21. Émotions et ambition démocratique : la contribution de l’approche historique
p. 251-260
Texte intégral
1Le colloque qui s’est tenu à Aix en Provence le printemps 2015 sur les émotions en politique permet de mesurer la reconnaissance de fait désormais acquise en science politique pour une notion qui permet d’explorer autrement des objets classiques de la science politique1, d’introduire de nouvelles méthodes ou de nouvelles variables (Traïni, 2010), mais aussi de nouveaux objets comme tels au sein de la science politique ou des sciences sociales (Heinich, 2012). Or ce ne sont pas les mêmes motivations qui conduisent à faire des émotions un enjeu épistémologique, méthodologique ou thématique. Force est cependant de constater une certaine indétermination de la quête actuelle, qui comme jadis en histoire des mentalités, pourrait donner le « vertige des foisonnements » (Corbin 1992) sans qu’ait été clarifié ce qui était attendu d’un investissement massif et malgré tout conjoncturel. L’absence d’accord sur ce qui permettrait de distinguer affects, sentiments, émotions, expérience sensible témoigne de cette indétermination, l’usage des différents termes semblant parfois relever du jugement de goût. De fait, peu de références théoriques communes semblent aujourd’hui partagées. Cela semble évident pour les références aux auteurs classiques de la philosophie, que ce soit Aristote, Rousseau, Shaftesbury, Kant ou Adorno, mais c’est aussi vrai d’une manière plus surprenante en science politique, pour les sociologues. Durkheim, Mauss sont finalement peu cités, Elias fait exception, la sociologie des interactions comme celle d’Erwin Goffman reprise dans les travaux de Patricia Paperman et Ruwen Ogien dans leurs travaux pionniers de tentative de mise au point (Paperman, Ogien, 1995), reste marginale. Enfin les travaux des historiens de l’école des annales des années 1930, ou des mentalités et leurs émules sont absents. Pour aller vite, dans les travaux actuels tout semble commencer avec la montée en puissance d’un champ thématique appuyé sur des investissements institutionnels et financiers de grande envergure tels que Damien Boquet les évoque quand il contextualise son projet EMMA sur le blog qui lui est dédié2.
2 Or ces investissements se font bien sur la notion « d’émotion » et non sur celle de « sensible » ou « d’affects » ou de « sentiments ». Et ce n’est certes pas une affaire seulement de langue anglaise dominante, mais aussi affaire épistémologique qui mérite attention. Car ces investissements énormes ne témoignent certes pas seulement d’un goût nouveau et désintéressé, mais bien d’une nouvelle volonté politique qui renoue avec le désir de pouvoir manier la matière humaine. Les émotions constituent un lieu de recherche appliquée stratégique, qui bénéficie des moyens attribués à un secteur guerrier. À nouveau la guerre psychologique cherche les outils qui lui permettraient de percer les mystères d’une « nature humaine », au sens d’un fonctionnement de l’être humain qui ne serait pas contraint par des déterminations culturelles et historiques mais par des invariants anthropologiques et psychologiques, une physiologie. Comprendre ainsi comment la matière humaine est constituée et comment elle fonctionne, pour comprendre comment agir dessus. Les grands instituts internationaux travaillent de fait une psychologie sociale plutôt proche du cognitivisme, les neurosciences et l’histoire des sciences. Il reste certes quelques moyens pour quelques savoirs autres, mais ils constituent les marges de ce renouveau de curiosité. Les investissements lourds sont du côté des sciences les moins soupçonnables de légèreté littéraire.
3Cet investissement sur les émotions a historiquement eu lieu dans un contexte spécifique : celui des guerres des années 1990 et 2000 (Irak, Afghanistan et leur suite) qui ont renoué avec les techniques de propagande issues de la première et de la seconde guerre mondiale, rappelons pour mémoire que ce sont la réflexologie de Pavlov, la psychologie des foules de Tarde et Le bon puis la dite « psychologie des profondeurs » de Freud et Young qui avaient suscité les premières techniques d’influence appuyées sur le savoir scientifique (Durandin, 1993).
