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22. Au cœur du sensible : l’anthropologie politique et la question des émotions

p. 261-268


Texte intégral

1La question des émotions et des passions politiques a longtemps été considérée par la science politique comme relevant de l’accessoire, dans une perspective qui présupposait un primat de la rationalité et mettait en relief l’élément stratégique et décisionnel des relations de pouvoir. De son côté l’anthropologie politique qui a toujours privilégié une vision « par le bas » qui donne toute leur place aux singularités mettait en évidence la manière dont des abstractions aussi prégnantes que lointaines, comme l’État, la démocratie, sont vécues par les individus aussi bien au quotidien que dans les moments où se mobilisent les forces qui structurent le champ politique. On ne prend pas toujours la mesure de ce que condense une expression si présente dans le discours des acteurs et des observateurs, celle de vie politique. En associant aussi étroitement les deux termes, elle nous incite à prendre au sérieux ce qui fait en quelque sorte la chair du pouvoir, ce qui suscite un intérêt pour ses enjeux, quand bien même cet intérêt s’exprime par des pratiques qui en apparence le contredisent comme l’abstention.

2En termes d’affects, la politique mobilise en permanence des investissements d’intensité plus ou moins haute. Comme j’ai pu le constater dans mes travaux sur les lieux du politique, sur les éligibles, sur les symboliques et le spectacle du pouvoir, la dimension émotionnelle est omniprésente. Des expériences comme celle de l’échec, la perspective pour les élus d’une toujours possible disparition, d’une « mort politique », nous laissent entrevoir le lien complexe qu’entretient le pouvoir avec la négativité, ce que des anthropologues comme Pierre Clastres ou Marshall Sahlins avaient su mettre en évidence dans le cas de sociétés différentes des nôtres qui, à cet égard, se réfugient dans une prudente dénégation. De par sa posture épistémologique, l’ethnographie qui construit un rapport complexe entre le chercheur et ses interlocuteurs, à base d’implication – mais aussi d’interpellation, d’intervention, nous projette au cœur des processus de subjectivation politique et des tensions concrètes qui s’y manifestent.

3La position de l’anthropologue est en effet paradoxale : si sa vocation est bien d’observer et de rendre compte, le fait est que sa co-présence, sa co-appartenance à une situation affecte directement ou indirectement celle-ci et qu’à l’inverse sa démarche en est directement ou indirectement affectée. Il ne s’agit pas là seulement d’un état de fait. Toute la dynamique sociale et intellectuelle de la recherche s’alimente de cette permanente ambivalence. Et ce, à la différence de la philosophie qui fonctionne en surplomb, même quand son discours se veut le plus phénoménologique et au ras du quotidien, ne serait-ce que parce qu’elle éprouve sans cesse le besoin de produire des généralités, l’anthropologie s’immerge dans un rapport immédiat au vécu et au singulier. Lévi-Strauss distinguait cette approche de la sociologie en soulignant qu’elle devait se focaliser sur des niveaux d’« authenticité » où priment les rapports personnels et concrets entre individus. Certes le terme peut sembler ambigu, dans sa manière quasi-rousseauiste de placer un certain type de relations humaines sous le signe de la transparence. Mais on peut voir là le souci d’ancrer la démarche de l’anthropologue dans la contemporanéité du terrain.

La mort et l’échec en politique

4De la sorte, dans les temps incertains où nous vivons, l’anthropologie politique entre en résonance avec les difficultés du monde. C’est qu’aujourd’hui il y a un besoin intense de comprendre par en bas, on ne croit plus aux vertus du regard panoramique. L’écho qu’a connu l’idée d’anthropologie « multi-site » (Marcus 1998) ne tient pas seulement à ses vertus méthodologiques, mais bien plutôt à son pluralisme, au fait précisément qu’il n’y a désormais plus de site dominant. Pour résumer, on pourrait dire que la position de l’anthropologue est une position d’intersection. Il se trouve projeté au croisement des trajectoires de ses interlocuteurs, dans une pure contingence, au point que ceux-ci se demandent à tout moment pourquoi il est là, quel est son projet et ne se font pas faute de le lui faire savoir. L’anthropologue est ainsi dans une posture d’implication, et réalise chaque jour à quel point son vécu est imbriqué dans celui du groupe auquel il participe. Il peut être défini comme une singularité d’intersection, dans une situation dont il ne maîtrise jamais tous les ressorts, ce qui, tout en compliquant sa tâche, l’amène à pénétrer les arcanes de la société.

