Paris la Belle (1928-1959) : trente ans, le temps d’un court
p. 271-280
Texte intégral
1La paternité de Paris la Belle ne doit pas être attribuée trop rapidement au seul Pierre Prévert. L’idée d’un reportage sur Paris naît bien dans l’esprit de ce dernier, mais ce film est avant tout une œuvre collective élaborée au fil du temps. Si les premiers mètres de pellicule de ce « projet capital1 » ont été impressionnés aux mois de juillet et août 1928, les derniers coups de ciseaux n’ont été donnés qu’en 1959. Comme pour souligner avec humour la longue histoire de ce film, Pierre Prévert résume ainsi la genèse de ces 22 minutes de cinéma : « Je suis peut-être le réalisateur le plus lent qui ait jamais existé. Il m’a fallu trente ans pour réaliser un court métrage2. » Ces trente années ont finalement permis à Jacques Prévert de s’impliquer davantage dans l’élaboration de Paris la Belle. À l’origine, scénariste dilettante d’un documentaire sur les Parisiennes des années 20, il devient l’auteur d’un commentaire ludique et brillant qui redonne vie au film à la fin des années 50. Avec maturité, son écriture imagine une suite de stratégies qui réveille les plans juvéniles de 1928 dans le montage adulte de 1959.
2En 1926-1927, Pierre Prévert est projectionniste et vendeur d’affiches pour une maison de distribution, les Films Erka-Prodisco. Aussi surprenant que cela puisse paraître, cette qualité de technicien lui vaut alors, aux yeux de ses amis de la rue du Château3, une certaine autorité en matière de réalisation. Selon ces jeunes gens, qui ne sont encore que de simples amateurs, Pierre est le seul à témoigner par ses actes d’une envie réelle de caméra et de tournage. Son ami Marcel Duhamel est très vite séduit par le projet qui lui est présenté : promener une caméra dans quelques quartiers de la capitale, afin de peindre un portrait audiovisuel des femmes de Paris. Enthousiaste, ce dernier se charge de trouver un commanditaire qu’il présente comme quelqu’un de très bien placé sur le marché international4. Ce contact incite les deux hommes à se tourner vers Berlin, ville où, toujours d’après Duhamel, le scénario se vendra plus facilement. Mais le projet échoue et le mystérieux commanditaire abandonne la partie. Les Prévert garderont d’ailleurs un souvenir quelque peu amer de cette défection de dernière minute.
Les femmes des quartiers
3Le projet, qui ne s’intitule pas encore Paris la Belle mais Paris Express5, essuie donc un premier revers. Mais c’est sans compter sur la résolution de Duhamel (aussi ferme que récente) de se lancer dans une carrière artistique. Surnommé non sans malice « le mécène » par Jacques Prévert, il entend en effet produire son premier film et, pour ce faire, fonde sa propre société de production, Roebuck-Films. Celle-ci, même modeste et sans grande prétention, permet à Paris Express de voir le jour coûte que coûte. Duhamel et Pierre Prévert sont alors les deux producteurs du projet. C’est à ce moment que Jacques Prévert entre en scène pour développer l’idée de son frère cadet. Il apporte l’idée maîtresse du film à venir : plutôt que d’imiter André Sauvage qui réalise en 1928 ses Études sur Paris, il choisit de préférer les Parisiennes à la ville lumière elle-même, privilégiant de façon délibérée le mouvement et la légèreté des femmes. Jacques Prévert explique : « Pour moi, Paris, c’était d’abord les quartiers que je préférais, avec le moins possible de monuments, et le plus possible de femmes dans les rues de tous ces quartiers6. » Le temps de quelques pas devant des vitrines, la caméra accompagnera donc une première jeune femme, avant de la quitter pour en suivre une deuxième trottinant un peu plus loin, jusqu’à ce que cette dernière disparaisse à son tour au coin d’une ruelle, et ainsi de suite… « La beauté de Paris, c’est celle de ses filles, laissant loin derrière elles celle des monuments, et quand elles passent place Vendôme, ces jolies filles, le César romain sur son perchoir de bronze, qui le regarde, qui se soucie de lui ? » remarque, par la voix d’Arletty, le commentaire de Jacques Prévert pour Paris la Belle.