4Pour autant, si la recherche financée sur les émotions réapparaît sur ces mobiles guerriers, d’autres motivations avaient conduit de nombreux chercheurs à questionner en amont et en aval, les émotions non comme lieu sempiternel du viol des foules selon l’expression de Tchakhotine (1939), mais comme « faculté de juger », selon la logique kantienne du conflit des facultés (Kant, 2015). C’est donc aussi dans un contexte épistémologique spécifique que cette question des émotions a ressurgi, à mon sens, celui de l’exténuation du structuralisme et du retour d’un sujet doué pour penser, à la fois, de raison et d’émotions. Les émotions, ou plus exactement le rapport sensible au monde dont les émotions témoignent comme signes, n’est plus considéré comme un obstacle à l’usage de la raison mais considéré comme la condition de sa possible orientation. La position apathique, c’est-à-dire dénuée d’émotions, n’est plus alors considérée comme favorable au devenir démocratique, mais bien l’inverse. Car telle est alors la question : les émotions sont-elles dangereuses en démocratie ou sont-elles nécessaires ? Il est alors important de comprendre que la question n’est plus seulement celle de la nature humaine, que cette nature soit d’ailleurs ou non un objet construit culturellement, mais bien celle des possibles apories de l’ambition démocratique. Comment s’appuyer sur un peuple souverain si ce peuple est manipulable à l’infini car incapable de discipliner ses émotions et qu’il peut n’être que cette marionnette tantôt agitée par la joie, tantôt agité par la peur ? Quel rapport aux émotions permettrait de réaffirmer que les émotions peuvent jouer un rôle politique fondateur en démocratie face aux manipulations des émotions déployées par exemple dans les années 1930 ou telles qu’elles peuvent se déployer aujourd’hui encore comme modalités d’embrigadements féroces ? Face à de telles manipulations, faut-il encore et toujours convoquer la raison débarrassée de ses miasmes sensibles ou savoir que ce sont d’autres émotions qui peuvent affronter celles mêmes qui mettent en danger la liberté politique ? Ces émotions supposées salvatrices sont-elles vécues collectivement ou relèvent-elle de la construction du sujet dans l’épaisseur de son histoire ? Il me semble qu’il y a là une série de questions à la fois historiques, politiques et scientifiques qui ont reconfiguré le travail sur le sensible, en tant qu’il n’était pas le lieu de la manipulation mais de la subjectivation3. D’un côté l’homme neuronal et manipulable peut-être, de l’autre l’homme sensible et capable de résistance à l’oppression, peut-être. Du fait de ces interrogations, il est possible de concevoir l’histoire politique des émotions comme une manière de renouveler le questionnement sur les conditions d’exercice de la démocratie. Or l’objet « révolution » a occupé, et à mon sens occupe encore, une place privilégiée pour fonder le questionnement sur les émotions puis comprendre la généalogie et l’actualité de l’histoire politique des émotions comme contribution significative à la constitution d’un savoir sur les émotions en politique qui aurait défini l’objet de sa quête avec moins de vertige, autour de l’enjeu démocratique.
Émotions populaires, émotions révolutionnaires
5Du côté de l’histoire, « émotions » est le mot qui a produit « émeutes » et les émotions sont d’abord collectives et populaires. C’est d’ailleurs leur caractère populaire qui en fait des objets inquiétants pour les gouvernants et qui conduisent à associer la notion de peuple, petit peuple, populace à ces émotions souvent considérées comme désastreuses. Comme le montre Déborah Cohen dans son maitre ouvrage « la nature du peuple » (Cohen, 2014), le peuple dans les représentations de ceux qui décident pour lui est considéré comme « absent à la pensée », les émeutiers sont soumis à l’animalité de leur corps, ce sont des brutes à craindre ou des enfants sauvages à guider. Or Déborah Cohen montre que c’est le sensualisme de Mably, Diderot, Galiani, qui, dans le contexte de l’introduction du libéralisme économique et de la guerre des farines, conduit à reconnaître aux émotions un pouvoir cognitif. L’homme du peuple peut-être n’argumente pas, mais pour autant il sait car il sent ce qui lui arrive. L’expérience vécue est ainsi une entrée dans une raison indissociable de l’expérience : la raison sensible. Raisonner, c’est alors sentir et éprouver, savoir ce qui est juste ou injuste, revendiquer le juste.
Avec ses émotions, le peuple pense
6C’est cette conception des émotions cognitives qui permet au peuple de se représenter et de se vivre comme souverain pendant la période révolutionnaire. Cette souveraineté s’actualisant in fine en affirmant que le peuple est le garant de la cité par l’usage qu’il peut faire de la résistance à l’oppression4, sachant d’expérience où est le juste et l’injuste.
