Regard théologique et philosophique sur le dépassement de la mort : la continuité dans la discontinuité
p. 109-119
Texte intégral
1Le dépassement du cadre de la vie terrestre habituelle peut poser un problème à l’idée de la continuité de la personne qui subit ce dépassement. Nous entendons par « continuité » l’identité dans le temps, c’est-à-dire que, malgré tous les changements et modifications qu’une personne peut subir, « quelque chose » d’elle persiste. C’est justement ce « quelque chose » qui nous intéressera dans cette contribution. Prenons trois exemples introductifs permettant d’illustrer l’enjeu. Il nous arrive, dans la vie quotidienne, de dire au sujet de quelqu’un qui est passé par une épreuve sévère dans sa vie une phrase du genre « depuis son accident, il n’est plus le même », pour laisser entendre que certains de ses traits de caractère ne sont plus comme avant, tout en sachant pertinemment que c’est numériquement la même personne qu’avant. Comme deuxième exemple nous prenons un super-héros de fiction qui serait un personnage terne voire timide et lâche au quotidien et qui, au moment de passer en « mode héros », serait courageux et fort, au point que les gens autour de lui ne puissent plus dire qu’il s’agit de la même personne. On peut alors se demander ce qui permet de dire que l’auteur d’une telle fiction n’a pas créé deux personnages plutôt qu’un seul. Finalement, en troisième exemple, il y a la résurrection de Jésus-Christ dont la foi dit qu’il est le même sur la croix et au matin de Pâques. On peut penser au retable d’Issenheim de Matthias Grünewald qui représente d’un côté le Crucifié parsemé de blessures et émacié et de l’autre le Ressuscité glorieux et rétabli. Ces exemples sont censés faire comprendre que, à y regarder de plus près, rendre compte de l’identité de la personne dans le temps, donc entre les différents états et à deux moments temporels, peut constituer un casse-tête conceptuel, bien que la continuité soit acceptée facilement au quotidien. Nous voulons dans la suite esquisser quelques éléments pour résoudre ce casse-tête, d’un côté, par la philosophie de la nature et de l’esprit, qui parle de la vie terrestre et qui n’est pas nécessairement confessante, et de l’autre côté par la théologie catholique, autant pour la vie terrestre que pour l’au-delà. Pour cela nous utiliserons un principe unificateur – comme assise de la continuité – par discipline. Ce sera l’esprit de la personne pour la philosophie et l’image de Dieu en la personne pour la théologie. Pour chacun des deux nous verrons comment ils permettent de penser la continuité malgré les éventuelles discontinuités puis nous verrons où les deux peuvent se rejoindre dans une anthropologie théologique.
Volet philosophique
2Dans ce paragraphe nous voulons rendre compte de la continuité de la personne en proposant des critères minimaux pour qu’il soit possible de parler d’une identité dans le temps. L’esprit humain y joue, à notre avis, un rôle primordial. Pour cela nous commencerons par voir une façon, issue d’une philosophie de l’émergence, de parler de l’apparition de cet esprit et de sa persistance durant la vie terrestre. Après un détour par la philosophie de l’information, nous aurons assez d’éléments pour établir l’esprit comme principe unificateur de la personne.
La philosophie de l’émergence
3La philosophie de l’émergence postule que des réalités nouvelles peuvent apparaître de par l’agencement d’autres objets1. Dans le cadre de la fabrication humaine les exemples sont multiples, par exemple une table qui apparaît grâce à un agencement particulier d’un morceau de bois plan et de quatre bois ronds allongés. Mais l’on peut aussi observer de tels phénomènes dans la nature où, par exemple, des molécules d’eau soumises à certaines contraintes peuvent former des flocons de neige. Plus les réalités émergentes sont complexes, moins le langage utilisé pour décrire leurs composantes sera satisfaisant pour rendre compte de ce qui est nouveau, d’où l’idée d’une irréductibilité épistémique. Selon certains philosophes il y a aussi une irréductibilité ontologique2 : la réalité nouvelle existe indépendamment de quelqu’un qui la décrit. Les deux phénomènes émergents les plus complexes connus à l’heure actuelle sont la vie et l’esprit humain. Une philosophie émergentiste peut ainsi se contenter du monde matériel comme point de départ pour expliquer ce qui existe dans l’univers, même ce qui est immatériel, par exemple l’esprit, les sentiments, sauf ce que nous allons dire au sujet de l’information (et de Dieu dans un cadre théiste). Elle est donc à la fois moniste et pluraliste.
