Conclusion
p. 317-322
Texte intégral
1L’objectif principal de cet ouvrage était de faire entrer le lecteur dans l’univers culturel des jeunesses populaires en France et aux États-Unis par le prisme du corps socialisé en articulant les pratiques sportives aux rapports de classe, de genre et ethno-raciaux. Plutôt que de prendre pour évident le supposé manque de culture des jeunes des quartiers populaires ou un talent « naturel » pour le sport, il s’agissait d’interroger leur rapport à la culture en considérant les pratiques sportives comme faisant partie de l’univers culturel et comme étant socialement déterminées. Localisées dans des quartiers populaires particulièrement paupérisés et ségrégués, les trois salles de sport ont constitué des lieux d’enquête particulièrement pertinents pour étudier les relations entre rapports de domination et autonomie des classes populaires. Pour clore ce livre, revenons sur les principaux apports de cette enquête. L’étude comparative de la musculation et de la boxe dans un ghetto noir américain et de la boxe thaïlandaise dans une banlieue populaire française a permis de rendre compte d’un ensemble d’enjeux sociaux que ces sports, pratiqués dans un tel contexte social et spatial, non seulement cristallisaient mais aussi masquaient. Quels sont-ils ?
2Tout d’abord, on a vu que les salles de sport permettent aux jeunes sportifs d’exprimer et réactualiser les dispositions qu’ils ont acquises dans leur milieu social. À travers l’incorporation de structures sociales et la mise en action des schèmes mentaux et moteurs acquis dans et hors de la salle, codés sportivement et socialement, les enquêtés sont socialisés dans des espaces qui hiérarchisent et classent en fonction du capital sportif et du capital social. On a de plus avancé des propositions visant à expliquer ce qui poussait des jeunes garçons des quartiers paupérisés et ségrégués à pratiquer des sports caractérisés par la manipulation de la force et du combat. La principale réside dans la relation entre la trajectoire et les dispositions des enquêtés, et l’offre sportive locale. Malgré une différenciation des pratiques sportives et des rapports au corps qu’elles impliquent, les enquêtés, influencés par les industries culturelles et leurs proches, demeurent attirés par des pratiques sportives populaires mettant en scène la virilité, la force, l’affrontement, qui restent des « valeurs » centrales dans la culture populaire contemporaine et s’engage donc dans la pratique d’un sport de force ou de combat. Toutefois, un des apports de l’enquête est de montrer qu’en plus de dispositions agonistiques, on observe chez les enquêtés, à mesure qu’ils en intériorisent les techniques et les normes, une inclination à l’esthétisme et aux profits de santé des pratiques sportives étudiées, qu’on peut interpréter comme l’expression d’une acculturation à la culture légitime. Appartenant au pôle conforme des fractions masculines des classes populaires, ils mobilisent un capital culturel incorporé, produisent une esthétisation virile de leur style de vie et aspirent à davantage de respectabilité.
3Les pratiques étudiées sont indissociables des rapports sociaux de sexe en ce qu’elles sont fortement déterminées par la masculinité des culturistes et des boxeurs tout en la redéfinissant d’un double point de vue, à la fois « populaire » et « respectable ». Ces salles de sport sont des lieux de reproduction des différences sexuées. Malgré une euphémisation et féminisation de la pratique, en particulier de la boxe thaï, liée avec son institutionnalisation, les salles étudiées sont majoritairement fréquentées par des hommes que les structures de socialisation, dès l’enfance, ont portés à s’engager dans des jeux sociaux agonistiques. Ces pratiques sont fortement attachées à un style populaire de masculinité qui, plus ou moins dévalué sur différents types de marché (du travail, scolaire, sexuel ou matrimonial, etc.), se trouve valorisé dans l’espace local, principalement au sein du groupe de pairs. Ces salles instituent le muscle et le poing comme formes élémentaires d’une masculinité « populaire » dans la division même du travail culturiste et pugilistique ainsi que dans la signification attribuée à ces pratiques. La pratique grandissante des femmes induit tout de même une redéfinition en acte des processus d’identification sexuée et illustre la tension entre masculinité « populaire » et masculinité plus conforme aux normes des classes moyennes.
