Conclusion générale. Perspectives présentes et futures à propos de la race en psychiatrie et en médecine aux États-Unis
p. 237-240
Texte intégral
« History is not the past. It is the present. We carry our history with us. We are our history. »
James Baldwin, in Raoul Peck, I Am Not Your Negro, Velvet Film, 2016, 1 h 26 mn 32 s-1 h 27 mn 15 s.
« The past is a foreign country; they do things differently there. »
L. P. Hartley, The Go-Between, Londres, Hamish Hamilton, 1953, p. 1.
1Le premier apport de cet ouvrage a été de dévoiler l’émergence des théories raciales en psychiatrie dans le Nord (notamment dans la métropole de New York) après la Grande Migration, lors de la fondation de cliniques urbaines spécialement conçues pour les communautés noires de Harlem et dans des centres de recherche en Californie et dans le Massachusetts, respectivement à UCLA et Brandeis dans les années 1960 et 1970. Nous avons eu l’occasion de montrer que l’ouverture de telles institutions dans les années 1940 était vue par les psychiatres du Nord comme un moyen de condamner à l’obsolescence les institutions ségréguées du Sud, et de réaffirmer la modernité de leurs propres pratiques. Notre recherche a également porté sur les années 1960 et sur l’évolution des théories psychiatriques sur les corps noirs durant le mouvement des droits civiques et a démontré, l’intersection, d’une part, entre la politisation croissante de la recherche menée par les psychiatres sur la violence urbaine et, d’autre part, les représentations dans la littérature médicale des manifestants noirs, classés comme schizophrènes. Nous avons souligné l’émergence, à l’échelon fédéral, et par l’intermédiaire des politiques de traitement de la pauvreté encadrées par Daniel Moynihan d’un vocabulaire politique intégrant des éléments de la psychiatrie pour qualifier les comportements et modèles familiaux vus comme « pathologiques » des Noirs. Ces nouveaux discours, publicisés par le rapport Moynihan, eurent un effet tout particulier sur les perspectives de recherche des psychiatres, invités à davantage intégrer cette notion de « culture de la pauvreté » et d’étude de la famille dans leurs écrits sur les patients noirs. Le développement de théories en psychiatrie sociale et neuropsychiatrie à UCLA à propos des comportements violents des Noirs trouve un écho certain vis-à-vis de la politisation des théories psychiatriques étudiées dans les parties précédentes (à propos de la liberté et de la folie par exemple). Ce lien montre bien la présence d’une interrogation systématique et connexe concernant les droits civiques des Noirs par les psychiatres, depuis le xixe siècle, jusqu’aux années 1960.
2Le deuxième résultat de notre ouvrage a été de retracer l’émergence de la profession médicale noire dont le développement a été traité transversalement dans la première partie ainsi que dans la dernière partie. À l’instar des travaux de Vanessa Northington Gamble, Thomas Ward et James Summerville, qui ont montré l’émergence d’une profession médicale noire depuis la deuxième moitié du xxe siècle, nous avons choisi de nous centrer sur le cas spécifique des psychiatres noirs qui n’avait pas été étudié auparavant. Notre recherche est ainsi pleinement ancrée dans une perspective de sociohistoire des professions, telle que formulée par le sociologue américain Andrew Abbott à la fin des années 1980. Le terme de « racialisation stratégique » que nous avons forgé tout d’abord à partir de nos observations et qui s’applique à décrire les stratégies d’essentialisation entreprises par les psychiatres noirs pour justifier leurs spécialités médicales envers les Noirs depuis les années 1940 et 1950 est à concevoir comme le corollaire de l’essentialisme stratégique théorisé par Gayatri Chakravorty Spivak. C’est par cette « racialisation stratégique » que les médecins noirs assoient leurs compétences et se tracent un avenir professionnel dans une spécialisation longtemps ouverte seulement aux Blancs ; en identifiant des différences culturelles ou biologiques dans les corps de leurs patients noirs, les psychiatres noirs parviennent à s’octroyer des ressources symboliques et déontologiques propres. On retrouve cette stratégie plus tard, à l’époque des années 1970 et 1980, au moment de l’émergence de la psychiatrie antiraciste durant le mouvement de désinstitutionnalisation massif ayant fait fermer progressivement les hôpitaux psychiatriques (ségrégués dans le Sud, non ségrégués dans le Nord) : nous avons montré les stratégies d’organisation et de développement d’unités psychiatriques comme la Black Focus Unit de UCSF dans laquelle des psychiatres développèrent, à partir des années 1980, une nouvelle approche, en plaçant la notion de race, comprise comme un paradigme biologique et culturel, au cœur de la relation médecin patient.
