1869-1879 : aux sources du nationalisme ?
p. 395-406
Texte intégral
1La question des origines est l’une des plus banales et des plus difficiles marottes des chercheurs. L’historien a toujours tendance à vouloir les rechercher le plus en amont possible. En ce qui concerne le nationalisme, l’affaire pourrait être entendue, si le terme lui-même ne prêtait autant à controverse. Sa grande polysémie et les débats enflammés dont il fait l’objet compliquent singulièrement la tâche. Pourtant, un tournant apparaît clairement au tournant des années 1870, autour de la guerre qui voit la perte de la quasi-totalité de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine. Il est donc possible de réinterroger une chronologie dont l’établissement mérite attention, tant elle permet de mieux situer une mouvance politique aux contours flous dans une généalogie soucieuse de ses débuts plus que de ses prolongements présumés. L’on songe ici au débat sempiternel sur les origines du fascisme, que certains, parmi lesquels le plus flamboyant est certainement Zeev Sternhell, veulent voir dans le nationalisme français fin de siècle1, quand d’autres, souvent réunis par Serge Berstein, estiment qu’une forme d’allergie préserve le pays de cette passion politique2. La présente contribution se propose tout d’abord d’examiner ce que nationalisme peut vouloir dire entre 1869 à 1879, objectif qui suppose, en dépit de la brièveté de la période considérée, d’être attentif à la chronologie, en raison de la densité tragique des événements, avec la défaite et l’amputation du territoire national. Elle a aussi pour ambition de réexaminer la généalogie possible du nationalisme en dégageant des continuités dans les itinéraires et en restituant le regard des nationalistes de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle sur cette séquence décennale. Avant de se livrer à ce double exercice, il convient néanmoins de revenir dans un premier temps sur les définitions possibles du nationalisme afin de fixer le cadre conceptuel dont le lecteur conviendra qu’il est pour le moins changeant selon les auteurs.
Le nationalisme français, des définitions plurielles et parfois divergentes
2L’un des historiens les plus connus du nationalisme, Raoul Girardet, reconnaît qu’il n’est guère de mot « qui révèle plus d’équivoque et plus d’ambiguïté », soulignant également « la déconcertante multiplicité de ses manifestations3 ». Le terme est objet de définitions plurielles et parfois très divergentes4. Depuis la fin du xixe siècle5, il désigne un courant politique qui s’incarne successivement – et parfois concomitamment – à caractériser le boulangisme, une partie des antidreyfusards, les ligues de la première moitié du xxe siècle, le gaullisme d’opposition, le poujadisme, le Front puis Rassemblement national6.
3Entre 1869 et 1879, cette mouvance n’est pas encore structurée et l’emploi du terme nationalisme (qui, bien qu’employé dès la fin du xviiie siècle, est encore absent du Dictionnaire de l’Académie française en 1878) oscille entre deux interprétations. En 1874, Pierre Larousse distingue le nationalisme des nationalités (terme plus familier, entré dans le Dictionnaire de l’Académie en 1835) et une forme de chauvinisme (dans laquelle il voit une « préférence aveugle et exclusive pour tout ce qui est propre à la nation à laquelle on appartient »). Depuis la Révolution française, nation et patrie sont « mal différenciées par les écrivains démocrates » et leur usage révèle souvent « une subjectivité difficilement perméable aux logiques de la raison » selon Philippe Darriulat7. Dans les années 1880 encore, Juliette Adam emploie de préférence l’expression « sentiment national8 ». Vieux polémiste antisémite et antimaçon mais aussi vulgarisateur du nationalisme9, Jacques Ploncard d’Assac propose de distinguer deux termes. Selon lui, « nationalitarisme convient aux tentatives de formulation d’États nationaux basés sur la volonté démocratique, la langue ou la race. Il est généralement destructeur d’une communauté historique existante : empire ou État plurinational. » En revanche, « nationalisme convient donc aux nations formées, adultes, avec une tradition, c’est-à-dire un passé ». Il livre ensuite la définition suivante : « Le nationalisme est la conservation des raisons qui ont fait naître et vivre la nationalité et la barrière idéologique posée aux idées destructrices de la communauté historique connue sous le nom de Nation10. » Cette dernière mention pointe deux aspects essentiels du nationalisme tel qu’il se constitue à la fin du xixe siècle : sa dimension négative et sa propension au repli. Loin d’une idéologie conquérante comme le représentent certains auteurs11, et qui s’apparenterait à une forme de jingoïsme, le nationalisme français se construit dans le souvenir d’une défaite, celle de 1870 qu’il veut s’efforcer de conjurer d’abord en préparant la Revanche mais, de manière croissante, en se retournant vers des ennemis de l’intérieur, accusés d’affaiblir la cohésion nationale. Bertrand Joly définit ce nationalisme politique des années 1880-1900 comme « un mouvement défensif aux manifestations éphémères face à une crise prouvant les méfaits de l’évolution politique, économique, sociale et culturelle, et face à l’incapacité des forces traditionnelles, impuissantes ou complices, à empêcher cette évolution ou à en corriger les effets12 ». C’est autour de la crise économique et des dysfonctionnements du régime qu’il se cristallise à partir du boulangisme. Plusieurs auteurs ont voulu souligner les continuités qui existaient à leurs yeux entre cette famille politique (elle-même fort hétérogène) et les patriotes du premier xixe siècle.