7La question des émotions est ainsi indissociable d’une qualification du peuple et de positions philosophiques qui font de l’expérience, de l’empirie un fondement de légitimité là où d’autres, comme les physiocrates, réclament un rapport scientifique aux choses. Les Lumières ne sont donc pas seulement du côté d’une raison opposée aux émotions mais bien d’une raison arcboutée sur ces émotions. Les émotions comme telles pour autant, n’occupent pas le cœur des analyses car ce qui intéresse alors le savoir politique ce sont plutôt leur dynamique, leur chaînage, ce qu’elle entrainent et produisent les unes par rapport aux autres et la manière dont elles se transforment, deviennent destructrices du lien ou productrices de savoirs sur ces liens. Ainsi Shaftesbury qui réfléchit sur l’enthousiasme s’intéresse en fait à l’ambivalence des émotions et plus particulièrement à cet enthousiasme et à son nécessaire réglage.
Du bon réglage des émotions
8La description de la contagion de l’enthousiasme est au cœur de La lettre sur l’enthousiasme qui décrit alors un phénomène destructeur. « C’est à juste titre que nous pouvons qualifier de panique toute passion élevée dans la multitude et qui se transmet par l’aspect ou pour ainsi dire, par contact ou par sympathie. Ainsi on peut qualifier de panique la fureur populaire, lorsque la rage des gens, comme nous en avons eu l’expérience, les met hors d’eux-mêmes, tout particulièrement là où la religion s’en est mêlée. Dans cet état, leurs regards trahissent déjà l’infection. La fureur vole de visage en visage et la maladie sitôt aperçue est attrapée. » (Shaftesbury, 2012). Shaftesbury réfléchit alors sur le rôle de l’enthousiasme dans les Révolutions d’Angleterre. Mais, contrairement à ses détracteurs, il ne s’oppose pas radicalement à l’enthousiasme. En effet, si John Locke entendait lutter contre l’enthousiasme en fondant en particulier la croyance religieuse sur la raison, son élève Shaftesbury avait mis en évidence la nature passionnelle de la religion qui ne pouvait résulter de la raison, fût-elle conçue comme une passion calme. Puisque l’enthousiasme, ou fanatisme, était « naturel », c’est-à-dire invariablement constatable, on devait tolérer l’épanchement de certaines humeurs et considérer que l’enthousiasme faisait partie de la nature humaine. Il affirme même que l’enthousiasme constitue un « bon fond d’esprit visionnaire ». « L’enthousiasme désigne l’état de notre esprit lorsqu’emporté par une vision, il fixe sa vue sur quelque objet réel ou sur un simple fantôme de divinité et voit ou croit voir quelque chose de prodigieux et de surhumain5. » L’enthousiasme est la passion qui nous fait accéder au sublime, en nous permettant d’appréhender des choses qui dépassent les limites de ce que notre esprit est capable de saisir, ou qu’il ne peut saisir sans ressentir les émotions les plus violentes, que ce soit « l’horreur, le délice, la confusion, la crainte ou l’admiration6 ».
9Pour Shaftesbury, si l’enthousiasme produit la fureur, l’excès ne vient pas de l’hostilité des hommes entre eux mais vient de la violence du sentiment de sociabilité. Il ne s’agit plus de protéger l’État et la religion de l’enthousiasme mais de comprendre comment ils le suscitent de différentes manières et pourraient donc aussi le retenir plutôt que l’attiser. Shaftesbury en considérant l’ambivalence de l’enthousiasme comme humaine, affirme du même mouvement qu’il est effectivement susceptible de réglages. Shaftesbury affirmait que l’humour et l’enjouement pouvaient aider une foule à demeurer sereine, mais que la contrainte sur les passions était inefficace. Il affirmait également que l’unité ne devait pas reposer sur une identification par adhésion, mais seulement sur une conformité de gestes. Avec le conformisme, chacun peut continuer au-delà des gestes conformes à penser ce qu’il veut, croire ce qu’il veut, maintenir donc la vigilance d’un moi irréductible, mais capable de vouloir réguler le fanatisme. On assiste ainsi à une sorte de dialectique du groupe et de l’individu. Le magistrat, le gouvernant devait être un médecin du corps politique et non un meneur. Il devait veiller à réunir les conditions de possibilité du bon enthousiasme visionnaire, humour, distanciation ironique du conformisme bien compris, sociabilité restreinte à des petits groupes.
