Napoléon, chef de la révolution patriotique
p. 33-44
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Une révolution de la fraternité
1La Révolution française a-t-elle été « un seul bloc » selon Clemenceau, ou une pluralité de révolutions —la pré-révolution aristocratique de 1787, la révolution bourgeoise de 1789, la révolution populaire de 1793— comme les historiens du xxe siècle l’ont souvent pensé ? Celle de 1789 a été jugée bonne, celle de 1793, mauvaise ; l’une nécessaire, l’autre anachronique, parce que le temps de la révolution sociale n’était pas mûr. Mais n’entrons pas dans ces questions ni dans ces vieux débats. En tout cas, le fait que ces révolutions, peut-être différentes, aient été contemporaines l’une de l’autre, a rendu très difficile de s’affranchir de l’immense héritage unitaire de la Révolution française, comme de dégager, à l’intérieur du prétendu « bloc », ce qui est bon, ce qui est acceptable et dont on a pu faire un usage public, et ce qui aura été jugé inacceptable, voire horrible.
2Les contemporains donnaient à la révolution bourgeoise de 1789 et à la révolution populaire de 1793 les définitions qui découlent des deux premiers mots de la devise révolutionnaire : une révolution de la liberté et une révolution de l’égalité. Les deux révolutions allaient ensemble, dans une seule révolution, comme les deux grands principes, dont 1789 avait établi l’identité dans une seule devise. Il est vrai que le point de vue change, selon que l’on souligne l’un ou l’autre des deux principes. S’il n’est d’égalité que devant la loi, comme l’affirmait la déclaration des droits de 1789 (« les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits »), l’Assemblée constituante avait donc dit l’essentiel et la révolution de 1792-93 n’aurait été qu’un accident de parcours, un « dérapage », et la terreur est proprement insupportable. Par contre, si « la liberté n’est qu’un vain fantôme », comme le pensait Robespierre, sans l’égalité des jouissances, 1789 est incomplet, voire hypocrite sans la démocratie de l’an ii. En tout cas ces deux révolutions sont si intimement unies qu’elles se greffent l’une sur l’autre, puisque la révolution populaire existait déjà en 1789. Néanmoins on les distingue aisément et on datait 1793 « l’an quatrième de la liberté, deuxième de l’égalité ».
3Le troisième terme de la devise révolutionnaire, la fraternité, est arrivé plus tard. La révolution de la fraternité serait-elle autre chose que la révolution de l’égalité1 ? La fraternité serait-elle moins universelle, parce que plus familiale et plus communautaire ? Mais peut-être établirait-elle un lien plus puissant, plus chaud et intime, que la seule « sainte égalité » ? Les frères sont assurément égaux dans leur relation au père, mais ils ne le sont pas nécessairement dans un contexte à la fois politique et social. Par contre, il va de soi, tous les égaux ne sont pas frères.
4Or la famille, la communauté à l’intérieur de laquelle tous les citoyens se reconnaissent comme frères, avait un nom, très utilisé dès 1789 : la nation. Si un « roman familial » a effectivement été construit lors de la Révolution française2, un roman de l’égalité des frères sans et contre le père, la famille dont il s’agissait n’était autre que la nation. La nation existait déjà, il est vrai, mais elle s’est réformée dans et par la révolution ; et si la révolution a été un processus de redéfinition de la relation fraternelle, c’est bien la nation qui a été son objet, sous cet aspect, puisqu’elle est la relation délicate et compliquée qu’il faut considérer, entre ceux qui se reconnaissent comme citoyens, et qui, surtout, jurent de l’être et de le demeurer. Cette relation fraternelle est un élément qui ajoute à la liberté et à l’égalité quelque chose de plus intime et de non politique (avec un noyau antipolitique que je vais indiquer) puisqu’il n’est pas l’objet d’une construction institutionnelle ou idéologique, mais qu’il se fait dans un élan enthousiaste. Une troisième révolution s’ajoute donc, à mon avis, au couple des deux révolutions, constitutionnelle et jacobine, de la liberté et de l’égalité : une révolution que j’appellerais « nationale » ou de la fraternité. Si bien que l’on pourrait donc distinguer dans la « Révolution-bloc » trois différentes révolutions : une révolution constitutionnelle, ou bourgeoise, donc « de la liberté », une révolution démocratique et populaire « de l’égalité », enfin une révolution nationale « de la fraternité ». La force et la chance, de la France auront été de faire ces trois révolutions ensemble, à l’intérieur de la « Révolution-bloc ».