4Les prises de vues présentent ces jeunes femmes au gré de leurs déambulations quotidiennes, guides inconscientes d’un joyeux groupe d’opérateurs de cinéma. Elles entraînent ainsi derrière elles Man Ray et son assistant Jacques-André Boiffard. Au début réticentes, elles acceptent progressivement de se laisser accompagner par leurs travellings latéraux. À la lisière du cadre, les opérateurs semblent leur donner le bras pour faire quelques pas à leurs côtés. Séduits, ils ne vont cesser de poursuivre de leurs ardeurs cinématographiques le sourire de ces demoiselles des années folles. L’élan amoureux qui se dégage de ces plans s’explique sans doute par la présence à l’image de Gazelle Bessières, Simone Prévert, Jeannette Tanguy et Nadia Léger, les compagnes respectives de Marcel Duhamel, Jacques, Yves et Fernand.
5Toutefois, malgré l’enthousiasme de ces derniers, l’ensemble de 1928 n’a pas connu de réelle carrière à l’époque. Si Pierre Prévert évoque le caractère longtemps confidentiel de Paris Express, en disant qu’il « est toujours resté dans les tiroirs7 », Jacques Prévert nuance en expliquant, comme s’il parlait d’un enfant, qu’il « est sorti… une fois… tout seul… puis on l’a fait rentrer… à la maison… dans la boîte8 ». Les toutes premières projections devant le cercle des amis de toujours n’ont donc pas été les seules. Ainsi, dans l’émission Mon frère Jacques, Jacques Prévert rappelle implicitement qu’en 1928, le film est également sorti au Studio des Ursulines9. La version remaniée, quant à elle, a été distribuée normalement dans les salles. Complément du Candide ou l’optimisme au xxe siècle de Norbert Carbonnaux, le court métrage sort en décembre 1960 et bénéficie ensuite du succès commercial de l’adaptation cinématographique du conte philosophique bien connu.
La danse du souvenir
6Après le premier rendez-vous timide avec le public des années 20, quelques circonstances favorables ont en effet permis au film de connaître une véritable exploitation en salle. En 1958, les frères Prévert revoient Paris Express grâce à Henri Langlois, qui, tombé sous le charme du film, avait décidé de le projeter à la Cinémathèque française. Ils émettent alors le souhait de poser une musique et un commentaire sur ces anciennes images, qui réveillent chez eux de réelles émotions. Si le premier essai avait été tourné à la sauvette en 1928, c’est le producteur Anatole Dauman, gage de sérieux, qui accède à leur désir et relance le film trente ans plus tard. Pour éviter que le court métrage ne prenne l’apparence d’un film d’archives, Dauman demande que des images en couleurs soient également ajoutées. Ainsi, les images de Sacha Vierny, Marc Champion et André-Georges Brunelin tournées durant l’été 1959, la musique de Louis Bessières et le commentaire de Jacques Prévert créés pour la seconde version contribuent de la même manière à l’actualisation du film.