4Raoul Girardet considère que le « nationalisme des “nationalistes” » puise une partie de sa force dans le nationalisme « diffus, inorganisé », « d’inspiration libérale et démocratique », hérité de la Révolution française13. Michel Winock estime quant à lui qu’un passage s’opère dans le dernier tiers du xixe siècle entre un « nationalisme ouvert » et un « nationalisme fermé ». Selon lui, « la France a connu un nationalisme, un nationalisme de gauche, républicain, fondé sur la souveraineté populaire, et appelant les nations asservies à se délivrer de leurs chaînes » et, entre ce nationalisme et celui de Maurras, « il serait erroné d’imaginer une cloison étanche qui les isolerait l’un de l’autre. Entre ces deux mouvements, on observe des passages, des convergences, voire des compromis14 ». C’est à ces passerelles que j’ai moi-même prêté attention en restituant l’itinéraire des 107 protestataires de 1871, qui ont voté contre les préliminaires de paix cédant la quasi-totalité de l’Alsace et une partie de la Lorraine15. C’est qu’en effet la guerre de 1870-1871 constitue un moment fondamental, dont la densité politique est très forte même si cette dimension est parfois demeurée trop séparée du traitement militaire du conflit16. Son ombre portée excède le seul problème de la Revanche et nourrit bien des discours nationalistes, y compris en références aux insurrections qui se succèdent d’octobre 1870 à mars 1871.
Au carrefour des nationalismes
5La décennie 1869-1879 constitue une forme de moment carrefour des expériences et définitions du nationalisme. Il est possible de l’illustrer au prisme de quelques itinéraires qui témoignent tout à la fois du maintien d’une butte-témoin du vieux nationalisme révolutionnaire et de l’émergence de nouvelles thématiques ou d’un vocabulaire appelé à un réemploi fréquent par la suite.
6Les principaux chefs de file du nationalisme français, ceux qui sont souvent considérés comme ses incarnations même au xxe siècle, Maurice Barrès et Charles Maurras, sont encore enfants, voire au berceau en 1869 puisque Maurice Barrès est né en 1862 et Charles Maurras en 1868. L’usage politique de la mémoire de la guerre de 1870-1871 est largement postérieur chez les deux hommes. C’est à la fin des années 1900 que Maurice Barrès lui consacre l’essentiel de son attention, alors que l’ancien boulangiste est devenu un nationaliste conservateur beaucoup plus consensuel. Paul Déroulède en revanche, le principal animateur de la Ligue des patriotes des années 1880 à sa mort en 1914, est déjà un adulte, né en 1846. En 1869, au seuil de la décennie examinée dans cet ouvrage collectif, il fait jouer une pièce de théâtre à la Comédie française. Sa trajectoire est alors celle d’un homme de lettres assez banal. La guerre de 1870 bouleverse sa vie et fait de lui le chantre de la patrie. Toutefois, son activité politique demeure très limitée durant les années 187017. Quant à Édouard Drumont, le chef de file de l’antisémitisme français à la fin du xixe siècle, contemporain de Déroulède (il est né en 1844), il semble s’être largement désintéressé des questions national(ist)es au cours de la période 1869-1879. Est-il donc vain de chercher des traces de nationalisme pendant cette décennie ? Pas forcément, à condition d’opérer un double décentrement, sur le spectre idéologique et en matière de vocabulaire. Si l’on veut exhumer des propos fleurant bon le nationalisme, c’est assez naturellement du côté de la thématique de la Revanche que l’on doit regarder. Or, c’est dans les rangs du radicalisme ou plus largement du républicanisme avancé que s’exprime le plus puissamment ce sentiment18. Il ne se limite pas, comme on pourrait le penser, à un simple ressentiment mais modifie aussi la nature du patriotisme français le plus exalté. C’est très perceptible à travers les écrits et les discours de deux figures emblématiques de la République, Léon Gambetta et Victor Hugo.
