Introduction de la troisième partie
p. 113-114
Texte intégral
1À l’instar des précepteurs et gouvernantes, les parents éclairés s’intéressent à la pratique diaristique. Treize journaux d’éducation tenus par des pères et des mères, dont la rédaction a débuté entre 1769 et 1820, ont ainsi été retrouvés dans les fonds d’archives de familles romandes. Entre journal d’éducation et chronique d’observation, ces écrits apportent un témoignage précieux d’un investissement éducatif mais aussi sentimental qui s’inscrit dans un contexte marqué par la nécessité d’affirmer une relation parents-enfant qui se voit au même moment redéfinie et remodelée. Ils offrent l’opportunité de confronter les doctrines dont ils sont porteurs et les pratiques auxquelles ils renvoient avec le discours dominant qui marque la fin du xviiie siècle. Celui-ci doit un lourd tribut à Rousseau et à la répartition des tâches entre père et mère qu’il a proposée dans son roman épistolaire à succès, Julie ou la Nouvelle Héloïse et dans l’Émile. La prime enfance et les soins qui s’y attachent sont dévolus à la mère avec l’obligation morale d’allaiter son enfant. Julie apparaît comme la mère idéale, chargée de préparer ses fils jusqu’à l’âge de sept ans, âge à partir duquel l’éducation passera sous le contrôle exclusif du père. Ce modèle circonscrit les femmes dans une sphère bien définie tout en leur donnant, comme le relève l’historienne Jennifer Popiel, un espace sur lequel régner1. Quant aux pères, les philosophes-pédagogues ne cessent de les appeler à prendre en main leurs responsabilités éducatives. Et ces derniers cherchent à imposer leurs méthodes désirant guider les parents dans leur tâche et influencer leurs pratiques au quotidien. Locke, Rousseau, Basedow, Félicité de Genlis, Pestalozzi, pour ne citer qu’eux, proposent des modèles qu’ils imaginent directement applicables par leurs lecteurs et lectrices. Le Lausannois Jean-Pierre de Crousaz, dans son Traité de l’éducation des enfans, publié en 1722, insistait déjà sur cette dimension, précisant dans sa préface : « mon dessein a moins été de dire tout ce qu’on peut faire, que d’apprendre la manière de faire, avec plus de fruit, ce qui se doit2 ». Son collègue et ami, le professeur genevois d’histoire ecclésiatique, Ami Lullin, répond à cette attente, lui annonçant, dans une lettre : « j’ay fait un extrait une plume à la main de votre excellent traitté de l’Éducation que j’ay reduit en maximes à l’usage de ma famille […] j’agis conformément à vos preceptes3 ». Les pratiques que donnent à voir les journaux d’éducation permettent de réfléchir à cet usage de la littérature pédagogique.
2Ces journaux permettent également d’étudier la perception des scripteurs et scriptrices à la fois des enfants et du temps de l’enfance : un temps de plus en plus étroitement lié à la construction de la personnalité4. Que nous apprennent-ils, y compris dans l’acte d’écrire lui-même, de la signification qu’ont pu prendre les rôles maternels et paternels pour les hommes et les femmes au tournant du siècle, entre normalité et exception ? Quels enjeux prend l’écriture dans un possible rapport de force entre père et mère ? Participe-t-elle ou non à l’agentivité féminine, soit à une puissance d’agir telle que l’a définie Judith Butler5, en matière d’éducation ? Peut-on parler de performativité de l’écriture ou en d’autres termes, l’écriture de la maternité ou de la paternité a-t-elle contribué à créer et former de nouveaux pères et de nouvelles mères ? Telles sont les questions qui guident le développement de cette troisième partie.
Notes de bas de page
1 Popiel Jennifer J., « Making Mothers: the Advice Genre and the Domestic Ideal, 1760-1830 », Journal of Family History, Studies in Family, Kinship and Demography, no 29, 4, 2004, p. 341.
2 Crousaz Jean-Pierre de, op. cit., t. I, préface.
3 Lettre d’Ami Lullin à Jean-Pierre de Coursaz, 24 février 1736, BCUL, IS 2049, XII/11.
4 Voir Schlumbohm Jürgen, « Constructing Individuality: Childhood Memories in Late Eighteenth-century “Empirical Psychology” and Autobiography », German History, no 16, 1, 1998, p. 29-42, ainsi que Coe Richard Nelson, When the Grass was Taller: Autobiography and the Experience of Childhood, New Haven/Londres, Yale University Press, 1984, p. 1-40.
5 Jacques Guilhaumou qui fait le point sur ce concept tel que l’a proposé Judith Butler précise que cette puissance d’agir est moins une volonté inhérente au sujet que « le fait d’une individue qui se désigne comme sujet sur une scène d’interpellation marquant la forte présence d’un pouvoir dominant » (Guilhaumou Jacques, « Autour du concept d’agentivité », Rives méditerranéennes, no 41, 1, 2012, p. 27).

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