Introduction de la quatrième partie
p. 223-224
Texte intégral
1« Ce ne sont pas les groupes de Créoles et d’étrangers qui habitent la frange de terre située entre le Pacifique et les Andes qui forment le véritable Pérou ; ce sont les multitudes d’Indiens disséminés dans la bande orientale de la Cordillère qui forment la nation. » Cette phrase de Manuel González Prada est la plus connue de son très virulent discours au théâtre Politeama, prononcé en 1888 devant les plus hauts représentants de l’aristocratie liménienne. Dans ce discours, González Prada désigne le curé, le gouverneur et le juge de paix comme les éléments d’une « triade » qu’il rend responsable de « l’abrutissement » des Indiens. Quelques années plus tard, il poursuit, dans son essai Nuestros indios, sa critique d’un système économique et social ayant mis la population autochtone à l’écart de la communauté péruvienne.
2Manuel González Prada a longtemps été considéré comme l’un des premiers au Pérou à avoir dénoncé l’exclusion des Indiens dans la République, à l’intérieur d’un questionnement plus général sur la nation suite à la déroute du pays durant la guerre du Pacifique. On le rapproche alors souvent d’une autre grande voix qui, à l’aube du xxe siècle, s’élève contre l’exploitation des Indiens : celle de l’écrivaine cusquénienne Clorinda Matto de Turner à travers son roman Aves sin nido publié en 1889. À partir de la critique sociopolitique ou de la littérature, ces deux figures sont souvent montrées comme les représentantes des débuts d’un courant que l’on nomme « indigénisme ».
3Selon Henri Favre, l’indigénisme peut désigner l’ensemble des idées favorables aux Indiens qui se sont développées et diffusées dès le xvie siècle avec les écrits de Bartolomé de Las Casas, mais il se réfère aussi et surtout, plus spécifiquement, à un mouvement idéologique et artistique de la première moitié du xxe siècle qui, depuis le point de vue des Blancs ou des métis, s’intéresse aux Indiens dans le cadre de la problématique de la construction nationale (Favre, 1996). Comme cela a déjà été proposé, on peut élargir cette dernière définition à toutes les tentatives de formation d’une nation sur des bases autochtones, que ces dernières soient précolombiennes ou contemporaines1. La revendication nationaliste des Indiens du passé comme la défense des Indiens contemporains en seraient donc des formes différentes qui peuvent, ou non, se rejoindre.
4Au xixe siècle, les Indiens (des Andes) ne sont certes pas encore mis sur le devant de la scène intellectuelle, politique et artistique comme ils le seront dans les années 1910-1930, mais il existe pourtant bon nombre de discours nationalistes qui leur sont favorables et cherchent à les inclure. On a déjà évoqué, dans la première partie de notre étude, le phénomène de l’incaïsme, hérité du patriotisme créole, et se transformant parfois – parfois seulement – en antécédent de l’indigénisme. Nous voudrions ici nous interroger sur les premières défenses des Indiens contemporains dans la République en observant le moment et la façon dont émerge la conscience d’un problème au sein de la nation. Cela nous amènera cette fois à adopter une perspective chronologique.
5Depuis quelque temps déjà, les études péruanistes reconnaissent l’existence de « précurseurs » de l’indigénisme avant González Prada et Matto de Turner : à la fin des années 1970, Luis Enrique Tord a écrit un ouvrage sur l’intérêt porté aux Indiens du milieu du xixe siècle au milieu du xxe dans lequel il traite des « précurseurs de l’inquiétude » (Tord, 1978, p. 30) ; au début des années 1980, José Tamayo Herrera s’est penché sur « les origines de l’indigénisme républicain » à Cusco et sur « les précurseurs républicains de l’indigénisme » à Puno dans le cadre de travaux plus larges sur la défense des Indiens dans ces deux régions (Tamayo Herrera, 1980 et 1982) ; au début des années 1990, l’adaptation et la traduction en espagnol de la thèse d’Efraín Kristal sur la « genèse et le développement de l’indigénisme » entre 1848 et 1930 consacre une première partie aux « antécédents littéraires et historiques » (Kristal, 1991). Enfin, plus récemment, d’autres analyses ont vu le jour, notamment sur le personnage de Juan Bustamante, mort pour la cause indienne lors de la révolte de Huancané de 1866-1868 (Rénique, 2004 ; Jacobsen, 2011 ; Mc Evoy, 2013).
6Nous avons voulu poursuivre ces études, en examinant l’ensemble des discours de défense des Indiens contemporains tout au long de la période qui nous occupe. Nous avons pour cela essayé de réfléchir sur l’époque 1821-1879 à partir de l’importance prise par la question autochtone andine pour repenser la préoccupation pour les Indiens dans le Pérou républicain d’avant la guerre du Pacifique en mesurant sa présence et son impact progressifs dans l’ensemble de la sphère intellectuelle : nous observerons, dans des articles de presse, dans des essais et dans des textes de fiction, dont certains n’ont encore jamais été étudiés, le(s) moment(s) où cette préoccupation apparaît avec le plus de force.
7Parallèlement à la mise en place d’une chronologie, nous nous interrogerons sur les lieux d’où surgissent les discours de défense de l’Indien : viennent-ils plutôt de Lima ou de province et de quelle partie de la province ? Pourquoi ? Il va de soi que nous ne saurions oublier le contenu de la défense : sur quoi s’appuie-t-elle ? A-t-elle des traits coloniaux ou apporte-t-elle des nouveautés ? Annonce-t-elle les mouvements de pensée indigénistes du xxe siècle ? Il faudra également se demander quel lien entretiennent les discours de défense de l’Indien contemporain avec la peur que celui-ci peut susciter.
8Trois périodes semblent se distinguer clairement. Tout d’abord, la période allant de la fin des années 1820 à la fin des années 1840 montre que la question de l’Indien contemporain est globalement mise de côté. De la fin des années 1840 à la fin des années 1860, les dénonciations de la situation de la population autochtone andine au sein de la République se manifestent de façon beaucoup plus franche. Enfin, la révolte de Huancané transforme définitivement la situation des Indiens des Andes en une question nationale.
Notes de bas de page
1 Voir le chapitre ii.
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