La révolution et la violence1
p. 207-216
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Texte intégral
1Les origines d’une culture politique des élites révolutionnaires qui accepte l’emploi de la violence d’état pour atteindre ses objectifs, constituent un des mystères de la Révolution française. En 1789 la quasi totalité des députés des états généraux espérait et présumait que les réformes pouvaient être effectuées comme le disait Antoine-François Delandine, « en n’employant… d’autre force que celle de la raison, de la justice, et de l’opinion2 ». Mais quatre ans plus tard un régime autoritaire s’est mis en place, et a recouru régulièrement à la peur et à la violence pour gouverner. Une justice équitable devant la loi fut souvent abandonnée au profit d’inculpations fondées sur l’appartenance à des catégories de personnes, et une « loi des suspects » accusant les individus à partir de dénonciations non vérifiées entraîna une rapide prolifération d’accusations, d’incarcérations et d’exécutions.
2En faisant ces remarques il n’est pas dans nos intentions de porter un jugement moral ou de condamner globalement la Première République. Un certain nombre d’ouvrages récents, d’Isser Woloch, de Jean-Pierre Gross ou de Michel Biard, en particulier, nous rappellent les grandes réussites et plus important peut-être, l’héritage toujours actuel des idéaux politiques et sociaux qui apparurent à l’époque de la Terreur3. La juxtaposition d’un « bon 89 » et d’un « mauvais 93 » est de toute évidence trop facile et trop simpliste4. Et pourtant, l’apparition d’une culture politique de la violence au sein des élites demeure une question historique essentielle, un problème que les historiens doivent essayer d’expliquer et de comprendre : comment, en fin de compte, les élites de 1789 sont-elles devenues « terroristes » ?
3Il est inutile de reprendre la longue historiographie des origines de la violence révolutionnaire. L’analyse de l’école « jacobine » qui a prévalu pendant une bonne partie du xxe siècle a largement adopté l’explication donnée par les révolutionnaires eux-mêmes, telle qu’ils l’ont énoncée à l’époque de la Grande Terreur, et comme l’a récemment montré Howard Brown5, au cours des périodes de terreur résurgente sous le Directoire. Ces historiens mettent l’accent sur les circonstances impérieuses qui contraignirent les dirigeants révolutionnaires à recourir provisoirement à la violence afin de sauver la Révolution des menaces de la guerre extérieure, de la guerre civile et de l’anarchie. Nous devrions toutefois noter que la plupart des recherches novatrices et créatrices, d’historiens comme Albert Mathiez, Georges Lefèbvre, Albert Soboul, George Rudé et Michel Vovelle s’intéressent moins aux élites politiques qu’à l’évolution des mentalités au sein des classes populaires6.
4Dans les dernières décennies du vingtième siècle, l’école dite « critique » offre, comme nous le savons, une explication presque totalement différente de la Terreur. Pour des historiens comme François Furet, Keith Baker et Norman Hampson, la violence d’état de 1793-1794 était dans une large mesure la conséquence de l’idéologie qui dominait le discours des patriotes à partir du tout début de la Révolution7. Selon ces auteurs, avec peu ou pas d’expérience réelle de la politique, les patriotes de l’Assemblée constituante ont naïvement adopté l’idée de Jean-Jacques Rousseau sur la volonté générale unitaire, qui exclue toute possibilité de pluralisme politique et tout droit d’opposition loyale. Dans cette optique, la violence d’état de 1793-1794 était déjà inscrite dans la philosophie et le discours de 1789. Les états généraux et l’Assemblée nationale n’étaient, pour reprendre l’expression de Norman Hampson, que le « prélude à la terreur8 ».
5Au cours des dernières années, un certain nombre d’historiens ont souligné les problèmes et les faiblesses empiriques inhérents à cet argument, et cette analyse des origines de la Terreur a permis de déplacer l’attention en direction des classes dirigeantes, et nous montrer l’importance qu’il y avait à mener l’analyse de l’évolution des attitudes et de la psychologie des élites révolutionnaires, avec le même soin que Georges Lefebvre et Albert Soboul ont consacré aux paysans et aux sans-culottes. Une telle analyse est devenue d’autant plus réalisable que les historiens peuvent profiter d’une impressionnante série de nouvelles études de biographies individuelles et collectives des élites révolutionnaires menées à bien au cours des quinze années qui ont suivi la célébration du bicentenaire, et dont beaucoup des auteurs assistent à ce colloque9.