Le « bloc » des trois révolutions
5Cette révolution de la fraternité, certes « nationale », je choisirai de la désigner comme « patriotique ». Il s’agit, en effet, de la nouvelle formation par la révolution d’une nation que l’on a très tôt qualifiée de « grande », parce qu’elle s’est montrée capable de se battre pour sa liberté et de l’imposer aux autres. Elle si bien est passée dans l’héritage unitaire de la Révolution française, qu’il est difficile d’en dégager les différents aspects à l’intérieur du « bloc ». La Révolution, en effet, n’a pas seulement construit la citoyenneté, c’est-à-dire bâti l’ensemble des règles juridiques et politiques qui permettent de définir le domaine de la loi et de la souveraineté ; elle n’a pas non plus seulement prêché l’égalité parmi les hommes, elle a aussi déployé la logique du serment dès 1788-1789 mais surtout en 1790, dans le mouvement des fédérations. Grâce au développement de ce grand mouvement, qui a permis l’adhésion enthousiaste et assermentée, non légale et institutionnelle, des hommes en armes et des communautés, la redéfinition révolutionnaire du lien national a été esquissée. La révolution nationale (ou le nationalisme révolutionnaire) s’est alors affirmée comme un grand protagoniste de l’histoire des xixe et xxe siècles, sinon comme le plus grand protagoniste de la formation des identités collectives dans le monde entier. Son rayonnement fut universel, allant de l’Europe aux empires coloniaux puis à la décolonisation, créant un monde plus large que l’ensemble des pays touchés par la redéfinition des règles constitutionnelles, et même par les avatars de cette démocratie qu’on a voulu qualifier d’« absolue » et qui aurait donné naissance aux totalitarismes du xxe siècle.
6Le monde, et au premier chef l’Europe, hérite ainsi de la Révolution française. Il lui reproche souvent d’avoir été à la fois trop universaliste et trop individualiste, d’avoir établi la théorie des droits abstraits et égaux de tous les hommes tout en les isolant les uns des autres, en leur niant le droit de se distinguer en familles particulières, jalouses de leurs liens, quitte à laisser le fort écraser le faible, et à permettre qu’une nation, prétendue grande, soumette les autres3. C’est la révolution libérale et égalitaire, celle qui héritait le plus fortement des Lumières, qui est la plus vivement mise en cause dans la contestation de cet héritage universaliste/individualiste. Mais la France révolutionnaire a appris à l’Europe, puis à l’humanité, une chose essentielle (peut-être moins inattaquable sur le plan philosophique) : la force extraordinaire de la redéfinition révolutionnaire du lien national. Premier et principal message révolutionnaire, le caractère libéral apprenait à écrire les règles constitutionnelles et postulait la capacité individuelle d’assumer la responsabilité de la souveraineté. Le deuxième aspect prônant l’égalité diffusait le principe démocratique de l’inclusion générale de tous les hommes dans la citoyenneté, il postulait la parfaite identité de tous les êtres humains. Il est donc vrai que la Révolution française se présentait comme individualiste et universaliste. Mais le troisième message nationaliste et communautaire fut le plus compréhensible et le moins contredit par la réalité. Le message libéral a été effacé à plusieurs reprises par une dérive despotique, à partir du surprenant « despotisme de la liberté » de l’an ii. Les constitutions, différentes et contradictoires, se sont accumulées l’une sur l’autre avant d’être balayées par un empire « illibéral ». Le message égalitaire a été déshonoré par la terreur et emporté par le tournant thermidorien. Seule la « grande nation » n’a cessé de s’affirmer tout au long des vingt-cinq ans qui ont changé l’histoire, à travers les différents régimes. Napoléon, soldat de la Révolution à plein titre dans ce sens, impose le message nationaliste à l’Europe avec la victoire militaire. Toute l’Europe savait que l’empereur avait détruit la liberté et qu’il avait poursuivi l’élimination de la démocratie jacobine, mais aussi qu’il avait renforcé le message nationaliste de la Révolution française et imposé à l’Europe le principe national. Ce principe aura d’ailleurs été utilisé par ses ennemis pour soulever les nations contre lui, en Espagne, en Russie, et nommément au moment de la bataille de Leipzig dite la « bataille des peuples ».
