? Mais qu’est-ce que le moi ? Une identité ? Une unité substantielle ? Une intériorité ?… Et c’est bien là la question : s’agit-il encore d’être soi… à savoir un être passible sujet aux affects dès lors que ces derniers sont des modes de dépendance, bref d’insupportables faiblesses ? Et notre bonne vieille « âme » ne se laisse-t-elle pas d’abord connaître par ses affres et ses souffrances ? Car quel bienfait tire-t-on après tout – pour ce qui les concerne – de nos sentiments moraux ? Ne nous compliquent-ils pas inutilement la vie ? Et de quel avantage nous est ce corps organique, auquel nous sommes abusivement identifiés, alors qu’il nous assujettit à de répugnantes fonctions ? Car tel est le « post-humain » : non pas l’homme modifié, mais la fin de l’homme que nous connaissons. À bien considérer les choses, c’est cet homme qui aurait en fait tout avantage – selon les transhumanistes – à passer le relais à autre chose qui vivra sa vie propre, non humaine. En attendant, il s’agit de se mettre au frais par voie de cryogénisation. En espérant bien sûr que les post-humains qui nous auront précédés ne nous placeront pas dans un cirque ou dans quelque Exposition universelle galactique pour que nul post-humain n’ignore à quoi les hommes ressemblaient et à quel point ils étaient impuissants… Ajoutons que le transhumanisme ne vise pas la seule maîtrise du destin de l’humanité, mais celle des lois de la nature. C’est ce que l’on appelle l’« extropie », c’est-à-dire l’inversion de l’entropie régissant le monde. Cette perspective se fonde sur le fait que les nanotechnologies sont en passe de pouvoir intervenir sur la matière, atome après atome en somme, au niveau du milliardième de mètre. Certes, la matière demeurerait comme Descartes affirmait que la cire « demeurait », mais il serait possible d’en modifier jusqu’à la structure et les lois.
9Le projet précisé, est-il réalisable ? Commençons par l’importante remarque suivante : la réponse ne peut être donnée que par des savants. Et c’est bien là le problème. Il faut en effet maîtriser énormément de données scientifiques pour bien comprendre la nature du projet en question et en apprécier la faisabilité. Or il conviendrait que les citoyens puissent aussi en être juges, les enjeux étant considérables. Il est vrai que tous les transhumanistes n’aspirent pas aux mêmes choses, on l’a dit. Il en est de « raisonnables » qui ne prétendent pas pouvoir abolir la mort, par exemple, ni changer les lois de la nature, ni se déterritorialiser hors de la galaxie, ni même se délester de l’« humain », lequel reste pour eux une valeur. Il est aussi des transhumanistes qui ne veulent pas « gager », comme dirait Pascal, du seul fait que nous serions de toute façon déjà « embarqués » dans le train technologique (à grande vitesse). Pour ces transhumanistes-là, le respect du « principe de précaution » s’impose. Par ailleurs, beaucoup de ce qui a été dit du projet dans son extension maximale est jugé parfaitement irréalisable par nombre de savants… qui ne sont pas sans ignorer, cependant, que bien des choses estimées impossibles dans le passé se sont avérées. Mais de là à télécharger son cerveau, à inverser les lois de la nature, à changer de galaxie… Est-il cependant de notre compétence de non-scientifique et cependant citoyen de le dire ? Encore une fois : non.
10Pour autant, rien ne nous empêche de relever au moins un présupposé qui mérite d’être particulièrement mis en lumière. Ce dernier porte sur le champ des manipulations génétiques que le transhumanisme estime hautement désirables : ce dernier croit (ou veut croire) en effet qu’il est possible de changer un gène par un gène. Ceci repose sur l’hypothèse que tout organisme est une construction de type lego9. Mais, en réalité, les choses se passent différemment : il n’y a pas de gène « en soi », en effet, mais en relation. Comme le dit Dominique Babin, citant Henri Atlan et sa Fin du tout-génétique10 :
“Comme cela arrive souvent dans l’histoire des sciences, l’utilisation intensive du paradigme dominant – ici, celui du programme génétique – se retourne en fait contre le paradigme en question.” Le séquençage du génome humain et de celui d’animaux a surtout démontré la variabilité des gènes. Les mêmes gènes peuvent se retrouver chez des espèces différentes. Ils sont influencés par leur environnement intracellulaire, par les autres gènes, mais aussi par les protéines et autres molécules plus « banales ». Ils sont modifiés par nos corps et par nos vies. C’est l’inverse de ce que soutenait la doxa déterministe : nous ne sommes pas des marionnettes agies par nos gènes, au contraire ce sont eux qui sont à la merci de notre environnement11.