La philosophie de l’information
4Nous considérons l’information, à côté de la matière (et de l’énergie qui y est liée), comme une autre donnée ontologique fondamental. Cela veut dire que, même si une grande partie de l’information apparaît grâce à l’émergence, il est possible qu’il y en ait indépendamment du monde matériel, voire avant ce dernier3.
5Il existe différents types d’information : pour commencer et avant qu’on puisse vraiment parler d’information, il y a les données qui n’ont pas encore été découvertes et dont la découverte et l’interprétation feront de l’information. Ensuite, parmi les données qui ont été interprétées, il y a l’information de contrainte ou de mise en forme permettant de construire quelque chose, en biologie on pense bien sûr à l’ADN. Pour les humains tout ce qui est réflexion et communication passe par de l’information sémantique, qui correspond au contenu des propositions linguistiques. Évoquons encore un troisième type d’information essentiel pour les personnes, les qualia4. Il s’agit des impressions résultant d’une expérience subjective consciente et sensible comme par exemple le sentiment de douleur ou la perception d’un goût amer. De plus, on peut définir des qualia émotionnels qui correspondent aux sentiments ressentis sans expérience sensible afférente, par exemple la joie. Les qualia ne sont pas sémantiques, mais il faut les considérer comme de l’information. Dans une personne humaine tous ces types d’information sont présents et font partie de l’histoire de la personne.
6Outre toute autre considération anthropologique, il est possible de voir la personne humaine comme un ensemble informationnel qui inclut toute son histoire mais aussi ses données biologiques et matérielles. Même si la plupart des personnes n’ont pas un souvenir de tout ce qui leur est arrivé au cours de leur vie, ceci est le cas dans certaines formes d’autisme, dans le cas des « savants ». Ces derniers ont fait surgir la question si cette mémorisation totale ne serait pas le cas de tout le monde, mais que, pour des raisons de concentration et de focalisation d’attention, ne pas se souvenir de tout à tout moment constituerait un avantage sélectif. Le phénomène « savants induits5 » semble corroborer l’hypothèse de la mémorisation totale : il arrive que des personnes retrouvent tous les souvenirs de leur passé après un accident affectant le cerveau.
7Finalement, une information est indépendante de son support, elle peut être sur du papier, sur une clef USB, etc. Il est difficile de dire si le contenu informationnel d’une personne peut être copié et transféré comme un fichier, surtout quand il est question de qualia qui justement ne sont pas sémantiques. Pour certains philosophes théistes et théologiens, il y a néanmoins l’option que cela puisse exister dans la mémoire de Dieu voire y être préservé après la mort6. Cela serait possible parce que la mémoire de Dieu est une mémoire personnelle et peut donc connaître des qualia contrairement à une mémoire informatique ou mécanique.
La philosophie de l’esprit
8Une philosophie émergentiste permet de concevoir des états mentaux, qui sont le contenu de l’esprit, comme survenant sur le cerveau en tant qu’organe. Si l’on accepte l’existence de tels états, une interprétation épiphénoménaliste se contente de constater cette émergence sans lui attribuer d’autres conséquences. Mais il est aussi possible d’aller plus loin et de dire que ces états mentaux ont un pouvoir causal sur la matière. Nancey Murphy tente de montrer que certains contenus représentationnels liés aux états mentaux peuvent influer sur le comportement de manière différente d’une simple connexion neuronale7. Ceci est un argument en faveur de leur ontologie propre et différente du niveau organique. Un autre élément important est que l’esprit humain dispose de ce que Lynn Baker appelle la « perspective de première personne » à partir de laquelle le monde est perçu8. La personne sait bien ce qu’elle reçoit, par ses sens, et ce qu’elle ressent avec son corps. L’ensemble de ce qui est perçu se compose de l’information sémantique, des qualia sensibles et émotifs et de la méta-information. Cette dernière est de l’information sémantique mais il peut être utile de la considérer un peu à part parce qu’elle garde en fait une trace des circonstances de l’acquisition de toutes les autres informations, par exemple le lieu, la date, les autres personnes présentes. De cette manière, elle participe à la perspective de première personne ainsi qu’à la personnalisation et à l’individualisation du vécu.