Une longue disqualification du peuple et de ses émotions
10Cette qualification et des émotions cognitives et bénéfiques, et du peuple comme acteur légitime, se retrouve aux prises d’abord des gouvernants, puis des historiens puis des psychologues. Les premiers souhaitent s’en débarrasser : ainsi pendant l’épisode révolutionnaire, les émotions sont congédiées par les thermidoriens au moment même où le suffrage censitaire est rétabli (cf. Wahnich, 2009, et plus particulièrement l’introduction générale de l’ouvrage). Des historiens thermidoriens réinventent un peuple cruel, buveur de sang, ivre de sa violence car incapable justement de réguler ses émotions. Taine les suivra. Enfin les spécialistes des émotions que sont les psychologues du xixe siècle suivront ce courant historiographique. Nathalie Richard a mené l’enquête avec précision sur ce point (Richard 2013) et montré comment non seulement la psychologie s’ancre dans un imaginaire de la période révolutionnaire en particulier avec un rêve raconté par Maury sur la guillotine, mais affirme que la folie individuelle est sous l’emprise des utopies délétères collectives. C’est alors qu’on assiste à une médicalisation du social et du politique et que l’affirmation d’un nécessaire encadrement des foules et des émotions qui les traversent trouve un grand écho et produit une grande lignée de savoirs psychologiques et politiques de Taine à Freud en passant par Le Bon.
Centralité de Le Bon
11Le Bon qui travaille à partir des descriptions des foules révolutionnaires d’Hyppolite Taine, occupe une place centrale dans ce processus de disqualification des émotions populaires. Il reproche à la foule révolutionnaire de faire perdre aux individus leurs compétences réflexives au profit d’une contagion émotive instinctive, de conduire les individus à devenir incapables d’argumenter leurs manières d’agir. Les individus en foules, selon lui, se comportent comme des « primitifs », comme des « sauvages », des « non civilisés ». Obéissant à leurs mauvais instincts ils se soumettent à des chefs qui font d’eux des criminels coupeurs de têtes et buveurs de sang. Le Bon va jusqu’à présenter les foules comme des troupeaux :
« La foule est aussi intolérante que pleine de foi en l’autorité. Ce qu’elle exige de ses héros, c’est de la force et même de la brutalité. La raison et les arguments ne sauraient lutter contre certains mots et certaines formules. On les prononce avec recueillement et tout aussitôt les visages deviennent respectueux et les fronts s’inclinent. […] La foule est un troupeau docile qui ne saurait jamais vivre sans maître7. »
12Cela ne laisse pas beaucoup de jeu pour réévaluer la foule révolutionnaire dans un sens qui lui serait favorable. Mais cela ne laisse pas non plus la question du chef indemne. Le chef pourrait retenir la cruauté ou l’attiser en fonction de ce qu’il demande à sa foule soumise. Il faudrait donc que la foule n’existe pas ou que les chefs soient vertueux. Freud, quand il reprend les propos de Le Bon dans Psychologie des foules et analyse du moi, espère ces chefs vertueux et insiste malgré tout sur l’ambivalence de la foule.
« Pour juger équitablement de la moralité des foules, on doit prendre en considération que dans un rassemblement d’individus en foule, toutes les inhibitions individuelles tombent […] rendant possible la libre satisfaction des pulsions. Mais les foules sont également capables, sous l’influence de la suggestion, de grands accès de renoncement, de désintéressement, de dévouement à un idéal. Alors que chez l’individu isolé, l’intérêt personnel est le mobile à peu près exclusif, c’est très rarement lui qui prédomine chez les foules. On peut parler d’une moralisation de l’individu par la foule » (p. 29-30).
« alors que l’activité intellectuelle de la foule se situe toujours très au-dessous de celle de l’individu isolé, son comportement éthique peut tout aussi bien s’élever très au-dessus de ce niveau, que descendre très au-dessous8 ».
13Les chefs vertueux seraient les objets aimés garants de la qualité de la foule et assurant une double soudure, verticale vers l’objet aimé, horizontale entre ceux qui partagent cet amour. Mais alors il n’y a plus de démocratie9.