7L’emploi du terme revanche est généralement associé au discours de Gambetta rendant hommage à Émile Kuss. En fait, il est présent dès le 1er mars 1871 à l’Assemblée Nationale, dans l’intervention de Victor Hugo, qui s’exclame : « Oh ! une heure sonnera – nous la sentons venir – cette revanche prodigieuse. » L’orateur développe alors :
« Dès demain, la France n’aura plus qu’une pensée : se recueillir, se reposer dans la rêverie redoutable du désespoir, reprendre des forces, élever ses enfants, nourrir de sainte colère ces petits qui deviendront grands ; forger des canons et former des citoyens, créer une armée qui soit un peuple ; appeler la science au secours de la guerre ; étudier le procédé prussien, comme Rome a étudié le procédé punique ; se fortifier, s’affermir, se régénérer, redevenir la grande France, la France de 92, la France de l’idée, la France de l’épée. »
8Victor Hugo associe dans ce passage « l’idée » et « l’épée ». L’armée est d’ailleurs plusieurs fois présente dans cette seule phrase. Il lui réitère son intérêt lorsqu’il note dans ses Choses vues, le 29 décembre 1872 : « depuis Sedan, nous avons un duel à vider ; je suis de ceux qui veulent la guerre et qui par conséquent veulent l’armée19. » Le 30 juillet 1874, il déclare au représentant (Centre gauche) du Puy-de-Dôme Agénor Bardoux qu’il faudrait à la France deux millions d’hommes et six millions de fusils afin de conduire la prochaine guerre contre l’Allemagne20. L’écrivain demeure intraitable dans sa volonté de revanche, comme en témoignent trois textes publics. Le premier constitue sa réponse À ceux qui reparlent fraternité. Aux pacifistes soucieux d’unité européenne, il écrit : « Quand nous serons vainqueurs nous verrons. […] Je prédis l’abîme à nos envahisseurs ». Le 16 septembre 1873, Victor Hugo produit un long texte sur La libération du territoire (plus de 2 000 mots). Alors que l’évacuation de la France par les troupes allemandes est alors qualifiée de « libération du territoire », le poète proclame sa fidélité aux provinces perdues mais procède aussi à un appel à la revanche qui permettra de laver « dans un immense Austerlitz populaire Sedan, Forbach, nos deuils, nos drapeaux frémissants ». Comme le 1er mars 1871 à l’Assemblée Nationale, il espère la victoire future, mentionnant, comme à Bordeaux deux ans plus tôt, « le Rhin pour fossé », reprenant donc la veille revendication de la rive gauche du Rhin et le thème des frontières naturelles. Victor Hugo insiste : « Vous foulerez aux pieds Fritz, Guillaume, Attila, Schinderhanne et Bismarck, et j’attends ce jour-là ! Oui, les hommes d’Eylau vous diront Camarades ! » En 1874, Victor Hugo évoque encore la Revanche qui adviendra dans Mes fils. Évoquant les gouvernants qu’il accuse de cette « paix pleine de guerre », il met en garde :
« Ils se persuadent que Metz et Strasbourg deviendront de l’ombre, qu’il y aura prescription pour ce vol, que nous en prendrons notre parti, que la nation-chef sera paisiblement la nation-serve, que nous descendrons jusqu’à l’acceptation de leur pourpre épouvantable, que nous n’avons plus ni bras, ni mains, ni cerveau, ni entrailles, ni cœur, ni esprit, ni sabre au côté, ni sang dans les veines, ni crachat dans la bouche, que nous sommes des idiots et des infâmes, et que la France, qui a rendu l’Amérique à l’Amérique, l’Italie à l’Italie, et la Grèce à la Grèce, ne saura pas rendre la France à la France. »
9Il poursuit, inflexible :
« Les rancunes couvent les représailles ; les plus doux se sentent confusément implacables ; les augustes promiscuités fraternelles ne sont plus de saison ; la frontière redevient barrière ; on recommence à être national, et le plus cosmopolite renonce à la neutralité ; adieu la mansuétude des philosophes ! Entre l’humanité et l’homme la patrie se dresse, terrible. Elle regarde les sages, indignée. Qu’ils ne viennent plus parler d’union, d’harmonie et de paix ! Pas de paix, que la tête haute ! Voilà ce que veut la patrie. Ajournement de la concorde humaine. »
