Violences de femmes et violences contre les femmes dans la Grande-Bretagne victorienne
p. 149-161
Texte intégral
Biddy-la-Surineuse était une femme attirante, tant qu’elle était jeune. Elle avait tout ce qu’un homme peut désirer chez une femme, mais elle ne savait pas contrôler ses mauvais instincts. Elle perdait facilement le contrôle d’elle-même. […] Biddy terrorisait tous ceux qui gagnaient leur vie en plumant les marins et tout çà. Les hommes comme les femmes avaient peur d’elle. […] Sa mauvaise nature l’avait rendue célèbre. On l’appelait « Biddy-la-Surineuse », et elle était à la hauteur de sa réputation. Une fois, elle défigura une femme avec un tesson de bouteille, elle lui fila de sales blessures. Elle fut acquittée à Old Bailey, car le témoin jura que c’était un accident1.
1La prédominance de l’élément masculin au sein des populations violentes a été relevée pour pratiquement tous les lieux et toutes les époques, tel un comportement indissociable de la culture de la masculinité2. La Grande-Bretagne victorienne ne constitue nullement une exception à cette règle apparemment élémentaire de la criminologie. Au-delà, la place des femmes dans la criminalité s’est trouvée liée à la question plus générale de leur position dans les structures socio-économiques. En conséquence, quelques postulats de base ont été couramment admis : d’une part, que les femmes, confinées dans les tâches domestiques, se trouvaient moins à même de commettre crimes et délits ; que leur position était avant tout celle de victimes ; qu’elles bénéficiaient d’un traitement de faveur par l’appareil judiciaire et étaient moins susceptibles que les hommes de se trouver traduites en justice ; en ce qui concerne plus spécifiquement la violence, l’attention des contemporains se serait surtout focalisée sur la violence masculine, qui aurait été de plus en plus criminalisée, celle de l’autre sexe passant relativement inaperçue. Des recherches plus précises, menées dans les archives des cours d’assises britanniques, conduisent à nuancer fortement ces présupposés. Nous nous attacherons plus précisément à deux aspects complémentaires de la question : tout d’abord, apprécier la part tenue par les femmes dans les manifestations de violence criminelle, en tant que sujet et non seulement d’objet, ainsi qu’à leurs formes. Ensuite, le traitement de ces femmes par l’institution judiciaire, et l’incidence, ici comme précédemment, des représentations du gender3.
Les femmes et la violence : une lacune historiographique
2Deux approches, dans une certaine mesure d’ailleurs contradictoires, ont prévalu quant à la place des femmes dans la criminalité en générale et dans la violence criminelle en particulier ; toutes deux, en revanche, tombent d’accord pour souligner leur faible implication dans le processus criminel.
3Les tenants de la première thèse sont, majoritairement, des juristes spécialistes de criminologie, qui, depuis la fin du xixe siècle, soulignent que le rapport hommes/femmes dans la criminalité tourne autour de 8 ou 9 pour 1. Une telle sous-représentation s’est vue attribuer diverses causes : pour les tenants de l’école lombrosienne, elle répondait à un déterminisme psycho-biologique strict, reposant sur les caractéristiques inhérentes à leur sexe – leur capacité à la dissimulation, leur permettant d’enfreindre la loi sans se faire remarquer, ou les impulsions soudaines et incontrôlables qui les conduisaient vers la prostitution, l’équivalent féminin de la délinquance4 ; on n’était ici guère éloigné de ce que les Victoriens pensaient eux-mêmes, qui attribuaient ce phénomène tant à l’infériorité de la force physique des femmes qu’à leurs caractères moraux – passivité, mais aussi plus grande honnêteté, religiosité plus forte, « sens moral » plus élevé5. Sans nier que les femmes pussent commettre des crimes, ils les voyaient se cantonner dans un domaine étroitement lié à leur « nature » (c’est-à-dire le vol, la prostitution, ou encore agir comme complice d’un criminel endurci). Les sociologues ont, pour leur part, mis en avant la position subordonnée des femmes dans le système socio-économique, leur confinement, au moins relatif, dans une sphère privée de plus en plus distincte, voire éloignée, au sens le plus strict du terme, de celle du public et du travail, limitant leur capacité à commettre des crimes sérieux6.