3Le troisième résultat a été assurément de complexifier les définitions employées par les psychiatres et le personnel psychiatrique en psychiatrie en étudiant l’évolution des discours consacrant la race tantôt dans une perspective biologique, culturelle et sociale. Plutôt que d’aborder ces définitions dans une linéarité temporelle propre en émettant l’hypothèse que l’une succéderait à l’autre, nous avons préféré démontrer les modalités par lesquelles ces définitions sont employées en parallèle et de concert, selon les contextes d’emploi différents. La race, en effet, en psychiatrie, est mobilisée selon des représentations sociales complexes et souvent contradictoires, étant comprise simultanément comme une variable biomédicale et comme une construction culturelle et sociale. Nous avons cherché à démontrer que la notion de race biologique ne s’est pas trouvée remplacée par le nouveau lexique « culturel » ayant émergé en psychiatrie à partir des années 1940 : au contraire, en étudiant l’évolution des catégorisations en santé, on a pu démontrer le fait que la race biologique n’avait jamais quitté la science psychiatrique, alors que la politisation du social irriguait, toujours et encore, la psychiatrie. Si le lexique culturel a fait son apparition depuis les années 1940, notamment avec les théories des psychiatres de la clinique Lafargue, puis s’est solidifié dans les pratiques médicales pour devenir une véritable norme aux États-Unis depuis les années 1970 et le développement des programmes en « compétence culturelle », celui-ci fonctionne non pas en remplacement à la notion de race biologique, mais bien en parallèle à celle-ci. Les psychiatres mobilisent l’une et l’autre variable, en fonction des interrogations pratiques auxquelles ils ont à répondre : alors que la notion de culture est plébiscitée pour expliquer les divers biais dans l’application des diagnostics par un médecin blanc sur un patient racisé, ou pour penser la distance sociale entre ces professionnels de santé et leurs patients, la notion de race, avec une définition biologique, héréditaire, et génétique, est mobilisée quand il s’agit de parler des avancées récentes, prospectives de la médecine individualisée en relation avec les prescriptions médicamenteuses. Notre recherche a également cherché à mobiliser le cadre classique de mémoire collective de Maurice Halbwachs pour étudier les distances potentielles entre la réalité historique et les représentations des psychiatres sur les traitements psychiatriques imposés aux patients noirs à travers le cours de l’histoire. Cette mémoire collective, lorsqu’elle est présente dans le discours oral, façonne en partie les discours et les pratiques de ces spécialistes, les poussant à développer tantôt des attitudes colorblind (qui ne reconnaissent pas la couleur), tantôt des attitudes prenant en compte la variable de race dans le soin.
4En creux, notre ouvrage s’est proposé, par une approche trans-disciplinaire de réconcilier deux visions des travaux en histoire, la première appréhendant, parfois, les faits historiques comme un « autre pays », pour reprendre les mots du romancier L. P. Hartley cités dans l’épigraphe, comme un moment passé dissocié du contemporain et irréconciliable avec le présent, et la deuxième comme un élément vivant en chacun d’entre nous, comme signifié dans le texte de James Baldwin placé également en ouverture de cette conclusion. Nous avons choisi de tenir compte des spécificités historiques propres à chaque période, et pour résoudre cette tension inhérente à notre travail nous avons pleinement suivi les recommandations énoncées par les historiennes de la médecine Deirdre Cooper Owens, Shana Fett et Alondra Nelson de toujours considérer l’histoire des pratiques et théories médicales dans la longue durée et au miroir des pratiques à l’époque contemporaine.