7Finalement la Grande Nation a échoué. Et cet échec relance en France en 1830 la révolution libérale pure, individualiste, sans démocratie ni nationalisme. En 1848, il réveille la révolution égalitaire et démocratique, universaliste, toujours sans le nationalisme. Par un étrange renversement des victoires et des défaites, en France, et seulement en France, le nationalisme est finalement séparé de l’héritage révolutionnaire, tandis que la victoire de Napoléon d’abord, puis sa défaite à Waterloo, rattachent les révolutions libérale et démocratique à la gauche (à deux différentes gauches), et le nationalisme à la droite bonapartiste. Mais en Italie, en Pologne, en Amérique latine ou en Grèce, le discours révolutionnaire, dans ses deux versions libérale et démocratique, est incompréhensible sans la promesse nationaliste. L’échec final de l’aventure napoléonienne a donc provoqué en France la séparation de l’héritage révolutionnaire et de l’expérience nationaliste, séparation qui avait déjà été le produit du bonapartisme lui-même, mais qui est rendue paradoxalement définitive par son échec. Napoléon a été un soldat contradictoire de la liberté et de l’égalité, qu’il avait proposé comme principes à l’extérieur, mais niés à l’intérieur. En revanche, il a été le chef irremplaçable de la Grande Nation. La liberté et l’égalité devaient avoir un avenir en France sans lui et contre son héritage, mais la nation s’identifiait dans une large mesure avec son aventure et lui survivait mal. L’empereur avait terminé la révolution de la liberté et de l’égalité, en éliminant la liberté et limitant l’égalité à ses seules conséquences juridiques, mais il avait entièrement assumé, et même incarné, la révolution de cette fraternité particulière qui s’exprime dans la construction de la fidélité à la communauté nationale. Sa fin, au contraire, proposait à nouveau l’actualité des révolutions libérale et démocratique qu’il avait détruites, mais elle poussait à mettre de côté le rêve nationaliste qui avait conduit à la défaite.
8Il me semble que la distinction rigoureuse entre la période révolutionnaire et la période napoléonienne, ainsi que l’importance de la date du 18 brumaire comme fin de la Révolution et début de l’épopée napoléonienne, découle de cette nécessité d’oublier que la Révolution a été le lieu de redéfinition de l’identité nationale, et que seul Bonaparte, en terminant la révolution libérale et égalitaire, a finalement reporté la « grande nation » à son mythe fondateur : la victoire. Cet oubli s’est imposé dès l’arrivée de Bonaparte, qui a voulu terminer la Révolution et réconcilier la France, donc séparer le message universaliste-individualiste du message nationaliste. La révolution de 1789, construite au point de vue conceptuel comme universaliste et individualiste, est clôturée par Napoléon, qui rétablit la force et la grandeur de la communauté nationale. Celle-ci est incluse dans l’héritage révolutionnaire par la fin de Napoléon et le retour des Bourbons, qui amène à penser à nouveau l’universalisme, l’individualisme, qui envisage même de déchirer la communauté nationale, et finalement relance la Révolution. De ce moment, la Révolution et le nationalisme se sont opposés dans la conscience des Français, l’échec de l’une entraînant le succès de l’autre – ce qui n’a nullement été le cas hors de France.