4À travers un nouveau rapport au corps, ces pratiques sportives donnent un sens, au double sens du terme, à la vie des enquêtés. Parce qu’ils acquièrent toute une série de savoir-faire sportifs, les pratiquants travaillent à développer une maîtrise à la fois sur leur corps et sur le temps et donc en partie sur l’avenir. Les culturistes ont semblé plus préoccupés par le présent que les boxeurs. Cette maîtrise peut être un rempart aux incertitudes de l’insécurité sociale profonde qui est ressentie dans les quartiers populaires. Le cadre temporel, la séparation spatiale et l’intense entraînement physique délimitent l’accès à des savoirs incorporés dont l’un des ressorts est la souffrance. Le lien viscéral entre culturisme, cogne et connaissance constitue une médiation cognitive qui constitue les enquêtés en acteurs dotés de compétences sportives et de capital culturel incorporé. Ce savoir incorporé est difficile d’accès et demande aux enquêtés qu’ils concèdent des sacrifices. Il est fabriqué dans le cadre d’une relation d’échange qui introduit de relations de pouvoir parce que le pratiquant qui apprend doit faire montre de bonne volonté et accepter les savoirs de l’entraîneur ou du pratiquant plus avancé en échange de reconnaissance, de la hiérarchie et du pouvoir symbolique de celui qui transmet le savoir. L’inculcation des normes pugilistiques ou culturistes donne à voir, au-delà des préjugés sur les jeunes des quartiers populaires ainsi que ceux sur les sportifs, des jeunes dotés de compétences spécifiques et pratiques qui savent se soumettre à l’autorité de leurs entraîneurs, aux contraintes des entraînements et de la compétition, et qui parviennent à se mettre dans les conditions d’améliorer ces savoir-faire voire de les transmettre à leur tour, particulièrement aux plus jeunes d’entre eux, gagnant ainsi en notoriété.
5Cette enquête donne à voir la constitution ou la cristallisation d’une logique de groupe – plus prononcée chez les boxeurs français – qu’on reproche tant aux « jeunes des quartiers » qu’on assimile souvent à des « bandes ». Malgré les clivages à l’intérieur du groupe des enquêtés, la cohésion sociale que ces pratiques sportives induisent a semblé plus intense dans le cas de la salle de boxe thaï que dans celle de musculation, celle de boxe anglaise étant entre les deux. Cette différence a beaucoup à voir avec les méthodes d’apprentissage appliquées dans les salles, l’une étant plus collective que l’autre. En France, la politique de la Ville ayant établi comme objectif la « restauration du lien social » dans les quartiers dits « sensibles », cette injonction a été intériorisée, mise en œuvre dans la pratique et elle produit des effets de sociabilité. Aux États-Unis, la politique d’« empowerment » correspond plutôt à l’incitation à se prendre en main. L’un de ses effets est l’investissement dans une pratique plus individualiste comme le culturisme et la boxe professionnelle. L’observation ethnographique montre que les pratiquants de boxe thaï de Blainville ont plus de chances de développer du capital social que ceux qui pratiquent le culturisme à Glenford ou encore la boxe anglaise. Les anciennes formes de solidarité ont été minées par le chômage et la violence endémique du ghetto, tandis que la densité associative d’une banlieue populaire française comme Blainville a pu relativement amortir les effets de cette déliquescence de capital social.
6Appartenant à la fois aux classes populaires et à des groupes ethno-raciaux dévalués symboliquement qui font face à un racisme structurel, les enquêtés ont à « gérer » un double stigmate, de classe et ethno-racial. Face à ces situations, les enquêtés réagissent par un double processus de refus et d’oubli de la domination. Loin d’être complètement écrasés par leur domination et dépossédés culturellement, ils disposent de ressources culturelles, en partie illégitimes et non reconnues par les institutions, comme le capital culturel incorporé qu’ils acquièrent à la salle. Comprenant mal, ou au contraire trop bien, les règles du jeu d’un monde social qui les domine, les enquêtés trouvent dans leurs pratiques des « règles » relativement transparentes et explicites qui, selon eux, n’autorisent pas la « triche » et leur permettent d’observer les effets concrets de leur travail et d’obtenir une reconnaissance qui y est éventuellement associée. Ces pratiques de transformation de soi sont particulièrement réflexives et leur procurent une forte conscience et connaissance de soi par la médiation de toute une série de processus sociaux. C’est pourquoi le culturisme et les sports de combat peuvent être des formes de réhabilitation symbolique pour les enquêtés qui participent de leur autonomie. Parce qu’ils se réapproprient l’espace, le temps et leur propre corps, et aussi parce qu’ils se dotent d’un nouvel univers symbolique qui les préserve partiellement des jugements et des sanctions extérieurs, ils recouvrent une estime de soi et un statut social. La pratique de la boxe thaï voire de la boxe anglaise plus que celle du culturisme aide les enquêtés à se déprendre et se dépouiller de certaines formes d’identifications sociales et parfois ethno-raciales. Toutefois, ces pratiques reposent aussi sur des processus contradictoires qui impliquent des hiérarchies, des classements, des divisions et des jugements à l’intérieur même du groupe. Ces processus peuvent nourrir, indirectement, les stéréotypes sociaux et ethno-raciaux attribués aux enquêtés par le monde des « autres » mais aussi par des acteurs plus proches d’eux.