10Cette intransigeance de Victor Hugo illustre le malentendu alimenté par son plaidoyer passé pour les États-Unis d’Europe. Lorsque le grand écrivain envisage en effet une Europe unie, c’est sous l’égide de la France, « la nation-chef » de Mes fils, dans la lignée du messianisme révolutionnaire, et avec Paris pour capitale, dans une claire hiérarchie culturelle qu’il établit entre les villes européennes. Franck Laurent limite à 1874, avec la parution de Mes fils, « le moment proprement revanchard de Hugo21 » mais celui-ci excède largement ce texte. Il s’exprime de multiples écrits à partir de 1871 et alimente un nationalisme sourcilleux peu amène envers les pacifistes européens22. Il en va de même chez Léon Gambetta. Celui-ci emploie le terme « revanche » lors du départ du corps d’Émile Kuss, le maire de Strasbourg décédé au moment du vote de la cession de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine, mort à Bordeaux et dont le cercueil rejoint sa ville. L’ancien chef de file de la Défense nationale, qui a choisi de représenter le Bas-Rhin à l’Assemblée Nationale élue en février, souhaite que les républicains s’unissent « dans la pensée d’une revanche patriotique, qui sera une protestation du droit et de la justice contre la force et l’iniquité23 ». Il réitère ses propos lors d’un discours à Bordeaux, le 26 juin 1871, et dessine ce jour-là un véritable programme de revanche :
« il faut mettre partout, à côté de l’instituteur, le gymnaste et le militaire, afin que nos enfants, nos soldats, nos concitoyens soient tous aptes à tenir une épée, à manier un fusil, à faire de longues marches, à passer les nuits à la belle étoile, à supporter vaillamment toutes les épreuves pour la patrie. »
11C’est quasiment la préfiguration des bataillons scolaires, lancés quelques années plus tard pendant le gouvernement Gambetta… On retrouve également dans ce propos le respect porté à l’armée, déjà présent chez Victor Hugo. Le 9 mai 1872, Léon Gambetta écrit à des correspondants alsaciens que, « tant qu’il y aura en France un parti national », ils ne doivent pas craindre l’oubli. Il ajoute : « nous devons répéter ce cri qui a fait l’Italie… Il lui fallait des héros, elle en a trouvé à point nommé et c’est une minorité, qui pour réaliser le grand problème de l’unité et de la liberté de l’Italie, a poussé le cri : Dehors l’étranger24 ! » La recherche de « héros », l’emploi des expressions « parti national » et « dehors l’étranger » anticipent largement les mots d’ordre des nationalistes des années 1880 et 1890 dont certains d’ailleurs se réclament du gambettisme ou sont issus du radicalisme.
Une généalogie républicaine
12Le nationalisme français tel qu’il se structure du boulangisme à l’affaire Dreyfus puise largement ses racines dans la gauche radicale et socialiste. Il inscrit également parfois ses pas dans ceux de Gambetta. Bertrand Joly estime donc que ce nationalisme émergent au moment du boulangisme « doit beaucoup à la gauche, à ce radicalisme archaïque, égalitaire, antiparlementaire et anticlérical dont Rochefort est le symbole, mais également au gambettisme porteur d’une République plus forte25 ». Henri Rochefort est un personnage incontournable du paysage politique parisien et plus largement français de la fin du xixe siècle. Journaliste républicain dans les années 1860, il pourfend le Second Empire avec provocation. Il participe aussi à la Commune de Paris dont la signification ne se résume pas à un épisode révolutionnaire et socialisant. Il est enfin l’un des principaux chefs de file de ce radicalisme qui se renouvelle dans les années 1870. Ces différents moments sont largement constitutifs du référentiel nationaliste.
