Le dépassement des limites à l’épreuve du mythe. La descente d’Orphée aux Enfers : victoire et défaite
p. 137-152
Texte intégral
1Peu de mythes semblent aussi universellement connus que celui d’Orphée et Eurydice. En deuil de sa jeune épouse, mortellement piquée par un serpent, le poète-musicien entreprend de descendre aux Enfers et, au son mélodieux de sa lyre, par le pouvoir magique de ses chants, parvient à émouvoir Perséphone qui accepte de rendre Eurydice à Orphée à la condition expresse que ce dernier ne se retourne pas avant d’avoir quitté le monde souterrain. Orphée, dans son empressement à revoir enfin son épouse tant aimée, commet cette faute fatale et voit s’éloigner pour toujours son Eurydice, victime d’une cruelle seconde mort. Mais, à dire vrai, peut-on vraiment parler de mythe dans le cas présent ? Car il s’agit, en réalité, d’une version du mythe, celle que Virgile a imaginée et admirablement composée sous la forme d’un récit dramatisé1. Fait remarquable, cette version s’est imposée comme la vulgate du mythe, fixé et, si l’on peut dire, « figé » pour toujours dans notre imaginaire. Car les auteurs et artistes ultérieurs, dans une très large mesure, ont repris et suivi à la lettre ce récit, à commencer par Ovide qui, de façon surprenante, reste au plus près du modèle virgilien2. Ce tour de force remarquable doit beaucoup au génie de Virgile qui est parvenu à unifier son récit en le centrant entièrement autour du thème de l’amour malheureux. Virgile recrée le mythe, mais il va de soi qu’il ne l’invente pas. Il est l’héritier d’une tradition bien établie avant lui et d’un ensemble de récits qui avaient leur cohérence et leur originalité propres. Le risque est grand d’oublier ce corpus de textes et, plus grand encore, de l’envisager au prisme exclusif du poème virgilien et de la vision du mythe qu’il donne.
2Il vaut donc la peine de considérer le traitement du mythe avant Virgile, au sein de la littérature grecque. Le corpus de textes, en nombre relativement limité, réserve, en effet, plusieurs surprises. Dans leur très grande majorité, ces textes n’évoquent jamais la « seconde mort » d’Eurydice et semblent laisser entendre le triomphe d’Orphée, victorieux de la mort. Inversement, deux témoignages attestent une défaite d’Orphée, d’emblée trompé par les dieux. On en a déduit la coexistence à date ancienne de deux traditions opposées3. Pourtant, à lire de près ces textes, on doit aussi reconnaître que doutes et ambiguïtés peuvent parfois subsister. La faute fatale d’Orphée, cause de son échec final, peut tout aussi bien avoir été volontairement omise dans les textes. Rien ne peut le prouver, bien évidemment, et mieux vaut donc s’interroger sur les raisons qui poussent les auteurs grecs à glorifier la victoire d’Orphée ou à la dénier.
3D’autres ambiguïtés se font jour à la lecture de ces textes, s’agissant en particulier des protagonistes du mythe. Orphée va-t-il chercher aux Enfers sa défunte épouse qui, dans les textes les plus anciens, n’est jamais nommée ? ou ramène-t-il des personnages anonymes, mystes ou dévots ? L’ambiguïté de ces textes anciens est révélatrice. Orphée, en tant que sage pur et inspiré, incarne la figure de l’agamos, de l’homme non marié, n’entretenant aucune relation avec les femmes4. C’est dans le courant de la seconde moitié du vie siècle avant notre ère que se constitue et s’impose cette figure, ce qui explique certainement l’absence totale de références au personnage dans les grands textes poétiques de l’époque archaïque (Homère, Hésiode, poèmes épiques et lyriques…). Quand s’élabore le cycle légendaire d’Orphée, le personnage est présenté comme poète et musicien aux pouvoirs extraordinaires, détenteur de savoirs sur la mort et le devenir des âmes, sage inspiré, maître d’une religion initiatique et ésotérique qui s’institue alors, en association étroite avec le culte des Mystères d’Éleusis dont Orphée est souvent présenté comme le fondateur.
4L’apparition de la figure d’Orphée, époux malheureux et désespéré, s’inscrit donc au sein d’un long processus d’enrichissement et de transformation des données mythiques : le sage inspiré, capable de ressusciter ses fidèles, devient le poète qui, par ses chants, tente de sauver sa jeune épouse trop tôt disparue. Cette évolution peut très certainement s’expliquer par référence à un imaginaire, en supposant l’influence d’autres légendes et traditions, thessaliennes notamment, dans lesquelles un époux ou une épouse tente d’arracher sa conjointe ou son conjoint au monde de la mort. Il faut songer au mythe d’Alceste, se sacrifiant pour son époux Admète, roi de Phères, en acceptant de mourir à sa place, pour être ensuite ramenée à la vie par l’entremise d’Héraclès, récit mis en scène par Euripide. Ce mythe en évoque un autre, également traité par Euripide dans une pièce perdue dont il ne reste que des fragments, Protésilas. Une fois mort, Protésilas est renvoyé sur terre après avoir supplié les dieux des Enfers et il obtient le privilège de retrouver son épouse Laodamie à la condition impérative de revenir dans le monde souterrain en l’emmenant avec lui. Il s’agit là d’un implicite qui affleure également à plus reprises dans l’Alceste d’Euripide et qui doit être pris en compte lorsque l’on envisage le mythe d’Orphée et Eurydice : la victoire sur la mort ne peut être que temporaire et s’apparente en réalité à un leurre. Dans l’imaginaire grec, il est manifeste qu’elle est conditionnée à un prix à payer : le conjoint ressuscité entraîne l’autre aux Enfers et le couple ne peut se retrouver que dans la mort, sacrifiant ainsi doublement à la loi de la condition humaine. Cette loi fatale est énoncée par Protésilas lui-même, face à Pluton, dieu des Enfers, dans un des Dialogues des Morts de Lucien, et il est manifeste qu’elle vaut aussi pour Orphée :
– Et après, à quoi te servira de revivre pendant une seule journée si, dans peu de temps, tu dois subir la même affliction ?