11On notera que le langage n’est pas inné, « génétique », mais acquis. Et que le cerveau, qui n’a pas substantiellement changé depuis 150 000 ans, a conçu des choses fort différentes. Mais revenons aux gènes qui sont aussi un produit à la fois intérieur et extérieur de l’Évolution : « On peut résumer la situation de la façon suivante : il existe une “permission génétique”, qui se voit activée ou non par la pratique12. »
De quoi le transhumanisme est-il le nom ?
12Psychologiquement parlant, le transhumanisme revêt plusieurs dimensions. Il est une fascination ; nous dirions : une fascination enfantine pour la puissance. Il est aussi une utopie, le rêve d’une condition paradisiaque. Il recouvre enfin une détestation profonde pour la condition humaine actuelle, notamment corporelle, jugée imparfaite, inaboutie, irrecevable. Aux yeux des transhumanistes, selon Dominique Babin, « la vieillesse est devenue une maladie, dont on pourrait guérir demain. Le vieillissement n’est plus accepté comme une loi inéluctable de la nature, mais stigmatisé comme une erreur de codage du développement humain13 ». Et le même d’ajouter : « C’est donc un renversement complet des représentations qui s’est d’ores et déjà opéré14. »
13Du point de vue général, le transhumanisme est un « grand discours »… post-moderne ; un ensemble d’instituts de recherches, de think tanks, des universités, des associations ; un énorme financement, privé ou public ; une politique de gouvernements ; un gigantesque marché, par exemple pour des greffes d’organes artificiels ; le pouvoir de s’assurer une domination géopolitique par la création d’une armée de soldats augmentés ou de robots ; parfois : le dévoiement de la science et de scientifiques, dont beaucoup sont achetés et deviennent des actionnaires.
14De l’avis même des intéressés, le transhumanisme n’est pas une idée sui generis. Il a des antécédents qui l’ont inspiré ou, plus que cela, inscrit dans une généalogie. On peut en distinguer deux sortes : des mythes anciens et des mythes modernes. Du côté des mythes anciens, on peut mentionner : le mythe de Gilgamesh, celui d’Icare, celui de Prométhée enfin. Arrêtons-nous sur le premier. C’est l’Histoire du roi Gilgamesh qui, au désespoir de voir son ami mourir, s’enquiert d’un remède d’immortalité auprès du magicien Outapishtim. Mais il lui est inopinément dérobé par le Serpent… D’où cette leçon :
Où cours-tu Gilgamesh ? / La vie sans fin que tu recherches/ Tu ne la trouveras jamais ! Quand les dieux/ Ont créé les hommes/ Il leur ont assigné/ La mort/ Se réservant l’immortalité/ À eux seuls ! Toi, plutôt, Remplis-toi la panse/ Demeure en gaieté, Jour et nuit/ Fais quotidiennement la Fête/ Danse et amuse-toi jour et nuit/ Accoutre-toi d’habits bien propres/ Lave-toi/ Baigne-toi/ Regarde tendrement ton petit qui te tient la main/ Et fais le bonheur de ta femme, serrée contre toi/ Car elle est l’unique perspective de l’homme !
15Il y a des bornes. Elles ont été fixées de façon intangible. Il reste que l’homme a lieu de se satisfaire de son sort. Pour ce qui est des mythes modernes, mentionnons ceux de Frankenstein et de l’Ève future, de Villiers de l’Isle-Adam et attardons-nous au premier, que son auteur, Mary Shelley, qualifie de « Prométhée moderne ». À la différence de l’ancien pourvoyant à l’oubli accidentel d’un demi-dieu (Épiméthée), rien n’obligeait son concepteur à fabriquer une créature à partir de cadavres si ce n’est son cerveau passablement détraqué… mais pas moins humain dans ses dérangement et aspiration à créer du nouveau. En tout cas, lui n’est pas puni par quelque dieu, et ce n’est pas tant l’ordre irréfragable des choses qui l’empêcha de réaliser ses fins que son incapacité à le dominer en prévoyant tout. Peut-être qu’avec d’autres moyens et une plus grande clairvoyance, la chose aurait-elle été et sera-t-elle possible. Or c’est justement ce que l’idéologie transhumaniste se représente comme étant le cas… pour des réalités plus désirables, sans doute.