7C’est à ce moment-là que Paris Express devient Paris la Belle, et avec ce nouveau titre commence une nouvelle vie. Dans le film de 1959, ce sont les mots de Prévert qui donnent leur rythme à la danse des images et au mouvement des corps. Le commentaire du poète accentue encore le charme et l’apparente innocence des jeunes femmes en noir et blanc de 1928 qui portent un « manteau de fou rire sur leurs robes imprimées », émues d’être l’objet de toutes les attentions, tentant d’échapper à l’objectif en disparaissant au coin d’une rue. En 1959, le naturel et la spontanéité ont laissé place à une conscience très perceptible de ce qu’est le cinéma, et les femmes jouent alors à faire l’actrice, feignant de ne pas voir l’appareil de prises de vues. Oubliés, les coups de coude complices et les nombreux fous rires qui font tout le charme de la première série de plans…
8Dans la version retravaillée, le montage, confié à Henri Colpi et son assistante Jasmine Chasney, mêle séquences noir et blanc et séquences en couleur, guidé avec bonheur par la géographie intime que façonne le commentaire de Prévert. Si l’esprit de 1928 était cinématographique, celui de 1959 est plus littéraire. En trente ans, le but recherché s’est déplacé : la quête de l’improvisation réussie a cédé la place à la formulation bien sentie. Au fil du temps, la cristallisation de ces deux approches a permis à Paris la Belle de devenir un étonnant documentaire poétique. Le film oscille désormais entre l’improvisation en noir et blanc de 1928 et le dialogue subtil et haut en couleur qui s’instaure entre les images et la voix off de 1959. La musicalité si singulière de la voix d’Arletty ajoute un savoureux mélange de gouaille, de tendresse et de malice. La musique des voix joue ainsi un rôle déterminant : le timbre féminin d’Arletty et les timbres masculins de Prévert et du chanteur Xavier Depraz se répondent avec une grande fluidité, entre chansons et poèmes.
9On peut juger bien sûr que les images en couleur ne supportent guère la comparaison avec l’élégance et le charme nostalgique du fragile noir et blanc des années 20. Le procédé Eastmancolor et son rendu si particulier y sont-ils pour quelque chose ? Peut-être. Mais les mouvements de caméra n’ont pas non plus la même qualité en 1928 et en 1959. Différence de poids. Les femmes et le Paris des années 20 nous entraînent en effet dans un tourbillon de vie, que l’on ne retrouve plus trente ans après. Sans cesse en mouvement, la caméra de 1928 est embarquée sur divers moyens de locomotion qui parcourent la ville sans répit. Non sans audace, elle s’installe hardiment à l’avant du métro. Ou bien elle monte à bord d’une embarcation fluviale, et l’image se met à tanguer doucement. Un fondu enchaîné appuyé vient alors accentuer l’effet de trouble visuel : les deux plans mêlés ont du gîte, mais dans des temps décalés, ce qui suscite une impression de vertige, comme un léger mal de mer. Quand la caméra revient sur la terre ferme, c’est pour monter à nouveau sur un manège de fête foraine, avant de jouer avec les faisceaux de lumière qui dansent dans l’obscurité du tunnel du canal Saint-Martin. Dans le même temps, le commentaire participe à sa manière de cet élan, passant des grands express européens aux taxis, du métro aux bateaux-mouches, des voitures aux chevaux, des chars des bouchers à « la mort qui roule encore carrosse ». Et l’on comprend alors que la métaphore liminaire du poète – « Le temps passe, les trains partent, reviennent. Les gares les attendent » – contenait déjà toutes les promesses de ce film en mouvement, ce train d’images qui a voyagé de regard en regard.
L’autoportrait du poète
10Loin d’être un simple documentaire sur le type féminin des quartiers parisiens, le film, grâce à son commentaire, nous mène finalement sur les traces familières de l’enfance des Prévert. Les quartiers traversés sont ceux qu’ils connaissent par cœur et qui les ont vus grandir. Si le funiculaire de Belleville, la grande roue et les petits bals de Suresnes croisés dans Paris la Belle hantent aussi les biographies et les récits d’enfance des Prévert, le texte du film ranime encore ces obsédants « ânes de Robinson » qu’une célèbre photographie nous montre portant fièrement sur leur dos les trois petits frères Prévert. Ainsi, le texte dessine en creux le portrait de son auteur. Il fourmille d’indices passionnants qui racontent l’homme sans jamais le dire. Pour ce faire, Jacques Prévert tient, un peu rapidement sans doute, le pari de la connivence avec le spectateur qui écoute ses mots. Il oublie que cette complicité ne s’acquiert pas d’emblée, mais se mérite. Les raccourcis allusifs ne parviennent pas tout de suite à faire entendre le développement contenu dans les fulgurances du poète. Reste que, si l’étendue implicite du souvenir nous échappe momentanément, elle se manifeste tout de même pour nous intriguer de plus belle.