9Ces trois aspects issus de la philosophie nous permettent d’établir l’esprit humain comme un élément essentiel de la personne et de considérer la préservation de son contenu et de son fonctionnement comme indispensable pour penser une continuité dans la personne en toutes circonstances. Cela soulève au moins deux questions importantes : le rôle du corps dans cette approche et les cas de graves dommages affectant l’esprit d’une personne. L’émergentisme que nous défendons ne peut se passer d’un corps comme base d’émergence, du moins durant la vie terrestre. Le corps présente un rapide remplacement de ses composantes matérielles, il n’est donc pas en tant que tel garant de la continuité mais indirectement et de manière indispensable pour l’existence de l’esprit. En revanche, on peut remarquer que l’information, qui a permis de le structurer, reste la même au cours du temps. Concernant la deuxième question, il est difficile, avec ce que nous venons d’esquisser, de défendre philosophiquement le statut de personne de quelqu’un qui serait dans un coma profond et irréversible9. D’autres ressources philosophiques peuvent néanmoins être mobilisées, par exemple l’appartenance à la lignée humaine, donc une lignée de personnes, sans parler des considérations théologiques qui peuvent être prises en compte, dont nous allons envisager quelques-unes maintenant.
Volet théologique
10Pour la dimension théologique de la continuité de la personne, il nous faut introduire deux aspects qui touchent, d’une part, à la théologie de la création (l’homme est créé à l’image de Dieu) et, d’autre part, à l’eschatologie chrétienne (l’homme est appelé à une existence accomplie au-delà de sa vie terrestre). Ils nous permettront d’établir l’image de Dieu en l’homme comme principe de continuité.
L’homme créé à l’image de Dieu
11Même si la Bible n’évoque que dans le livre de la Genèse l’idée que les humains soient créés par Dieu à son image et selon sa ressemblance (Gn 1, 26), et cela de manière assez peu appuyée, l’histoire de la théologie en a fait un élément central de son anthropologie voire de sa vision du monde10. L’importance accordée à cette idée, a fait que les interprétations en sont nombreuses11. Celle qui nous semble particulièrement pertinente dans notre contexte est celle qui est appelée « substantialiste » et qui dit qu’il y a des réalités en Dieu qui existent aussi en l’humain. Nous considérons que ce sont des dispositions à agir vertueusement qui se trouvent en l’humain et en Dieu, mais en ce dernier elles sont infinies et pleinement actualisées, alors que chez l’humain elles sont finies et leur réalisation n’est plus que partielle depuis l’existence du péché dans le monde.
12Le statut d’être à l’image de Dieu est donné à la conception à la personne et celle-ci ne peut jamais le perdre. La ressemblance, en revanche, correspond à ce qui a été réalisé, selon l’exemple montré par Jésus-Christ, en fonction de dispositions en la personne. Ainsi, même si ces dispositions se développent tout au long de la vie, à chaque étape il y a la possibilité de mettre en œuvre ce qui est là. Dans les moments du début de la vie où les possibilités d’action semblent les plus réduites, de très nombreuses potentialités pour l’avenir de la personne sont déjà présentes. De toute façon, la théologie considère que le développement de la personne est un processus permanent qui ne trouvera sa fin qu’au moment de la résurrection finale.
L’eschatologie chrétienne
13Pour rendre compte, dans un cadre chrétien, de la continuité de la personne après sa mort, il faut se pencher sur l’eschatologie comme la discipline théologique qui s’intéresse à la fois à ce qui arrive à une personne humaine individuelle à la fin de sa vie terrestre et au devenir de l’univers entier à la fin des temps.