6À partir de ces études récentes et de nos propres recherches, nous aimerions offrir quelques réflexions très préliminaires, non sur l’ensemble du problème de la violence révolutionnaire, mais sur certaines transformations psychologiques des élites au cours des trois années qui ont précédé l’été 1792 et la « Première terreur10 ». Nous limiterons nos commentaires essentiellement aux représentants des deux premières assemblées nationales, tout particulièrement telle qu’elle apparaît dans leur correspondance. Nous allons insister surtout sur deux caractéristiques saillantes de la mentalité de la Terreur chez les élites. Des caractéristiques que nous pouvons considérer comme préliminaires au passage à l’acte : le développement d’une vision du monde manichéenne et le développement d’une obsession du complot. Notre analyse suppose que la compréhension de la chronologie de la première apparition des attitudes proto-terroristes chez un groupe de dirigeants importants, puisse nous aider à comprendre le phénomène plus vaste de la terreur et de la violence d’état au cours de la décennie révolutionnaire en général.
7Il est clair que rien n’est plus caractéristique de la vision du monde terroriste et de la volonté terroriste de recourir à la violence que la polarisation morale de l’univers politique : la « logique, » pour reprendre la phrase de Jean-Clément Martin, « qui ne prend l’Autre que dans une relation de suspicion et de dénégation sans prise en compte de graduations11 ». Mais la nature et les origines de cette polarisation au sein de la Révolution reste à être explorée. Certes, même avant la convocation des états généraux, des représentants avaient clairement conscience de l’existence de « partis » politiques, des « patriotes » et des « aristocrates ». Les récents travaux d’historiens, et notamment ceux de Jean-Clément Martin, nous ont habitué à cette dialectique entre révolution et « contre-révolution » (ou « anti-révolution ») qui apparaît au tout début de la décennie révolutionnaire. Le livre récent de Darrin McMahon, The Enemies of Enlightenment, montre l’existence d’une idéologie politique cohérente qu’on pourrait appeler « contre-révolutionnaire » même avant le début de la Révolution12.
8Toutefois, une vision du monde véritablement manichéenne ne me semble pas avoir été un trait dominant ou intrinsèque des attitudes patriotes au cours des états généraux et des premiers mois de la Constituante. L’image d’une génération d’idéologues révolutionnaires déjà obsédés en 1789 par les idées de Rousseau, comme le suggèrent certains historiens « critiques », ne supporte pas l’épreuve des faits. Dans leurs premières lettres, la plupart des députés apparaissent comme des hommes intensément passionnés, mais dotés aussi d’un sens pratique et tout à fait capables de compromis. Au cours des débats sur les « droits de l’homme », en août 1789, par exemple, bon nombre d’entre eux manifestèrent leur irritation devant les « traités philosophiques » ou « métaphysiques ». « Rien n’est plus dangereux en politique » écrit le député breton Boullé, « qu’une théorie abstraite… L’expérience seule pourra vraisemblablement nous apprendre si [une solution] est nuisible13 ». Alors que la plupart font preuve d’une confiance résolue dans la justesse de leur cause et se montrent déterminés à mener à bien la réforme, ils expriment aussi l’espoir optimiste de voir la raison et la persuasion finalement vaincre les « préjugés » de l’ancienne classe privilégiée.
9Le processus par lequel cet optimisme et cette belle assurance des premiers patriotes se sont affaiblis et dégradés est probablement différent pour chaque individu. Il est clair qu’il ne faut pas sous-estimer le rôle joué par une opposition aristocratique déterminée et unie à l’intérieur de la Constituante, opposition qui, en règle générale, ne partage ni le pragmatisme des patriotes ni leur esprit de compromis. Comme nous le savons, une partie de la droite conservatrice de l’Assemblée était très bien organisée et coordonnée, et fut capable, pendant un certain temps, d’influencer considérablement les débats et de remporter un certain nombre de votes. Sa détermination inébranlable à arrêter et à renverser le cours de la Révolution se manifesta quotidiennement dans les discours d’une équipe d’orateurs talentueux, relayés par des journaux conservateurs influents auxquels contribuaient plusieurs des députés. En fait, la masse de nobles et d’ecclésiastiques réactionnaires n’était en rien celle d’une force modératrice14. À en juger par les correspondances des députés, l’intransigeance conservatrice a contribué à faire naître une irritation et une suspicion grandissantes qui marqueront leur conception générale du monde politique. Les débats de plus en plus polarisés dans les premiers temps de l’Assemblée ont aidé à installer une dialectique rhétorique inflationniste, de plus en plus caractéristique des discours de toutes les assemblées révolutionnaires.