La Commune, une expérience qui demeure une référence pour les nationalistes de gauche
13Comme les insurrections du 31 octobre 1870 et du 22 janvier 1871 la Commune de Paris est d’abord mue par un motif patriotique26. Le 18 mars 1871, une foule s’oppose à la récupération par l’armée des canons en place sur la butte Montmartre. Cette troisième insurrection en six mois réussit mieux que ses devancières puisqu’elle aboutit à la prise du pouvoir. Celle-ci se limite toutefois à Paris, en dépit de quelques tentatives provinciales27. L’épisode prend fin durant la Semaine sanglante, du 21 au 28 mai 1871 et suscite des interprétations contradictoires, « parodie des révolutions antérieures28 » ou matrice de celles du xxe siècle, à l’aune de la récupération léniniste de l’événement29. Une troisième dimension est néanmoins fondamentale pour comprendre l’insurrection parisienne : le patriotisme exacerbé de ses acteurs. Elle est bien repérée dès l’époque comme en témoigne Édouard Lockroy, qui estime dans ses souvenirs que « si la population de Paris a fait la Commune, c’est uniquement parce qu’on lui avait refusé de marcher à l’ennemi30 ». Un acteur révolutionnaire, Charles Delescluze, insurgé le 31 octobre, arrêté après le 22 janvier, élu représentant de la Seine le 8 février, vote contre les préliminaires de paix le 1er mars. Deux jours plus tard, il écrit dans une lettre : « Je suis brisé : la France s’étranglant après s’être déshonorée, c’est trop pour moi et pour ceux qui ont le sentiment de la patrie31. » Devenu l’un des responsables de la Commune, il est tué pendant la répression. Dans ses souvenirs, Henri Rochefort, devenu l’un des chantres les plus tonitruants du nationalisme, affirme que la Commune « est le seul gouvernement honnête qu’il y ait eu en France32 ». Après sa mort, son ancien journal, L’Intransigeant, livre une anecdote flatteuse selon laquelle Henri Rochefort, « ardent patriote », avait refusé d’être soustrait à son arrestation par « un général prussien, ancien ami de son père », offre que le pamphlétaire « refusa sans hésiter » car « il ne supportait pas l’idée de devoir sa liberté à l’un des vainqueurs de sa patrie33 ». Ces témoignages convergent et dessinent le portrait d’une gauche intransigeante en matière de patriotisme. Ce dernier confine bien souvent au nationalisme, dans une vision doloriste et obsidionale qui devient pour longtemps l’un de ses traits dominants. Pour l’heure, cette sensibilité apparaît encore marquée exclusivement à gauche. Philippe Darriulat voit dans la Commune « la dernière grande manifestation du patriotisme révolutionnaire du xixe siècle, la dernière occasion pour la gauche radicale de se regrouper, seule face à tous les autres partis, derrière le drapeau de la défense nationale34 » et Michel Winock souligne que « c’était alors l’extrême gauche – jacobine, blanquiste, voire socialiste – qui faisait montre de “nationalisme”, contre un gouvernement réputé avoir failli à sa mission de défense nationale35 ». Cette interprétation est également celle qui fut défendue avec fougue par Henri Guillemin dans de multiples écrits36.
14Elle est également sollicitée lors des grands combats du nationalisme politique cette fois-ci constitué comme tel à la fin du xixe siècle. Lors de l’investiture du gouvernement Waldeck-Rousseau, la présence au sein du cabinet du général de Galliffet, réputé pour son rôle dans le massacre des communards, polarise la colère des nationalistes de gauche, qui en font le prétexte commode pour s’opposer aux côtés de la droite tout en demeurant fidèles à leur passé. Les blanquistes, qui sont les socialistes les plus attachés à la tradition insurrectionnelle, sont d’ailleurs les plus sensibles au nationalisme, que rejoignent nombre d’eux au moment du boulangisme. Patriotes autant que révolutionnaires, ils font preuve d’une hostilité envers l’importation en France du marxisme dans lequel ils voient un socialisme allemand et leur anticapitalisme est largement daté puisqu’il est celui des artisans du Paris populaire et insurgé du xixe siècle dont la Commune est justement l’une des dernières expressions.
Le radicalisme intransigeant, un antiparlementarisme latent
15Le compromis passé entre Gambetta et les républicains modérés avec une partie des orléanistes dans les années 1870 pour parvenir à l’élaboration des lois constitutionnelles et à la pérennisation d’une forme républicaine de gouvernement rencontre l’hostilité d’une frange radicale que conduisent d’abord quelques survivants de 1848. Elle s’élargit et forme au Palais-Bourbon une extrême gauche parlementaire dans laquelle s’illustre Georges Clemenceau. Dans l’opinion, elle est largement relayée par les soins d’Henri Rochefort qui lui donne son drapeau avec le journal L’Intransigeant, fondé en 1880. Il est toutefois précédé par Les Droits de l’homme dès 1876, titre dans lequel le même Rochefort emploie et popularise le terme « opportunistes » pour désigner les républicains partisans du compromis institutionnel. Celui-ci repose sur le bicamérisme, que combattent farouchement les intransigeants. Ces derniers critiquent plus largement le poids et le fonctionnement du Parlement. Ils sont soucieux de maintenir un lien aussi direct que possible avec le peuple (le terme est significativement choisi comme titre pour le journal animé par Charles Floquet). Cette logique nourrit un certain antiparlementarisme, encore latent mais riche de potentialités37. Les radicaux défendent le mandat impératif, signe de méfiance envers les élus. Ils manifestent aussi, dès son adoption, la volonté de réviser la Constitution (ou du moins les lois de 1875 qui en tiennent lieu). Ce souhait est très partiellement exaucé en 1884 et la timidité de cette révision exacerbe les attentes de certains de leurs leaders qui, tel Alfred Naquet, vont chercher dans le boulangisme, qui fait de ce thème l’une de ses revendications, un exutoire38. L’essentiel du boulangisme de gauche, exception faite d’une partie des blanquistes mentionnés précédemment, provient de ce radicalisme intransigeant (Laisant, Naquet, Rochefort…) dont l’hostilité au compromis institutionnel de 1875 constitue une part importante de l’identité39. Une partie de ses origines est donc à rechercher au milieu des années 1870.