– Je pense que je la [Laodamie] convaincrai de m’accompagner. Elle aussi, elle viendra parmi vous, de sorte que, à la place d’un mort, tu en recevras deux dans peu de temps.
– Ce n’est pas la règle d’agir de la sorte et il n’en a jamais été ainsi.
– Souviens-toi, Pluton, c’est bien pour cette raison que vous avez remis Eurydice à Orphée et que vous avez fait à Héraclès la grâce de reconduire ma parente, Alceste5.
5La prise en compte de cette loi divine inexorable conduit à élargir le point de vue. Le mythe ne peut se comprendre enfin que dans ses liens étroits, consubstantiels et originels, avec le sacré. Plusieurs éléments structurants prennent sens si on les rapproche de dogmes et de prescriptions religieuses, mais aussi de doctrines se rapportant à l’âme et à sa survie. Se dessine dès lors un arrière-plan déterminant : les croyances orphiques ayant trait à l’au-delà, à la mort et au dépassement de cette échéance fatale permis par les rituels d’initiation. Là, sans doute, réside la vérité première du mythe d’Orphée.
La victoire d’Orphée sur la mort
6En l’état, le texte le plus ancien mentionnant la descente aux Enfers d’Orphée est un passage de l’Alceste d’Euripide, pièce représentée en 438 avant notre ère. Alceste accepte de se sacrifier et de mourir à la place de son époux Admète qui se répand en vaines protestations, regrettant de ne pouvoir rien faire pour la sauver, contrairement à Orphée :
Ah ! si la voix mélodieuse d’Orphée [littéralement : « si la langue et le chant (glôssa kai melos) d’Orphée] m’était donnée pour enchanter (kèlèsanta) de mes hymnes (humnoisi) la fille de Déméter ou son époux, et t’enlever à l’Hadès (s’ex Haidou labein), j’y descendrais (katèlthon an) ; ni le chien de Pluton ni le rameur Charon, conducteur des âmes, ne m’arrêteraient avant d’avoir au jour ramené ta vie (prin es phôs son katastèsai bion)6 ».
7Il est tentant de voir dans ce vœu irréalisable une allusion directe à la reconquête d’Eurydice par Orphée, mais le texte ne permet pas de l’affirmer de façon irréfutable. Admète pourrait aussi bien avoir à l’esprit le pouvoir de résurrection « universelle » attribué à Orphée. Ce même vœu se retrouve, du reste, dans Iphigénie à Aulis, en un contexte où toute dimension amoureuse est bien évidemment exclue : le personnage éponyme souhaiterait pouvoir persuader les dieux de lui rendre la vie à l’issue de son sacrifice7. Néanmoins, si l’on admet qu’Euripide a bien à l’esprit l’épisode de la délivrance d’Eurydice, la référence peut prendre sens dans le contexte de la pièce et l’on peut y déceler une interprétation critique de la légende d’Orphée. La reconquête de l’être aimé, permise par le pouvoir du chant poétique, serait évoquée pour être radicalement rejetée. De la même façon, Euripide rejette la version la plus ancienne du mythe d’Alceste, remontant au Catalogue des Femmes hésiodique : Perséphone, émue par le sacrifice d’Alceste, la renvoie spontanément à la lumière. Sans doute à la suite de Phrynichos, auteur tragique de la fin du vie siècle et du début du ve siècle, Euripide réécrit le mythe et explique de façon totalement différente la résurrection d’Alceste : aux sentiments de pitié et d’émotion, identiques à ceux qui animent Perséphone dans le mythe orphique, il substitue la violence et la contrainte. Le héros Héraclès est chargé d’affronter le dieu Thanatos, près du tombeau d’Alceste, de le vaincre et de lui dérober la morte.
8Les implications de cette réécriture sont décisives. En ne descendant pas aux Enfers, éventualité brièvement envisagée par le héros aux vers 850-853, Héraclès s’interdit tout accès à l’âme (psuchè) d’Alceste. En s’attaquant à Thanatos, c’est son corps seul (sôma) qu’il ramène à la vie, un corps animé qui, pour autant, ne possède plus l’existence pleine et entière d’un être vivant, car il est dépourvu d’âme. De fait, l’âme d’Alceste a déjà quitté son corps, moment fatal évoqué par deux fois au début de la pièce comme un « déchirement » violent, par l’usage répété du verbe psuchorragein8. L’image peut évoquer une phase de l’initiation vécue dans le rituel des Mystères d’Éleusis, si l’on se réfère au témoignage de Plutarque9. Contra. Contrairement à Hermès, Thanatos n’est pas une divinité psychopompe : il n’emporte pas avec lui les âmes des morts, mais uniquement leurs cadavres.