5Quand j’étudiais l’Assemblée nationale (Abélès, 2000), fréquemment les députés me comparaient à un psychanalyste. En cela, ils me distinguaient des journalistes qui se meuvent dans un univers de discours homogène au leur, et dont on peut ainsi maîtriser les questions dans un jeu réglé où l’on partage en grande partie les mêmes implicites. Avec l’ethnographe, c’est différent : on ne sait jamais d’où il parle et ce qu’il fera des paroles et des observations recueillies souvent à partir d’infimes détails.

6En voici un exemple : dans mon exploration du Palais Bourbon, j’avais remarqué l’existence d’une tribune contiguë à celle du public, et réservée aux anciens députés qui manifestaient le souhait d’assister aux séances. Un huissier me l’indiqua en riant : « savez-vous comment on l’appelle ? » Et comme je restais coi : « On l’appelle le cimetière. Ça dit bien ce que ça veut dire. » Puisqu’il est ici question d’émotions, je dois reconnaître que cette remarque me fit beaucoup plus d’effet que toutes les considérations que j’avais jusqu’alors entendues sur les aléas des carrières politiques. Le qualificatif de cimetière associait crument un peu comme la célèbre formule « la roche tarpéienne est près du Capitole » la mort et la politique. Rejetés par le suffrage universel les élus ont perdu leur qualité essentielle. Ils sont des disparus de la vie publique. Bons pour le cimetière… Dans le même ordre d’idée, le fait qu’on n’hésite pas à parler d’un individu qui a subi un échec significatif comme d’un être politiquement mort, indique la violence qui caractérise tout combat pour le pouvoir. Violence euphémisée, cela va de soi, mais non pour autant domestiquée, comme en témoigne l’intensité des haines qui agitent le microcosme. En prenant au sérieux les mots, les métaphores qu’ils véhiculent, on voit se dessiner tout un arrière-plan le plus souvent occulté par les « spécialistes » de la politique.

7C’est cet arrière-plan qu’il me semble important de restituer, de donner à voir. J’ai essayé de le faire apparaître dans mes recherches sur l’échec en politique (Abélès, 2005). À l’époque, les commentateurs voyaient dans ce travail une façon un peu excentrique d’approcher le monde politique. Au lieu de s’intéresser aux conditions de la réussite des élus, je me focalisais sur les losers. En réalité, il ne s’agissait pas de jouer les originaux, mais d’étudier, à travers l’échec, la manière dont la négativité travaille en profondeur et donne une consistance particulière à des pratiques trop souvent thématisées en référence à l’exercice de la décision, du gouvernement. À première vue, il est incontestable que cet exercice est au cœur de l’action politique, mais il n’en épuise nullement la complexité. Lorsque Clastres analyse la chefferie amazonienne, il met en évidence la menace permanente qui pèse sur le pouvoir. Si les sociétés ont besoin d’une instance unificatrice en mesure d’assumer la gouvernance, l’incarnation de cette instance, qu’il s’agisse d’une dynastie ou d’un collectif élu, est toujours problématique.

8Les travaux sur les royautés divines africaines illustrent cette situation paradoxale : la souveraineté est ici conçue comme englobante, puisqu’elle est la condition même de la reproduction de la société dans sa cohésion et ses rapports avec la nature. En ce sens, toute forme de déstabilisation ou d’affaiblissement du monarque constitue un danger pour ses sujets. Dans ces conditions, un processus rituel est mis en œuvre pour prévenir ce qui pourrait porter à la toute-puissance du souverain, quitte à le faire mourir dès qu’il donne des signes de faiblesse. Non seulement cela permet à la transition de s’effectuer sans à-coup, mais c’est bien en dernier ressort la société qui détient les clés de son propre destin. Si l’on se place du point de vue des gouvernants, il est clair qu’en aucun cas ils ne détiennent à eux seuls la clé de leur destin. Ce qui vaut pour le roi divin, s’applique tout aussi bien au parlementaire contemporain.

La souveraineté et la survie

9L’arrière-fond de la politique c’est ce lien profond, inextricable, entre le pouvoir, la vie et la mort1. Ce rapport complexe entre le politique et la mort mérite d’être exploré, en partant du principe qu’il existe une négativité inhérente à la quête du pouvoir dont certaines sociétés ont su prendre toute la mesure dans des pratiques et des rituels dont le but explicite était de maîtriser ce rapport à la vie et à la mort, alors qu’il est aujourd’hui relégué dans le non-dit, ou au mieux s’énonce sur le mode de la dénégation.