L’héritage ambigu de Gambetta
16Au début du xxe siècle comme à la fin du xixe, des nationalistes se réclament de Gambetta, souvent celui de la dernière partie de sa vie lorsque le chef du gouvernement affecté par l’échec du « Grand ministère » s’exaspère contre le système parlementaire et le personnel politique opportuniste. Le Gambetta des années 1870 est plus controversé. En effet, après le moment revanchard déjà présenté, vient chez lui le temps sinon de la réconciliation du moins de la prudence et même du respect vis-à-vis de l’Allemagne. De retour d’une visite dans ce pays, Gambetta écrit le 20 septembre 1876 : « je suis frappé, très émerveillé de l’œuvre de M. de Bismarck40. » La destinataire de la lettre est Juliette Adam, l’une des égéries de la République41. Un an plus tard, elle apprend le 18 octobre 1877 que Gambetta dîne avec Henckel de Donnersmarck, un proche de Bismarck qui vit une partie de l’année à Paris et s’en montre fort affectée :
« Je demeure accablée ! Ma passion pour la République est forte de ma passion pour la France. J’ai vu ma république à travers la République de 92 faisant sortir de terre des armées héroïques et victorieuses ; mais si cette république devient l’alliée des Prussiens, si le défenseur de notre cause s’entend avec l’homme dont les griffes ont arraché notre cœur national, l’Alsace-Lorraine, alors je n’ai plus rien à faire au milieu de mes amis42. »
17Celle qu’Arthur Meyer qualifie de « Grande Désabusée de la Troisième République43 » conserve toutefois des relations avec la gauche, tel le radical Henri Brisson dont elle écrit en 1879 qu’il « ne mène pas de front l’enthousiasme des idées avancées et le refroidissement du patriotisme » et même qu’il reste aussi patriote, voire aussi chauvin qu’elle, notant même malicieusement : « Il m’a vue me séparer politiquement de Gambetta, non sans plaisir44. » C’est précisément en 1879 que Juliette Adam fonde La Nouvelle revue destinée à véhiculer les idées qu’elle souhaite défendre. Elle en énonce les buts à Gladstone : « la lutte contre Bismarck, la continuelle revendication de l’Alsace-Lorraine, le désir d’effacer dans l’esprit des jeunes écrivains de talent la tristesse de la défaite et de leur donner la célébrité dix ans plus tôt qu’ils ne l’auraient sans ma fondation45 ». L’écrivaine devient alors l’une des vigies de la Revanche et voisine par la suite avec le nationalisme, sans toutefois se confondre avec lui. Elle combat en effet le boulangisme46 mais se montre ensuite hostile à Dreyfus. À sa mort en 1936, L’Action française loue « cette patriote magnifique » et rappelle son action pour le retour de l’Alsace-Lorraine47. Le maître à penser de la ligue et du journal, Charles Maurras, estime que la République a joué la « comédie de la Revanche ». Cette vision critique est partagée par Maurice Barrès qui écrit dans l’intimité de ses cahiers en 1910 que « ces zélés gens de l’honneur ont simulé la revanche. Gambetta a choisi l’intérêt de son parti, car il eût fallu une armée (est-ce possible avec la forme démocratique), il eût fallu des mœurs (ce n’est pas possible sans religion)48. » Cette interprétation est combattue par un autre nationaliste, Henri Galli, qui consacre un ouvrage entier à Gambetta et l’Alsace-Lorraine. Il y écrit que « de 1872 à 1883, il demeura pour nous l’homme de la protestation, celui qui refusait de se résigner, d’accepter comme définitif le fait accompli, celui qui voulait et qui préparait la revanche du Droit » et s’interroge : « Était-ce donc illusion de notre part49 ? »
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18La décennie 1899-1879 voit le nationalisme français changer d’objet en raison des circonstances. Au nationalisme largement messianique d’expansion hérité de la Révolution française, succède une sensibilité blessée par la défaite et l’amputation du territoire national. Elle s’exprime durant les années 1870 de manière essentiellement individuelle mais concerne des personnalités centrales du dispositif républicain, depuis l’oracle hugolien jusqu’au salon de Juliette Adam en passant par Léon Gambetta. En 1879, déçue par l’attitude plus conciliante de ce dernier, Juliette Adam essaie de donner à cette sensibilité une tribune plus structurée en fondant La Nouvelle revue. Il faut toutefois attendre les années 1880 pour que le nationalisme opère sa cristallisation autour du phénomène boulangiste. Celui-ci, à ses débuts du moins, exprime largement les frustrations des radicaux déçus par les compromis passés par Gambetta avec les modérés durant la décennie 1869-1879 et mobilise d’anciens acteurs de la Commune, nombreux dans les rangs blanquistes à se rallier à Boulanger. C’est donc pendant les années 1870 que germe en grande partie l’idée nationaliste qui prend forme à la fin du xixe siècle.