9La génération libérale en France a, par la suite, voulu refaire 1789 sans tomber ni dans la révolution sociale, ni dans sa conséquence directe, le despotisme. Pour elle, la nation n’était pas un produit révolutionnaire, elle préexistait à la Révolution et plongeait ses racines dans l’histoire de France. Elle s’était levée pour établir la liberté et l’égalité, non pas pour se reconstituer elle-même et c’était bien elle ou plutôt sa transfiguration romantique, le peuple, qui avait fait la révolution. Dans cette histoire du xixe siècle, le troisième élément de la devise révolutionnaire, la fraternité, tarde à s’imposer. La question est déjà de savoir quelle fraternité à l’intérieur de quelle famille : « la république » ? « l’humanité » ? « la citoyenneté » ? On hésite à répondre « la nation », il s’agit pourtant bien de la « grande nation », même s’il s’agit d’une réponse qui glisse vers l’aventure napoléonienne et sa fin tragique, Waterloo. On comprend que les libéraux des autres pays moins favorisés, voire victimes de la Grande Nation, n’aient pas suivi l’itinéraire français. La Révolution française ne les a pas enthousiasmés, notamment par son refus d’établir le droit des peuples, des autres peuples et des nations. Elle ne les a pas enthousiasmés parce qu’elle avait renoncé, tout en affirmant une fraternité universelle trompeuse, à avouer qu’elle avait été d’abord, au même degré qu’une révolution libérale, une révolution nationale.
Une révolution anti-politique et fédérée par le serment
10Je renonce évidemment à parler de Révolution nationale. Je ne veux pas que cet article entraîne des confusions avec Philippe Pétain, et je sais trop bien que l’expression de « révolution nationale » a couvert en France une toute autre opération politique que la formation révolutionnaire de la nation, toute autre également que la défense de la « grande nation » en armes. On pourra donc mieux s’entendre en parlant d’une révolution patriotique de 1789, s’ajoutant aux deux autres révolutions, libérale et sociale, ce qui nous fait perdre, cependant, le mot-clé de l’appel enthousiaste à la fraternité qu’est la nation.
11À l’origine de la Révolution, l’appel à la nation a été lancé par Sieyès comme invocation à l’immense majorité, le Tiers-État, contre la petite minorité des privilégiés. Je vais essayer d’expliquer pourquoi je considère Sieyès comme une figure centrale de cette qualité nationaliste de la Révolution française. Cette petite minorité de privilégiés est étrangère, autre mot-clé selon Sieyès. Elle est « étrangère à la nation par sa fainéantise », elle se croit elle-même étrangère et on pourra à la limite l’expulser « dans les forêts de la Franconie » ou encore « de l’autre côté4 ». Les privilégiés ont été la classe dirigeante d’un régime politique abattu, qualifié aussitôt d’« ancien », comme si une très longue durée s’était interposée entre le temps des seigneurs et le temps de la liberté. Ce groupe minoritaire ne fait pas partie de la nation, parce qu’il n’a aucune utilité, aucun rôle dans la vie sociale. Étranger, il pourra être éliminé, presque destiné à l’émigration par définition. Bientôt, on dira qu’il complote contre la nation.
12Cependant, la nation ne se définit pas seulement par rapport aux étrangers de l’extérieur ou à leurs alliés de l’intérieur, étrangers eux aussi, donc par exclusion. Elle se définit également par son unité nécessaire, c’est-à-dire par l’inclusion de tous les citoyens qui abandonnent leurs intérêts particuliers et leurs identités multiples pour entrer dans la cité sans être contraints par la loi. La nation, la patrie, ne sauraient être divisées par des intérêts opposés, puisque seul l’intérêt commun et la volonté générale doivent l’animer. Puisque tout « regroupement partiel du souverain » menace l’unité de la nation, la loi devra empêcher que les cloisonnements qui caractérisaient l’Ancien Régime, avec ses intrigues et ses fidélités particulières, se reproduisent, sous quelque forme que ce soit. Ce n’est à aucun moment le modèle whig de la composition des intérêts particuliers spontanément exprimés par la société civile qui est invoqué pour la formation de l’unité nationale, mais plutôt le programme rousseauiste de la constitution de la volonté générale par addition des volontés individuelles, qui ne sont jamais et qui ne peuvent être collectives. Cette volonté générale nationale ne se forme donc pas par l’harmonisation des intérêts différents ou par la représentation des identités locales ou professionnelles, mais à travers l’adhésion assermentée et armée de l’ensemble du peuple, qui « se lève » dans un acte choral de fraternité en jurant de renoncer aux intérêts particuliers, censément illégitimes.