9De même, Héraclès, remettant Alceste à Admète, reconnaît qu’il n’est pas un « accompagnateur d’âmes » (psuchagôn), admettant ainsi qu’il n’a pas le pouvoir de ressusciter une morte10. Cette longue scène du retour d’Alceste est particulièrement importante11. Admète croit retrouver un « fantôme » (phasma), « fantôme infernal » (phasma nerterôn)12. Le terme phasma, signifiant littéralement « l’apparence », désigne le simulacre d’un être humain, dépourvu d’âme, principe de vie. La mise en scène accentue l’étrangeté de cette apparition spectrale, puisque le personnage n’a alors aucun statut scénique reconnu : Alceste, silencieuse, est voilée et son masque est donc dissimulé, ce qui ne permet pas de l’identifier, autant d’indices habituels de l’apparition d’un mort ou d’une ombre sur scène13. La prise en compte de ce statut amène, en contrepoint, à s’interroger sur celui d’Eurydice ramenée des Enfers par Orphée. Selon la version « triomphante », Eurydice revient à la vie dans sa pleine intégrité d’être vivant. Mais, comme on le verra, quand Orphée échoue, il peut être trompé par les dieux et ne ramener, lui aussi, qu’un phasma, simulacre trompeur, version sans doute au plus près de l’orthodoxie des anciennes croyances et traditions religieuses grecques.
10Dans la pièce d’Euripide, l’entreprise d’Héraclès s’avère donc inachevée. En ramenant Alceste sur terre, il ne tient qu’un rôle partiel dans sa résurrection. Et pourtant, c’est bien lui qui mènera l’entreprise à son terme, en tenant désormais le rôle d’initiateur, lui-même ayant été, avant sa propre descente aux Enfers, initié aux Mystères d’Éleusis, selon une tradition bien attestée. Il est « celui qui sait » (eidôs)14, terme appartenant au vocabulaire des mystères initiatiques. De fait, il est possible de lire l’Alceste d’Euripide comme un drame initiatique, par le biais d’allusions et de références aux rituels orphiques et éleusiniens15. La pièce s’achève, lors de la scène des retrouvailles, par l’annonce d’une union mystique à venir, mariage dans la mort, permettant la pleine régénération d’Alceste et l’accession du couple à la félicité suprême, moment que l’on peut considérer comme l’aboutissement du parcours initiatique16.
11Euripide renouvelle donc grandement le thème de la résurrection de l’épouse trop tôt disparue. S’il semble rejeter le mythe de la descente aux Enfers et le pouvoir attribué aux chants du poète-magicien, il met en scène un parcours initiatique inspiré des croyances et rituels orphiques. Dans ces conditions, la possibilité d’un retour à la vie d’Alceste devient envisageable. Cette éventualité est affirmée avec d’autant plus de force qu’elle contraste avec les nombreuses évocations du destin fatal réservé aux humains mortels qui scandent la pièce17. Et quand Admète affirme, avec la plus grande sincérité, que « cela n’existe pas que les morts reviennent à la lumière18 », il s’agit sans doute pour Euripide, comme le montre Jacqueline Assaël, de laisser entendre la possibilité de dépasser cette contradiction apparente, en admettant qu’un être humain peut être simultanément mort et vivant, si du moins il parvient à accéder à un degré d’existence supérieur, « noétique », qui le place alors en contact avec l’intelligence cosmique, transcendante et divine, aboutissement ultime de l’initiation orphique19. D’une certaine façon, Euripide substitue les croyances orphiques au merveilleux du mythe, restituant ainsi la pleine dimension sacrée originelle de ce dernier.
12Le retour à la vie de l’épouse d’Orphée, subtilement critiqué en contrepoint par Euripide, n’est donc pas explicitement affirmé, pas plus qu’il ne l’est dans un passage du Busiris d’Isocrate, au début du ive siècle avant notre ère, dans lequel l’orateur compare plaisamment Orphée au roi égyptien tuant tous les étrangers pénétrant dans son royaume : « L’un ramenait (anègen) les morts de chez Hadès, tandis que l’autre faisait périr les vivants avant l’heure fixée par le destin20. » Bien au contraire, Isocrate semble ne faire ici référence qu’au pouvoir de résurrection universelle attribué à Orphée, choix pouvant aussi s’expliquer, du reste, d’un point de vue stylistique, par un souci de symétrie formelle.
13La poésie alexandrine d’époque hellénistique accordait très certainement une place importante au mythe d’Orphée et Eurydice. Malheureusement seules quelques bribes nous sont parvenues. Un fragment d’Hermésianax de Colophon (début du iiie siècle avant notre ère), transmis par une longue citation d’Athénée, Banquet des Sophistes, XIII, 71 [797B], célèbre Orphée qui « ramena (anègagen) de chez Hadès, armé d’une cithare de Thrace (Thrèissan steilamenos kitharèn), Argiopè [correction de la forme donnée par les manuscrits : Agriopè]21 » et qui, par ses chants, « parvint à persuader (anepeisen) les seigneurs suprêmes de laisser Argiopè retrouver le doux souffle de la vie (malakou pneuma labein biotou)22 ». La formulation poétique affirme, sans la moindre ambiguïté, le retour plein et entier à la vie de l’être disparu et mort, ce qui n’est guère fréquent dans les versions du mythe d’Orphée23. Le second témoignage date, quant à lui, de la fin de la période hellénistique (début du ier siècle, époque de Sylla) et se lit dans un poème attribué à Moschos, auteur qui vivait en Grande-Grèce. Le poète espère que son maître défunt, Bion, pourra charmer de son chant Perséphone qui lui rendra vie, comme jadis « à Orphée, pour prix du doux son de sa lyre, elle accorda le retour d’Eurydice (edôken / palissuton Eurudikeian)24 ». La célébration de la victoire d’Orphée s’explique aisément : elle constitue la preuve éclatante des pouvoirs conjugués de la poésie et de la musique, tout en illustrant la toute-puissance du sentiment amoureux, thèmes de prédilection des poètes hellénistiques qui lisent ainsi le mythe au prisme de leur choix esthétiques.