11Prenons l’exemple du chevalier de La Barre. Le temps d’un insert, on peut lire, inscrit sur le socle d’une statue, le nom de cet homme torturé et décapité à dix-neuf ans pour ne pas avoir salué une procession de capucins. Comme le souligne un Voltaire indigné dans l’article « Torture » de son Dictionnaire philosophique, cet événement n’a pas eu lieu au Moyen Âge, mais au xviiie siècle. Il semble logique que ce personnage irrévérencieux vis-à-vis des religieux se soit attiré la sympathie de Prévert, et l’emplacement ironique de sa statue ne pouvait lui échapper : « Cette statue était encore debout sur son socle… à Montmartre, au pied du Sacré-Cœur. » Choisir de s’attarder sur ce nom, pour mettre en lumière l’histoire de cet homme, n’est pas un geste anodin de la part de Prévert. Ce faisant, le poète cherche à nous rappeler qu’il est un héritier moderne du chevalier de La Barre. Mais le film ne s’autorise guère la redondance entre l’image et le son. La filiation est discrète, allusive. La voix désigne la statue par un simple adjectif démonstratif qui, pour le public connaissant les lieux filmés, suffit sans doute : « Cette statue10… »
12Le texte de Paris la Belle est ainsi une immersion dans un espace particulier et des époques bien précises. Très vite, le spectateur comprend qu’il lui faut acheter son billet pour monter dans ce train vers Paris la Belle. La série documentaire belge de Pierre Prévert Mon frère Jacques (1961) peut en ce sens constituer un laissez-passer efficace. C’est un témoignage limpide de la « fraternité fraternelle11 » de Jacques et Pierre et des amitiés sincères de la première heure. Cependant, comme retenus par la force impressionnante du lien tissé entre eux, nous n’avons jamais le sentiment de nous immiscer dans le groupe. Devant Mon frère Jacques, il nous reste la possibilité d’observer les gestes et les regards. Nous écoutons les phrases commencées par l’un et finies par l’autre, et nous achevons de faire connaissance avec les différents protagonistes de la longue aventure Paris la Belle. Ces derniers viennent en effet, les uns après les autres, échanger leurs souvenirs de tournage devant la caméra ; à nous ensuite de tirer les fils de ce témoignage pour que la bobine de notre court métrage se dévide et se révèle.
13Les images de 1959 cachent encore quelques hommages, plus amicaux, comme ce facteur de la séquence d’ouverture incarné par Marcel Duhamel, fondateur et directeur de la collection « Série noire » chez Gallimard. L’histoire veut que le titre de la collection soit né dans l’imagination de Jacques Prévert, d’où sans doute le second degré de la conversation entre les deux hommes. Quand le facteur demande avec un empressement maladroit si des livres policiers se trouvent dans le colis qu’il vient de déposer, et quand il précise qu’il aime les crimes car « ça distrait », c’est Duhamel lui-même, personnalité du monde de l’édition, qui est mis en scène, et non plus simplement l’improbable facteur. Il semble quitter le costume de son personnage ; il n’est plus alors un acteur mais un invité qui lance un clin d’œil dans le film de ses vieux amis. Sa présence est celle des fortes amitiés qui entourent Prévert : Duhamel était déjà, on l’a vu, producteur complice de l’aventure de 1928. Dès lors, le film actualisé (et transformé) reste encore un peu son film, celui qu’il a produit autrefois.