5Cet ouvrage ouvre aussi des recherches dans un autre champ lié à ces problématiques de recherche autour de la race et de la médecine. L’un des chantiers de recherche à mener serait de poursuivre la sociohistoire de la psychiatrie racialisée, notamment en relation aux travaux récents produits en épigénétique des populations noires. Cette recherche aurait plusieurs finalités : celle, tout d’abord, d’étudier l’intrication des théories en psychiatrie et de ce nouveau champ, relativement récent, mais également de mobiliser des travaux concernant la mémoire collective noire et la sociologie des mobilisations concernant les réparations symboliques et financières de l’esclavage.
6En effet, depuis quelques années, de nombreux travaux en épigénétique des populations s’intéressent à la neuropsychiatrie, en étudiant l’incidence épigénétique du stress chez les populations noires ayant subi le traumatisme de l’esclavage. Cette mémoire traumatique serait ainsi, selon certaines études en épigénétique, transmise selon un mécanisme transgénérationnel et induirait une modification de l’épigénome (qui est à comprendre comme une variable clé à l’expression des gènes de l’individu) d’un grand nombre d’individus dont les ancêtres ont connu un changement de métabolisme lié à l’esclavage, en raison de privations nutritionnelles, notamment.
7Si le mécanisme de transmission transgénérationnel du traumatisme psychologique est encore remis en question par grand nombre de chercheurs en épigénétique à l’heure actuelle et ne fait donc pas l’unanimité dans la communauté des pairs, il est intéressant de considérer que des activistes, notamment noirs, en faveur des réparations liées à l’esclavage, se tournent de plus en plus vers ce raisonnement de cause à effet érigé comme « preuve », qui vise à prouver que la race est bel et bien entrée dans les corps par le biais de l’épigénome. La prolifération des articles de vulgarisation scientifique à propos de la variable raciale en épigénétique montre un engouement du public certain depuis quelques années pour ces nouvelles recherches. En Californie, le député noir à la chambre des représentants de l’État Reginald Byron Jones-Sawyer Sr. avait même soutenu en 2018 une résolution – l’Assembly Concurrent Resolution 177 (ACR 177) – visant à « sensibiliser le public au traumatisme transgénérationnel et au rôle que joue la recherche en épigénétique dans la compréhension de ce traumatisme » subi par « les communautés non-blanches » (communities of color)1.
8Les stratégies à l’œuvre défendue par les activistes, mais aussi par des anthropologues aux États-Unis mobilisés autour de cette question de la réparation de l’esclavage semblent ainsi illustrer à nouveau ce processus de « racialisation stratégique », que nous avons entrepris de définir dans cet ouvrage : ces derniers, considérant que la race en épigénétique pourrait bel et bien devenir un facteur ancré dans les corps (un traumatisme psychologique induit par des facteurs environnementaux comme le stress pouvant être transmis de génération en génération aux individus à l’époque contemporaine), et donc se muer en un facteur biologique, réitèrent une différenciation raciale sous couvert d’un but progressiste. En creux, ce nouveau recours à l’argumentation « racialisante », démontre que pour un certain nombre d’activistes, le renvoi seul aux preuves produites par les méthodes d’enquête et de recherche issues des sciences humaines et sociales pour alimenter leurs luttes est synonyme d’échec : pour eux, le biologique est réputé plus solide, plus scientifique et plus « fiable » que le social, tandis qu’un véritable procès d’intention est réservé aux sciences dites « molles ». On pourrait comprendre la stratégie de reconfiguration de la définition de race comme une variable ayant un versant biologique, par les activistes, à l’époque contemporaine, de manière parallèle.
9L’usage social des travaux en épigénétique fait par ces acteurs du monde social à l’époque contemporaine présente ainsi des enjeux propres qu’il conviendrait d’analyser en détail, en combinant à la fois une méthodologie d’ordre qualitatif, en conduisant une enquête auprès des partisans aux réparations et des épigénéticiens, ainsi qu’en entamant une recherche en archives à propos des différentes stratégies employées pour reconstruire, dans le Sud notamment, la mémoire de l’esclavage et de la guerre de Sécession, dans la lignée transdisciplinaire de cet ouvrage.
Notes de bas de page
1 Élodie Grossi, « New avenues in epigenetic research about race: online activism around reparations for slavery in the United States », Social Science Information, vol. 59, no 1, 2020, p. 93-116.
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