14Un ultime témoignage, précédant de peu l’œuvre virgilienne et la « révolution » qu’elle introduit, doit enfin retenir l’attention. Il s’agit d’un passage de Diodore de Sicile, mythographe et historien, qui, dans le livre IV de sa Bibliothèque historique, consacre un long développement à Orphée et évoque sa catabase de façon étonnamment brève :
Il prit part aussi à l’expédition des Argonautes et, en raison de l’amour qu’il éprouvait pour sa femme, il eut l’incroyable audace (paradoxôs etolmèse) de descendre chez Hadès. Après avoir séduit Perséphone par l’harmonie de ses chants (dia tès eumeleias), il la persuada (epeise) de l’aider à réaliser ses désirs (sunergèsai tais epithumiais) et de lui permettre de ramener (anagagein) de chez Hadès sa femme morte (tèn gunaika autou teteleutèkuian)25.
15Le récit s’arrête brusquement là et nulle mention n’est faite d’une seconde disparition de l’épouse d’Orphée qui demeure toujours anonyme. Cette omission ne peut être que volontaire, car Diodore est un auteur scrupuleux, toujours très bien informé et ne laissant de côté aucune variante importante. Il complète, du reste, son récit par un rapprochement éclairant avec la catabase de Dionysos qui ramena sa mère Sémélè de chez Hadès. Diodore choisit donc de retenir la version faisant d’Orphée le vainqueur de la mort, sans doute parce que c’est elle qui s’est imposée de son temps, sous l’influence déterminante des poètes hellénistiques. On ne peut donc que regretter la perte massive de ces œuvres poétiques dont Virgile fut sans le moindre doute un lecteur attentif et inspiré.
16On le voit, les textes grecs évoquant la descente aux Enfers d’Orphée ne font jamais explicitement mention de son issue tragique et célèbrent uniquement la victoire d’Orphée sur la mort. Pour autant, le premier témoignage conservé, l’Alceste d’Euripide, met aussi en lumière les failles cachées de cette victoire, en lui substituant le modèle d’un parcours initiatique orphique. Ce questionnement sur les limites et la possibilité même d’une résurrection de l’être aimé, dépassement ultime des limites de la condition humaine, s’impose plus encore dans la version antithétique du mythe.
La défaite d’Orphée, victime des dieux
17Le témoignage littéraire le plus ancien attestant l’échec d’Orphée se lit dans le Banquet de Platon, dialogue vraisemblablement rédigé peu avant 375 avant notre ère, dont la date dramatique est 416. Le sujet du dialogue est l’amour dont les six intervenants donnent successivement un éloge. Le premier d’entre eux est Phèdre qui montre qu’il n’existe qu’un seul Éros, le dieu le plus ancien, source des biens les plus grands, incitant à la vertu et suscitant au plus haut point le courage, en particulier celui de mourir pour autrui. Phèdre cite trois exemples : Alceste, Orphée et Achille. Alceste s’est sacrifiée pour son époux Admète ; Achille, n’ignorant rien de la prophétie annonçant son destin, s’est condamné à une mort certaine en tuant Hector, afin de venger Patrocle ; seul Orphée n’a pas eu le courage de mourir pour rejoindre son épouse chez Hadès, raison pour laquelle il fut puni par les dieux :
En revanche, ils ont renvoyé de l’Hadès Orphée, le fils d’Œagre, sans qu’il soit arrivé à ses fins (atelè apepempsan), car ils lui montrèrent un fantôme (phasma) de la femme qu’il était venu chercher, sans la lui rendre vraiment (autèn de ou dontes). En effet, les dieux considéraient Orphée comme un efféminé (malthakizesthai edokei), étant donné qu’il chantait des poèmes en s’accompagnant d’une cithare (ate ôn kitharôdos) ; ils estimaient que, au lieu d’avoir, sous l’impulsion d’Éros, le courage de mourir comme Alceste, il avait eu recours à un artifice (diamèchanasthai) pour pénétrer vivant chez Hadès. C’est certainement pour cette raison qu’ils lui infligèrent un châtiment, en faisant que sa mort fut l’œuvre des femmes26.
