Conclusion
p. 233-236
Texte intégral
1Au terme de cette étude sur une époque charnière marquée par de multiples bouleversements, nous avons parcouru près d’un siècle d’exploration et de vie scientifique, arpenté quatre continents à la rencontre de peuples et de groupes sociaux extrêmement variés, à la lumière de la curiosité et de l’immense travail d’un personnage souvent inattendu.
2La superposition entre une période chronologique caractérisée par un fort processus d’évolution, notamment dans les domaines scientifique, politique, technique et culturel, et l’élaboration d’un parcours individuel avec des composantes similaires semble désormais plus pertinente. L’observation à l’échelle d’une société et l’observation à l’échelle d’un homme se rejoignent, se complètent et s’enrichissent, jusque dans leurs singularités. L’historien Paul Veyne a validé cette approche historique qu’il compare opportunément à la démarche d’un naturaliste :
« L’histoire s’intéresse à des événements individualisés […] : elle cherche à les comprendre, c’est-à-dire à retrouver en eux une sorte de généralité ou précisément de spécificité. Il en est de même pour l’histoire naturelle : sa curiosité est inépuisable, toutes les espèces comptent pour elle et aucune n’est de trop mais elle ne se propose pas de faire jouir de leur singularité. […] On est passé de la singularité individuelle à la spécificité, c’est-à-dire l’individu comme intelligible (c’est pourquoi spécifique veut dire à la fois général et particulier) […] L’historien est le naturaliste des événements1. »
3Du voyageur naturaliste à l’explorateur scientifique en contexte colonial, Alfred Grandidier traduit par la spécificité de son parcours l’évolution générale du métier au cours du siècle.
4Lorsque nous tentons un bilan de cette étude et que nous cherchons à définir le « métier » d’explorateur scientifique en France au xixe siècle, à la lumière de la trajectoire d’Alfred Grandidier, si bien accordée à son temps qui nous a servi de fil conducteur, que faut-il retenir ?
5Nous avons découvert à quel point une expédition scientifique est un parcours d’obstacles dès avant le départ et nécessite en général une longue et minutieuse préparation. Nous avons mis en exergue la professionnalisation progressive de l’explorateur scientifique et la mise en place d’une formation spécifique, notamment sous l’impulsion du Muséum national d’histoire naturelle. Le parcours d’Alfred Grandidier nous a rappelé à quel point le voyageur demeure en quelque sorte prisonnier de sa culture d’origine et que son jugement, même s’il se revendique objectif car scientifique, est en fait toujours affecté d’un biais ontologique. Les voyages d’Alfred Grandidier autour du monde ont également mis en lumière les entraves liées aux conditions politiques locales mises sur le chemin du naturaliste, en plus des difficultés d’ordre climatique, matériel ou sanitaire. Nous avons relevé l’importance cruciale de l’équipe qui entoure le voyageur scientifique, ainsi que ses informateurs sur le terrain. En suivant Alfred Grandidier au cours de ses pérégrinations, nous avons mieux compris les multiples tâches quotidiennes effectuées par l’explorateur, les conditions de ses prises de notes et nous avons insisté sur les relations qu’il entretient avec les populations qu’il est amené à rencontrer. Nous avons aussi évoqué la carrière sédentaire d’un voyageur, qui fait suite à ses déplacements, c’est-à-dire comment il publie ses résultats, comment il doit se créer un avenir au sein des sociétés savantes telles que l’Académie des sciences, la Société de géographie ou encore le Muséum d’histoire naturelle en définissant son « pré carré » scientifique. L’exemple d’Alfred Grandidier nous a enfin donné l’occasion d’évoquer l’implication politique d’un ancien explorateur, qui déborde la stricte étude scientifique. En effet, loin de rester dans sa tour d’ivoire, le savant de renom effectue des choix et pèse sur l’avenir de son pays et sur celui des régions qu’il a contribué à faire découvrir à ses concitoyens.
6Par petites touches, cela nous permet de dresser une sorte de portrait-robot du voyageur scientifique de la seconde moitié du xixe siècle, en France. Mais cela nous invite également à aller plus loin dans la réflexion en l’élargissant à la place du chercheur dans la société, hier comme aujourd’hui.