10Canetti dans son grand livre Masse et puissance montre à quel point la souveraineté a partie liée avec la survie, et a contrario ne cesse de se prémunir contre la mort (Canetti, 1966). La survie implique un antagonisme fondamental entre je et autrui. Elle est associée à la puissance. Sur le champ de bataille, je me sens d’autant plus fort que les cadavres de mes amis et de mes ennemis s’amoncellent autour de moi. « L’instant de survie est instant de puissance » (p. 241). La quintessence de la survie est l’invulnérabilité. La mort est derrière nous et ne représente plus une menace parce qu’on l’a vaincue. Ce qui compte c’est la jouissance du présent que ressentent ceux qui ont surmonté le plus grave péril et qui se traduit, selon Canetti, par un sentiment de force, de souveraineté, « un sentiment d’élection » (p. 242). Dans cette anthropologie sensible du pouvoir l’élection apparaît sous son jour le plus cru : « Le chef veut survivre ; c’est ce qui fait sa force » (p. 256).

11La fréquentation du milieu politique – et j’emploie à dessein l’expression, car elle dénote, au-delà des différences d’origines, d’engagements et de trajectoires un socle d’expériences commun – offre la possibilité de percevoir cette émotion fondamentale que suscite la perspective de la mort, dont chaque échéance électorale ouvre la possibilité. Il y a bien là une émotion, entendue au sens de ce qui vous affecte, ce dont on pâtit, mais aussi en conformité avec le sens premier du mot, comme « action de mouvoir », donc un affect qui suscite de l’initiative. Or il est clair que les politiques vivent intensément cette dualité. La perspective de l’échec un motif permanent d’inquiétude pour les protagonistes. Non pas seulement comme dans une carrière ordinaire où la perte d’un emploi est désormais une éventualité inhérente à toute trajectoire professionnelle. Mais ce type de déconvenue peut toujours être rationalisé en fonction de l’appréhension par la personne licenciée de la situation économique de l’entreprise, du fonctionnement interne de celle-ci, des difficultés rencontrées avec la hiérarchie : tout un ensemble de causalités qu’on ne va pas mécaniquement retrouver dans le cas des échecs politiques.

12La première constatation que fait au lendemain du scrutin un élu éjecté par le suffrage universel, c’est « on ne veut plus de moi », « les mêmes qui m’ont porté au pouvoir me rejettent désormais ». Bien sûr, cette considération peut être corrigée par l’idée que c’est l’appartenance partisane qui se trouve en cause (on se souvient des « vagues » – rose, et autres – qui ont emporté avec elles des carrières politiques en pleine ascension…). En réalité rien n’est plus douloureux que l’après-échec. Après l’étrange mise en scène télévisée de la chaise vide par laquelle Giscard d’Estaing tentait d’évoquer le manque qu’allait connaître désormais les Français, force sera pour lui de reconnaître que ces derniers ne manifestent aucun désir de le revoir. Lui-même évoque l’état quasiment dépressif qu’il connut durant des mois. Pour y remédier, il replongea dans l’action, reconquérant progressivement tous ses mandats (maire, conseiller général, président de région). Ce genre de réaction reflète bien l’effet qu’engendre l’échec en politique. On peut la décrire comme se déroulant en deux séquences distinctes : d’abord le choc, le sentiment d’injustice, et un affect où se mêle la hantise de disparaître purement et simplement de la scène politique et même de la mémoire des électeurs ; ensuite la volonté de survivre qui vient conjurer l’instinct de mort et suscite le désir d’en découdre à nouveau. Il est rare qu’on n’assiste à aucune tentative de retour. Prenons un exemple extrême, celui de Jospin qui à peine connue son élimination du deuxième tour de la présidentielle en 2002 annonce aux militants son retrait de la vie politique. Réaction rapide et violente contredite quelques années après par le bref tour de piste qu’il fit comme candidat à la candidature en 2007.

13On a parfois l’impression que plus l’on s’élève dans les sphères du pouvoir et plus s’affirme une véritable rage de revenir envers et contre tout, même si les embuches sont considérables et les chances de réussir obérées par la défaite. Mitterrand et Chirac sont souvent cités en exemples : l’un et l’autre ont connu l’échec, mais sont finalement parvenus à exercer chacun deux mandats successifs, laissant une image positive, alors que les critiques ne les ont pas épargnés tout au long de leur carrière. À l’inverse Giscard et Sarkozy qui n’ont pas été réélus à la présidence, semblent traîner derrière eux une malédiction non écrite selon laquelle un président battu n’a aucune chance d’être jamais réélu. Au moment où j’écris ces lignes, les difficultés que connaît ce dernier semblent illustrer cette sentence. Curieusement quand on se retrouve dans le rôle de challenger après avoir été le souverain, il se produit un phénomène de vieillissement. Usure du corps que reflètent les médias, même si elle est soigneusement occultée, et surtout fatigue pour le public de retrouver les mêmes tics, le même langage, etc. Dès que se produit ce mouvement de désaffection, ce décrochage sondagier, l’image connaît une brusque dégradation un peu à la manière dont, lorsqu’on approche l’allumette du papier, il jaunit instantanément et le texte imprimé s’efface avant même de prendre feu.