18La visée polémique de ce passage ne fait aucun doute. Comme en bien d’autres passages de son œuvre, Platon exprime un point de vue extrêmement critique sur la poésie dont Orphée est l’un des meilleurs représentants, au même titre qu’Homère qui sera si sévèrement condamné plus tard, dans la République. En l’occurrence, le rejet de la poésie accompagnée de musique s’accorde avec celui du manque de courage : les dieux reprochent à Orphée sa faiblesse d’âme et son caractère d’être efféminé. C’est bien ainsi, comme l’a montré Luc Brisson, qu’il faut comprendre et traduire le verbe malthakizesthai, apparenté à l’adjectif malakos qui désigne souvent l’homosexuel passif, assimilé à une femme27. L’accusation portée contre le musicien, par opposition au guerrier et au cultivateur, n’est pas nouvelle : on en trouve trace dans l’agôn qui oppose Amphion et Zéthos dans l’Antiope d’Euripide. Dans le cas d’Orphée, en revanche, le reproche constitue une innovation remarquable qui modifie radicalement les données traditionnelles du mythe : la puissance magique et extraordinaire des chants et incantations du poète se voit remise en question et contestée, puisqu’elle perd toute efficacité sur les dieux et les puissances de la mort, élément essentiel au sein du récit de la catabase.
19Si originale et déconcertante que puisse paraître cette version du mythe, il est certain que Platon ne l’invente pas28. Preuve en est, c’est Phèdre qui la rapporte ici, personnage qui apparaît dans plusieurs dialogues platoniciens, toujours sous les traits d’un érudit, consciencieux et appliqué, faisant étalage de son vaste savoir, rapportant toujours à la lettre ce qu’il a lu et appris, incapable, en un mot, d’innover. Dans le cas présent, il ne peut ici encore que retranscrire un récit issu d’une œuvre littéraire antérieure faisant autorité, malheureusement perdue pour nous. Il pourrait s’agir, selon l’hypothèse de David Sansone, de la tragédie d’Aristias, Orphée, qu’il est impossible de dater avec certitude (milieu ou courant de la seconde moitié du ve siècle ?).29 Le motif du phasma, « fantôme », retient l’attention, tant est grande son importance sur la scène tragique. Parmi ses occurrences, l’une s’impose : dans l’Alceste d’Euripide, comme on l’a vu précédemment, Admète retrouvant son épouse, ramenée de la mort par Héraclès, redoute qu’il ne s’agisse d’un phasma30. Il serait tentant de voir dans cette remarque une allusion à la version du mythe peut-être retenue par Aristias, mais en l’état toute datation relative s’avère impossible31. Le motif du fantôme trompeur a, du reste, une grande ancienneté, puisqu’on le rencontre dans la Nekuia de l’Odyssée, au chant XI. Ulysse, voyant apparaître à lui les âmes du royaume d’Hadès, ne peut saisir dans ses bras sa mère Anticlée qui, semblable à « une ombre ou un songe envolé », lui échappe sans cesse. Il se demande s’il ne s’agit pas d’un eidôlon, une image illusoire, un fantôme, créé par Perséphone pour accroître ses malheurs. Anticlée lui répond alors :
Hélas ! mon fils, le plus infortuné des êtres !… Non ! la fille de Zeus, Perséphone, n’a pas voulu te décevoir ! Mais, pour tous, quand la mort nous prend, voici la loi : les nerfs ne tiennent plus la chair ni les os ; tout cède à l’énergie de la brûlante flamme ; dès que l’âme a quitté les ossements blanchis, l’ombre prend sa volée comme un songe32.
20On comprend ainsi que les dieux, dans la version rapportée par Platon, n’ont rendu à Orphée qu’un être mort, semblable à ceux qui peuplent le royaume d’Hadès, désormais incapable de mener sur terre une existence d’être vivant et animé, semblable à « une ombre ou un songe envolé », simulacre ombreux de l’être humain. Pour reprendre la belle expression d’Erwin Rohde, l’âme humaine après la mort n’est que « l’image de l’homme dans un miroir33 ». Sans être anéantie, elle ne constitue plus qu’un pâle et ténu reflet de l’âme qui animait l’être vivant, et sa « survie » dans l’au-delà s’apparente plutôt à une persistance inconsistante. Il s’agit là de la conception la plus ancienne, attestée dans les poèmes homériques, encore dominante à l’époque classique, aux ve et ive siècles avant notre ère. Cette représentation établie est en totale contradiction avec les croyances orphiques qui rejettent la vision d’une âme défunte réduite à une ombre vaporeuse, enfermée chez Hadès, et qui imposent comme autant de certitudes son immortalité et le cycle des réincarnations qu’elle est amenée à connaître. On l’a vu, la résurrection d’Alceste constitue, dans la tragédie d’Euripide, un horizon d’attente obligé, rendu possible grâce à une initiation de type orphique, permettant le dépassement des frontières entre vie et mort, humanité et divinité. Mais, dans le cas du mythe d’Orphée, victime des dieux des Enfers, cet espoir est proprement inenvisageable au miroir des croyances orthodoxes de la cité grecque. Orphée n’obtient qu’un phasma de son épouse, l’âme d’une morte telle qu’en elle-même, mais en aucun cas l’être vivant d’autrefois, tant aimé. La résurrection d’un être mort s’avère donc impossible : Eurydice, morte, ne peut « revivre ». On voit par là que cette version du mythe d’Orphée peut aussi se lire et s’interpréter comme une contestation sans appel des croyances orphiques, dont on trouve trace dans le corpus platonicien, au livre II de la République34.
21Ce cruel subterfuge des dieux est encore attesté au iie siècle de notre ère par Pausanias qui évoque ainsi le retour d’Orphée au monde terrestre, après sa catabase :
Il croyait que l’âme d’Eurydice le suivait (nomizonta de hoi hepesthai tès Eurudikès tèn psuchèn), mais au moment où il tourna la tête, il fut déçu dans son attente (kai hamartonta hôs epestraphè), et se tua de chagrin (autocheira auton hupo lupès hautou genesthai)35.