14La doctrine catholique concernant l’eschatologie individuelle affirme qu’une personne qui vient de décéder sera jugée par Dieu et en fonction du verdict les destinées possibles seront le Ciel, donc la vie éternelle avec Dieu, le purgatoire, une étape de purification avant le Ciel ou l’Enfer comme un état de séparation définitive avec Dieu. Il y a la question compliquée de l’état intermédiaire dans lequel les personnes pourraient se trouver après leur mort et avant la résurrection finale à la fin des temps. Tous les théologiens ne sont pas d’accord sur l’existence d’un tel état. Accepter son existence permet de contourner le problème de la disparition de la personne à sa mort, qui nécessiterait sa recréation à la fin des temps. Mais un tel état ne peut être que transitoire puisque c’est l’âme séparée du corps qui s’y trouve, donc une personne dénudée de sa chair. Pour l’eschatologie collective, les événements pris en compte sont la résurrection de la chair, le jugement général, c’est-à-dire le jugement de toutes les actions dans un contexte plus large que celui du jugement individuel et le passage à la création nouvelle.
15Au vu de ce que nous avons dit au sujet de l’émergence, nous y voyons aussi l’effondrement d’un système biologique qui était maintenu en vie grâce à un apport constant d’énergie et qui permettait l’émergence d’un esprit actif. Avec la mort le corps, vivant auparavant, devient cadavre qui n’a plus de métabolisme et qui a la même température que son environnement, et l’esprit disparaît. Nous ne pouvons imaginer aucune continuité naturelle – au sens où les éléments constituant une personne humaine terrestre en sont capables par eux-mêmes – de la personne au-delà de sa mort ; une telle continuité nécessite immanquablement la volonté et l’intervention de Dieu. Cette dernière consisterait dans la préservation de l’ensemble de l’esprit et du contenu informationnel de la personne dans la mémoire de Dieu. Cet ensemble garde son individualité et son activité comme porteur principal de l’image de Dieu.
Analyse d’un texte biblique
16Nous allons maintenant voir un exemple de texte biblique parlant, à sa façon, de la résurrection des morts et donc de la continuité de la personne. Il se trouve que les textes bibliques évoquant d’une manière ou d’une autre la vie après la mort des hommes en général, donc pas seulement de Jésus-Christ, sont nombreux dans le Nouveau Testament. On peut penser à la parabole du pauvre Lazare et de l’homme riche mettant l’accent principalement sur la conduite morale (Luc 16, 19-31) ou la controverse de Jésus avec les Sadducéens visant à enseigner la possibilité d’une vie après la mort (Matthieu 22, 23-33 et parallèles). Mais le texte le plus complet, on pourrait presque parler d’un traité, se trouve dans une lettre de Paul, à savoir dans le chapitre 15 de la première lettre aux chrétiens de Corinthe. Ce sont quelques extraits de ce dernier que nous allons regarder de plus près, en suivant les principes d’une exégèse historico-critique.
17Le début du chapitre (vv. 3-8) contient une profession de foi, annonçant le salut par Jésus-Christ (kérygme) : celui qui a été crucifié est celui qui est ressuscité pour libérer l’humanité. Au verset 8, Paul dit que le Ressuscité lui est aussi apparu alors qu’il ne faisait initialement pas partie des douze apôtres. Il tire de cet événement sa légitimité pour parler de ce qui suit.
18À partir du v. 12, il est question de la résurrection de Jésus-Christ et de son lien avec celle des humains. En effet, sans elle celle des humains ne serait pas possible, d’où le terme de prémices (aparchê) au v. 20. Au v. 21, ce lien est exprimé par une typologie, grâce au parallèle entre Adam, par qui la mort telle que nous la connaissons est venue dans le monde, et le Christ, par qui la mort a pu être dépassée. La séquence se termine avec une ouverture sur la fin des temps, il y est question de l’inauguration du Règne de Dieu par le Christ « afin que Dieu soit tout en tous » (v. 28).
19La suite (vv. 35-54) parle de ce qui change donc de ce qui est transformé mais aussi de ce qui demeure lors du passage de la vie terrestre à la résurrection.