7Les salles de sport de l’enquête sont apparues comme des institutions sociales qui participent de l’attachement des enquêtés à la culture populaire mais aussi de leur acculturation. La circulation de savoirs sportifs non certifiés produit à la fois de la cohésion, une hiérarchie et des classements. Par le biais de la transmission de catégories de perception et d’action spécifiques (virilité, courage, abnégation, esprit combatif, solidarité, etc.), les pratiques sportives, telles que le culturisme et les sports de combat, font partie des instruments de reproduction du groupe qui lutte pour la définition légitime du corps « populaire » et de ses représentations, en ce qu’elles renforcent ou transforment les frontières sociales entre les groupes, s’inscrivent dans une quête de respectabilité et assurent la transmission d’un capital culturel qui participe de la différenciation des couches populaires. Le culturisme, pratiqué dans le ghetto noir, et dans une moindre mesure la boxe, reproduisent en partie les croyances qui fondent la domination raciale. En France, la pratique de la boxe thaïlandaise dans une zone urbaine stigmatisée consolide le préjugé selon lequel les « jeunes de banlieue » seraient des « racailles » qui aiment se battre, préjugé, parmi d’autres, qui, en s’essentialisant, les coupe du reste de la population. La racialisation du monde social américain fait du culturisme à Glenford, plus que la boxe, une pratique particulièrement racialisée. Plus que la boxe, la pratique de la musculation dans le ghetto noir considéré nous est apparue comme une façon objective de reproduire certains présupposés de la vision racialisée du monde social américain comme la croyance en la muscularité et la puissance physique innées des Noirs, alors que la pratique de la boxe thaï dans une banlieue populaire française tend plutôt à reproduire l’idée reçue selon laquelle les « jeunes de banlieue » sont violents ou aiment se battre. Elle peut reproduire certains préjugés sur les « jeunes de banlieue » sans pour autant faire de ces préjugés des croyances biologiques innées.
8Dans un contexte d’incarcération de masse (aux États-Unis), de lutte contre l’« insécurtié » et d’affaiblissement de l’État social, la question de la déviance et de la délinquance de rue a occupé une place notable sur les terrains de l’enquête. Elle illustre de manière assez significative la tension entre culture populaire et culture légitime et doit être replacée dans un contexte plus large de restructuration des formes d’encadrement des classes populaires urbaines, notamment des fractions jeunes, masculines et racialisées. La sportivisation du traitement de la déviance des jeunesses populaires, voire plus largement de la « question sociale », repose sur une relation sociale plus personnalisée et mise en œuvre par les entraîneurs qui sont socialement très proches des jeunes sportifs qu’ils encadrent. L’analyse comparée des usages sociaux du corps dans les quartiers urbains stigmatisés en France et aux États-Unis montre que l’on attribue à ces pratiques des fonctions de formation d’agents disciplinés et de citoyens responsables qui se détournent de la délinquance, et cela de manière plus volontariste et interventionniste en France. La socialisation sportive des enquêtés a ainsi pour objet l’inculcation de manières d’être à la fois populaires et conformes aux normes dominantes, ajustées à l’ordre social et symbolique local, qui visent à produire un ethos de « bon » citoyen qui a rompu avec la délinquance de rue et les normes de la « culture de rue », qui est doté d’un sens du leadership sur le terrain étasunien. Les pratiques sportives étudiées ne sont pas sans lien avec un désengagement de l’État qui, par là même, incite les acteurs de ces quartiers à se prendre en main et à être les producteurs de leur sécurité et de celle de leur quartier, et elles sont en cela perçues comme des formes de socialisation de la déviance et de la violence. Perçus et vécus comme des voies de salut en rupture avec les formes de sociabilités délinquantes de la rue, le culturisme et surtout les sports de combat sont assimilés à des pratiques de déviation de la déviance qui forment des citoyens ambivalents qui sont à la fois compétents, compétitifs, disciplinés, plus respectables, respectueux de l’autorité sportive mais « combatifs », mais au final peu reconnus notamment sur le marché du travail ou le marché matrimonial, et totalement exclus du champ du pouvoir puisque tenus hors des voies d’accès qui y mènent. Dans ces conditions, on peut, avec Robert Castel, se poser la question de savoir s’il ne se profile pas la généralisation d’une « technologie sociale », ni totalement répressive, ni totalement assistantielle, de différenciation des acteurs entre ceux qui sont compétitifs et ceux qui ne le sont pas, à moins que cette technologie ne soit déjà un état de fait1.