22Orphée, en d’autres termes, avait échoué dès le début de sa tentative et ce n’est pas le fait de se retourner qui a causé son échec. Son regard en arrière lui a révélé que l’âme d’Eurydice ne le suivait pas, au sens propre (les dieux ne l’avaient pas libérée), ou que seul son fantôme, phasma, le suivait, selon la version rapportée par Platon. La révélation fatale – de même, du reste que le suicide d’Orphée, variante peu connue du mythe – constitue sans le moindre doute une tradition bien établie, car Pausanias a pour habitude de se référer à des sources anciennes, souvent d’époques archaïque et classique, alors qu’il cite très peu les poètes alexandrins ou les auteurs plus tardifs. Ce dénouement tragique provient-il de la tragédie d’Aristias ? était-il attesté dans une tradition orale ? En tout état de cause, si l’on admet, ce qui est très vraisemblable, que Pausanias se réfère à une source ancienne, il apparaît donc que le motif du regard porté par Orphée sur son épouse, avant d’avoir quitté les Enfers, revêt une signification totalement différente de celle que lui donne Virgile, qui le présente comme une faute due à l’impatience et à l’amour passionné. Par ce regard, Orphée se rend compte qu’il a été trompé par les dieux, qu’il est victime et non coupable, et que son échec résulte uniquement de la volonté des dieux.
L’échec d’Orphée : le regard fautif
23Le motif du regard amoureux fautif n’apparaît donc pas dans les textes avant Virgile qui, pour autant, peut l’avoir emprunté à un poème perdu d’époque hellénistique36. Virgile, en tout cas, par ce regard fautif, modifie de façon décisive le mythe : Orphée se condamne de lui-même à l’échec en désobéissant aux ordres donnés par les dieux, cédant à la force impérieuse de l’amour et du désir. Le poète remodèle donc le motif du regard porté en arrière, respectus, en lui donnant une nouvelle signification. On peut s’en aviser à la lecture du passage d’un poème qui lui a longtemps été attribué, le Culex, attribution qui pose aujourd’hui de réelles difficultés, alors qu’elle était parfaitement admise durant l’Antiquité. Faut-il y voir une pièce mineure, composée par le jeune Virgile, entre seize et vingt et un ans, ou l’œuvre d’un imitateur ? Une chose est certaine, en tout cas : le poème est inspiré d’un genre en vogue parmi les poètes alexandrins, l’epyllion, sorte de petite épopée plaisante et parodique, genre repris et très apprécié par les « poètes nouveaux » (poetae noui) du temps de Virgile. Le héros en est un moustique (culex) qui pique un berger pour le préserver d’une morsure de serpent, mais qui est à son tour tué par le berger. Descendu aux Enfers, le moustique reproche à son meurtrier son ingratitude et exige de lui un tombeau. Cette catabase est, bien sûr, l’occasion d’évoquer différentes figures du peuple des morts, parmi lesquelles Eurydice dont est rappelé le triste destin :
Et cette même lyre a pu te vaincre, épouse de Pluton, elle a pu même redonner Eurydice pour être reconduite (Eurydicemque ultro ducendam reddere), mais il n’était pas permis à la déesse de la mort de se faire prier pour la vie (Non fas, / non erat in uitam diuae exorabile mortis). Mais elle, qui connaissait l’excessive sévérité des mânes, mettait ses pas dans le chemin prescrit et elle ne détourna pas les yeux ni ne gâta en parlant le présent de la déesse. Mais toi tu fus cruel, toi tu fus plus cruel, Orphée, en recherchant ses chers baisers tu as brisé les ordres des dieux (oscula cara petens rupisti iussa deorum). L’amour mérite le pardon, si le Tartare savait pardonner37.
24Ce passage préserve une tradition particulièrement importante, omise et occultée par Virgile, pouvant éventuellement provenir d’un poème alexandrin ayant servi de source d’inspiration à l’auteur du Culex : les prescriptions formulées par Perséphone ne s’adressaient pas uniquement à Orphée, mais aussi à Eurydice. Parmi ces prescriptions figurait l’interdiction du regard porté en arrière, mais il ne s’agissait pas d’un regard mutuel, échangé entre le couple. Ce qui était interdit à Orphée comme à Eurydice était de se retourner vers l’intérieur des Enfers, pour y porter un regard sacrilège. À cet interdit s’ajoutait celui de parler, qui fut respecté par Eurydice, règle de silence également omise par Virgile. Il est certain que ces deux interdits ont une valeur sacrée et qu’ils renvoient à des croyances et des règles d’ordre religieux très anciennes. On sait, par exemple, qu’il ne fallait pas se retourner après une libation offerte aux Euménides38. Les poètes alexandrins ont gardé le souvenir de cet interdit, en l’associant bien souvent aux pratiques magiques39. La loi du mutisme, quant à elle, est bien connue. Elle prédomine lors du rituel sacrificiel, au moment de la mise à mort de la victime, lorsque doit régner l’euphémia. On en trouve un exemple particulièrement éclairant dans l’Alceste d’Euripide, quand Admète retrouve son épouse revenue de la mort, dont il ne pourra entendre la voix trois jours durant40.