4Des études historiques plus poussées sont venues nuancer cette première approche en lui substituant une perspective évolutive. Là où les criminologues procédaient souvent à des extrapolations hardies à partir de séries chronologiques très courtes, elles ont mis en évidence un processus de décrue de la représentation des femmes dans les populations pénales et carcérales sur le long terme, engagé à compter du xviiie siècle et qui s’est poursuivi jusqu’au milieu – au moins – du xxe siècle. Pendant ce laps de temps, la part des femmes dans la criminalité apparente serait passée de quelque 40 %–50 % aux 10 % reconnus par les criminologues. Ce phénomène a été usuellement attribué aux changements dans le statut socio-professionnel des femmes :
ces évolutions [l’éloignement progressif des femmes du lieu de travail], ont créé des femmes qui avaient à surmonter de hautes barrières pour commettre des crimes sérieux de vol ou de violence. […] Ce n’est qu’au xxe siècle, alors que les femmes ont progressivement retrouvé le chemin du monde du travail salarié, qu’elles ont commencé de réintégrer les rangs du crime7.
5Un tel modèle avait au moins le mérite de prendre en compte certaines études faisant ressortir une remontée des statistiques de la criminalité féminine. Pour autant, tout repose ici sur un postulat de départ – l’exclusion des femmes de la sphère économique au xixe siècle – qui, en fait, s’avère contestable, au vu de la progression constante du nombre de femmes en activité : leur nombre progressa de 1,8 million en 1841 (25 % de la population féminine) à 5,4 millions en 1911 (32 % de la population féminine). Dépourvue de rôle social, la gent féminine aurait été tout aussi inexistante aux yeux de la justice, ses éventuelles infractions se voyant traitées avec une indifférence traduisant un double standard à rebours8.
6Pareille conception ne cadre pas avec certaines des réalités que nous rencontrons dans les archives. Faute de place, nous nous cantonnerons à l’étude de la violence féminine, domaine sans doute où les stéréotypes (femme victime et non actrice, faible propension « naturelle » des femmes à commettre ce type de crime, etc.) sont le plus persistants.
Femmes et violence : une histoire en attente de révision
7Tenir la criminalité – et la violence criminelle – féminine pour négligeable dans la Grande-Bretagne victorienne serait excessif, même si elle s’avère souvent plus importante au fur et à mesure que la taille de la ville qui lui sert de cadre est grande (cf. tableaux 1 et 2). Ce n’est cependant pas une règle absolue : ainsi, à Exeter, au tout début de l’époque victorienne (1837 et 1847), les 465 inculpés comparaissant devant les assises et les Quarter Sessions se répartissent à peu près également entre les deux sexes (350 hommes et 315 femmes)9. Sur l’ensemble de la période, si l’on constate effectivement une diminution du nombre de femmes traduites en justice, celles-ci le sont, en revanche, de plus en plus pour des crimes de violence.
