Introduction de la troisième partie
p. 179-182
Texte intégral
« The shift may, in fact, come as something of a relief, as it moves our collective focus away from a wholly unrealistic goal to one that is within anyone’s reach right now. After all, to aspire to colorblindness is to aspire to a state of being in which you are not capable of seeing racial difference—a practical impossibility for most of us. The shift also invites a more optimistic view of human capacity. The colorblindness ideal is premised on the notion that we, as a society, can never be trusted to see race and treat each other fairly or with genuine compassion. A commitment to color consciousness, by contrast, places faith in our capacity as humans to show care and concern for others, even as we are fully cognizant of race and possible racial differences. »
Michelle Alexander, The New Jim Crow: Mass Incarceration in the Age of Colourblindness, New York, The New Press, 2010, p. 2421.
1Depuis les années 1980 et 1990, de nombreuses associations professionnelles médicales et psychiatriques ont entrepris d’adopter des mesures particulières liées à la reconnaissance des variables de culture, de race, et d’ethnicité dans le soin2. La notion de compétence culturelle (cultural competency) fut définie dans le domaine de la santé mentale, pour la première fois en 1989, comme « un ensemble de comportements, d’attitudes et de politiques harmonisés dans un système, un centre de soins ou un ensemble de professionnels qui leur permettait de travailler efficacement dans des situations de contact inter-culturelles », dans un rapport financé par le National Institute of Mental Health, Child and Adolescent Service System Program (CASSP), bien que d’autres termes congruents existaient déjà, notamment, dans le champ du travail social (social work), comme celui de « compétence ethnique » (ethnic competence) ou d’« éveil culturel » (cultural awareness)3.
2Cette notion, qui faisait figure de nouveauté dans le lexique des psychiatres et des médecins au début des années 1980, est aujourd’hui devenue monnaie courante dans les programmes d’éducation médicale aux États-Unis. En effet, les programmes d’études médicales américaines, morcelés en trois séquences de quatre années (les quatre années de licence qui incorporent en leur sein des cursus de préparation aux études médicales autrement appelés pre-med, les quatre années d’écoles médicales, puis quatre années de résidence en psychiatrie), qui modèlent ce que le sociologue Howard Becker dans Boys in White avait nommé la « culture d’étudiant de médecine » intégraient, peu à peu, des séquences de cours destinées à promouvoir la notion de compétence culturelle depuis la fin des années 1980, sous des formes variées (à la fois des notions de cours, mais aussi des conférences destinées aux étudiants, etc.)4. Des formations financées par les comtés aujourd’hui et proposées aux personnels de cliniques de tous âges présentent la compétence culturelle comme une notion phare en psychiatrie, et plus généralement en médecine5. Par ailleurs, aujourd’hui, le site de l’American Psychiatric Association, par exemple, propose en ligne des cours en compétence culturelle (cultural competency trainings) à destination des psychiatres et diffuse de courtes vidéos de quelques minutes dans lesquelles des recommandations sont adressées aux psychiatres (majoritairement blancs) pour travailler avec des patients noirs, asiatiques, hispaniques et amérindiens6. Ces ressources constituent autant de preuves de la diffusion et de la circulation des notions de culture, d’ethnicité et de race (comprises comme des variables sociales, culturelles, et non biologiques), dans le champ de la psychiatrie aujourd’hui, aux États-Unis, depuis maintenant une trentaine d’années, au moment même où les associations européennes de psychiatrie commencent à peine à suivre le même sillage7.
3Les deux prochains chapitres auront pour but d’analyser les modalités par lesquelles des psychiatres et des personnels soignants ayant suivi des parcours de formations différents et ayant évolué dans des structures professionnelles disparates utilisent et comprennent les notions de culture, d’ethnicité et de race en psychiatrie. L’objectif de l’enquête qualitative, composée d’entretiens avec des psychiatres et personnels de cliniques psychiatriques en Californie (assistants sociaux, psychologues) était de comparer la position déontologique de deux groupes de soignants (les premiers travaillent au sein des cliniques psychiatriques de UCSF, et les deuxièmes, évoluent dans le comté de Los Angeles) qui nous semblaient, a priori, très différents. Tandis que les uns développent une approche originale du soin psychiatrique, en plaçant pleinement au cœur de leurs pratiques les notions de race, culture et ethnicité pour organiser les soins au sein de leurs unités psychiatriques, les seconds pratiquent une psychiatrie dite « générale », dans des cliniques publiques et privées recevant toutefois une population de patients aux origines diverses, à la fois « racialement » et socio-économiquement.
4Le chapitre v est ainsi centré sur l’analyse des discours et pratiques des psychiatres au sein de l’hôpital universitaire de UCSF, l’une des seules structures de soins psychiatriques aux États-Unis à être organisée pleinement selon des logiques ethno-raciales : les patients y sont traités par des équipes soignantes différentes, elles-mêmes spécialisées dans le traitement d’un groupe ethno-racial spécifique8. Il y existait ainsi, en 2015 et 2016 (années durant laquelle les entretiens avec les membres des équipes furent enregistrés) une équipe « noire », une équipe « latino », une équipe « asiatique-américaine ». L’objectif du chapitre est d’illuminer les stratégies des psychiatres ayant choisi d’œuvrer dans ce dispositif et également de comprendre leurs usages des vocables de race, culture et ethnicité, dans un environnement de soins qu’ils revendiquent eux-mêmes comme « progressiste ».