14Il n’y a presque aucun moyen de lutter contre cette dégradation de l’image qui de fait débouche sur la mort politique. Peut-être même le fait de se représenter après avoir gouverné a le même effet que l’allumette, en précipitant la désintégration du prétendant. Le problème est le plus souvent traité en termes de communication, mais il a sa racine, beaucoup plus profondément dans le fait que les électeurs supportent difficilement l’image de l’usure et du vieillissement qui leur renvoie en miroir leur propre précarité. Sans aucun doute, il y a une prime à ce qui apparaît comme neuf, inédit : on peut cependant imaginer le retour d’un ancien, mais à deux conditions : d’abord qu’une durée suffisante sépare son retour de l’époque où il a gouverné, ensuite qu’il puisse se présenter comme proposant une nouvelle approche des problèmes.

15On comprend à quel point la mort politique hante nos dirigeants, et l’une de leurs grandes préoccupations consiste à assurer leur survie dans cet univers sans pitié. Ils cherchent par tous les moyens, pour reprendre la formule spinoziste, à « persévérer dans [leur] être ». Il ne s’agit pas ici de porter un jugement sur cette attitude, mais bien plutôt de la réinscrire dans une normalité du pouvoir qui a été mise en évidence dans les analyses d’Elias Canetti. En dessinant la figure du despote, ce dernier le définit comme celui « qui tient le danger à distance par tous les moyens » (Canetti, p. 246). Sa puissance consiste dans le droit de vie et de mort qu’il est seul à détenir. C’est ainsi qu’« il tient la mort à distance » (p. 246) et de là vient la vénération dont il se trouve entouré. Le despote est par nature paranoïaque répète souvent Canetti. On pense évidemment à Hitler, Staline, Gengis Khan et à tant d’autres tyrans qui se sont illustrés sur la planète. Mais Canetti va plus loin ; ce qu’il entend montrer, c’est que par-delà les dérives individuelles (les méchants ou très méchants tyrans), il y a une adéquation forte entre puissance et survie. Si l’on tire toutes les conséquences de cette proposition, cela signifie que tout pouvoir a partie liée avec la vie de l’autre, en tant qu’il est toujours menace potentielle pour celui qui détient la puissance. L’autre est obstacle au déploiement de mon persévérer dans l’être, et pour prolonger l’instant de puissance. Pour produire en continu de la souveraineté, le pouvoir doit écarter de sa route l’obstacle.

Le complexe de Laïos

16D’un point de vue anthropologique plus général, ce qui est en jeu c’est la possibilité pour le pouvoir d’assurer sa propre pérennité en utilisant les ressources (violentes ou pacifiques) dont il dispose. Il est intéressant de noter que la plupart des sociétés affrontées à ce phénomène ont tenté de le circonscrire. On observe à cet égard deux grands types de réaction : l’une consiste à neutraliser l’équation pouvoir = survie ; l’autre vise à s’en assurer la maîtrise par des normes et des symboles.

17Les commentateurs mettent souvent l’accent sur le fait que, pour accéder au pouvoir, le prétendant doit s’affirmer contre le souverain. Comme dans l’Œdipe, le désir de tuer le père serait au cœur de la relation. Mais si on y regarde de plus près, on peut tout aussi bien inverser la proposition. La séquence serait la suivante : le souverain tire une jouissance réelle et/ou symbolique à choisir et à façonner son héritier. Voici ce dernier en capacité d’assumer la succession : c’est alors que le souverain prend conscience qu’il suffirait que lui-même disparaisse de la scène politique pour que son héritier reçoive l’onction populaire et occupe la place. D’initiateur, de bon génie, il s’est transformé en obstacle : la terre pourrait tourner sans lui, la société n’en serait que mieux gouvernée (tel a pu être du moins le sentiment de De Gaulle en voyant Pompidou négocier la sortie de crise en 1968). Dès lors la perspective de la succession devient une menace. Canetti résume bien cette situation :

« Les rapports du souverain avec son successeur sont des plus caractéristiques. L’un, qui tient la puissance, sait qu’il doit mourir avant l’autre. Celui qui n’a pas encore la puissance, se sent assuré de survivre. Il désire ardemment la mort de l’ancien, qui est de tous les hommes celui qui veut le moins mourir (il ne serait justement pas, sinon, un puissant souverain). D’autre part tous les moyens sont mis en œuvre pour retarder l’arrivée du fils au pouvoir. C’est un conflit dont il n’existe pas de solution vraie » (p. 251).

