Introduction de la seconde partie
p. 165-168
Texte intégral
1En avril 1976, les nouveaux tenants du pouvoir promulguaient le programme de la National Democratic Revolution, qui donnait les grandes orientations de la nouvelle politique nationale. Le Därg déclarait l’adoption officielle du « socialisme scientifique » et engageait la nation dans la construction de « l’Éthiopie socialiste ». Ce projet politique impliquait une nouvelle manière de penser la nation, son avenir et, partant, son éducation. Conjointement à la disparition de la classe aristocratique, le Därg annonçait l’émancipation de celles et ceux qui avaient été opprimés par le passé : les paysans, les populations marginalisées du Sud, les femmes. Ces objectifs nécessitaient une éducation de masse orientée vers la construction d’une nouvelle société. La nouvelle politique éducative a été élaborée avec la participation de pédagogues est-allemands, qui ont remplacé les coopérants américains dans le sillage des changements d’alliances entraînés par la révolution.
2Le système féodal était considéré responsable du fait que l’Éthiopie compte parmi les pays les plus « arriérés » du monde1. C’était pourquoi le programme de la National Democratic Revolution avait annoncé, un peu plus d’un an auparavant, les objectifs de la révolution : « To completely abolish feudalism, imperialism and bureaucratic capitalism from Ethiopia and, with the united effort of all anti-feudal and anti-imperialist forces, build a new Ethiopia and lay strong foundation for the transition to socialism2. » Bien que le terme semble étrangement choisi, « capitalisme bureaucratique » désignait l’alliance de la « classe féodale » éthiopienne et de l’impérialisme américain, comme système d’oppression spécifique des Éthiopiens sous le régime de Haylä Sellasé3. S’arracher de l’« arriération » impliquait de lutter contre ceux qui avaient fait fonctionner ce système. La notion d’« ennemi de classe » (yämädäb tälat) a alors fait son apparition dans la rhétorique officielle pour englober aussi les partis et syndicats qui avaient participé à la révolution en s’opposant au gouvernement militaire. La nation était redéfinie sur des bases égalitaires et devait être, à l’avenir, cimentée par la conscience de classe, unie dans le but de construire la société nouvelle. Le programme de la National Democratic Revolution annonçait la promotion des nationalités qui avaient été opprimées par le passé4. C’était, en effet, la « monarchie de droit divin » qui avait divisé les Éthiopiens selon des critères nationaux, régionaux, religieux, linguistiques et sectaires5. Le Därg proclamait l’abolition de la domination culturelle du Nord chrétien sur le Sud musulman et « païen ». Ce faisant, le nouveau régime proposait une forme de nationalisme séculier, débarrassé des discriminations religieuses, sociales et culturelles du passé (Clapham, 1988, p. 195). De fait, toute idée d’auto-détermination était exclue. La définition d’ennemis communs et l’égalité des nationalités devaient créer un sentiment de solidarité de classe à l’échelle de la nation, transcendant les identités particulières. Enfin, sous le régime renversé, les femmes éthiopiennes étaient soumises à la double oppression de classe et de sexe6. Au contraire, le programme de la National Democratic Revolution déclarait que ceci n’aurait plus cours dans l’Éthiopie socialiste : « There will not be any sort of discrimination among […] sexes. No citizen will be accorded special privilege in his or her political, economic and social undertaking on basis of […] sex7. » Le Därg annonçait que la libération des femmes était une composante à part entière de la politique nationale. Les trois catégories mobilisées au service de la redéfinition égalitaire de la nation étaient hiérarchisées entre elles, en ordre décroissant d’importance : classe, nationalité et genre. C’est seulement au sein d’une Éthiopie unie, cimentée par la conscience de classe, que les nationalités puis les femmes réaliseraient leur émancipation.
3Le système scolaire, jusqu’alors orienté vers la société industrielle capitaliste, devait être tourné vers les pays socialistes. Plus généralement, l’adoption officielle du « socialisme scientifique » impliquait un changement d’alliances internationales. Entre 1976 et 1989, six plans de travail ont été établis entre les ministères éthiopiens de l’Éducation, de la Culture et de la Santé, et leurs homologues d’Allemagne de l’Est. Le gouvernement éthiopien était intéressé par la coopération éducative avec l’Allemagne de l’Est car son système scolaire était considéré comme l’un des meilleurs parmi les modèles socialistes. Pour sa part, la RDA s’est efforcée d’orienter le système scolaire éthiopien vers son propre modèle, à travers la conception des politiques éducatives, des programmes scolaires, et la formation des personnels administratifs et enseignants (Haile Gabriel, 2006, p. 74-76). Le système scolaire du régime de Haylä Sellasé était accusé d’avoir seulement visé la création d’une administration loyale pour assurer le maintien de la classe au pouvoir. La faible diffusion de l’éducation scolaire résultait d’un choix délibéré de « la monarchie [qui] avait maintenu la population dans l’ignorance pour mieux pouvoir l’opprimer8 ». Au contraire, la National Democratic Revolution annonçait : « There will be an educational programme that will provide free education, step by step, to the broad masses. Such a program will aim at intensifying the struggle against feudalism, imperialism and bureaucratic capitalism. All necessary measures to eliminate illiteracy will be undertaken9. »
4L’éradication de l’analphabétisme était une priorité car il était entendu qu’analphabétisme, pauvreté et marginalisation se recoupaient. Une population alphabétisée était le premier pas vers une éducation généralisée, qui assurerait la mobilisation de toutes et tous au service du bien commun ; un pré-requis pour s’arracher collectivement de la misère. Sous Haylä Sellasé, le système scolaire avait dispensé une éducation élitiste, en avançant qu’une minorité de personnes éclairées guiderait la nation vers le progrès. Le Därg annonçait une éducation de base généralisée, pour un développement par le bas. En 1980, le ministère de l’Éducation précisait les trois objectifs généraux de la nouvelle politique scolaire dans le document General Objectives for Ethiopian Education, l’éducation pour la conscience scientifique, la production et la conscience socialiste10.