Le principe de la réminiscence : collage et décalage
14Grâce à l’ajout de cette séquence inaugurale du facteur, la forme de Paris la Belle fait subtilement allusion à sa genèse particulière. Le film s’ouvre sur des images d’un petit village des Alpes-Maritimes (Gréolières, que le film ne nomme pas explicitement) et sur les décors de l’arrière-pays. Le facteur Duhamel apporte son courrier à un père de famille (Jacques Prévert) qui se trouve dans son jardin, au côté de ses deux filles (incarnées par Catherine et Michèle Prévert, dans leurs propres rôles). Lorsque, comme tout droit sorti du film de Tati, Duhamel, l’un des « pères » des prises de 1928, s’empare des cartes postales de la famille Prévert, il emporte avec lui bien davantage que quelques photographies. Les cartes qui passent d’une main à l’autre suscitent les réminiscences, déclenchent un mouvement à travers le temps. Les quelques mots échangés sont alors comme des formules magiques qui permettent à Jacques et Marcel de redonner vie aux anciennes images de Paris Express. Et toute une époque se rappelle à leur bon souvenir.
15Reste que Prévert, dans cette Provence littéralement de carte postale, n’est pas dans l’univers qui, d’ordinaire, colle tant à son image. Prévert est un urbain. André-Georges Brunelin ajoute qu’il est « le poète-citadin par excellence », que « ses héros, ceux de ses poèmes comme ceux de ses films sont des ‘‘gens de la ville’’12 ». Alors, la rencontre du visage de Prévert avec cette Provence comme figée dans sa lumière et ses couleurs suscite une étrange (sur)impression. Le célèbre visage ne se fond pas dans le décor, il se superpose à lui, se découpe sur ces plans de l’arrière-pays et vient souligner une double idée, celle du collage et celle du décalage.
16L’idée du collage est présente d’emblée dans les affiches multicolores sur lesquelles s’inscrivent les noms du générique de début, puis autour du mot fin. Dans ce dernier plan, elles sont déchirées, abîmées par le ravage des jours et des mois, par les allées et venues à travers le temps, dans lesquelles le montage vient de les entraîner. Mais le collage – activité artistique à laquelle Prévert s’adonne à cette époque – se retrouve aussi dans l’usage qui est fait de l’album d’images de costumes de la Belle Époque, feuilleté par les deux petites filles dans le jardin. D’abord simplement juxtaposées à des dessins colorés sur les pages de l’ouvrage, les photographies en noir et blanc changent ensuite de nature et se révèlent être plutôt des photogrammes du film de 1928. Cet album de collage sert de déclencheur aux vagabondages temporels : d’une photographie, on passe à une image gelée dans laquelle le mouvement de la vie et du cinéma reprend tout à coup.
17Le collage conduit tout naturellement à l’idée de décalage. Les prises de vues de 1928 viennent d’un autre temps, mais elles viennent aussi d’un autre espace : le Paris capté en 1928 n’est évidemment pas le Paris filmé en 1959. S’amusant de ces sauts dans l’espace et le temps, le montage ne cesse d’établir des liens ludiques entre les deux époques. Dans le travail subtil d’un raccord, un garde-barrière, des voitures et des vélos traversent tout à la fois le pont de Crimée et les époques. Mais les raccords suscités par le montage n’annulent pas l’idée de décalage développée par la mise en scène. Lorsqu’il prend les cartes postales, le facteur Duhamel emporte avec lui, de façon poétique, les plans de 1928. Dans un geste paradoxal, il glisse les cartes dans sa sacoche pour enfin sortir les plans de Paris Express de l’obscur tiroir déjà évoqué. Le facteur est donc un messager qui sert de relais entre celui qui a choisi la carte et l’a écrite (l’équipe des opérateurs de 1928), et enfin, celui qui la reçoit quelques jours plus tard (le spectateur de Paris la Belle, trente ans après). Ainsi, dans le plan final, le facteur emporte dans sa sacoche les moments du passé. Dès lors, les deux jeunes femmes qu’il croise dans les hautes herbes de l’arrière-pays ne peuvent être que parisiennes en vacances. C’est du moins ce qu’il croit dans un premier temps, avant la petite pirouette finale à la Prévert qui les révèle portugaises. La vie continue, se décale à nouveau. Le relais est pris par ces femmes venues d’un autre pays, redonnant de la vigueur au mouvement commencé trente ans plus tôt.
