Introduction de la quatrième partie
p. 175-176
Texte intégral
1Durant le xviiie siècle, la pratique du journal devient partie intégrante de la formation des jeunes gens comme en témoigne la cinquantaine de journaux personnels de jeunesse conservée sur le territoire étudié. Celle-ci accompagne de manière discrète une forme épistolaire à laquelle les enfants sont exercés dès leur plus jeune âge, aussitôt qu’ils ont acquis une certaine maîtrise de l’écriture. La rédaction d’un journal, considérée peut-être comme un projet plus ambitieux, peut commencer vers l’âge de huit ou dix ans lorsque l’enfant fait preuve d’une plus grande aisance. À cet âge, tous les essais n’aboutissent pas. L’expérience menée par Esther Monod, présentée plus haut, de faire tenir un journal à sa pupille, Helena, âgée de huit ans ne fait pas long feu ; les objectifs d’autoévaluation du projet entrant, semble-t-il, en conflit avec le peu d’habileté scripturaire de la jeune princesse. Le journal de Cécile Constant, qui débute lorsque celle-ci n’est âgée que de six ans, est rédigé par ses préceptrices ; l’usage aurait perduré par habitude quand bien même Cécile aurait été, plus tard, apte à reprendre le flambeau1. C’est dans une perspective différente que sont envisagés les journaux ouverts par les jeunes gens entre quatorze et seize ans : ils participent d’une volonté de prise en main, par les scripteurs et les scriptrices, de leur propre formation.
2Bien qu’à ce jour peu d’études se soient concentrées sur le journal personnel de jeunesse ou l’écriture de jeunesse2, les travaux autour de l’écrit du jeune Hollandais Otto van Eck ont mis en évidence un élément essentiel ; l’importance de questionner le degré d’autonomie de cette pratique3. Le journal tenu pour Cécile y invite également. L’influence de l’écriture sur le contrôle quotidien de son comportement apparaît centrale. Lorsque le journal est rédigé par l’enfant lui-même, cette question est encore plus sensible car elle implique de démonter des ressorts qui préparent les enfants à un certain usage de l’écriture diaristique tout en s’interrogeant sur la question des modèles. Philippe Lejeune a ainsi pu mettre en évidence qu’à partir des années 1840, le journal devient une technique éducative essentielle dans la formation féminine, en raison des modèles publiés qui contribuent à sa diffusion, avec un double objectif d’amélioration morale et scripturaire4. Si le nombre de journaux augmente considérablement vers le milieu du xixe siècle, l’inventaire établi dans l’espace romand prouve toutefois que la technique s’est développée au xviiie siècle déjà dans des proportions à ce jour insoupçonnées. À ce titre, elle appelle à être observée pour sa capacité à révéler les enjeux de la plume – entre autonomie et contrôle – dans le quotidien des jeunes gens.
3Le corpus réuni ici permet, outre une approche comparative des différents usages expérimentés dans l’espace protestant romand par les éducateurs et les parents, d’interroger un moment aussi essentiel que celui de l’apprentissage en analysant la façon dont cette technique est inculquée aux enfants. En prenant en compte le rôle joué par les adultes dans la transmission de ces usages, il s’agit de réfléchir à l’impact des modèles familiaux sur les pratiques des jeunes gens tout en questionnant leur part d’initiative personnelle.
Notes de bas de page
1 Sous la date du 4 juin 1810, la gouvernante consigne avoir fait promettre à Cécile d’écrire tous les soirs dans un cahier son sentiment sur la journée écoulée ainsi que son degré de satisfaction. Nous n’avons pas de trace de ce cahier qui n’est plus mentionné après cette date (Witel Clémentine, op. cit.).
2 Quelques journaux d’enfants ou de jeunes gens ont fait l’objet de travaux de recherche. On signalera notamment les articles d’Ozment Steven, « The private Life of an early modern Teenager: a nurembert Lutheran visits catholic Louvain (1577) », Journal of Family History, no 21, 1, 1996, p. 22-43 ; Fletcher Anthony, « Courses in Politeness: the Upbringing and Experiences of five Teenage Diarists, 1671-1860 », Transactions of the Royal Historical Society, no 12, 2002, p. 417-430 ; Léchot Pierre-Olivier, « De Wolff à Zinzendorf. Portrait du polymathe Johann Peter Conrad Stadler (1720-1745) au miroir de son Mnemonicon en lapsus et errores », xviii.ch. Annales de la Société suisse pour l’étude du xviiie siècle, no 3, 2012, p. 72-90 ; Piller Gudrun, « Das Jugendtagebuch Johann Rudolf Hubers 1783/84 als Medium der Selbstkontrolle », art. cité ; Tosato-Rigo Danièle, « Charlotte, Angletine, Catherine… : le journal comme instrument de socialisation à l’ère des salons », Clio. Histoire, Femmes et Sociétés, no 35, 2012, p. 191-200 et Tosato-Rigo Danièle, « Espace éducatif ou “chambre à soi” ? Les journaux de Catherine et Angletine de Charrière de Sévery », in Anne Coudreuse et Catriona Seth (dir.), Le temps des femmes : textes mémoriels des Lumières, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 69-89. En 1995 est paru l’unique ouvrage à notre connaissance qui se proposait d’étudier les pratiques d’écriture enfantine à travers les époques, avec un fort accent mis toutefois sur le xxe siècle. Quinto Antonelli et Egle Becchi qui le dirigèrent remarquent dès les premières lignes de l’introduction que la recherche n’a pas accordé une attention suffisante à cette thématique (Antonelli Quinto et Becchi Egle [dir.], Scritture bambine. Testi infantili tra passato e presente, Rome/Bari, Laterza, 1995).
3 Baggerman Arianne et Dekker Rudolf M., Child of the Enlightenment, op. cit., p. 81-117.
4 Philippe Lejeune, précurseur dans ce domaine, féminise la pratique du journal en lui donnant une fonction pédagogique. Il montre l’importance pour le xixe siècle de cet usage à partir du moment où la littérature à l’instar du Journal d’Amélie (1834) et surtout du Journal de Marguerite (1858) offre des modèles de cette pratique destinée à permettre aux mères et éducatrices de mesurer les progrès stylistiques et moraux de leurs filles ou élèves (Lejeune Philippe, « Le je des jeunes filles », Poétique, no 94, 1993, p. 229-251). Voir également Simonet-Tenant Françoise, « L’écriture féminine au xixe siècle en France : modèles et influences », Revista IPOTESI, no 13, 2, 2009, p. 21-30. Pour l’espace germanophone, voir Schönborn Sibylle, Das Buch der Seele: Tagebuchliteratur zwischen Aufklärung und Kunstperiode, Tübingen, M. Niemeyer, coll. « Studien und Texte zur Sozialgeschichte der Literatur ; 68 », 1999, en particulier l’introduction.

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008