Les mentalités comme catégorie critique de la psychologie des foules
14Quand l’historien Georges Lefebvre reprend le dossier, il cherche à lutter contre la lecture dépréciative des comportements de foules diffusée par Taine et Le Bon et c’est alors qu’il invente la notion de mentalité. « Quand on se trouve en présence d’un rassemblement, on ne peut pas le considérer comme une simple réunion d’hommes dont les idées ou les passions se seraient éveillées, en toute autonomie, dans la conscience de chacun d’eux : s’ils se groupent pour agir, c’est qu’il y a eu entre eux, au préalable, action intermentale et formation d’une mentalité collective » (Lefebvre, 1934). En d’autres termes, les émotions sont toujours liées à une expérience vécue ou transmise en commun et fondatrice de ce qui est alors nommée « mentalité » : « La mentalité n’est pas un retour à l’animalité même si on concèdera bien volontiers à Le Bon qu’elle tend à étouffer dans l’individu l’esprit critique qui est le propre de l’homme10. » La mentalité est constituée des expériences passées, lointaines ou proches, qui ont laissé des traces mémorielles significatives auxquelles les individus peuvent s’identifier.
15Ainsi, malgré l’émergence de cette notion de mentalité, à la fin de son texte Georges Lefebvre concède à ceux qu’il critique des pans entiers de leur raisonnement. Il explique que la foule produit une forme de contrainte sur l’individu : « La mentalité collective se développe sous l’influence que la collectivité exerce sur l’individu ; elle est surtout morale et le sentiment de quiétude et d’irresponsabilité que procure le conformisme lui vient puissamment en aide ».
L’érotique de nouvelles foules révolutionnaires ?
16Aujourd’hui, d’autres foules politiques révolutionnaires permettent de reprendre le dossier en ayant une autre expérience qui permet de porter un autre regard sur les foules, les individus qui les composent et les effets qu’elles produisent en termes de courage, d’enthousiasme et de retenue de la cruauté.
Les émotions qui circulent dans les foules horizontales
17La découverte du partage des mêmes sentiments et des mêmes arguments pour obtenir une reconnaissance sociale et politique pleine, donne un courage neuf aux foules horizontales contemporaines. Ce qui fonde l’unité ne repose pas sur une contagion purement physique des émotions, mais sur la découverte du partage de représentations communes. Cette unité ne conduit pas à une déshumanisation mais à une jubilation. Il y a du plaisir et même, pourquoi pas, de la jouissance à partager des opinions et des émotions. Enfin, cette jubilation produit des sentiments de courage qui pourraient être qualifiés comme un surcroît de valeur morale. On aura reconnu ici des motifs présents dans le texte de Freud. On est donc loin de la description de Le Bon en termes d’irresponsabilité et d’abolition des capacités réflexives. Loin de l’affirmation de foules qui n’auraient pas de capacité à suivre une stratégie. Loin du « rien n’est prémédité, rien n’est durable ». L’assemblée révolutionnaire est bien une foule mais douée de raison, d’émotions et d’une temporalité. Elle connaît doute et incertitude car elle a conscience de ce qu’elle affronte – le monopole de la violence de l’adversaire – et fabrique, grâce au courage obtenu par le sentiment de faire groupe unifié, une stratégie désirante efficace.
