Préambule
p. 17-20
Texte intégral
1En guise de préambule, nous vous proposons un discours d’inauguration prononcé à Genève en 1925. Après une année d’essai, l’« École internationale » ouvre ses portes, ainsi que son internat. Porté par une poignée d’individus, ce projet ambitieux voit le jour grâce aux idées des pédagogues réformateurs, à la puissance économique de fondations américaines, à la force politique des nouvelles recrues de la haute fonction publique internationale et enfin au prestige des enseignants d’élite français. Ces producteurs culturels sont amenés par toute leur tradition à se penser comme porteurs et porte-parole de l’universel, comme « fonctionnaires de l’humanité1 ». Normalien, ancien professeur de géographie à l’École normale supérieure d’institutrices de Fontenay-aux-Roses, puis sous-directeur honoraire de l’ENS, Paul Dupuy s’exprime ici en qualité de directeur de l’école secondaire à l’École internationale. Ce discours nous permet d’entrer au cœur du bouillonnement intellectuel et militant des années 1920 à Genève, en marge de la création d’innombrables institutions de gouvernance internationale, dont le Bureau international du travail en 1919, la Société des Nations en 1920, et la Ligue internationale pour l’éducation nouvelle en 1921. Héritier de Calvin, Rousseau et Dunant, l’« esprit de Genève » est fait de réflexions sur les moyens d’assurer la paix, de représentations de l’internationalisme, et d’expériences de pédagogies nouvelles. Ce discours est fondateur non seulement pour cette école mais encore pour les institutions scolaires créées à sa suite au cours du xxe siècle puisqu’il édicte les valeurs et croyances en matière d’internationalisme auxquelles se réfèrent leurs réformateurs.
« Mesdames, Messieurs, fondateurs, conseillers, amis de l’École internationale, parents de nos élèves, soyez ici les bienvenus. L’École internationale, après l’année de Florissant, où lui fut ménagé un si gentil berceau, prend ici sa physionomie d’adulte. C’est ici qu’elle souhaite attirer, de près et de loin, de partout, des enfants dont les parents verront dans son titre une promesse, un engagement répondant à l’aspiration de leur raison et de leur cœur. Il y a des façons diverses d’être international. L’internationalisme du dehors est assez facile à réaliser. Il l’a été certainement, et bien des fois déjà, en Suisse, et particulièrement dans ce beau pays de Genève, où des traditions pédagogiques anciennes ont attiré et réuni dans nombre d’établissements excellents, des enfants ou des jeunes gens appartenant aux nationalités les plus diverses, venus des pays les plus éloignés les uns des autres. Ce n’est pas là, du reste, un internationalisme sans valeur. Ces réunions des jeunes intelligences issues de milieux si différents ont nécessairement en elles-mêmes une vertu bienfaisante. Chaque enfant y devient pour un temps un miroir où se réfléchissent d’autres horizons que les siens ; il apprend la grandeur du monde et la diversité des hommes autrement que dans les livres, par le contact des camarades, par le travail, par les jeux, par la vie partagée. À l’empreinte de ses hérédités nationales particulières se superpose, plus légère sans doute, moins profonde, précieuse tout de même, une empreinte nouvelle, celle d’une éducation collective. Cela, l’École internationale le réalisera elle aussi ; elle le réalisera, pour ainsi dire, par définition. Mais ce à quoi elle aspire est quelque chose d’autre et de plus précieux encore. Elle ne l’attend pas du hasard et elle ne doit pas le recevoir seulement du dehors ; elle le conçoit comme un fruit de sa volonté, et elle veut que ce soit avant tout une émanation de son âme, de son esprit, quelque chose qui vienne du plus profond d’elle-même. C’est du dedans que son internationalisme doit agir : il ne doit pas être la broderie superficielle, mais le tissu même des mentalités que nous avons l’ambition de former.