25Le témoignage du Culex s’avère donc décisif, car il éclaire d’un jour nouveau l’ordre imposé par les dieux à Orphée qui, en aucun cas, ne doit se retourner vers les Enfers avant d’en avoir franchi le seuil. L’interdit s’apparente à un tabou sacré et il s’agit très certainement du sens le plus ancien qui lui était attaché. En transgressant cet interdit, Orphée franchit la limite séparant les hommes des dieux, commettant là une faute d’une gravité exceptionnelle, bien éloignée de l’amoureuse impatience et de l’emprise de la passion évoquées par Virgile. Dans la réécriture virgilienne, l’élément constitutif du mythe est certes préservé, mais sa signification est radicalement transformée afin de permettre de l’intégrer au sein d’un récit célébrant exclusivement l’amour. La dimension mystique et sacrée de l’entreprise d’Orphée disparaît ainsi. Il faut reconnaître à l’auteur latin de ce poème souvent décrié et mésestimé le mérite d’avoir préservé cette vérité du mythe qui, sans son témoignage, serait sans doute irrémédiablement perdue.
26Dans sa volonté d’abolir la frontière séparant le monde des morts et celui des vivants, Orphée est à la fois vainqueur et vaincu : telle est la leçon du mythe qui, par sa plasticité, au travers de ses variantes successives, permet de mettre à l’épreuve ce désir archétypal de dépassement des limites ultimes imposées à l’homme, sa finitude et sa mortalité. Les versions opposées et contradictoires du mythe témoignent de questionnements essentiels et universels : l’homme peut-il franchir la limite séparant la mort de la vie ? l’être aimé peut-il ressusciter et revenir à la vie, sur terre et parmi les vivants ? sous quelle forme ce retour de l’être disparu peut-il s’opérer : être pleinement vivant, âme du mort, phasma, être dépourvu d’âme… ? peut-on être à la fois mort et vivant, espoir promis par les rituels d’initiation orphiques, mais que le mythe semble obstinément refuser à Orphée ? Sans jamais apporter de réponses fermes et univoques, le mythe, dans sa pluralité et son entière liberté, grâce également aux liens qui l’unissent au sacré, permet d’énoncer ces interrogations, de les éclairer et de les envisager dans toute leur complexité, en explorant le champ infini des possibles ouvert par l’imaginaire.
Notes de bas de page
1 Virgile, Géorgiques, IV, 423-527.
2 Ovide, Métamorphoses, X, 1-154.
3 C’est à Jacques Heurgon qu’il revient d’avoir montré avec le plus de force de conviction la coexistence de ces deux versions, avant ce qu’il nomme « le coup d’état » opéré par Virgile : Heurgon, J., « Orphée et Eurydice avant Virgile », Mélanges d’Archéologie et d’Histoire, XLIX, 1932, fasc. I-IV, p. 6-60. Voir également Linforth, I., The Arts of Orpheus, Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 1941, p. 16-20, et Bowra, C. M., « Orpheus and Eurydice », Classical Quarterly, 11, 1952, p. 113-126 ; contra Sansone, D., « Orpheus and Eurydice in the fifth Century », Classical et Mediaevalia, XXXVI, 1985, p. 53-64, qui conteste cette hypothèse : voir en particulier p. 59.
4 C’est ainsi qu’il est représenté sur la fameuse fresque de Polygnote, ornant les murs de la Leschè de Delphes et décrite par Pausanias, X, 30, 6, qui le montre aux Enfers, dans le bocage de Perséphone : vêtu à la grecque, assis sur un tertre, jouant de sa cithare de la main gauche et touchant de la droite les branches d’un saule, il est seul, sans épouse à ses côtés.
5 Lucien, Dialogues des Morts, 23.
6 Euripide, Alceste, 357-362 (traduction L. Méridier).
7 Euripide, Iphigénie à Aulis, 1211-1214.
8 Euripide, Alceste, 14 et 20.
9 Plutarque, De la face qui paraît sur la lune, 943B.
10 Euripide, Alceste, 1128.
11 Ibid., 1006-1158.
12 Ibid., 1217.
13 Voir Buxton, R., « Le voile et le silence dans Alceste », Cahiers du GITA, 3, 1987, p. 167-178.
14 Euripide, Alceste, 1107.
15 Voir l’analyse menée par Assaël, J, « La résurrection d’Alceste », Revue des Études Grecques, t. 117, janvier-juin 2004, p. 37-58.
16 Héraclès dévoile Alceste, place sa main dans celle d’Admète qui lui fait ensuite franchir le seuil de sa demeure, autant de gestes symboliques qui évoquent le rituel du mariage.
17 Voir notamment Euripide, Alceste, 27, 105, 527, 782 et 930-934.
18 Euripide, Alceste, 1076.
19 Assaël, J., « La résurrection d’Alceste », art. cit., passim. Cette anthropologie, théorisée par Platon dans le Timée, dérive des enseignements orphiques dont plusieurs passages de pièces d’Euripide se font l’écho : voir notamment Phryxos, fr. 17 Jouan-Van Looy : « Mais qui sait si c’est vivre, ce qui est appelé mourir, et si vivre, c’est mourir ? », et Polyidos, fr. 12 Jouan-Van Looy : « Qui sait si vivre ce n’est pas mourir et si mourir n’est pas considéré comme la vie dans le monde d’en bas ? ».