Entre nostalgie et mélancolie
18Les images de Provence ressemblent à un décor figé et immuable, comme le souvenir agréable d’époques passées et révolues. Elles évoquent l’image gravée dans la mémoire, tranquillement déformée, pour être embellie au fil du temps. Le temps est ici suspendu pour les spectateurs du film comme pour cette famille en vacances. La Provence est ici vecteur de nostalgie, un état d’esprit qui sous-tend l’ensemble du projet de Paris la Belle. Mais ne s’agit-il pas plutôt de mélancolie, ce mal plus profond encore ? Pourtant, Prévert s’efforce de gommer dans son commentaire tout propos passéiste :
le facteur duhamel : C’était mieux avant ?
jacques Prévert : C’était différent.
19Le procédé de montage qui fait passer d’une image gelée à un plan en mouvement empêche la complaisance. Prévert et Duhamel acceptent tout à la fois de se souvenir et de vieillir. Reste que la mélancolie s’exprime librement dans le commentaire de Prévert, qui introduit l’idée de noirceur, en faisant appel à un réseau lexical bien sombre. D’une part, il recourt aux champs lexicaux de la guerre et de l’horreur : « Rue de la Paix. Elle n’a pas changé de nom, comme tant d’autres, après les hostilités. On ne pouvait tout de même pas l’appeler rue de la Guerre » ; « Et, debout sur leurs chars, comme Ben-Hur, les bouchers débonnaires et sanglants. » D’autre part, il évoque l’enfermement, la froideur et la mort : « À quoi bon s’enfermer pour rouler ? » ; « avant de s’enfoncer dans le noir quotidien [du métro] » ; « et des ouvriers de la liberté sont enterrés à ses pieds. Sous leurs tombes, d’autres ouvriers ont creusé un petit chemin d’eau secret » ; « l’eau […] reste un instant prisonnière des écluses » ; « Fantômas, le maître de l’épouvante […], lui rendit la monnaie de sa pièce : à la place de la sienne, la tête de l’acteur roula dans le panier… » ; « de temps en temps, un désespéré enjambait le garde-fou du pont des Suicidés ».
20Cette noirceur est aussi à l’œuvre dans les plans du film qui montrent un cimetière, des tombes et les calèches des pompes funèbres d’Aubervilliers. Remarquons cependant que l’attention de la caméra est finalement attirée par les fleurs posées sur les tombes ; d’abord captés dans un gros plan, les bouquets de couleurs finissent par envahir le cadre et évacuer ainsi totalement les signes de mort :
Mais toujours, comme aujourd’hui, la jeunesse, la fraîcheur, la beauté veillaient sur la Ville de Paris, sur Paris la Belle, où la nuit chasse le jour, où le jour pourchasse la nuit, où la meute des jours sans fin hurle à la vie.
21Dans le mouvement de la phrase, c’est d’abord la noirceur de la nuit qui l’emporte, mais, dans le combat qu’ils se livrent l’un à l’autre, le jour reprend finalement le dessus. L’issue de cette lutte se trouve dans le dernier mouvement de la phrase. La noirceur des loups de la meute capte soudain la lumière des jours nouveaux, et les loups peuvent alors désormais hurler sans fin « à la vie ». La vie a le dernier mot, dans le film comme dans le commentaire, preuve ultime que Prévert cherche à taire au maximum l’expression, pourtant indéniable, d’une mélancolie souterraine. La scène où les fillettes de Provence rient du fragile château de cartes postales qui s’écroule témoigne elle aussi de cette ambivalence. Duhamel et Prévert ne rient pas devant ce spectacle de destruction. Ils le contemplent d’un même regard triste, le regard de la conscience du temps qui passe. Ils ont connu et filmé un autre Château Tremblant, lugubre bâtiment délabré situé en contrebas d’une voie de chemin de fer. Capté dans un plan de 1928, il a été détruit depuis, ainsi que nous l’explique le commentaire dit par Arletty :
Les mariniers poursuivaient leur voyage et parfois faisaient escale quai de l’Oise devant le petit bistrot à l’enseigne du « Château Tremblant ».