13La nuit du 4 août a joué un rôle très important au niveau symbolique dans ce processus de formation de la nation par renoncement aux intérêts particuliers. Cet aspect symbolique a revêtu une importance beaucoup plus grande que son effet pratique, relativement modeste, abolissant partiellement certains droits féodaux. Si bien qu’elle est un épisode moins de la révolution constitutionnelle ou libérale que de la révolution nationale ou patriotique. Les privilégiés auront donné la preuve, par leur renoncement volontaire aux privilèges et par leur adhésion à la nation, qu’ils ne sont pas étrangers, que Sieyès avait tort sur ce point. Un jour plus tôt, le 3, le Conseil général de la municipalité de Grenoble lançait la convocation en vue d’une confédération générale du Dauphiné : « Tous les citoyens de tous les ordres et rangs sont invités à s’unir de cœur, d’âmes et d’intention, comme frères, comme patriotes, comme amis, pour démasquer les ennemis du royaume […] et entretenir l’harmonie nécessaire pour conserver la constitution de l’État5 ». Le mouvement des fédérations était à ses débuts mais déjà l’idée prenait pied qu’à côté de la révolution des lois et de l’établissement de la liberté et de l’égalité, une autre grande vague de fond se dessinait, l’adhésion assermentée des citoyens en armes au projet de redéfinition et d’autodéfense de la nation.
14Le problème en ce début août 1789 était le même à Versailles qu’à Grenoble : comment créer et entretenir la mobilisation, à travers le serment fraternel, et unir les frères contre les « ennemis du royaume », contre « les brigands et les traîtres étrangers » ; on sort de la Grande Peur, de la frayeur, de ce que les étrangers et leurs alliés de l’intérieur pourraient vouloir organiser contre la nation. Il s’agit d’un appel à la fois spontané et institutionnel, qui vient d’en haut et d’en bas, des institutions et de la mobilisation des militants. Comme il est le produit de la peur, il a nécessairement un caractère d’urgence. Or il choisit la forme militaire de prise d’armes des insurgés assermentés, qui est propre à la forme classique de la liberté républicaine, de la Suisse à la Pologne, celle du pacte juré, de la « fédération » ou de la « confédération ».
15La rhétorique de l’unité assermentée, fraternelle et en armes de la nation peut dès ce moment se déployer. « Vous êtes tous Français, vous ne formez plus qu’une famille, réunis sous l’étendard de la fraternité, soumis à la discipline : lorsque vous serez sous les armes, vous résisterez avec avantage aux ennemis de la liberté ; votre seul aspect les fera pâlir6 ». « Autrefois il n’eut pas été possible de nous rassembler ; aujourd’hui nos cœurs peuvent s’unir dans les mêmes affections comme les eaux qui nous abreuvent s’unissent dans le même fleuve7 ».
16Pour le Dauphiné, région-clé du mouvement des fédérations, l’appel au mouvement de la prise d’armes assermentée des gardes nationales lancé par Lyon, était repris par Grenoble. Les capitales régionales se donnaient un rôle intermédiaire important dans la redéfinition d’un espace national repensé sur les bases de la fraternité. Dès ce moment, nous voyons l’essor d’une révolution patriotique, fraternelle, militaire et fondée sur le serment, qui accompagne et protège la révolution politique, constitutionnelle, rationnelle et universaliste fondée sur la loi. Ces différentes révolutions, ou ces différents aspects de la Révolution, représentent d’ailleurs un enjeu politique qui commençait à diviser de plus en plus profondément la nation, que le mouvement des fédérations voulait précisément unir. La Commission intermédiaire des États du Dauphiné le prévoyait, qui désavouait la confédération en octobre : « Dans tout le royaume les gardes nationales ont les mêmes obligations d’où dérivent nécessairement les liens de fraternité auxquels les engagements particuliers ne pourraient ajouter une nouvelle force… La confédération projetée tendrait donc à former contre l’État une ligue indépendante des pouvoirs législatif et exécutif8 ». La Commission intermédiaire avait, entre autres, la fonction institutionnelle de la répression des troubles générés par la Grande Peur, ces mêmes troubles qui avaient donné l’impulsion au mouvement des fédérations. Le 6 août, trois jours après l’arrêt du Conseil général de Grenoble appelant à la confédération, elle prononce la peine de mort contre quelques-uns des responsables de la reprise des violences9.