10Mais cette vision du monde polarisée, cette impression que des adversaires intraitables se liguaient contre la Révolution et les révolutionnaires, était aussi motivée par les événements extérieurs à l’Assemblée. Un premier tournant eut lieu sans doute en mai 1790, lorsque le ministre français se montra prêt à s’engager dans une guerre entre l’Angleterre et l’Espagne, créant ainsi un débat important, portant sur les responsabilités constitutionnelles de déclarer la guerre et de négocier la paix15. À en juger par leurs lettres et par leurs journaux, la plupart des représentants avaient été très peu concernés auparavant par le monde extérieur à la France. Mais par la suite et jusqu’à la fin de l’Assemblée, un grand nombre d’entre eux vont devenir véritablement obsédés par l’éventualité d’une guerre et par ses effets sur la Révolution16. Le sentiment d’insécurité était de plus exacerbé par l’insubordination grandissante des soldats et des marins du royaume et, par les menaces des armées des émigrés qui se constituaient outre Rhin. Avec le recul, il est évident que le danger immédiat, représenté par les puissances étrangères profondément divisées et les armées d’officiers nobles sans presque aucun soldat, était probablement minime. Certaines critiques récentes ont laissé entendre que les dirigeants patriotes avaient dû être conscients d’une telle situation et qu’ils utilisaient la menace étrangère à des fins démagogiques. Mais, en 1790-1792 la réalité du danger était nettement plus difficile à évaluer, et les services secrets étaient très peu performants au début de la Révolution. Et de toute manière, il était difficile de croire que les monarques européens et la grande aristocratie qui avaient toujours eu le pouvoir allaient subitement cesser de peser sur les événements. En bref, nous ne devons pas sous-estimer le poids des « circonstances » que constituaient les menaces extérieures sur la conscience révolutionnaire bien avant le déclenchement proprement dit de la guerre, entraînant ainsi les patriotes vers une conception de plus en plus bipolarisée des amis et des ennemis, et vers une vision d’un monde qui se liguait contre eux et contre la Révolution.
11Mais le durcissement et la polarisation des positions furent exacerbés par une crise dont la responsabilité incombait aux Constituants eux-mêmes, avec le serment ecclésiastique à la Constitution civile du clergé au début de l’année 1791. Il n’est nullement besoin de rappeler ici les circonstances de cette affaire. À en juger par leur correspondance, la plupart des Constituants pensaient que le décret sur le serment était avant tout destiné aux évêques récalcitrants et au haut clergé, en raison essentiellement de leur opposition à la vente des biens de l’église. Ils furent stupéfaits d’apprendre que tant de curés et de vicaires allaient refuser ce serment, et encore plus interloqués de constater que tant de laïcs puissent soutenir la position des réfractaires17. De janvier 1791 jusqu’à la fin du printemps, aucun autre problème ne retiendra autant l’attention des députés dans leurs lettres, des lettres marquées de plus en plus par une colère, une impatience, une intolérance qui étaient presque totalement absentes dans leur première correspondance. Peu de représentants entendaient les subtilités des débats théologiques. La seule explication raisonnable pour une telle opposition de la part d’un clergé paroissial, qui avait par ailleurs soutenu massivement la Révolution était l’existence d’une collusion et d’une conspiration organisée par les évêques émigrés de l’Ancien régime, alliés peut-être aux puissances étrangères18.