18Il faut à tout prix exorciser cette menace, quitte à mettre en échec l’héritier présomptif.

19J’ai appelé « complexe de Laïos », cette propension du souverain à tuer (politiquement) la personnalité la plus susceptible de lui succéder, et notamment s’il l’a lui-même formée. Il constitue à n’en point douter l’un des ressorts de toute dramaturgie politique. L’art de la conquête du pouvoir exige une capacité à maîtriser des situations où la préoccupation de la survie devient un enjeu capital. Prendre en compte cette dimension de la politique peut sembler faire la part belle au romanesque ou à des préoccupations qui relèvent des gazettes. Pendant longtemps les sciences sociales se défiaient du subjectif et plus encore de ses composantes émotionnelles. D’où la prégnance d’un discours docte qui reflétait complaisamment l’image que la politique vise à donner d’elle-même : un domaine où prime la stratégie, et le calcul rationnel. Or là où le bât blesse, c’est que ces conceptions ne supportent pas l’épreuve du réel, et l’écart qui se creuse déconsidère un peu plus les gouvernants aux yeux des citoyens. En fait on ne saurait passer par pertes et profits la question de la subjectivation en s’accrochant à une sorte d’image désincarnée de la politique, alors que ses protagonistes se trouvent en permanence sous les projecteurs et que le maintien d’un écran entre vie publique et vie privée, qui subsistait encore dans des sociétés comme la nôtre, n’est plus qu’un souvenir.

20On ne s’étonnera pas alors que la thématique des émotions oriente aujourd’hui un certain nombre de recherches, d’autant que le développement des réseaux sociaux d’une part, la création de fictions ayant pour thème la vie (et la survie) politique d’autre part, contribue à exacerber l’intérêt des sujets, à la fois comme spectateurs et comme citoyens. Il suffit de comparer la récente série américaine Scandal qui porte sur la Maison-Blanche avec West Wing ou House of Cards pour mesurer à quel point s’est raffiné le traitement de la subjectivité politique à travers des intrigues qui mettent en œuvre de multiples paramètres, ne serait-ce que dans la manière d’aborder les rapports entre les hommes et les femmes, la question raciale, la violence, etc. Ce qu’on nous montre, d’épisode en épisode, c’est la fragilité d’un président qui, bien que tout-puissant, est sans cesse sous la menace de forces qu’il est amené à mettre en mouvement pour réaliser ses grands desseins et accomplir son destin. Et l’amplification médiatique, l’omniprésence qu’elle lui confère, vient entrer en collision avec son omnipuissance. Dans les scénarios qui se déploient sous nos yeux, ce qui frappe c’est la réflexivité mise en œuvre par les concepteurs de la série, qui ne témoigne pas seulement d’une « habileté » remarquable, mais de l’intériorisation de la relation qu’entretient aujourd’hui le public avec les gouvernants. Je me réfère ici à la complexification du regard porté sur la politique et qui ne peut se penser dans les termes simplistes de fascination et/ou du rejet. Une catégorie comme celle d’adhésion ne permet pas d’appréhender ce type de processus. Une fois encore il faut revenir au terrain (réel ou, comme ici, virtuel).

21Nombre de dimensions du pouvoir politique demeurent encore inexplorées, car quoi qu’on en ait dit, il n’existe pas de normalité en la matière, d’où les réactions extrêmes (de la fascination au dégout) qu’il suscite un peu partout. Le projet d’une anthropologie sensible du pouvoir dans la perspective qu’a explorée Canetti, mais revisitée, reparamétrée en tenant compte de l’historicité et des modes pluriels de production des émotions, retrouve ici un sens, et ce n’est sans doute pas tout à fait un hasard, alors que la réduction du politique à des « logiques » – pour reprendre un terme qui a beaucoup été utilisé en son temps, ne semble pas cadrer avec la complexité du réel. En même temps il faut bien reconnaître que la notion même d’émotion demeure floue par certains aspects, et que souvent son caractère référentiel prime sur son efficacité conceptuelle. On ne peut en tout cas que se féliciter que grâce à ce questionnement, nos disciplines convergent dans le souci d’éclairer un domaine encore trop mal connu.

Notes de bas de page

1 Comme l’écrit Marc Augé : « La mort est le droit ultime du pouvoir… La mort est aussi, plus subtilement, une des composantes du pouvoir » (Augé, 1982, p. 279).

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