Pour tout résumer en quelques mots, l’École internationale a une espérance fondée sur une foi, et ce sont cette espérance et cette foi qui nous réunissent ici aujourd’hui, au seuil de la nouvelle année scolaire. L’espérance est celle-là même qui, née au milieu des ruines, surgie des pires désastres que l’Humanité ait connus, a saisi la grande âme du président Wilson, l’a soulevée, l’a pénétrée, y est devenu principe d’action, et, malgré les doutes, les sarcasmes, les méfiances, les hostilités, a enfanté l’organisme international, déjà si vigoureux, à l’ombre duquel nous espérons que grandira notre École. La plupart de ses animateurs sont fonctionnaires de cet organisme, pénétrés jusqu’aux moelles de l’esprit dont il vit, et c’est parce que cet esprit vit aussi en eux, qu’ils ont rêvé d’une école où leurs enfants en seraient imprégnés à leur tour, et avec eux les enfants de ceux qui voient dans cet esprit l’unique chance du salut du monde. Ainsi comme le figuier banyan des Indes laisse descendre de ses plus hautes branches des racines aériennes, qui, retrouvant le sol, donnent naissance à des rejetons dont la verdure se confond avec la sienne, et dont la vie lui reste liée, tout de même l’École internationale est née des racines dont les origines sont au-dessus d’elle, dans ces bureaux de la Société des Nations et du Bureau international du travail, où les cerveaux d’élite sont animés d’une foi ardente dans la valeur de leur tâche, dans les bienfaits que la collaboration, l’union, le respect réciproque doivent assurer à l’ensemble des peuples. Cette foi, nous la partageons, nous autres professeurs, et nous voulons la transporter dans le domaine de l’éducation ; nous voulons qu’elle soit aussi la grande animatrice de notre travail et de notre enseignement […]. Et malgré cette évidence [“la petitesse du monde”] les habitudes d’esprit du passé ont une telle force, elles sont ancrées dans des sentiments si profonds, et, il faut bien le dire aussi, si précieux et légitimement chers, que l’immense majorité des hommes continue à penser et à agir comme si leur partage en nations avait encore le même sens et la même valeur qu’autrefois. Ils se révoltent contre la contrainte des faits, et, les yeux fixés sur les autels innombrables de la guerre où leurs pères ont sacrifié, ils ricanent ou ils vitupèrent, quand on annonce le Dieu nouveau de la concorde et de la paix, qui grandit et qui monte au-dessus des autels ennemis, le Dieu dont le culte doit absorber et réconcilier tous les cultes.
C’est à comprendre cela que l’École internationale veut préparer les enfants qui lui sont confiés. Nous n’ignorons pas, certes, les difficultés d’une tâche, devant laquelle il convient d’être à la fois très ambitieux et très modeste. Nous savons en particulier que nous avons le devoir de concilier la mentalité internationale avec tous les patriotismes, pour lesquels nous professons un respect et une amitié sans réserve ; nous savons que cette conciliation peut rencontrer des résistances morales et aussi des résistances matérielles, et que celles-ci seront probablement les plus difficiles à vaincre. Chacun des enfants qui passeront par nos mains doit, de toute évidence, finir par subir le contrôle et la loi des institutions nationales de son pays. Ce n’est pas là un regret que j’exprime, bien au contraire. La mentalité internationale ne peut produire son plein effet qu’en exerçant son action dans les cadres nationaux, en s’adaptant à eux et non en les bouleversant. Mais cette conviction même implique dans notre enseignement des adaptations multiples, délicates à réaliser sans énerver la grande action dominante. Pour venir à bout des difficultés qui nous attendent et, si possible même, pour les prévenir, il a paru que le moyen le meilleur était d’entrer résolument dans les voies ouvertes par les apôtres de l’École nouvelle, de l’École active, dont le plus ardent peut-être, le professeur Adolphe Ferrière, est un de nos conseillers. C’est là, pour ainsi dire, notre seconde foi, et qui fait corps avec la première. Nous avons foi dans l’évolution naturelle des intelligences enfantines ; nous voulons nous fier à elle, la suivre et l’aider de toute notre ardente sympathie2. »
Notes de bas de page
1 Bourdieu P., « Deux impérialismes de l’Universel », in Fauré C. et T. Bishop (dir.), L’Amérique des Français, Paris, Éditions François Bourin, 1992, p. 149-155.
2 AIJJR, Revue Pour l’ère nouvelle (1922-1940). Dupuy P., « L’esprit international à l’École internationale de Genève », Pour l’ère nouvelle, no 18, janvier 1925, p. 3-5.
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