12Il est évident aussi, que cette bipolarisation de la vision du monde chez les députés doit être mise en rapport avec un deuxième élément dans les origines de la psychologie pré-terroriste : le développement d’une obsession du complot, d’une véritable « paranoid style of politics » pour reprendre le terme proposé par l’américain Richard Hofstadter19. L’historiographie jacobine a généralement peu porté d’attention à ce thème, que François Furet, Lynn Hunt, Antoine de Baecque et plusieurs autres biographes récents de révolutionnaires individuels ont mis sur le devant de la scène20. En fait, l’obsession de la conspiration semble être un trait caractéristique des mentalités du monde de l’Atlantique nord. Selon l’historien Gordon Wood, en parlant de l’Angleterre et des colonies américaines, « l’interprétation recourant à la conspiration… est devenue un moyen essentiel par lequel les hommes instruits au début de la période moderne ont donné une cohérence et un sens à leur monde politique21 ». Il est incontestable d’ailleurs, que les classes populaires en France ont souvent adopté ce mode d’explication pour un grand nombre de troubles et de crises qu’elles subissaient dans leur vie, ce qu’elles allaient continuer de faire pendant la Révolution. Mais les données suggèrent que cette « obsession » était nettement moins forte au sein des classes instruites de l’Ancien Régime français que dans le monde anglo-américain à la même époque22. Ainsi, dans les pamphlets prérévolutionnaires de trente-deux des futurs députés du Tiers-état, un seul (Robespierre) montre un mode d’analyse qui s’approche du « paranoid style ». Et nous n’en trouvons pratiquement pas de traces dans la correspondance des députés du début mai à la fin juin 1789. Alors que les craintes d’une conspiration firent véritablement leur apparition dans la rhétorique des Constituants après juin 1789, pour la majorité des députés, et ce jusqu’à l’été 1791, de telles craintes semblent avoir été plutôt épisodiques et liées à la révélation de menaces authentiques. En fait, de nombreux députés se montraient ouvertement sceptiques face aux explications des événements par les conspirations, en particulier une fois que l’atmosphère de panique de l’été 1789 eut disparu. « Je n’ai jamais donné aucune croyance [aux conspirations annoncées dans la presse] » écrit Gaultier de Biauzat en décembre 1790, « et vous avez vu toujours qu’il n’y avait pas le moindre des fondements. C’est un moyen infaillible d’inspirer des craintes [au peuple] que de lui annoncer, quoique contre vérité, qu’il est en danger23 ». D’après une analyse des journaux et de la correspondance des députés, la majorité des élites politiques ont le plus souvent résisté à l’idée d’une conspiration, au moins jusqu’en juin 179124.
13Il y eut toutefois une faction dans l’Assemblée qui semblait être obsédée par des complots bien avant cette date : les jacobins de gauche, ces deux cents individus environ, qui restèrent au Club après le schisme avec la Société de 1789 au cours du printemps 1790. La transformation de la mentalité jacobine était liée sans doute à ce qu’Antoine de Baecque appelle « le grand spectacle de la transparence » et à la culture grandissante de la dénonciation, étudiée avec pertinence par A. de Baecque, Colin Lucas, et Jacques Guilhaumou25. Mais le processus qui a conduit le Club à adopter une telle culture et à partager de telles craintes n’est pas entièrement clair. Dans son manifeste écrit en février 1790, il n’est nullement fait mention du danger d’une conspiration, mais avant le début de 1791, la dénonciation de la conspiration est devenue une caractéristique de la rhétorique et de la culture politique des Jacobins. Elle apparaît à la fois dans les discours et les pamphlets écrits par des membres de ce groupe. C’est au cours du printemps de cette année 1791, que les jacobins adoptèrent la formule d’un serment qui devait être prêté par tous ses membres et par lequel ils s’engageaient à « dénoncer au péril de notre vie et de notre fortune, tous les traîtres à la patrie26 ».
14L’obsession de la conspiration dans la gauche radicale provient sans aucun doute en partie du sentiment profondément enraciné que leur conception de l’égalitarisme démocratique était absolument vraie et juste, un engagement idéologique qui contrastait nettement avec le pragmatisme de la majorité des députés patriotes. Il suffisait de franchir le pas suivant pour supposer que tous ceux qui n’étaient pas d’accord avec leur position devaient être nécessairement des dupes ou des conspirateurs. C’est en ce sens que l’analyse politique des Jacobins reposait sur l’intensité de leurs convictions et non sur les principes de la philosophie de Rousseau. Mais l’obsession de la conspiration était en partie liée aussi à l’identification du groupe avec le peuple. Déjà à l’automne 1789, à un moment où la majorité des députés étaient indignés et horrifiés face à la violence des Parisiens, de nombreux futurs Jacobins, en étaient presque venus à glorifier les masses urbaines qui, à leurs yeux, représentaient l’âme véritable de la Révolution. Les Parisiens n’étaient-ils pas déjà venus deux fois à la rescousse de l’Assemblée au cours des journées insurrectionnelles de juillet et d’octobre ? L’image du « bon peuple » allait rapidement devenir un leitmotiv dans les écrits de nombreux radicaux. « Ô le bon peuple, que le peuple français » écrit Ménard de La Groye, « combien il a été calomnié par ceux qui disaient que la liberté ne pouvait lui convenir27 ». En s’identifiant consciemment avec les classes populaires, les radicaux étaient d’autant plus susceptibles de subir l’influence d’une culture populaire urbaine et notamment de partager l’obsession séculaire de la conspiration qu’avaient les Parisiens.