8Le cas londonien en offre une parfaite illustration : la diminution régulière et très prononcée de la criminalité féminine apparente est de l’ordre de 80 %, en données brutes, entre 1840 et 1911 (tableau 1). Sans doute, rappelons-le une nouvelle fois, ces données sont-elles à manier avec précaution : il ne s’agit ici que des crimes qui passent en jugement devant les assises, c’est-à-dire que nous ne prenons même pas en compte ce que l’on appelle la « criminalité apparente »10. Toutefois, c’est sur celles-ci que reposent les analyses criminologiques ou historiques évoquées ci-dessus, en faveur de la relecture desquelles nous voulons ici plaider. Fait significatif d’une modernisation, d’une adaptation de la délinquance féminine aux conditions nouvelles de la fin du siècle, l’éventail des inculpations s’est élargi : deux infractions seulement (vol et faux monnayage) représentaient 98 % des incriminations en 1840-1861 et encore 60 % en 1860-1861, mais plus que 30 % un demi-siècle plus tard, tandis que de nouveaux chefs d’inculpation sont apparus (escroquerie, chantage ou proxénétisme). La croissance des atteintes aux personnes est l’autre élément notable : le pourcentage de femmes jugées pour ce type de crimes est multiplié par plus de 20 (si nous raisonnons sur la base de la moyenne des deux années 1910–1911) en 70 ans. Certes, ceci est dû à la baisse très forte du nombre global de cas jugés par la Cour centrale, ainsi que du nombre de criminelles traduites en justice, mais celui des femmes jugées pour crimes de violence tend quand même à croître sur l’ensemble de la période. En outre, cette criminalité et cette violence tendent à être de plus en plus circonscrites à la sphère domestique : en 1910-1911, les femmes sont sur-représentées dans les cas d’infanticide, ce qui ne saurait constituer une réelle surprise, mais aussi pour les homicides (14,1 % des femmes jugées, contre 5,3 % des hommes). Elles font pratiquement jeu égal avec les hommes pour les cas de coups et blessures (respectivement 4,4 % et 4,9 %). En revanche, les hommes les distancent nettement pour les crimes sexuels (les femmes qui y sont impliquées le sont du seul fait des poursuites pour proxénétisme) ou les crimes contre la propriété.
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15Les données disponibles à l’échelon national (cf. tableaux 3 à 6), pour une société devenue majoritairement urbaine, corroborent les tendances observées dans la capitale. On retrouve le déclin global des crimes enregistrés, tant pour les hommes que pour les femmes. Ensuite, l’évolution particulière des atteintes aux personnes, dont la proportion dans le total de la criminalité augmente très sensiblement, là encore tant pour les hommes que pour les femmes. S’il y a donc moins de femmes tombant sous le coup de la loi, celles qui connaissent ce sort doivent de plus en plus répondre d’actes de violence : en Angleterre, leur proportion passe, en gros, de moins d’une femme sur vingt en 1840-1850 à une sur dix vers 1860-1880, pour finir à une sur deux en 1910. C’est là une évolution dont il ne faut pas sous-estimer l’importance et qui, à l’échelle des inculpations, relativise considérablement l’idée couramment avancée d’un système judiciaire fermant les yeux sur les mauvais agissements de la gent féminine. Soulignons aussi la différence visible entre l’Angleterre et l’Écosse : pour les hommes comme pour les femmes, la proportion d’individus jugés (1840-1850) ou inculpés (1860-1900) pour des crimes de violence est sensiblement plus élevée au-delà de la Tweed, illustrant la rudesse alors proverbiale des comportements écossais.
16Les variations d’un crime à l’autre ne correspondent pas non plus toujours aux idées pré-établies : ainsi, la sur-représentation féminine dans les cas d’homicide, quasi-systématique tout au long des sept décennies ici considérées. Celle des hommes dans les cas de crimes sexuels, visible en Angleterre, ne saurait surprendre, mais l’Écosse présente ici encore un cas particulier, avec, entre 1870 et 1890, proportionnellement plus de femmes que d’hommes ayant à répondre de ce chef d’inculpation. Il s’agit pour l’essentiel de complices dans des cas de rapt et de détournement de mineures, mais c’est un autre élément venant souligner les différences de comportements dans les deux nations. Dans les deux cas, en revanche, les données se rapportant aux inculpations pour coups et blessures, en fait le crime de violence le plus fréquent, suggèrent que les femmes ne le cédaient guère aux hommes quant à leur propension à faire le coup de poing.
Formes et fonctions de la violence féminine
17Les dépositions des différents protagonistes (accusation, défense, témoins, police) lors des procès, ou les récits des affaires publiés dans les journaux, permettent d’aller au-delà de ces seules indications statistiques et d’apprécier la façon dont la notion de gender vient moduler ces comportements violents.