20D’abord la comparaison avec la semence (vv. 35-38), dont on supposait à l’époque qu’elle devait mourir pour que la nouvelle plante puisse naître, montre qu’il y a continuité, c’est une plante de la même espèce qui apparaît, mais c’est une nouvelle plante. Ce n’est pas une mort en vue de rien, mais en vue d’une autre vie. Ensuite (vv. 39-41), pour préparer ce que l’on peut considérer comme l’apogée du chapitre, Paul évoque le fait que des objets ayant des ressemblances entre eux peuvent être constitués différemment. Ainsi tous sont des animaux mais ils n’ont pas le même type de chair (v. 39). De même, les étoiles (vv. 40 et 41) n’ont pas toutes le même éclat alors que toutes sont des corps célestes au-dessus de nos têtes. En quelque sorte, le lecteur est désormais préparé à découvrir qu’il peut aussi y avoir des types différents de corps (sôma) pour les humains et que, comme il l’a appris pour les plantes, la transition de l’un vers l’autre peut aussi se faire. Ainsi, un peu plus loin (vv. 51 et 52) on lit d’ailleurs allagêsometha, dérivé de allassô, signifiant « changer » ou « transformer ». Finalement (vv. 42-44), ce sont des changements importants qui affectent un humain quand il passe de la vie terrestre à la vie après la mort. Il passe du corruptible à l’incorruptible, de l’ignoble à la gloire, la faiblesse devient force et le corps naturel un corps spirituel. On pourrait en déduire que la condition mortelle terrestre est dépassée, mais seulement la condition ou les modalités, pas le substrat, ce qui porte l’identité. Malheureusement Paul ne précise pas vraiment ce qui porte l’identité, cela pourrait être le corps. Pour lui, il était peut-être trop évident qu’il y avait persistance de ce quelque chose au moment du passage de la mort et que ne se produirait pas un cycle de destruction totale suivie d’une recréation de la personne.
21L’expression la plus importante de ce passage12, en tout cas pour notre propos, est celle de « sôma pneumatikon » (v. 44), traduite en général par « corps spirituel ». Ce dernier est opposé au corps naturel (sôma psuchikon) de la vie terrestre. Pour certains c’est même un oxymore de dire qu’un corps, quelque chose de matériel, puisse être spirituel, donc immatériel. Par conséquent les interprétations vont dans tous les sens : d’un changement substantiel, dans un sens aristotélicien, que nous ne voulons pas retenir, jusqu’à un changement de principe animant ce corps. Nous optons pour cette dernière qui dit que les adjectifs accolés à « corps » ne désignent pas la substance du corps, ni même son aspect, mais ce qui le fait vivre : la nature pendant la vie terrestre et, pour le sôma pneumatikon, l’Esprit de Dieu. Cette interprétation va bien avec une conception qui postule un souffle de vie pour chaque être animé, comme cela était le cas à l’époque de Paul. Une analyse des expressions utilisées pour décrire la mort de Jésus-Christ sur la croix dans les évangiles pointant l’expiration du souffle de vie peut montrer cela.
22En termes contemporains on pourrait dire de ce passage de la première lettre aux Corinthiens qu’il parle, entre autres choses, d’une préservation de l’identité numérique grâce au corps, qui n’est pas le simple corps biologique de la vie terrestre, ce qui veut dire qu’on reste un individu, qu’on ne devient jamais zéro et pas non plus deux ou plus, qu’il n’y a pas de trous temporels dans cette existence et que cette préservation est accompagnée de changements qualitatifs importants, notamment concernant ce qui fait vivre le corps. Il est clair qu’un texte pris isolément ne permet pas de définir une doctrine religieuse du début à la fin, mais il permet de déceler des éléments indispensables pour le processus d’élaboration de la doctrine. Nous l’avons présenté à titre d’illustration. Il est vrai que la continuité de la personne n’y est pas explicitement mentionnée, il en est d’ailleurs de même dans les autres textes bibliques évoqués plus haut. On peut estimer que cette question ne se posait pas pour les auteurs de l’époque, qu’il s’agissait d’une évidence pour eux. Pour cela il nous incombe de prendre en compte aussi les présupposés et les idées implicites dans ce texte.
Conclusion
23Un premier objectif de cette contribution était de montrer l’intrication et la possibilité voire la nécessité d’un dialogue entre philosophie et théologie pour des questions anthropologiques, surtout quand ces dernières tournent plus spécifiquement autour de la mort et d’un éventuel au-delà.
24Pour reprendre deux des exemples de l’introduction nous pouvons retenir qu’une personne qui serait passée par une grande épreuve peut en effet avoir changé certaines habitudes. Une telle discontinuité se situera néanmoins toujours dans une histoire et une mémoire déjà existantes, garantissant la continuité malgré les bouleversements subis avec toutes leurs conséquences. Dans le même ordre d’idées, on peut estimer qu’un personnage fictif de super-héros qui change d’état est plus crédible si l’on peut voir une certaine continuité en lui malgré les changements de ses traits de caractère entre les deux états.