17Une des grandes fonctions de la politique est de régler les conflits, de faire jouer les intérêts, de représenter les appartenances et les fidélités de façon légitime, de les comparer et les comprendre dans la définition de la volonté générale. La Révolution française a combattu cette fonction de la politique, et surtout les jacobins. Leur idée de la redéfinition du contrat social était fondée sur le renoncement volontaire aux intérêts, appartenances et fidélités, pour une adhésion assermentée au corps unitaire de la nation. La révolution jacobine a été, dans ce sens, « antipolitique ». Ce mot a d’ailleurs été inventé au cours de la Révolution française par les jacobins d’Aix-en-Provence qui se sont donnés ce nom, le Cercle des Antipolitiques. Ce mot insistait sur la corruption que la politique de la gestion des intérêts portait avec elle. « Avec quel plaisir, quelle satisfaction je vois cette respectable assemblée de véritables amis de la constitution que ni la Politique ni l’intrigue ni l’intérêt dirigent ; mais le vrai patriotisme, l’amour du bien publique et la prospérité de ce vaste empire ». Telle était la déclaration du secrétaire des jacobins aixois le jour de son élection et de la fondation du club dirigée vers le patriotisme et l’antipolitique. Le même jour, le fondateur du club qualifiait les jacobins de : « Véritables travailleurs des champs et véritables artisans frères-antipolitiques, c’est-à-dire hommes vrais, justes et utiles à la patrie10 ». D’ailleurs, les jacobins ont désigné leurs ennemis girondins « hommes d’État », par mépris pour la politique entendue comme pratique de gouvernement, la petite politique des intérêts et des intrigues, qui s’oppose au grand projet de refondation de la nation. L’autre sens général du mot « politique », le seul que les révolutionnaires auront admis, est la projection vers l’avenir, fonction qu’on avait l’habitude d’appeler « constituante » en 1789. Nous touchons donc à une autre différence entre la révolution de la liberté et la révolution de la fraternité : la première est politique, dans le sens de la construction de l’avenir, la deuxième est antipolitique, dans le sens de la délégitimation des intérêts particuliers. La Révolution, si elle est un seul bloc, est à la fois hyper-politique, parce que constituante, et anti-politique parce qu’unanimiste, fraternelle et assermentée.
18Or les intérêts et les représentations spontanées des groupes de pression, comme ceux des communautés locales ou professionnelles rejouent nécessairement et spontanément dans tout régime, à la fois hyper-politique et antipolitique, niant la place légitime assignées aux intérêts particuliers11. Dans le régime hyper-politique et antipolitique de la dictature jacobine, l’influence des acheteurs de biens nationaux ou des fournisseurs de guerre a été sensible, mais cachée, parce qu’elle n’était pas jugée légitime. Une étude générale manque, mais cette influence a fait l’objet des remarques, tour à tour indignées et antipolitiques de Daniel Guérin, dans un livre ancien et oublié, et en général sous-estimé12. Les acheteurs de biens nationaux, les banquiers, les fournisseurs agissaient dans l’ombre et troublaient les enchères ; ils ont été dénoncés par certains commissaires en mission, par des clubs jacobins de province et par des administrations locales. Ils ont eu des rapports avec des représentants du peuple (Guérin dénonçait le cas de Cambon), donc ils agissaient comme un groupe de pression normal, mais illégitime. Un autre exemple est celui de la réconciliation toujours recherchée, mais jusqu’à Bonaparte toujours désavouée, avec les parties (ou partis) du peuple souverain qui avaient été considérées seules responsables de la guerre civile au point d’avoir déchiré le sein de la Patrie, soit les catholiques romains, les fédéralistes, les émigrés et les chouans. Là aussi, une étude générale manque, parce que la pratique révolutionnaire de brûler le vaisseau qui a transporté la nation sur l’île de la liberté (l’expression, citée par Marat, est de Cambon à la Convention, au lendemain de la mort de Louis XVI13), une pratique par définition antipolitique, a influencé les études historiographiques qui ont toujours préféré le langage majestueux de la révolution constituante aux fâcheuses nécessités de la gestion et plus encore, de l’apaisement des conflits.