18Souvent, les révolutionnaires ou ceux qui remettent en question le droit savent que le nombre leur est favorable pour obtenir courage et enthousiasme mais aussi légitimité. Mais cette puissance du nombre est elle-même ironisée. Lors du grand mouvement de novembre et décembre 1995 sur les retraites, les manifestants avaient ironiquement fabriqué un « Jupéthon » qui, face au premier ministre Alain Juppé, comptait les manifestants comme on comptait les gains du Téléthon. Enfin, le 29 janvier 2011, au Caire, avait été nommé « journée du million » car c’était l’objectif que les manifestants s’étaient donné : réunir un million de personnes. Dans ces cas les membres de la foule sont certes mus par un objectif commun mais sont investis dans le mouvement d’une manière singulière, sans trop de compacité et avec humour, selon les préceptes évoqués de Shaftesbury. La place Tahrir, telle qu’elle a été filmée par Stefano Savonna, montre une foule sans compacité. Des groupes de petites tailles chantent ou scandent des slogans, d’autres se reposent et discutent, des pancartes individuelles sont brandies. Les émotions sont indissociables des discussions. Une conscience réflexive des dangers de la fureur borde l’effort politique. Quand une figure de l’autorité militaire tente de manipuler la foule en la culpabilisant, en agitant le motif de l’Égypte en danger, la foule ne se laisse pas faire, l’identification à l’Égypte comme patrie n’en fait pas un mot magique et ils répondent que ce ne sont pas les manifestants qui mettent en danger l’Égypte mais bien Moubarak, que c’est lui qui attise la violence. Pour autant, les manifestants n’ont pas compté sur la vertu de chacun et, d’une manière très réfléchie, ont organisé quatre barrages de fouille successifs pour qu’aucune arme ne pénètre sur la place. Tout service d’ordre produit ainsi une auto retenue de la cruauté des violences destructrices. Enfin, en ce qui concerne l’humour, on se souviendra par exemple de la baguette de pain en guise de mitraillette et des petits ciseaux à ongles pour découper les barbelés à Tunis : ironiser les outils de l’adversaire est une manière de fabriquer une réplique sans violence mimétique. Une érotique vivante circule dans ces foules.
Les mentalités : une approche politique et pragmatique des émotions
19Cette histoire des mentalités et des représentations, aujourd’hui renouvelée, offre une approche des dynamiques émotives politiques à l’articulation d’une réflexivité philosophique et des expériences historiques vécues. Loin d’isoler les émotions comme objet ineffable, elle les inclut dans l’analyse, et montre comment la question démocratique de leur régulation, suppose un savoir sur leur ambivalence. Shaftesbury et Freud sont dans ce cas de figure, quand Taine et Lebon veulent évacuer le peuple et ses émotions. Enfin, on aura remarqué que cette pensée des émotions, révélée par cette histoire des mentalités, dialectise le rôle joué par le groupe et les individus, la raison et les émotions. Ce qui intéresse alors avec l’objet émotion, ce sont bien des interactions sociales, des éléments de pragmatique des échanges et des relations avec, à l’horizon, ce qui conduit à en faire des adjuvants de procédures démocratiques.
20Cela est bien différent des études qui prétendraient isoler une émotion sans tenir compte du voisinage des unes avec les autres, de leur déplacement du fait de ce voisinage. Il s’agit de prendre en compte la question des émotions qui travaillent le corps social et politique et non de travailler à vouloir percer leur supposé secret psychologique et physiologique. Or ces émotions travaillent empiriquement le corps social, il y a de la colère, de la joie, de l’enthousiasme qui s’expriment, mais ce sont indissociablement les discours tenus sur les émotions et les expériences vécues des émotions qui leur donnent leur statut.
L’homme désirant, l’homme passible, l’homme démocratique
21Il se trouve que, suite aux manipulations fascistes et nazies, les émotions ont été déclarées haïssables en démocratie. Mais face à ce premier discours de la valorisation de la raison procédurale détachée, a surgi un autre discours, celui qui a considéré que c’était l’apathie émotionnelle qui était dangereuse en démocratie et non les émotions intempestives.
22Il y a là une configuration historique où d’un côté les émotions collectives sont par trop manipulables, mais où de l’autre l’éthique individuelle démocratique, en tant qu’autrui, est considéré comme un semblable, suppose un rapport sensible au monde et à autrui.
23C’est alors que la question de l’individu doué ou non d’émotions, capable d’être passible pour reprendre l’expression de Patrice Loraux (2001) est déterminante pour qualifier l’homme démocratique capable de supporter la division, la conflictualité sans chercher à détruire son alter ego, sans chercher à éradiquer ou forclore le conflit.
24Toute cette réflexion est née entre 1945 et 1980 avant et après la parenthèse structuraliste.
25Pour Adorno et Horkheimer, le formalisme kantien de la raison avait conduit à l’extermination nazie. Ils cherchèrent en fait à inventer un nouveau sensualisme, où l’inconcevable pourrait trouver place et réhumaniser par l’expérience sensible. De fait la morale kantienne de la Raison pratique est bien celle de l’apathie, de l’absence de passion dans la fameuse formule « Fais en sorte que la maxime de ton action puisse être prise comme une maxime universelle », formule retravaillée sur le plan de la traduction par Lacan ainsi : « Agis de telle façon que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir comme principe d’une législation qui soit pour tous » (Lacan, 1984, p. 93).