9Le contexte socio-politique des terrains de l’enquête ainsi que, probablement, la relation d’enquête ont fait émerger la question du rapport des enquêtés au politique. Ce rapport se caractérise par une capacité à l’indifférence surtout pour les plus jeunes et une « attention oblique » pour les plus âgés. Très méfiants ou critiques vis-à-vis des responsables politiques nationaux et parfois locaux, les enquêtés leur opposent un sens moral populaire prônant l’honnêteté, le franc-parler, l’intérêt collectif contre la « soif de pouvoir », les intérêts personnels et le mépris du « peuple ». Certains d’entre eux s’approprient des enjeux politiques qui touchent principalement à leur vie quotidienne dans un quartier populaire ou à leur appartenance ethno-raciale. Les plus ancrés localement s’investissent dans des actions qui visent à « aider » les jeunes du quartier dont ils tirent de la reconnaissance et un statut social. Malgré le manque de reconnaissance de leur club, les enquêtés ne se mobilisent pas collectivement afin d’obtenir davantage de reconnaissance institutionnelle. La socialisation sportive dans les salles de l’enquête étant dépourvue de contenu proprement politique et davantage portée vers un usage pratique des corps, les entraîneurs sont davantage portés à tenir des discours valorisant l’effort, le mérite, la solidarité et le désintéressement. Des deux côtés de l’Atlantique, on relève la présence d’un fort sentiment d’injustice chez les enquêtés qui refusent d’être regardés comme des citoyens de « seconde zone » et demandent à être traités de manière égalitaire et juste. Les fortes inégalités sociales, la ségrégation socio-spatiale et le contexte de dépolitisation des classes populaires ont favorisé les conditions d’émergence de figures charismatiques, telles que les entraîneurs, dans l’univers social des enquêtés. À travers la socilisation sportive qu’ils encadrent, les entraîneurs communiquent une appréhension du monde social aux enquêtés qui, même s’ils la reçoivent de manière différenciée, voire, pour certains, la rejettent, tendent à y adhérer. Plutôt que de les pousser à s’engager dans un rapport de force avec la municipalité, les entraîneurs excluent le politique, l’économique et le religieux de l’univers symbolique de la salle et prônent des conduites et des « valeurs » certes ancrés dans la culture populaire mais également conformes, pour partie, aux normes légitimes. Ils tentent ainsi d’instituer les sportifs en groupe mobilisé qui dispose d’une force sociale plus que politique.
10En définitive, dans un contexte d’accroissement des inégalités, de ségrégation socio-spatiale et de racisme institutionnel, bien que pénétrées par certaines normes légitimes, les salles étudiées demeurent des bastions de sociabilité masculine populaire au moment où le mouvement ouvrier et ses institutions se désagrègent et se « privatisent2 ». Cette enquête montre qu’il n’y a pas à proprement parler de « perte du lien social » dans les quartiers populaires. On assiste plutôt à une réorganisation des formes de sociabilité populaire mise à mal par la désindustrialisation et les restructurations socio-économiques qui s’en sont suivies. Tenus à distance des classes dominantes tout en se distinguant des « racailles » et de la « minorité du pire », disposant moins d’un capital économique que d’un capital culturel incorporé et d’un capital social, les enquêtés, comme de nombreux jeunes appartenant aux classes populaires contemporaines issus des « minorités » en France et aux États-Unis, sont pris dans une double contradiction : d’une part, tout en demeurant fidèles à soi et à la culture populaire, ils sont en partie en voie d’acculturation à la culture légitime notamment par la massification scolaire, l’influence des médias de masse et des industries culturelles, et le travail de socialisation sportive, et d’autre part, ils continuent à rencontrer un manque de reconnaissance sociale et de sérieux obstacles à la mobilité sociale.
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