16Mais la généalogie du transhumanisme ne s’arrête pas à ces mythes anciens ou nouveaux, collectivement partagés ou plus strictement littéraires et individuels. Des pensées constituées comme celles de Pic de la Mirandole, déjà mentionné, se représentant Adam libre de choisir sa « forme », à la différence de l’animal engoncé dans la sienne ; Condorcet, imaginant un progrès indéfini de l’humanité ; Teilhard de Chardin fixant un « point Oméga » et une supraconscience universelle à atteindre (la « noosphère ») : toutes ces visions pourraient, de quelque manière, offrir un cadre au rêve transhumaniste si toutefois ce dernier en avait encore besoin. Ajoutons une dernière vision du monde qui offre sinon une possible parenté intellectuelle ou spirituelle, du moins une analogie avec le transhumanisme : la Gnose. Certes, cette dernière n’a rien de techniciste et le médiateur du « salut » reste divin. Pour autant, l’affirmation qu’il existe deux types d’humanité – celle qui, parce qu’elle est « spirituelle », n’appartient pas à la « matière », et l’autre, « matérielle » précisément – pourrait être appliquée, d’une part, à ceux qui restent attachés à la condition humaine ordinaire, mortelle et limitée, et, d’autre part, aux autres qui, aspirant consciemment ou non à un état supérieur, sont susceptibles de comprendre et recevoir le « message » transhumaniste. Il nous semble en effet que, pour les transhumanistes, il y a quelque chose de sale et de répugnant dans la chair humaine.
Réflexion philosophique sur le transhumanisme
17Venons-en, pour conclure, à réfléchir philosophiquement sur le transhumanisme. Nous avons relevé plus haut quelques « objections » possibles. Ajoutons-en deux qui relèvent d’un questionnement moral pour le premier (dans la mesure où il pose une exigence universelle), éthique pour le second (dans la mesure où il relève d’une appréciation dont l’individu est libre).
18L’horizon presqu’inévitable de l’idéologie transhumaniste paraît être l’eugénisme. Si, en effet, la condition humaine est tenue pour intrinsèquement déficiente et à améliorer, alors toute tare est, sinon à éliminer, du moins à prévenir, ce qui est précisément le programme de l’eugénisme. Or, en toute hypothèse, c’est bien à une humanité améliorée qu’il s’agit de parvenir. Ou, plus exactement – et là est le point, – à une « post-humanité » qui, une fois advenue, pourrait estimer devoir supprimer les derniers humains « vieux style » stupidement attardés, sinon pour leur bien, du moins pour celui du nouveau monde post-humain. Quitte, encore une fois, à en conserver quelques-uns comme témoignage négatif du progrès réalisé.
19Mais la réflexion fondamentale, éthique, porte certainement sur la mort. Elle est, disait Robert A. Freitas Jr., cité en motto, un « scandale ». Pour autant, l’horreur qu’elle inspire est-elle fondée en raison ? Car qu’est-ce que la vie sinon – pour reprendre une formule de Nietzsche – une « variété extrêmement rare de la mort » régnant dans l’espace s’infinitisant ou se rétractant ? Ainsi comprise, la mort n’a rien d’un événement métaphysique. Elle constitue la réintégration d’un individu vivant (ayant vécu provisoirement) dans l’être total en lequel il s’abolit sans disparaître, – une dissolution qui permettra éventuellement à un autre individu de « naître » non moins provisoirement. Encore que certains pensent qu’il existe des créatures vivantes sinon immortelles, du moins « amortelles ». Pour citer à nouveau Dominique Babin :
Tout ce qui est vivant ne meurt pas. La mort est une stratégie de certaines espèces pour assurer leur survie, mais ce n’est qu’une stratégie parmi d’autres. Chez quelques espèces vivantes, l’immortalité existe. Mathusalem est un buisson de myrtilles sauvages, que l’on a vu atteindre 130 000 ans sans vieillir biologiquement. L’oursin, quand il avance en âge, vieillit de moins en moins et voit sa probabilité de mourir diminuer. (…) Pour toutes ces espèces, seul l’environnement extérieur constitue un facteur de mortalité15.