18On remarque tout d’abord la persistance des habitudes de violence en dehors du cercle familial. Ce sont, par exemple, des femmes jugées pour « vol avec violence », avec un ou deux autres complices masculins : un individu, seul et, de préférence, éméché, se fait accoster par une professionnelle ; on discute, on s’entend sur les conditions, et le couple s’éloigne à la recherche d’un endroit sombre et isolé ; surgissent alors les acolytes de la dame, qui saisissent le client et le dépouillent de ses objets de valeur. La présence de femmes, à égalité ou presque avec les hommes, dans les cas de coups et blessures rappelle aussi l’existence dans les milieux populaires d’une agressivité féminine très facilement extériorisée : c’est la street pest (littéralement : la « casse-pieds des rues »), ou encore les semblables de « Biddy la Surineuse », évoquée dans les souvenirs d’Arthur Harding11.
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23Note
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25Cependant, le foyer fait figure, tout au long de la seconde moitié du xixe siècle, d’ultime refuge d’une violence dont les causes et les manifestations se ramènent à un nombre restreint de scénarios, souvent invariants d’un bout à l’autre de l’échelle sociale. Les tensions affectives au sein du couple, et notamment la question de la fidélité des partenaires, qui semble revêtir une importance beaucoup plus grande dans les milieux populaires qu’on a pu parfois le supposer, arrivent en premier lieu : le fait, pour une femme, d’aller arracher son mari (ou compagnon) des griffes d’une autre femme, que ce soit au pub ou au domicile de celle-ci, était une pratique fort courante, quitte à susciter une rixe qui pouvait s’achever tragiquement. L’abus d’alcool était un autre élément générateur de troubles. Fréquentes, également, les affaires qui relèvent de ce que l’on pourrait qualifier de réaffirmation des règles de l’économie morale domestique, c’est-à-dire, pour chacune des parties, la défense, à l’intérieur de la cellule familiale, des prérogatives découlant d’un ensemble de normes, de droits et de devoirs généralement considérés comme incombant à chaque sexe. Ainsi, la gestion des finances familiales est souvent source de tensions : en cas de difficultés matérielles, le recours au prêt sur gage (pawning), fréquente « stratégie de survie » dans les milieux populaires12, pouvait susciter l’ire de l’époux et justifier, à ses yeux, les coups qu’il portait à sa femme. D’autres disputes naissent à propos du montant du « salaire » (l’expression est couramment utilisée par les contemporains) que le mari prélevait sur sa paye et remettait à sa femme pour faire vivre la maisonnée13 ; qu’il tînt les demandes de celle-ci pour excessives, qu’elle s’interrogeât sur le montant exact du salaire ramené à la maison, ou désapprouvât la proportion que le mari se réservait pour ses plaisirs personnels (boisson, tabac, courses), et les conflits étaient pratiquement inévitables, le chef de famille se sentant confronté à une mise en cause de son autorité. Ou encore, le mari qui frappe sa femme jusqu’au sang, voire jusqu’à ce que mort s’ensuive, parce qu’elle est absente du domicile lorsqu’il rentre chez lui, qu’elle soit au pub ou chez des voisines, parce que le repas n’est pas préparé, ou que la nourriture n’est pas à son goût, exprime ainsi le souci de la réputation de son home. Le rétablissement de l’autorité maritale sur le foyer prenait diverses formes, des violences verbales aux brutalités physiques, en passant par les insultes et les menaces de mort destinées à amener le conjoint rebelle à résipiscence, ou la violence psychologique dans les familles des classes moyennes14.