5Enfin, le chapitre vi se propose d’analyser les discours et les pratiques psychiatriques de personnels soignants en psychiatrie à propos de la race au sein du comté de Los Angeles. Cette enquête repose sur une série d’entretiens avec, notamment, les soignants de la clinique de Hillview, à Pacoima, et les psychiatres-résidents de UCLA, qu’il nous a été rendu possible d’interroger. Dans ce chapitre, il est question d’évaluer l’opinion des soignants blancs et racisés à propos des formations en compétence culturelle en psychiatrie, et également de cerner si la variable de race est analysée comme socialement construite, comme un synonyme du terme « culture » ou bien comme une variable biologique, fixiste. Ce dernier chapitre est aussi l’occasion d’évaluer si les soignants connaissent le lourd héritage mémoriel de la race en psychiatrie, notamment vis-à-vis de leurs patients noirs.
Notes de bas de page
1 Cette épigraphe donne une définition de ce que représente l’idéal d’être « aveugle à la couleur » (colorblind) aux États-Unis aujourd’hui. Michelle Alexander préfère à cette notion le terme de color consciousness, que l’on pourrait traduire par la « conscience de la couleur ».
2 Voir par exemple « ED-21 of the Liaison Commission on Medical Education », Liaison Commission on Medical Education, 2012, [http://www.hms.harvard.edu/cccec/curriculum/], dernière consultation le 12 août 2018. La Liaison Commission on Medical Education statue sur les standards des curriculums de médecine. Le conseil de l’ED-21 (dans cette commission) a écrit les recommandations suivantes : « the faculty and medical students of a medical education program must demonstrate an understanding of the manner in which people of diverse cultures and belief systems perceive health and illness and respond to various symptoms, diseases, and treatments » ; « to demonstrate compliance with this standard, the medical education program should be able to document objectives relating to the development of skills in cultural competence ». Voir également Robert E. Hales, Stuart C. Yudofsky et Laura Weiss Roberts (dir.), The American Psychiatric Publishing Textbook of Psychiatry, 6e éd., Washington DC, American Psychiatric Association Publishing, 2014, p. 12-66.
3 « Cultural competence is a set of congruent behaviors, attitudes, and policies that come together in a system, agency, or among professionals and enable that system, agency, or those professionals to work effectively in cross-cultural situations », in Terry L. Cross, Barbara J. Bazron, Karl W. Dennis et Mareasa R. Issacs, Towards a Culturally Competent System of Care, Washington DC, CASSP Technical Assistance Center, 1989, p. 13. Sur la compétence ethnique, voir Joseph Gallegos, « The Ethnic Competence Model for Social Work Education », in B.W. White (dir.), Color in a White Society, Silver Spring, MD, National Association of Social Workers, 1982. Sur la cultural awareness, voir James Green, Cultural Awareness in the Human Services, Englewood Cliffs, NJ, Prentice-Hall, 1982. De manière plus générale, voir Joseph S. Gallegos, Cherie Tindall et Sheila A. Gallegos, « The Need for Advancement in the Conceptualization of Cultural Competences », Advances in Social Work, vol. 9, no 1, printemps 2008, p. 51-62.
4 Voir Howard Becker, Boys in White: Student Culture in Medical School, Chicago, University of Chicago Press, 1961, p. 439. À propos de la residency, on choisira de traduire par « résident » car l’internat en français signifie les trois ou cinq années avant la thèse de médecine. La residency est un stage postdoctoral qui s’adresse aux titulaires d’une licence médicale.
5 Voir notamment « Cultural Competency », Los Angeles County Department of Mental Health, [http://dmh.lacounty.gov/wps/portal/dmh/mental_health_services_act/mhsa_detail/?1dmy&page=dept.lac.dmh.home.mhsa.mhsa_detail.hidden&urile=wcm%3Apath%3A/dmh+content/dmh+site/home/mental+health+services+act/mhsa+links/cultural+competency], n. d., dernière consultation le 12 août 2018.
6 Voir « Best Practice Highlights for Treating Diverse Patient Populations », American Psychiatric Association, [https://www.psychiatry.org/psychiatrists/cultural-competency/treating-diverse-patient-populations], n. d., dernière consultation le 2 août 2018.
7 Voir notamment A. Qureshi, F. Collazos, M. Ramos et M. Casas, « Cultural Competency Training in Psychiatry », European Psychiatry, vol. 23, suppl. 1, janvier 2008, p. 49-58. Voir aussi Meryam Schouler-Ocak, Iris T. Graef-Calliess, Ilaria Tarricone, Adil Qureshi, Marianne C. Kastrup et Dinesh Bhugra, « EPA Guidance on Cultural Competence Training », European Psychiatry, vol. 30, no 3, p. 431-440.
8 À ce sujet, voir Élodie Grossi, « Clinique politique et politiques de la clinique. Le cas des unités de soins psychiatriques “ethno-raciales” de l’université de Californie à San Francisco », Genèses. Sciences sociales et histoire, no 111, juin 2018, p. 92-113.
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