15Mais pour l’ensemble des députés de la Constituante, l’événement majeur, celui qui a intensifié l’obsession de la conspiration, fut incontestablement la Fuite de Varennes. Tous les députés, en fait toutes les élites politiques de la nation furent profondément scandalisés et traumatisés par cette expérience28. Alors que les divers comités d’enquête de l’Assemblée furent chargés de cette affaire, il devint clair qu’une véritable conspiration se montait depuis des mois, comprenant de nombreux acteurs à Paris, dans l’armée, et parmi les émigrés en Allemagne. Une conspiration qui impliquait également la duplicité et le parjure du roi, qui avait juré solennellement de soutenir la Constitution, et avait apporté son soutien à la Révolution. Une poignée de journalistes avait bien prophétisé cette fuite, mais les dirigeants de la Constituante en avaient rejeté la possibilité en qualifiant cette rumeur de ragot irresponsable. À présent, toutes ces prédictions étaient devenues vraies. Jamais, depuis le début de la Révolution, il n’y eut de preuve plus concluante et plus vaste de la réalité d’une grande conspiration coordonnée au plus haut niveau.
16En fait, ce ne fut qu’après la fuite du roi, que la crainte des complots devint une obsession permanente et dévorante chez pratiquement tous les membres des élites politiques nationales. À partir de l’automne 1791, les révolutionnaires allaient être de plus en plus préoccupés par une « grande conspiration » monolithique, où toutes les menaces étaient perçues comme faisant partie d’un plan d’ensemble, dirigé par une seule main. Au sein de l’Assemblée législative, en particulier, il y eut une augmentation très nette des références aux complots et aux conspirations chez des députés appartenant à l’ensemble de l’éventail politique. En effet, il est important de souligner que l’obsession des complots était déjà profondément enracinée dans la mentalité des élites avant que les « circonstances » de la guerre « ne révolutionnent la révolution ». En ce sens, on pourrait dire que les interprétations jacobines et « critiques » sont toutes deux correctes : l’obsession de la Grande Conspiration et la dérive vers une mentalité terroriste furent liées à de véritables menaces contre la Révolution, mais même avant le déclenchement de la guerre, ces menaces furent interprétées de manière exagérée et quasi obsessionnelle29.
17Que pouvons-nous donc conclure de cet examen inévitablement rapide et limité d’une question aussi complexe ? La plupart des commentaires sur les origines d’une culture politique de la violence au cours de la Révolution ont mis l’accent ou bien sur les évolutions structurelles à long terme, sociales ou culturelles, ou bien sur l’impact d’événements à court terme et largement contingents. Ces deux approches peuvent de toute évidence être utiles et aucune ne peut être écartée. Mais nous avons suggéré que dans notre effort pour comprendre la psychologie et les attitudes générales des instigateurs et des partisans de la Terreur, nous devions aussi porter notre attention sur l’analyse à « moyen terme » du processus révolutionnaire même. Nous avons insisté en particulier sur les origines de cette interaction volatile entre une obsession de la conspiration et la diabolisation de l’Autre, qui ont contribué à nourrir l’acceptation de la violence comme outil politique. Il est de toute évidence insuffisant de réduire les agissements des acteurs de la Terreur seulement à la tactique rationnelle de l’expédient ou aux actes de haine et de revanche, comme dans la thèse d’Arno Mayer30. Il faut également explorer les sentiments profonds d’incertitude, de suspicion et de peur partagés par de nombreux dirigeants révolutionnaires : nous devons trouver une explication pour une situation dans laquelle les acteurs de la Terreur eux-mêmes se sentent « terrorisés ». En ce sens, on pourrait même suggérer qu’il faut assigner au terme Terreur une signification plus complexe que celle que les historiens lui donnent habituellement. Il devrait signifier non seulement l’appareil judiciaire mis en place pour intimider et punir ceux qui sont perçus comme les ennemis de la Révolution, mais il devrait également signifier cette peur, cette suspicion et cette incertitude presque paniques, partagées au cours de la période par les révolutionnaires mêmes.