Notes de bas de page
1 Sternhell Zeev, Ni droite ni gauche : l’idéologie fasciste en France, Paris, Gallimard, 4e édition, 2012 et Sternhell Zeev (dir.), L’histoire refoulée : La Rocque, les Croix-de-feu et la question du fascisme français, Paris, Cerf, 2019.
2 Berstein Serge, Winock Michel (dir.), Fascisme français la controverse, introduction de Jean-Noël Jeanneney, Paris, CNRS Éditions, 2014.
3 Girardet Raoul, Nationalismes et nation, Bruxelles, Complexe, 1996, p. 9.
4 Pour quelques aperçus synthétiques et critiques : Delannoi Gil, Taguieff Pierre-André (dir.), Théories du nationalisme, Paris, Kimé, 1991 ou encore Roger Antoine, Les grandes théories du nationalisme, Paris, Armand Colin, 2001.
5 Maurice Barrès popularise son emploi dans les colonnes du Figaro le 4 juillet 1892.
6 Bernard Mathias, Les relations entre « libéraux » et « nationaux » de l’Affaire Dreyfus à nos jours, mémoire de recherche présenté pour l’habilitation à diriger des recherches, réalisé sous la dir. de Jean-Marie Mayeur, Université Paris-IV Sorbonne, 2003, et Richard Gilles, Histoire des droites en France, Paris, Perrin, 2017.
7 Darriulat Philippe, Les patriotes : la gauche républicaine et la nation, 1830-1870, Paris, Seuil, 2001, p. 111.
8 El Gammal Jean, « Patriotisme et nationalisme dans les années 1880 : Juliette Adam et la Nouvelle Revue », in Olivier Forcade, Éric Duhamel, Philippe Vial (dir.), Militaires en République, 1870-1962, Paris, Publications de la Sorbonne, 1999, p. 502.
9 Dard Olivier, « Jacques Ploncard d’Assac, “La Voix de l’Occident” », in Olivier Dard (dir.), Doctrinaires, vulgarisateurs et passeurs des droites radicales au xxe siècle (Europe-Amériques), Berne, Peter Lang, 2012, p. 15-39.
10 Ploncard d’Assac Jacques, Doctrines du nationalisme, Paris, La Librairie française, 1958, p. 124.
11 Pour Xavier Crettiez le « principe de conquête et d’affirmation d’une supériorité » contribue à définir ce courant politique (Crettiez Xavier, Violence et nationalisme, Paris, Odile Jacob, 2006, p. 13-15).
12 Joly Bertrand, Nationalistes et conservateurs en France 1885-1902, Paris, Les Indes savantes, 2008, p. 356.
13 Girardet Raoul, Nationalismes et nation, Bruxelles, Complexe, 1996, p. 14 et 19.
14 Winock Michel, Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, Paris, Seuil, 1990, p. 13.
15 Conord Fabien, La France mutilée. 1871-1918, la question de l’Alsace-Lorraine, Paris, Vendémiaire, 2017.
16 L’un des principaux historiens de la Première Guerre mondiale a pourtant souligné naguère cette dimension, en écrivant : « Une des originalités de la guerre de 1870, ce qui en fait la richesse historique, c’est l’extraordinaire activité politique qui lui sert de substrat. » (Becker Jean-Jacques, in Stéphane Audoin-Rouzeau, 1870. La France dans la guerre, préface de Jean-Jacques Becker, Paris, Armand Colin, 1989, p. 10).