5Alors que le programme de la National Democratic Revolution reprenait de grands principes éducatifs communs à l’ensemble des régimes socialistes, les General Objectives for Ethiopian Education rappellent fortement les discours pédagogiques de la RDA. Tout comme la pédagogie est-allemande, la pédagogie éthiopienne envisageait, grâce à une éducation polytechnique liant la théorie à la pratique, la formation d’une personnalité complète, d’un « homme nouveau » qui construirait une « société nouvelle11 ». Construire une société socialiste impliquait une éducation intégrale qui s’intéresse à la conscience politique, aux compétences techniques, scientifiques et intellectuelles des individus ; tout en attachant un soin particulier à l’éthique et aux qualités morales.
6Dans les années 1980, le ministère de l’Éducation a, par ailleurs, mobilisé la notion de « société apprenante » (learning society), en vogue depuis les années 1970 au sein d’institutions internationales telles que l’Unesco. Dans la préface de la brochure Education in Socialist Ethiopia: Origins, Reorientation, Strategy for Future Development, le ministre de l’Éducation, Bililign Mandefro, expliquait : « We believe that education in Ethiopia has now been set on a course which will result in the creation of a LEARNING SOCIETY. Through the generations to come, that learning society will transform Ethiopia12. » En partant du constat que les sociétés contemporaines connaissent des changements permanents et que l’éducation doit être adaptée à cette situation, la notion de « société apprenante » (learning society) met en avant une éducation de tous, tout au long de la vie, qui doit s’étendre, au-delà des écoles, aux enfants comme aux adultes. Ses premières théorisations ont vu le jour à la fin des années 1960 sous la plume de chercheurs en éducation de tendance libérale (Jarvis, 2000). Il s’agissait, pour eux, d’adapter la circulation des savoirs aux transformations du marché et de l’économie capitaliste, de rendre les individus capables de vivre dans un monde où les changements étaient de plus en plus rapides. Dans la notion de « société apprenante », les décideurs scolaires éthiopiens n’entendaient pas une éducation adaptée au marché, mais une société où l’instruction et l’apprentissage seraient intégrés aux activités quotidiennes ; où les communautés seraient actrices de leur éducation dans une dynamique de transformation sociale.
7Pour réaliser ce projet éducatif, le Därg a mis en place une politique scolaire ambitieuse, qui articulait les éducations non formelle et formelle. Mais avant cela, l’affermissement de son pouvoir est passé par un moment révolutionnaire extrêmement violent et marquant (chapitre vi). Le régime a lancé une campagne nationale d’alphabétisation, qui a duré de 1979 à la chute du régime en 1991, dans l’objectif d’éradiquer totalement l’analphabétisme (chapitre vii). La campagne d’alphabétisation a été menée conjointement à une importante extension du semis scolaire en direction des campagnes (chapitre viii). Les contenus des enseignements ont été modifiés pour correspondre au nouveau projet politique, en transmettant les fondamentaux du marxisme-léninisme et en défendant la planification, la collectivisation et l’industrialisation sur le modèle soviétique (chapitre ix). Les relations de pouvoir au sein de l’espace scolaire se sont transformées. Les discriminations fondées sur des critères culturels se sont atténuées, tandis que la violence de la relation pédagogique s’est fortement intensifiée en relation avec les pratiques de pouvoir violentes du Därg (chapitre x).
Notes de bas de page
1 MOI, juillet 1977, Ethiopia in Revolution, Addis Ababa, Ethiopian Revolution Information Center, p. 6.
2 PMGE, 20 avril 1976, Programme of the National Democratic Revolution of Ethiopia, Addis Ababa, p. 1.
3 MOI, juillet 1977, Ethiopia in Revolution, op. cit., p. 20-21.
4 PMGE, 20 avril 1976, Programme of the National Democratic Revolution of Ethiopia, op. cit., p. 5.
5 MOI, juillet 1977, Ethiopia in Revolution, op. cit., p. 20.
6 Ibid., p. 39.
7 PMGE, 20 avril 1976, Programme of the National Democratic Revolution of Ethiopia, op. cit., p. 6.
8 MOE, 1984, Education in Socialist Ethiopia: Origins, Reorientation, Strategy for Future Development, by Geoffrey Last, Addis Ababa, p. i.
9 MOE, juillet 1977, Basic Information on Education in Ethiopia, Addis Ababa, p. 3-4.
10 MOE, 1980, General Objectives for Ethiopian Education, Addis Ababa.
11 MOE, 1984, Education in Socialist Ethiopia…, op. cit., p. 15.
12 Ibid.
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