26L’image d’un déchaînement aveugle de violence méconnaîtrait pourtant le complexe équilibre des relations au sein des ménages victoriens : un clivage essentiel existait en effet entre une violence, sinon tenue pour « acceptable », du moins acceptée, et celle qui ne l’était pas. Les autobiographies citées par Joanna Bourke dans son analyse des cultures ouvrières15 montrent que les femmes elles-mêmes tenaient le fait d’être battue par leur mari comme étant dans la nature des choses, chaque manquement à l’ordre domestique devant être sanctionné. Celui qui ne se conforme pas à ces rôles sociaux – par exemple en étant trop doux avec son épouse – risquait de voir son statut de mari, sinon même d’homme, remis en question. C’est aussi ce que suggère l’attitude exprimée par de nombreuses femmes dans l’enceinte du tribunal : dans ses souvenirs, le magistrat Thomas Saunders relève également que la plupart des épouses battues, qui portent plainte contre leur mari, ne viennent pas ensuite à l’audience ou, si elles le font, tentent de lui trouver des excuses,
disant que c’était elle la fautive, qu’elle l’avait grandement provoqué, ou qu’il ne la maltraite que lorsqu’il a bu, mais qu’il n’y a pas de meilleur mari lorsqu’il est sobre16.
27Il faut bien sûr faire la part des difficultés auxquelles se heurtait inéluctablement une femme séparée de son mari – les problèmes financiers, mais aussi le regard mi-commisérateur, mi-condescendant de l’entourage –, mais ces attitudes apparaissent comme autant de traductions du principe largement répandu dans les couches populaires qu’il valait mieux « un mauvais mari que pas de mari du tout »17.
28En revanche, lorsque l’homme « n’est pas dans son droit »18, la femme considère qu’elle est fondée à résister. Cette résistance est parfois, voire souvent, physique. Il faut en particulier se défaire de l’idée d’un avantage physique systématique en faveur des hommes : le dur labeur des femmes, domestique et/ou à l’usine, les amenait à développer une force musculaire qui pouvait leur permettre au moins de faire face, sinon de l’emporter en cas d’altercation. D’autres ne font que « résister », réagir à la violence du mari et recourir aux mêmes méthodes pour rétablir un certain équilibre ou protéger leur intégrité physique.
Les femmes et la justice à l’époque victorienne : the « not-so-vanishing female »19
29Autre idée à nuancer : la « disparition » progressive des femmes du processus de pénalisation. Ainsi, le cas londonien (tableau 7) fait certes apparaître une progression sensible des acquittements entre 1860-1861 et 1910–1911, et en particulier pour les crimes de violence ; les condamnations à la peine capitale demeurent exceptionnelles, et toutes sont d’ailleurs commutées en détention à vie ; les peines de prison courtes (inférieures à un mois) tendent à être plus nombreuses, essentiellement, toutefois, pour des crimes « mineurs » (fausse monnaie, petits vols).
30Nuançons, cependant : le gros des peines de prison prononcées allait de quelques mois à plusieurs années, avec, à l’occasion, des manifestations de sévérité qui peuvent impressionner, notamment pour les récidivistes : en 1910, une marchande de fleurs, une fabricante de boîtes et une blanchisseuse furent jugées conjointement pour vol, et respectivement condamnées à 20, 22 et 6 mois de prison ; le fait que les deux premières aient été condamnées plus de douze fois auparavant constitua à l’évidence un élément déterminant dans le verdict. Plus généralement, on remarquera la persistance d’une proportion significative de peines de prison supérieures à un an. Ceci peut être interprété comme une volonté, de la part des juges comme des jurés, d’acquitter les femmes dont la culpabilité n’était pas établie, mais de punir les autres plus sévèrement.
31Les statistiques judiciaires nationales (tableaux 8 et 9) illustrent les mêmes limites du traitement soi-disant plus bienveillant des femmes par les tribunaux : si leur proportion dans l’ensemble des délinquants poursuivis, tant au niveau correctionnel (non indictable offences) qu’en assises (indictable offences), décroît effectivement (tableau 8), ce recul s’avère limité, alors que la proportion des femmes disculpées chute dans le même temps sensiblement, confirmant la tendance mise en évidence par le cas londonien (moins de femmes jugées, mais davantage de femmes condamnées).