17 Joly Bertrand, Déroulède. L’inventeur du nationalisme, Paris, Perrin, 1998.
18 Y compris durant l’exil : l’ancien protestataire puis communard Eugène Razoua, qui meurt en 1879, fonde en Suisse où il vit dans les années 1870 un journal qu’il appelle La Revanche.
19 Victor Hugo, Choses vues, Paris, Gallimard, [1972] 2002, p. 1264.
20 Ibid., p. 1303.
21 Laurent Franck, « La politique allemande de Victor Hugo », in Caron Jean-Claude, Stora-Lamarre Annie (éd.), Hugo politique, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2004, p. 185-188.
22 En 1884 encore, alors en villégiature en Suisse, Victor Hugo refuse de recevoir le général allemand Moltke, qui séjourne dans le même hôtel que lui (Lockroy Édouard, M. de Moltke, ses mémoires et la guerre future, Paris, E. Dentu, 1892, p. 13).
23 Le Rappel, 6 mars 1871.
24 Cité par Galli Henri, Gambetta et l’Alsace-Lorraine, Paris, Plon, 1911, p. 49.
25 Joly Bertrand, Nationalistes et conservateurs en France 1885-1902, Paris, Les Indes Savantes, 2008, p. 358.
26 Conord Fabien, S’insurger pour la Patrie. Dijon-Paris, octobre 1870, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2020.
27 Gaillard Jeanne, Communes de province, Commune de Paris, 1870-1871, Paris, Flammarion, 1971 ; César Marc, La Commune de Narbonne, Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, 1996 ; Pech Rémy, 1871. La Commune, de la révolte au compromis républicain, Toulouse, Éditions midi-pyrénéennes, 2019.
28 Mayeur Jean-Marie, La vie politique sous la Troisième République : 1870-1940, Paris, Seuil, 1984, p. 29.
29 Ce débat est (notamment) restitué dans Rougerie Jacques, Paris libre 1871, Paris, Seuil, 1971.
30 Lockroy Édouard, Au hasard de la vie : notes et souvenirs, préface de Jules Claretie, Paris, Grasset, 1913, p. 205.
31 Cité par Dessal Marcel, Un révolutionnaire jacobin, Charles Delescluze 1809-1871, préface de Georges Bourgin, Paris, Marcel Rivière et Cie, 1952, p. 324.
32 Zévaès Alexandre, Henri Rochefort : le pamphlétaire, Paris, France-Empire, 1946, p. 255.
33 L’Intransigeant, 2 juillet 1913.
34 Darriulat Philippe, Les patriotes : la gauche républicaine et la nation, 1830-1870, Paris, Seuil, 2001, p. 281.
35 Winock Michel, Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, Paris, Seuil, 1990, p. 15.
36 Guillemin Henri, La capitulation, 1871, Paris, Gallimard, 1960 ou L’héroïque défense de Paris (1870-1871), Paris, Éd. d’Utovie, 2008.
37 L’antiparlementarisme ne se limite pas aux extrêmes mais concerne également les forces politiques jouant le jeu du système (Caron Jean-Claude, « L’antiparlementarisme, une culture politique partagée ? », Siècles, no 32, 2010, [http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/siecles/916]).
38 Sur cette personnalité très impliquée dans les débats institutionnels, biographie récente due à Christophe Portalez (Alfred Naquet et ses amis politiques : patronage, corruption et scandale en République, 1870-1898, Rennes, PUR, 2018).
39 Mollenhauer Daniel, « À la recherche de la “vraie République” : quelques jalons pour une histoire du radicalisme des débuts de la Troisième République », Revue historique, no 607, CCXCIX/3, p. 579-616.
40 Gambetta Léon, Lettres de Gambetta : 1868-1882, Paris, Bernard Grasset, 1938, lettre 287, 20 septembre 1876.
41 Juliette Adam est également connue sous son pseudonyme de femme de lettres (Juliette Lamber).
42 Adam Juliette, Après l’abandon de la revanche, Paris, A. Lemerre, 1910, p. 77.
43 Meyer Arthur, Ce que mes yeux ont vu, Paris, Plon, 1912, p. 158-159.
44 Adam Juliette, op. cit., p. 385.
45 Ibid., p. 419.
46 Morcos Saad, Juliette Adam, Le Caire, Dar Al-Maaref, 1961, p. 224.
47 L’Action Française, 25 août 1936.
48 Barrès Maurice, Mes cahiers juin 1908-février 1911, dans L’œuvre de Maurice Barrès, annotée par Philippe Barrès, t. XVI, Paris, Club de l’honnête homme, 1968, p. 393.
49 Galli Henri, Gambetta et l’Alsace-Lorraine, Paris, Plon, 1911, p. 11.
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