20Venons-en à la question, absolument non rationnelle ni objective, du sens et de la valeur. Quel sens cela a-t-il, pour un homme, de ne plus vouloir être homme, mais « post-humain », c’est-à-dire d’aspirer à dépasser ou transcender l’homme ? Ce triste « sens » recouvre ce que Hegel appelait une « conscience malheureuse », conscience pour laquelle le « destin » qui lui échoit, à savoir exister tel qu’il existe, c’est-à-dire dans une forme humaine, est « ennemi » parce que contraint. Or, pour le philosophe souabe, la liberté consiste à être « chez soi » dans sa condition, bref d’épouser son « destin » pour en faire une « destinée » (comme le disait cette fois Martin Buber). Nous posions également plus haut la question : est-il même possible de le vouloir ? Notre réponse sera la suivante : vouloir sa propre disparition ne peut procéder que d’une volonté aussi morbide qu’illusoire. Car il n’y a aucune vérité « ontologique » à ne plus vouloir vivre en continuité avec son être. Pas plus que l’hominidé ne pouvait vouloir être homo sapiens – cela lui est venu de l’extérieur, par sélection naturelle, – l’homo sapiens sapiens que nous sommes ne peut vouloir ne plus avoir de… volitions humaines. Le désir transhumaniste se donne donc pour un désir proprement aliéné, c’est-à-dire, hors de soi, pathologique. Car, au moment même où il prétend s’abolir, le transhumaniste ne peut en réalité qu’aspirer à se conserver de quelque manière, ne serait-ce que pour être le témoin de sa transformation…
21Revenons à la mort et concluons sur elle. Pour Heidegger, la mort est ce qui est susceptible de donner sens à la vie par les choix (de préférences, donc accompagnés de renoncements) que l’individu est contraint – et c’est en définitive une bonne chose – d’opérer. Sous ce rapport, une vie immortelle où tout finirait par être réalisable, serait pour lui une vie « inauthentique ». Selon Spinoza, pour lequel le sage ne pense pas la mort, mais la vie, la question n’est pas celle de l’« immortalité », c’est-à-dire de la pérennité d’une existence indéfinie, mais de l’« éternité » que connaît dans le temps l’« essence individuelle » s’élevant à la connaissance, rationnelle et heureuse, de son inscription dans la Totalité = la Nature = Dieu. Pour Hegel, la mort est nécessaire à l’avènement de l’Esprit. La mort, en effet, est la négativité absolue ; elle abolit définitivement l’existant singulier, certes, mais elle est aussi ce qui aura permis à l’homme de comprendre, le temps de son existence, le caractère dialectique de la vie de l’Esprit, laquelle inclut précisément aliénation et perte. Les différentes figures (existentielles) de la conscience qu’analyse la Phénoménologie de l’Esprit connaissent ces morts/résurrections (résurrection par dépassement mais aussi conservation de ce qui a été perdu dans le procès d’aliénation) et cette expérience est libératrice en ce qu’elle permet de penser ce qui est et de se réconcilier avec lui… avant de disparaître. Ce que l’amortalité transhumaniste ferait inévitablement manquer.
Notes de bas de page
1 Cf. Sussan, R., Les Utopies post-humaines : contreculture, cyberculture, culture du chaos, Paris, Omnisciences, 2005.
2 Joubert, J.-M., « Un trans-manifeste ? Le manifeste transhumaniste » in Courtois, S., Deschodt, J.-P., Dilas-Rochereux, Y. (dir.), Démocratie et Révolution. Cent manifestes de 1789 à nos jours, Paris, Éditions du Cerf / Presses universitaires de l’ICES, coll. « Cerf Politique », 2012, p. 1153-1167.
3 Ibid.
4 <https://transhumanistes.com>
5 Voir l’article très complet de Nick Bostrom, « An History of Transhumanist Thought » de Nick Bostrom, Journal Evolution & Technology, vol. 14, avril 2015 <https://jetpress.org/volume14/bostrom.pdf>
6 Cf. sur cette problématique, Schaeffer, J.-M., La Fin de l’exception humaine, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2009.
7 Cf. « La foi au défi du transhumanisme » du pasteur Vincent Schmidt, dans Évangile et liberté, no 234, décembre 2009 <https://www.evangile-et-liberte.net/2014/03/la-foi-au-defi-du-trans-humanisme/>
8 Babin, D., Manuel d’entretien du post-humain, Paris, Flammarion, coll. « Essais », 2004, p. 55.
9 Cf. Benasayag, M., Cerveau augmenté, homme diminué, Paris, La Découverte, 2016.
10 Atlan, H., La Fin du tout-génétique. Vers de nouveaux paradigmes en biologie, Paris, INRA Éditions, coll. « Sciences en question », 1999.
11 Babin, D., Manuel d’entretien du post-humain, op. cit., p. 90-91.
12 Ibid., p. 92.
13 Ibid., p. 22.
14 Ibid., p. 22.
15 Babin, D., Manuel d’entretien du post-humain, op. cit., p. 13. C’est d’ailleurs ce qui fait le sujet de la série télévisée très remarquable des réalisateurs Thomas Cailley et Sébastien Mounier (2018).
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