32Même remarque pour les verdicts rendus par les summary jurisdictions20 (tableau 9) où, pourtant, on aurait pu s’attendre à rencontrer la plus grande propension à la bienveillance, ne serait-ce qu’en raison de la plus grande proximité entre le juge et les justiciables de son ressort. Le rapport hommes-femmes demeure pratiquement inchangé au cours de la seconde moitié du xixe siècle (5 hommes condamnés pour 1 femme, ratio certes faible mais qui ne montre aucune diminution), et la proportion de femmes condamnées croît significativement, de un sur deux à trois sur quatre. La répartition des condamnations par type de délits est également suggestive : la proportion des cas d’ivresse sur la voie publique est toujours plus élevée, tandis que celle des agressions, du racolage ou du vol est en diminution. Ceci conduit à sensiblement nuancer les considérations habituelles, selon lesquelles les femmes auraient été principalement condamnées pour des infractions considérées comme « typiquement » féminines : si un quart, puis plus du tiers des femmes condamnées le sont pour ivresse sur la voie publique, c’est qu’elles sont, au même titre que les hommes sinon plus (cf. les pourcentages correspondants), la cible des campagnes anti-alcooliques engagées dans la seconde moitié du siècle21. La proportion des femmes condamnées pour agression est également élevée (c’est le deuxième chef d’accusation par ordre décroissant), plus élevée d’ailleurs que celle des hommes (en 1860 : 17,8 % des femmes contre 12,6 % des hommes ; en 1890 : respectivement 9,5 % et 5,8 %), alors que le racolage ou les vols – délits supposés typiquement féminins – arrivent loin derrière.
33Note*
34On ne saurait mieux illustrer les réactions des Victoriens confrontés au phénomène de la délinquance féminine, qui leur renvoyait une image de la femme en bien des points différente de leurs préjugés. Les archives ne livrent finalement guère d’exemples de ce que nous avons qualifié plus haut de double standard à rebours ; en règle générale, s’il y a (un peu) moins de femmes traduites en justice, celles qui le sont ont de plus grandes probabilités d’être condamnées. Ceci tient en particulier au type d’infractions pour lesquelles les femmes étaient le plus susceptibles d’être poursuivies : les atteintes aux personnes. La part des actes de violence dans la criminalité féminine doit en effet être réévaluée, et le fait que ces comportements soient de plus en plus incriminés au cours de la période victorienne n’est pas sans ressembler à une « offensive civilisatrice », destinée à inculquer des modèles de comportements plus conformes à l’« idéal féminin » à une population féminine parfois récalcitrante.
Notes de bas de page
1 Samuel (R.), East End Underworld. Chapters in the Life of Arthur Harding, Londres, Routledge, 1981, p. 107.
2 Cf. par exemple Muchembled (R.), « Anthropologie de la violence dans la France moderne (xve- xviiie siècle) », Revue de Synthèse, 108, 1987, p. 40 ; Johnson (E. A.) et Monkkonen (E. H.) (dir.), The Civilization of Crime. Violence in Town and Country since the Middle Ages, Chicago, Universityof Illinois Press, 1996, p. 13 ; Spierenburg (P.) (dir.), Men and Violence. Gender, Honor and Rituals in Modern Europe and America, Columbus, Ohio University Press, 1998, et, du même, « Long-TermTrends in Homicide. Theoretical Reflections and Dutch Evidence, 15th to 20th Century », in Johnson (E. A.) et Monkkonen (E. H.) (dir.), The Civilization of Crime…, op. cit., et « How Violent Were Women ? Court Cases in Amsterdam 1650-1810 », in Crime, Histoire et Sociétés, 1, 1, 1997, p. 12-13, dont les considérations dépassent largement le seul cas néerlandais.
3 Pour de plus amples développements sur ce thème (entre autres), nous nous permettons de renvoyer à Chassaigne (Ph.), Ville et violence dans la Grande-Bretagne victorienne (1840-1914), thèse d’habilitation à diriger des recherches, Université de Paris 4-Sorbonne, 2000 (à paraître), notamment chap. 4 à 6.
4 Cf. Lombroso (C.) et Ferrero (G.), La Femme criminelle, Paris, Alcan, 1895.
5 Cf. Pike (L. O.), History of Crime in England, Londres, Smith, Elder, 1876, ou encore Morrison (W. D.), Crime and its Causes, Londres, Swan Sonnenschein, 1891.