Notes de bas de page
1 J’aimerai remercier Alain Spies pour m’avoir aidé dans la traduction de cet article de l’américain.
2 Antoine-François Delandine, Mémorial historique des États généraux, 5 vol., n. p., 1789, vol. 3 et 4.
3 Voir Isser Woloch, The New Regime : Transformation of the French Civic Order, 1789-1820s, New- York/London, W. Norton, 1994 ; Jean-Pierre Gross, Égalitarisme jacobin et droits de l’homme, 1793- 1796, Paris, Arcantès, 2000 ; Michel Biard, Missionnaires de la République, Paris, CTHS, 2002.
4 François Furet se servait de ces phrases en parlant d’une interprétation qu’il n’acceptait plus : « A Commentary », French Historical Studies, 16, 1990, p. 794.
5 Howard Brown, « Redefining the Terror During the Directory », communication présentée au Western Society for French History, Newport Beach (Californie), le 31 octobre 2003.
6 Alphonse Aulard, L’histoire politique de la Révolution française, Paris, A. Colin, 1905 ; Albert Mathiez, La Révolution française, Paris, A. Colin, 1922 ; Georges Lefebvre, La Révolution française, Paris, PUF (2e éd.), 1957 ; George RUDÉ, The Crowd in the French Revolution, Oxford, Clarendon Press, 1959 ; Albert SOBOUL, La Révolution française, Paris, Gallimard, 1964.
7 Voir notamment François Furet, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, 1978 ; François Furet, Mona Ozouf, Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris, Flamarion, 1988 ; Norman Hampson, Prelude to Terror. The Constituent Assembly and the Failure of Consensus, 1789- 1791, Oxford, 1988 ; Keith Baker, Inventing the French Revolution. Essays on French Political Culture in the Eighteenth Century, Cambridge, Cambridge University Press, 1990
8 Norman Hampson, op. cit. ; Simon Schama, « In some depressingly unavoidable sense, Violence was the Revolution », dans Citizens : A Chronicle of the French Revolution, New York, A. Knopf, 1989.
9 Voir, par exemple, Michel Biard, op. cit. ; Pierre Serna, Antonelle, aristocrate révolutionnaire, 1747- 1817, Paris, Éditions du Felin, 1997 ; Christine LE Bozec, Boissy d’Anglas, un grand notable libéral, Privas, Fola, 1995 ; Nicole Bossut, Chaumette, porte-parole des sans-culottes, Paris, CTHS, 1998 ; Stefan Lemny, Jean-Louis Carra (1742-1793) : parcours d’un révolutionnaire, Paris/Montréal, L’Harmattan, 2000 ; Hervé Leuwers, Un juriste en politique : Merlin de Douai (1754-1838), Arras, Artois Presse Université, 1996 ; Philippe Bourdin, « Bancal des Issarts, militant, député et notable : de l’utopie politique à l’ordre moral, » Revue historique, t. 302, 2000, p. 895-938.
10 Georges Lefebvre, La première terreur, Paris, 1942.
11 Jean-Clément Martin, Contre-Révolution, Révolution et Nation en France, 1789-1799, Paris, Seuil, 1998, p. 205.
12 Jean-Clément Martin, op. cit. ; Darrin McMahon, Enemies of the Enlightenment : The French Counter-Enlightenment and the Making of Modernity, 1778-1830, Oxford, Oxford University Press, 2001. Donald M. G. Sutherland, Révolution et Contre-Révolution en France, 1789-1815, Paris, Seuil, 1991.
13 Jean-Pierre Boullé, « Ouverture des États généraux de 1789 », Revue de la Révolution. Documents inédits, éd. Albert Macé, vol. 15, 1889, p. 117, et vol. 16, 1889, p. 25 ; Roger Barny, Le droit naturel à l’épreuve de l’histoire. Jean-Jacques Rousseau dans la Révolution (débats politiques et sociaux), Paris, Les Belles-Lettres, 1995, p. 22.
14 Sur ce point nous nous éloignons de Patrice Guéniffey dans La politique de la Terreur. Essai sur la violence révolutionnaire, 1789-1794, Paris, Fayard, 2000, notamment chapitre IV.
15 Albert Sorel, L’Europe et la Révolution française, Paris, Plon, 1886, 2e partie, p. 84-86 ; Timothy Tackett, Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires, Paris, A. Michel, 1997, p. 263-265.