26Lacan reprend ce dossier de l’éthique en 1959 et montre que cette éthique kantienne est articulée à la science de Newton, et il interroge ce qu’elle serait avec la science des années 1950. « N’agis jamais qu’en sorte que ton action puisse être programmée » (p. 9). Le souverain bien soumis à la programmation scientifique, soit une raison parfaitement procédurale, qui serait aussi loi de nature, déleste le sujet de toute responsabilité en fait individuelle et à l’égard de l’autre. Or selon Lacan, le respect de la personne humaine consiste à lui laisser dans sa parole, la responsabilité de l’antinomie de la loi et du désir. Du non programmable, donc. De ce fait le sentimental n’est pas le sentimental, mais le désir. Ce qui fonde un désir qui n’est pas désir de la mort de l’autre, ce n’est pas la morale mais une érotique qui ne se confond pas avec du pathos. Et là se joue justement l’éthique, maintenir contre un principe de réalité, la puissance de l’amour et de l’amitié en tant que lieu de désir. C’est la puissance du désir qui fonde ainsi l’éthique chez Lacan et non la procédure. De ce fait, l’acte éthique consiste à suivre son propre désir pourvu qu’il ne soit pas sous le couperet de la mort donnée ou reçue comme principe de jouissance, bref que ce désir ne soit pas Sadien, mais bien érotique. Alors suivre son désir c’est faire son devoir à la manière de Kant. « Si l’on considère que l’éthique kantienne interdit précisément au sujet d’assumer la position d’objet/instrument de la jouissance de l’Autre, d’invoquer celui-ci pour assumer l’entière responsabilité de ce qu’il proclame être son devoir, alors Kant est l’antitotalitaire par excellence. » (Zizek, 2004). L’éthique du désir non sadien est l’éthique démocratique par excellence. L’individu doué d’émotion c’est l’individu qui sait écouter son désir en lien avec l’autre. Amour et amitié sont ainsi au fondement de la vie démocratique. Saint-Just, quand il travaillait sur les institutions civiles, ne disait pas autre chose. Faire travailler la question des émotions individuelles et collectives dans les situations politiques, c’est de ce fait interroger leur esthétique/esthétisation et mettre l’esthétique du côté de cette érotique vivante et démocratique quand l’esthétisation fabrique effectivement la manipulation.
27On aura compris que l’homme neuronal ne peut être démocratique puisqu’il serait programmable et sans responsabilité. Ce qui me conduit pour conclure à affirmer que la question des émotions n’est pas une question thématique en sciences humaines et sociales, mais bien une question épistémologique et politique. Choisir parmi l’offre actuelle de méthodes, c’est d’une manière voilée ou limpide, lucide ou innocente, choisir entre différentes manières d’envisager la vie collective, soit comme vie neuronale soit comme vie éthique. L’horizon démocratique investi n’est pas alors le même. Et comment ne pas savoir que les foules démocratiques ne peuvent relever de la seule vie neuronale que l’on cherche effectivement aujourd’hui à programmer ou à activer dans des stratégies de choc ?
Notes de bas de page
1 Je donnerai à chaque fois un exemple ainsi (Sommier, 2012).
2 « Pour vous donner une idée de l’ampleur du phénomène, il y a quelques semaines, un consortium de 10 institutions, piloté par l’université de Western Australia, a obtenu le financement d’un programme de 7 années portant sur l’histoire des émotions, doté de plus de 24 millions de dollars (soit, compte tenu du cours actuel du dollar australien l’équivalent de 180 programmes EMMA…). » [http://emma.hypotheses.org/1106].
3 Les communications que j’ai eu à discuter en témoignent.
4 Je renvoie sur ce point à ma contribution dans l’ouvrage de Philippe Corcuff, Christian Le Bart et François de Singly (2010).
5 Shaftesbury, 2012, op. cit.
6 Shaftesbury, 2012, ibid.
7 Le Bon cité par Freud (1994).
8 Freud, 1984, op. cit., p. 135.
9 Dans Le Siècle des chefs (Cohen, 2014), Yves Cohen insiste sur le fait que les discours sur la foule toujours prête à devenir cruelle, incapable de se passer d’encadrement autoritaire, a conduit à légitimer des chefs présents à tous les niveaux.
10 Lefebvre, 1934, ibid., p. 264.
Auteur
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