6 Voir une synthèse dans Heindensohn (F.), Crime and Society, Londres, Macmillan, 1989, chap. 5 passim.
7 Greenberg (D. F.), « The Gendering of Crime in Marxist Theory », in Greenberg (D. F.) (dir.), Crime and Capitalism, Philadelphia, 1995, p. 429. Voir aussi Feeley (M.) et Little (D.), « The Vanishing Female : the Decline of Women in the Criminal Process, 1687-1912 », Law and Society Review, 4, 25, 1991, et Feeley (M.), « The Decline of Women in the Criminal Process. A Comparative History », Criminal Justice History, 15, 1994, p. 235 et suiv.
8 Au sens originel, le double standard, ou « double niveau de moralité », est la conception selon laquelle l’homme et la femme ne relèvent pas des mêmes critères moraux, ces derniers étant plus stricts pour celle-ci que pour celui-là. Plus généralement, l’expression traduit l’état d’infériorité dans laquelle les Victoriens tenaient les femmes ; dans le domaine qui nous intéresse ici, les actes délictueux perpétrés par une « inférieure » auraient été de moindre importance que ceux commis par un homme.
9 Newton (R.), Victorian Exeter, Leicester, 1968, p. 68.
10 C’est-à-dire, on le sait, l’ensemble des infractions notifiées à la police, qui n’est lui-même qu’une partie de la criminalité réelle. Seule une fraction de la criminalité apparente débouche sur des poursuites judiciaires en assises.
* 1841 non disponible.
1 assassinat, tentative d'assassinat, homicide involontaire, coups et blessures, tentative de suicide, avortement, incendie criminel.
2 possession illicite de matériel, fabrication et utilisation de fausses pièces.
3 tous types de vol, cambriolage, recel, détournement de fonds.
11 Né en 1886 dans le quartier londonien d’Old Nichol (le « Jago » d’Arthur Morrison), Arthur Harding fut dans les années 1910 et durant l’entre-deux-guerres à la tête de plusieurs gangs de voleurs opérant tant à Londres que dans le reste du pays. Ses souvenirs ont été recueillis et publiés en 1981 par Raphael Samuel sous le titre East End Underworld. Chapters in the Life of Arthur Harding(Londres, Routedge, 1981).
* non disponible : les Criminal Statistics ne séparent pas crimes et délits pour ces deux types d'infractions
* disponible seulement pour les condamnés.
** murder, attempted murder et manslaughter.
12 Cf. Tebbutt (M.), Making Ends Meet. Pawnbroking and Working Class Credit, Londres, 1984.
13 Bourke (J.), Working-Class Cultures in Britain 1890-1950, Londres, Routledge, 1994.
14 Hammerton (A. J.), Cruelty and Companionship. Conflict in 19th Century Married Life, Londres, Routledge, 1992, cite plusieurs cas d’épouses exclues de la table familiale, obligées d’effectuer des tâches domestiques et plus généralement reléguées à une place inférieure dans la famille (cf. p. 113-115).
15 Bourke (J.), Working-Class Cultures, op. cit., p. 72-74.
16 Saunders (Th.), Metropolitan Police Court Jottings, Londres, 1883, p. 18.
17 Gillis (J. R.), For Better, For Worse. British Marriages, 1600 to the Present, Londres, 1985, p. 231.
18 Cité par Bourke (J.), Working-Class Cultures, op. cit., p. 73.
19 Pour reprendre le titre de l’article de Malcom Feeley, « The Vanishing Female », loc. cit.
20 Tribunaux composés d’un magistrat qui juge « sommairement », c’est-à-dire rapidement et sans jury, les délits. Ces instances ont eu à traiter de plus en plus de crimes tout au long du xixe siècle, ce qui constitue le pendant à la correctionnalisation croissante des infractions que l’on constate en France à la même époque.
21 Voir l’ouvrage classique de Harrison (B.), Drink and the Victorians, Oxford, University Press, 1971.
* (entre parenthèses : pourcentage correspondant pour les hommes).
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