16 Voir, par exemple, la correspondance d’Antoine Durand à la municipalité de Cahors (Arch. mun. Cahors, boîte non-classée de lettres des députés révolutionnaires à la bibliothèque municipale de Cahors) ; la correspondance de Michel-René Maupetit, « Lettres de Maupetit (1789-1791) », éd. Quéruau-Lamérie, Bulletin de la Commission historique et archéologique de la Mayenne, 2e série, 1903-1907 passim ; Théodore Vernier à la municipalité de Lons-le-Saunier (A. C. Bletterans [nonclassé], « Lettres de Vernier »).
17 Par exemple, Antoine-René-Hyacinthe Thibaudeau, Correspondance inédite, éd. H. Carré et Pierre Boissonnade, Paris, 1898, p. 160-161 ; Jean-François Gaultier De Biauzat, Gaultier de Biauzat, député du Tiers-État aux États généraux de 1789. Sa vie et sa correspondance, éd. Francisque Mège, 2 vol., Clermont-Ferrand, 1890, vol. 2, p. 352-356 ; Charles-Élie marquis de Ferrières, Correspondance inédite, Paris, 1932, p. 343.
18 Timothy Tackett, « The Constituent Assembly in the Second Year of the Revolution », Revolution, Society, and the Politics of Memory, Melbourne, 1996, p. 162-169.
19 Richard Hofstadter, The Paranoid Style in American Politics, Chicago, 1965.
20 Voir François Furet, Penser la Révolution, op. cit., p. 78-81 ; « La Terreur », dans F. Furet, M. Ozouf, Dictionnaire critique, op. cit., p. 156-157 ; Lynn Hunt, Politics, Culture, and Class in the French Revolution, Berkeley, University of California Press, 1984, p. 39 ; Antoine de Baecque, Le corps de l’histoire. Métaphores et politique (1770-1800), Paris, Calman Levy, 1993, p. 257-276 ; Stefan Lemny, Jean-Louis Carra (1742-1793) : Parcours d’un révolutionnaire, op. cit., p. 186-189 ; Colin Lucas, « The Theory and Practice of Denunciation in the French Revolution, » Journal of Modern History, vol. 68, 1996, p. 768-785.
21 Gordon Wood, « Conspiracy and the Paranoid Style : Causality and Deceit in the Eighteenth Century, » The William and Marry Quarterly, vol. 39, 1982, p. 411. Bernard Bailyn, The Ideological Origins of the American Revolution, Cambridge (Mas), 1967, chap. 3 et 4.
22 Pour une explication détaillée de ce qui suit, Timothy Tackett, « Conspiracy Obsession in a Time of Revolution : French Elites and the Origins of the Terror : 1789-1792, » American Historical Review, 105 (2000), p. 691-713
23 Gaultier de Biauzat, lettre du 23 décembre 1790 (bibliothèque municipale de Clermont-Ferrand, ms. 788).
24 Timothy Tackett, « Conspiracy Obsession, » op. cit., p. 703.
25 Antoine de Baecque, op. cit., IIIe partie, chap. I ; Colin Lucas, « The Theory and Practice of Denunciation in the French Revolution », Journal of Modern History, 68, 1996, p. 768-785 ; Jacques Guilhaumou, « Fragments of a Discourse of Denunciation (1789-1794) », dans Keith Michael Baker (ed.), The French Revolution and the Origins of Modern Political Culture. vol. 4, The Terror, Oxford, Pergamon Press, 1994, 139-155.
26 Alphonse Aulard (éd.), Société des Jacobins, 6 vol., Paris, 1889-1897, vol. 2, p. 468. On ne fait pas mention d’un serment dans le « Règlement » de février 1790 : ibidem, vol. 1, p. 28-33.
27 François-René-Pierre Ménard de la Groye, Correspondance, 1789-1791, Le Mans, Éd. Fl. Mirouse, 1989, p. 124-246.
28 Timothy Tackett, Quand le roi s’enfuit, Paris, La Découverte, 2004 (éd. en langue anglaise, 2003), surtout les chap. 5 et 6.
29 Timothy Tackett, « Conspiracy Obsession », op. cit.
30 Arno Mayer, Les Furies : violence, vengeance, terreur aux temps de la Révolution française et de la Révolution russe, Paris, Fayard, 2002 (éd. langue anglaise, 2000).
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