20 Isocrate, Busiris, 7 (traduction personnelle).
21 Agriopè, « À la voix sauvage ( ?) », est une forme nominale extrêmement rare et très peu attestée dans les textes conservés. Il semble préférable de retenir la correction introduite par Zoega, Argiopè, « À la voix claire », nom féminin très bien connu et fréquent dans l’onomastique grecque. Il s’agit, en particulier, du nom donné à la mère de Thamyris, autre chanteur thrace, auteur d’hymnes et de cosmogonies, présentant bien des affinités avec Orphée, parfois même rattaché à lui par des liens de parenté. Ce nom donné à l’épouse d’Orphée pourrait être propre à une tradition dominante en Grèce continentale, Eurydice, « Celle qui rend la justice au loin », pouvant être hérité de légendes propres à la Grande Grèce (l’Italie du Sud). Cette indécision onomastique doit surtout amener à s’interroger sur l’identité et le statut de l’épouse d’Orphée qui demeure systématiquement anonyme dans les textes les plus anciens. L’épouse d’Orphée s’apparente à une ombre, ce qu’elle est au sens propre du terme, puisqu’elle est une âme morte aux Enfers. Seul l’exploit de son époux lui confère pleinement existence et réalité, car on ne sait rien d’elle, de ses parents, pas plus que de sa vie passée, en dehors de son mariage avec Orphée et de l’épisode tragique de sa mort. Cette indétermination intrigue : faut-il y voir l’indice de l’ajout du personnage au sein de traditions anciennes mettant en avant la figure d’un Orphée agamos, solitaire et « pur », entreprenant seul une catabase initiatique et mystique dans le but de percer les secrets de la mort et de l’au-delà ?
22 Hermésianax de Colophon, fr. 7 Powell (traduction personnelle).
23 On lit dans un passage de Conon, Narrations, FGrH 26 F 45, cité par Photios, Bibliothèque, III, 186, le verbe anabiôskomai, « revivre », « vivre à nouveau », mais il s’agit alors de rappeler que ce miracle fut finalement refusé à Orphée qui « obtint que sa femme lui soit donnée, mais ne profita pas de la voir revivre (ou gar onasthai tès charitos anabiôskomenès), car il avait oublié les prescriptions à son sujet » (traduction personnelle).
24 Pseudo-Moschos, Déploration de Bion, III, 114-126 (traduction Ph. E. Legrand).
25 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, IV, 25 (traduction personnelle).
26 Platon, Banquet, 179d-179e (traduction L. Brisson).
27 Brisson, L., Le Sexe incertain. Androgynie et hermaphrodisme dans l’Antiquité gréco-romaine, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Vérité des mythes », 1997, p. 147 avec la note 25.
28 Voir Heurgon, J., « Orphée et Eurydice avant Virgile », art. cit., p. 51, Linforth, I., The Arts of Orpheus, op. cit., p. 19, et Sansone, D., « Orpheus and Eurydice in the fifth Century », art. cit., p. 55-56.
29 Sansone, D., « Orpheus and Eurydice in the fifth Century », art. cirt., p. 56-58. Pour appuyer son hypothèse, D. Sansone prend acte du fait que les deux autres exemples cités par Phèdre proviennent du répertoire tragique (Alceste d’Euripide et, dans le cas d’Achille, vraisemblablement les Myrmidons d’Eschyle) et voit dans le motif du phasma, « fantôme », un indice important : il s’agit d’un mot typique du vocabulaire tragique (24 occurrences), alors qu’il est totalement absent des comédies, mais aussi des discours des orateurs. Sur les problèmes posés par la datation de cette tragédie, voir ibid., p. 54-55.
30 Euripide, Alceste, 1127.
31 Sansone D., « Orpheus and Eurydice in the fifth Century », art. cit., p. 62, n. 42, penche pour l’antériorité de la tragédie d’Aristias.
32 Odyssée, XI, 216-222 (traduction V. Bérard).
33 Rohde, E., Le culte de l’âme chez les Grecs et leur croyance en l’immortalité, Paris, Payot, 1953, p. 9 (réédition de la traduction française (1928) de Psyche. Seelencult und Unterblichkeistglaube der Griechen, Tübingen, 1890-1894).
34 Platon, République, 364e-365a. Voir également, pour une critique des croyances et dévots orphiques, Euripide, Hippolyte, 954, et Théophraste, Caractères, XVI, 11.
35 Pausanias, IX, 30, 4 (traduction J. Heurgon, « Orphée et Eurydice avant Virgile », art. cit., p. 44, n. 1).
36 C’est l’hypothèse soutenue notamment par Bowra, C. M., « Orpheus and Eurydice », art. cit., p. 125 ; contra Sansone, D., « Orpheus and Eurydice in the fifth Century », art. cit., p. 55, n. 11, qui suppose une invention de Virgile.
37 Pseudo-Virgile, Culex, 286-294 (traduction J. Dion).
38 Voir Sophocle, Œdipe à Colone, 490.
39 Dans les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes (III, 1038-1039), Médée indique à Jason comment apaiser Hécate par des charmes et lui ordonne de se détourner ensuite du bûcher, sous peine de voir tous ses efforts perdus. De même, dans l’une des Idylles de Théocrite (XXIV, 95-96), une servante doit brûler deux dragons, recueillir leurs cendres, puis les répandre au-dessus d’une rivière, sans se retourner ni regarder derrière elle. De telles prescriptions n’étaient pas ignorées de Virgile lui-même, comme en témoigne un passage des Bucoliques, VIII, 101.
40 Euripide, Alceste, 1144-1146.
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