Napoléon, le chef de la révolution patriotique
19Le retour caché et illégal de la politique des intérêts particuliers dans un régime antipolitique, comme celui de la Révolution, ne pouvait que créer une diffusion générale de la corruption et un dégoût total du système représentatif. Un mécanisme politique encore jeune et fragile, isolé dans le contexte international et confronté à la stabilité millénaire de la monarchie de droit divin, incapable de régénérer les relations sociales sous-estimant les coûts de l’immense transformation, devait sombrer dans la corruption du Directoire, tout en restant cependant à la fois hyper-politique dans la volonté de projeter l’avenir et antipolitique dans la délégitimation officielle des intérêts. Or le mécanisme antipolitique est difficile à interrompre. Plus les intérêts sont jugés illégitimes, plus ils ont tendance à le devenir. Plus le système politique les déconsidère, plus il en est déconsidéré. Plus les mécanismes d’inclusion se trouvent fondés sur une fraternité enthousiaste, volontaire et assermentée, plus ils excluent et éloignent les éléments qui refusent (pour une raison ou une autre) la régénération, en les considérant étrangers ou complices des étrangers.
20Dans le cas du Directoire, la diffusion générale de la corruption, le dégoût dont le système politique se trouvait accablé et un développement ultérieur des sentiments antipolitiques ont progressivement poussé la masse des citoyens à soutenir l’armée, soit la seule institution qui semblait honnête et solide, et la seule capable de satisfaire les intérêts de la nation, antipolitique par définition, et même étrangère à la société civile. Le 18 fructidor fut le premier banc d’essai de l’exploitation politique du sentiment antipolitique, le premier épisode important de l’utilisation de l’armée comme ressource pour le raffermissement du système de relations de pouvoir issu du bouleversement de 1789. Le 18 brumaire fut ensuite le tournant décisif. Il fut non pas la fin de la Révolution, mais un de ses moments de vérité, un dévoilement, l’émergence de son dégoût du pluralisme ou de son désespoir particulier d’une politique d’abord surestimée, de sa recherche d’une prise directe de contact entre la nation et son possible sauveur. La Révolution n’aura pas pu régénérer la société, mais en renonçant à l’hyper-politique jacobine, elle lui aura donné un fondement fort (et antipolitique) au travers de l’armée et de son chef.
21Le grand protagoniste de la ruine du système politique républicain, à la fois sa victime et son bourreau, a été ce qu’on appelait « l’esprit public », qui aurait dû être son principal soutien. L’« esprit public » était à la fois le produit souhaité d’une construction hyper-politique, produit d’un projet général de régénération nationale par l’éducation ; mais il était également l’expression directe de l’unité naturelle, antipolitique parce que contraire à la représentation des intérêts de la volonté générale. Le Consulat s’efforça de souligner le prompt rétablissement que le nouveau régime avait opéré dans l’« esprit public ». Des commissaires avaient été expédiés en mission dans les départements par les différents gouvernements de la période révolutionnaire. En l’an ix des conseillers d’État furent envoyés dans les différentes divisions militaires et rédigèrent des mémoires. Ils dénoncèrent l’état pitoyable dans lequel le pays se trouvait. Le gouvernement demanda également des rapports aux préfets. De l’avis de nombre d’entre eux, le régime directorial avait ruiné le pays, l’administration publique, les routes, les ports et l’ordre public14. Mais surtout la confiance était détruite dans tous les milieux, dans les institutions républicaines auxquelles on reprochait de n’avoir pas tenu les promesses faites par la Révolution, et d’avoir en plus sombré dans la corruption.