7Car, ainsi que nous l’avions indiqué en introduction, ce travail ne s’entend pas comme une somme sur Alfred Grandidier mais bien comme une invitation à poser un regard nouveau sur la carrière, l’œuvre et la vie tout entière d’un explorateur naturaliste en les replaçant dans leur contexte historique. Nous l’avons vu, Alfred Grandidier constitue un personnage intéressant par sa complexité même, mais aussi par l’étonnante actualité de certaines de ses idées, questionnements ou méthodes alors qu’il pouvait apparaître au premier abord comme une figure quelque peu poussiéreuse. Comment ne pas faire le lien, par exemple, entre son projet de développement économique par de grandes sociétés capitalistes bénéficiant d’importants avantages douaniers, inspiré par la Compagnie de Madagascar et autres entreprises d’ordre colonial, et la privatisation d’immenses territoires par des firmes étrangères, phénomène qui a conduit la population malgache à se révolter à partir de 20082? Les interrogations et réflexions d’Alfred Grandidier autour des désirs souvent antinomiques de la préservation d’une culture traditionnelle d’une part, et de l’intégration d’une communauté dans le monde moderne et globalisé d’autre part, continuent d’agiter les scientifiques aussi bien que la société civile. Elles font écho, au-delà des prestigieux travaux de Levi-Strauss, aux dilemmes qu’affrontent par exemple des gouvernements et des ethnologues après la « découverte » de populations isolées jusqu’à ce début de xxie siècle, précisément dans des régions visitées par Grandidier3.
8Les thèmes d’investigation au sujet d’Alfred Grandidier nous paraissent encore nombreux et parfois brûlants d’actualité car nombre de problématiques soulevées par sa carrière scientifique au xixe siècle ne sont pas dépassées. Une relecture de ses travaux par des chercheurs hors du domaine historique serait sans doute enrichissante, en particulier pour ceux qui œuvrent dans les mêmes champs disciplinaires et sont confrontés à des écueils similaires. Plusieurs des recherches scientifiques initiées par Alfred Grandidier et ses réseaux connaissent une véritable postérité, qu’il s’agisse du recensement de la faune et de la flore malgaches, du questionnement sur les origines du peuplement de Madagascar ou encore de l’analyse des fossiles, travaux qui sont toujours en cours. De même, sa volonté d’utiliser les technologies récentes au service de la science et son goût pour la transversalité et le dialogue entre les disciplines sont des attitudes valorisées dans une carrière menée au xxie siècle.
9Cependant, contrairement aux savants du xixe siècle, les scientifiques d’aujourd’hui, contraints de reconsidérer le lien logique qui semblait réunir si intimement science et progrès, doivent apprivoiser le doute. Dans un monde dont nous savons désormais la finitude des ressources mais également l’infinie richesse des cultures humaines et de la biodiversité, notre travail se voudrait une contribution à la démarche des chercheurs qui souhaitent accorder davantage de place à l’épistémologie, à la réflexion sur les buts, les moyens et les résultats de l’investigation scientifique, autant qu’à l’élaboration de modes plus pertinents de partage du savoir. Comment garder intacte la curiosité qui pousse l’humanité à approfondir ses connaissances sans hypothéquer son avenir ?
Notes de bas de page
1 Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Le Seuil, 1971, p. 81, 85.
2 Le roi Radama II en 1862 avait offert sa terre et ses réserves minières à l’exploitation et à la gestion par la Compagnie de Madagascar, à des conditions extrêmement avantageuses, en contrepartie de la création de routes et d’infrastructures. Alfred Grandidier a proposé un plan similaire à la fin du xixe siècle mais sans monopole. Le gouvernement malgache a repris ce principe et confié 1,3 million d’hectares à Daewoo (Corée du Sud) en novembre 2008. Ce cas de privatisation de toute une partie du territoire, de ses ressources et de sa population n’est pas unique. En effet, la société Sinama (Chine) a obtenu des terres à Nosy-Be, Landmark (Inde) et Tozzi Green (Italie) ont reçu d’immenses territoires au centre de l’île et Varum (Inde) a obtenu un important monopole minier à Madagascar également.
3 On peut penser aux Ashaninka entrés en contact avec des villageois brésiliens pour la première fois seulement en 2014, parmi d’autres populations amazoniennes vivant en autarcie entre le Brésil et le Pérou, mais aussi aux Sentinelles des îles Andaman, dans le golfe du Bengale, qui souhaitent se protéger de toute incursion extérieure.
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Profession explorateur
Ce livre est cité par
- Sussman, Sarah. (2018) Recent Books and Dissertations on French History. French Historical Studies, 41. DOI: 10.1215/00161071-4323013
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