Quand passaient à toute vitesse les grands express européens, les bouteilles tremblaient sur le comptoir et le verre aussi, dans la main des débardeurs italiens… Le château s’est écroulé un beau jour.
Écroulées, disparues en même temps, les somptueuses villas des riverains nord-africains.
22En silence, Duhamel et Prévert pensent ensemble à ce temps qui entraîne irrémédiablement la perte du passé. Au fil des trente années écoulées, ils ont progressivement perdu leur innocence ; la guerre, en particulier, a tué leur naïveté.
23Au cinéma, la poésie légère et grave de Prévert prend ainsi tout son sens, laisse entendre toute sa dimension sonore et musicale. Être collaborateur de films permet au poète de faire dire ses textes, de libérer la musique de ses phrases, afin de leur donner leur véritable force. Au cinéma, son écriture s’évade de la prison de papier que sont les recueils de poésie. Alors, si chacun s’accorde à dire que l’écriture et le sens du récit de Jacques Prévert apportent beaucoup aux films auxquels il collabore, il faut reconnaître que le cinéma offre en retour à l’écriture du poète la possibilité de prendre son envol sonore et de glisser jusqu’à nous. Ainsi, les images et le commentaire de Paris la Belle permettent à la musique mélancolique des Prévert de vibrer, à l’unisson, le temps d’une projection.
Notes de bas de page
1 Jeu de mots de Pierre Prévert dans des propos tenus à Yves Kovacs, « Surréalisme et cinéma (1) », Études cinématographiques n° 38-39, 1er trimestre 1965, p. 52.
2 G. L., « Paris la Belle », L’Avant-Scène cinéma n° 8, 15 octobre 1961, p. 34.
3 De 1922 à 1928, Jacques Prévert vit chez son ami Marcel Duhamel au 54, rue du Château à Paris, qui héberge aussi à la même époque Yves Tanguy. Cette adresse est alors fréquentée par les principaux acteurs du mouvement surréaliste. Dans ces lieux, les frères Prévert échangent ainsi pendant des heures avec Aragon, Artaud, Desnos, Leiris, Queneau, et le chef de file des surréalistes, André Breton.
4 Témoignage de Pierre Prévert sur l’attitude de Duhamel à l’époque. Études cinématographiques n° 38-39, op. cit., p. 52.
5 Le premier ensemble des rushes de 1928 s’est appelé Souvenirs de Paris avant d’être rebaptisé Paris Express. Ces prises de vues de 1928, montées alors par Pierre Prévert, sont consultables au Forum des images. Le changement de titre témoigne d’une envie présente chez les auteurs de gommer les traces de nostalgie, pour se tourner résolument vers une traversée de la capitale, toutes deux pleines de vie.
6 Hubert Arnault et Philippe Haudiquet, « Entretien avec Jacques et Pierre Prévert », Image et Son n° 189, « Les frères Prévert », décembre 1965, p. 9.
7 Propos tenus dans l’émission de télévision Mon frère Jacques, produite par la Cinémathèque Royale de Belgique et la RTBF, en 1961.
8 Ibid.
9 Voir Bernard Chardère, Jacques Prévert : inventaire d’une vie, Gallimard, coll. « Découvertes Gallimard », 1997, p. 24.
10 Précisons que, outre le Prix spécial du jury au festival de Cannes 1960 (section court métrage), Paris la Belle a justement reçu la même année un curieux prix Chevalier de La Barre récompensant une œuvre qui défend les principes républicains, en particulier celui de laïcité. La dimension du combat laïc n’étant guère traitée dans Paris la Belle, c’est sans doute le bref hommage au chevalier qui a retenu l’attention du jury.
11 Formule de Jacques Prévert dans Mon frère Jacques.
12 André-Georges Brunelin, « Jacques Prévert et Paris », Cinéma n° 46, mai 1960, p. 42. Brunelin était assistant réalisateur sur Paris la Belle en1959.
Auteur
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