22« L’esprit de parti » s’était emparé de l’opinion publique, il avait divisé les citoyens et anéanti « l’amour de la patrie ». En dénonçant la mauvaise administration dont le Directoire avait accablé les Belges, un conseiller d’État en mission en Belgique se déclarait sûr que « la paix et une administration juste et ferme feront succéder à cette antipathie l’amour d’un gouvernement protecteur et rattacheront tous les cœurs au premier consul qui est en vénération à tous les partis15 ». Le préfet de la Seine remarquait que :
« chaque individu attaché auparavant à un parti quelconque et fréquemment froissé ou déchiré par le parti contraire, voit souvent, dans ce qui n’est qu’une mesure commandée par la prudence, une faveur accordée au parti qu’il redoute. La douleur des anciennes plaies se réveille ; l’inquiétude s’empare des esprits ; on croit voir le parti ennemi se relever sous la protection du gouvernement… Cette multitude d’hommes qui par conviction, par goût, par peur, par hypocrisie, par intérêt, par ambition ou par quelque autre motif que ce puisse être, ont pris une part quelconque à la révolution, le démocrate forcené comme le républicain modéré, l’athée comme le prêtre constitutionnel, le juge du tribunal révolutionnaire comme le juré d’un tribunal ordinaire, cette masse énorme d’hommes de toutes les classes tremblent, chacun pour ce qui le concerne, de voir rétabli le parti ou l’esprit du parti qu’ils ont combattu, dispersé, blessé, offensé, contrarié16 ».
23On sait que le grand inspirateur du coup d’État du 18 Brumaire fut Sieyès. Le théoricien de l’identité nationale de 1789, d’une appartenance unitaire sans esprit de parti, d’un système représentatif où chaque député ne représente pas ses électeurs ou leurs intérêts mais l’ensemble de la nation, fut également l’inventeur de la sortie antipolitique et nationaliste de la crise de 1799. Il fut aussi le père de la constitution bonapartiste qui éliminait la liberté.
24La révolution de la liberté, qui n’avait pas pu assurer les bases de la pluralité politique, glissait dans le domaine antipolitique de l’imposition de la fraternité nationaliste sous la direction théorique de celui qui avait présidé à sa naissance et qui la mettait dans les mains de son meilleur soldat, dont le charisme avait été construit tout au long des années de sa crise finale. La révolution de la liberté avait échoué et il fallait qu’une génération entièrement nouvelle la reprenne. La révolution de l’égalité s’était déshonorée dans la violence terroriste. La révolution de la fraternité avait trouvé son chef dans une dimension qui n’était plus universelle, mais qui avait été redessinée par la guerre, par la déconsidération générale de la politique et qui coïncidait maintenant avec la grande famille de la nation, de la patrie.
Notes de bas de page
1 Voir Mona Ozouf, « Fraternité », in François Furet, Mona Ozouf, Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris, Flammarion, 1988.
2 Voir Lynn Hunt, The Family Romance of the French Revolution, University of California Press, 1992, trad. Chez Albin Michel, 1998.
3 Sur la relation compliquée entre la grande nation et les autres peuples, voire Sophie Wahnich, L’impossible citoyen. L’étranger dans le discours de la Révolution française, Paris, Albin Michel, 1997.
4 Emmanuel Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers-État ?, Paris, PUF Quadrige, 1989, p. 31-33.
5 Champollion-Figeac, Chroniques Dauphinoises, Grenoble Lyon Paris, 1887, vol. II, p. 162.
6 À la fédération de Grenoble, anon., s.l., n.d., 11 p. Bibliothèque nationale (O.1122).
7 Acte d’union des Gardes nationales de vingt villes, bourgs, villages et communautés du Vivarais et du Dauphiné, anon., s.l., n.d., 21 p. Grenoble, Arch. Dép. de l’Isère
8 Champollion-Figeac, op. cit., p. 270, 271.
9 P. Conard, La peur en Dauphiné, Paris, 1904.
10 Arch. Dép. des Bouches-du-Rhône, L 2025 Cercle des antipolitiques, établi le 1er novembre 1790.
11 Voir l’exemple du fascisme italien : un régime officiellement antipolitique, inventeur de l’« État total », ou totalitaire, où la politique des intérêts est tout de suite revenue, mais cachée. Voir S. Lupo, Il fascismo. La politica in un regime totalitario, Rome, Donzelli, 2000.
12 D. Guerin, La lutte de classes sous la Première République. Bourgeois et bras nus, 1793-1797, Paris, Gallimard, 1946, 2 vol., Surtout le chap. VII.
13 Journal de la République française, n. 105, du 23 janvier 1793.
14 Une sélection de ces textes a été publiée par Félix Rocquain, L’État de la France au 18 Brumaire, Paris, 1874.
15 F. Rocquain, op. cit., p. 340-45.
16 Ibidem, p. 285.
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