Introduction de la deuxième partie
p. 71-72
Texte intégral
1À partir des années 1770 le journal d’éducation se diffuse dans le milieu préceptoral ainsi qu’en attestent les recherches effectuées dans les archives romandes. Que ce soit en signalant un tel usage mais sans qu’il ne soit possible de le retrouver comme c’est le cas du journal mentionné par le précepteur et scripteur assidu Philippe Secretan dont il vient d’être question1 ou que celui-ci ait été « miraculeusement » conservé, ces journaux rendent compte à la fois de la diffusion de cette pratique et de son appropriation par les scripteurs. Ainsi lorsque Frédéric-César de La Harpe (1754-1838) tout juste engagé à la cour de Russie pour servir de précepteur au jeune Alexandre – futur Alexandre Ier – et à son frère Constantin2 expose son projet à l’un de ses correspondants, le docteur en droit Jean-Marc-Louis Favre, il s’attribue la paternité de cette idée :
« Aussitôt que je serai entré en fonctions, j’aurrai un Journal dans lequel je me propose d’inscrire jour par jour les observations de la Journée rélativement à mon Elève – Ces observations seront sans doutte imparfaittes, mais a mesure qu’elles seront réitérées, elles peuvent se perfectionner : ne pourrois je donc pas espérer en suivant cette marche 1o de connoitre mieux le Caractère, et les Inclinations de mon Elève. 2o de connoitre les Vices de ma Méthode, et de pouvoir y remédier ? Si un bon Sistème doit reposer sur des faits, il me semble qu’un Sistème d’Education doit aussi reposer sur des observations suivies bien constatées, et faites non dans un but sistématique, mais pour arriver au plus grand Bien, croiés vous donc Monsieur ! que je puisse me flatter raisonnablement de quelque Succès en m’y prenant de cette manière3 ? »
2Les journaux d’éducation témoignent de l’importance que les scripteurs attribuent à leur tâche. Ainsi, celui rédigé par le sous-gouverneur des princes d’Orléans, Bernard de Bonnard ou celui de Gilbert Romme, précepteur de Paul Stroganov4, furent destinés à soutenir, de manière directe, leur pratique éducative. Bernard de Bonnard, qui analyse sa pratique alors qu’il n’est plus en fonction laisse apparaître à la fois l’importance de l’objet « journal » et de la fonction de précepteur :
« Dans la grande entreprise dont j’étais chargé, rien n’était plus utile pour moi que ce journal… J’y lisais le passé, le présent, l’avenir… Rien ne me fut plus agréable que l’idée que j’en conçus, si ce n’est son exécution […] En le relisant, mon cœur ne me reprochera rien. Je me dirai : on pouvait y apporter plus de talent, mais non pas plus de zèle, de courage, plus de suite, plus de douceur, plus de patience, plus d’envie de bien faire, plus de conscience, plus de vérité… J’ai tout dit, jusqu’au tort que je puis avoir eu… C’est mon âme, c’est mon esprit ; c’est l’âme et l’esprit de mes élèves ; c’est notre histoire à tous5. »
3Cet usage se développe dans un milieu qui, bien qu’il partage des caractéristiques communes, ne constitue nullement un groupe homogène concernant aussi bien les gouverneurs et précepteurs que les gouvernantes elles-mêmes. Alors que le préceptorat et gouvernorat demeurent des sujets compliqués à traiter en raison de la difficulté à réunir des sources, le corpus romand, par sa richesse, constitue une opportunité d’entrer dans les pratiques éducatives. Les écrits du précepteur genevois Pierre Prevost (1751-1839)6 plus connu jusqu’alors pour les travaux qu’il effectua dans la deuxième partie de sa carrière, lorsqu’il fut nommé professeur de physique à l’académie de Genève, ainsi que ceux de gouvernantes, telles Esther Monod (1764-1844), Louise Martin (née en 1788), Clémentine Witel [ou Vuitel] (née en 1781) et Antoinette Benoît (1787-1845), rendent ainsi compte de la façon dont ces éducateurs et éducatrices ont vécu et conçu cette tâche ainsi que la formation et les moyens mis en œuvre pour la mener à bien. Ces écrits permettent également de s’interroger sur l’impact de la littérature d’éducation. Loin de n’agir qu’en tant que récepteurs des idées véhiculées par cette littérature, c’est bien comme acteurs et promoteurs de changements éducatifs que leurs écrits les révèlent tout comme ils participent à la constitution d’une certaine identité professionnelle.
Notes de bas de page
1 Dans le plan qu’il dresse de ses tâches dans son journal personnel, il mentionne, au printemps 1789, « mon journal et celui de mon Élève » (Secretan Philippe, Journal, 1779-1826, op. cit., 14 avril 1789).
2 Sur les années durant lesquelles F.-C. de La Harpe officia comme précepteur, voir Rey Marie-Pierre, « De Rolle à Saint-Pétersbourg, l’itinéraire d’un homme d’influence, F.-C. de La Harpe, précepteur et confident du tsar Alexandre Ier », in Olivier Meuwly (dir.), Frédéric-César de La Harpe, 1754-1838, Lausanne, coll. « Bibliothèque historique vaudoise », 2011, p. 24-36 ; Stroev Alexandre, « Les débuts pédagogiques de Frédéric-César de La Harpe », ibid., p. 35-47, ainsi que les introductions dans Biaudet Jean-Charles et Nicod Françoise, Correspondance de Frédéric-César de La Harpe et Alexandre Ier : suivie de la corr. de F.-C. de La Harpe avec les membres de la famille..., t. I : 1785-1802, Neuchâtel, La Baconnière, 1978, p. 9-64 et Tosato-Rigo Danièle et Andreev Andreĭ, Imperator Aleksandr I i Frederik-Sezar Lagarp: pis'ma, dokumenty, Moscou, Rosspen, 2014-2017.
3 Lettre de La Harpe à Favre, janvier 1784, BCUL, fonds La Harpe, IS 1918 H208, fo 3.
4 Julia Dominique, « Gilbert Romme, Gouverneur (1779-1790) », Annales historiques de la Révolution française, no 2, 1996, p. 221-256.
5 Bonnard Bernard de, Journal de l’éducation des princes d’Orléans, décembre 1777-janvier 1782, éd. Dominique Julia, op. cit., p. 133.
6 Weiss Burghard, Zwischen Physikotheologie und Positivismus: Pierre Prevost (1751-1839) und die korpuskularkinetische Physik der Genfer Schule, Francfort-sur-le-Main/Bern etc., P. Lang, coll. « Europäische Hochschulschriften. Reihe 3, Geschichte und ihre Hilfswissenschaften », 1988.

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