25Si nous acceptons que la réalité est une mais descriptible par différents langages, nous avons donné la description de la continuité de la personne grâce à celui d’une philosophie de la nature et à celui de la théologie chrétienne. Ainsi la continuité de la personne peut se comprendre et être décrite à partir de son esprit ayant enregistré l’histoire de la personne depuis sa perspective de première personne. Même s’il s’agit là d’une réalité immatérielle, il ne faut pas oublier l’importance du corps qui dans la philosophie de l’émergence utilisée apporte la base indispensable à l’émergence de l’esprit. De façon similaire, pour la théologie, nous nous sommes appuyé sur la notion de l’humain créé à l’image de Dieu pour rendre compte de la continuité de la personne. Celle-ci est inamissible et appelée à être pleinement mise en œuvre en l’humain. Tout comme l’esprit décrit en philosophie, c’est une réalité immatérielle qui est fortement liée au fonctionnement de cet esprit et qui, durant la vie terrestre, a besoin impérativement d’un corps pour réaliser l’appel venant de Dieu. Il y a de bonnes raisons pour croire qu’un accomplissement final dans un au-delà ne se fera pas sans corps qui aura été indispensable durant toute la vie terrestre. Le texte de l’apôtre Paul analysé fait bien ressortir l’existence d’un corps dans l’accomplissement.
26À y regarder de près on peut donc constater que le corps joue un rôle important sans pour autant être le garant de la continuité. En effet, la biologie montre que le corps est un agencement dynamique mais transitoire de molécules, il y a un important taux de renouvellement des différentes parties alors que l’information qui est à la base de son architecture et de son évolution au cours du temps est pérenne. Les aléas qui l’affectent font partie de l’histoire de la personne et méritent donc une prise en compte pour la continuité et pour l’accomplissement.
27L’analyse du texte paulinien nous a permis de voir que la personne après sa vie terrestre vit grâce à l’Esprit de Dieu qui animera son corps ressuscité. Même pour ce que nous avons dit de l’état intermédiaire et de l’existence dans la mémoire de Dieu, cela peut être considéré comme relié à la vie donnée par l’Esprit mais pour l’état entre la mort et la résurrection finale.
Notes de bas de page
1 Voir par exemple Clayton, P., et Davies, P. (dir.), The Re-Emergence of Emergence, Oxford, Oxford University Press, 2006.
2 La plupart des auteurs présents dans l’ouvrage cité précédemment sont de cet avis.
3 Voir par exemple Floridi, L., The Philosophy of Information, Oxford, Oxford University Press, 2011.
4 Voir par exemple Tye, M., Qualia, [https://plato.stanford.edu/archives/sum2018/entries/qualia/].
5 Voir par exemple Treffert, D. A., « Accidental Genius », Scientific American, vol. 311, no 2, 2014, p. 52‑57.
6 Voir par exemple Yates, S., Between Death and Resurrection, A Critical Response to Recent Catholic Debate Concerning the Intermediate State, New York (NY), Bloomsbury, 2017, p. 151 sq.
7 Voir par exemple Murphey, N., « The Problem of Mental Causation: How Does Reason Get its Grip on the Brain? », Science & Christian Belief, vol. 14, no 2, 2002, P. 143‑158.
8 Voir Baker, L. R., « Persons and the Metaphysics of Resurrection », Religious Studies, vol. 43, no 3, 2007, P. 333‑348.
9 Pour Lyne Rudder Baker par exemple, un humain dans un tel état n’est plus une personne : voir ibid., p. 335.
10 Voir par exemple Scheffcyzk, L., « Gottesebenbildlichkeit », Lexikon für Theologie und Kirche, Freiburg, Herder, 2006, vol. 4, col. 875.
11 Voir par exemple Middleton J. R., The Liberating Image: the Imago Dei in Genesis 1, Grand Rapids (MI), Barzos Press, 2005, p. 17‑29.
12 Voir par exemple les commentaires sur ce chapitre de Fitzmyer, J. A., First Corinthians, New Heaven (CT), Yale University Press, coll. « The Yale Anchor Bible », 2008, vol. 32, p. 539 sq.
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