20. Sciences politiques et psychologies : le carrousel des émotions
p. 241-249
Texte intégral
1Les politistes sont pris aujourd’hui dans un double mouvement sociétal et intellectuel qui les contraint à reconsidérer le thème des émotions. À quelques fortes exceptions près, cet objet n’avait cessé de perdre de l’attrait en science politique depuis les travaux fondateurs de Le Bon et Tarde. Les perspectives attachées à l’inconsistance politique des citoyens ou à leur rationalité limitée, fussent-elles toutes deux inconscientes, l’emportaient largement. Parce qu’ils prennent aujourd’hui au sérieux les émotions, nombre de politistes produisent une psychologie spontanée sans se servir des fondamentaux d’une discipline qu’ils ne se sont pas appropriée. Nous pensons qu’à faire de la psychologie, il faut essayer de la pratiquer comme ses spécialistes la conçoivent au lieu de bricoler une psychologie politique molle pour les besoins occasionnels de la recherche.
2Nous sommes tous tributaires d’une époque émotionnelle d’une rare force. Sa première transformation lourde est l’envahissement de l’espace public par l’image, laquelle est un puissant vecteur d’émotions. Quel que soit le domaine d’activité considéré, la communication professionnelle repose sur une attente supposée de simplicité, de séduction, de rapidité. L’image, valorisante ou émouvante, doit permettre de faire l’économie de la réflexion et de l’évaluation, nécessairement lentes et exigeantes si on les veut sérieuses. Parce qu’un nombre croissant d’électeurs ressent négativement l’échec de politiques destinées à résoudre les problèmes majeurs, le désenchantement envers les professionnels de la politique croît, leurs programmes sont démonétisés au profit de la séduction ou du rejet que leur personne suscite. Réciproquement, l’instrumentalisation croissante de ces mêmes émotions populaires par les communicateurs, au détriment du débat de fond sur les programmes, disqualifie aux yeux du plus grand nombre tout examen approfondi de la décision et de ses contraintes.
3L’importance croissante des émotions tient aussi à d’autres dynamiques. L’affaiblissement de l’emprise contraignante des institutions sur les individus est corrélé à l’érosion de la culture hiérarchique et à l’épuisement des modes usuels de socialisation et de transmission des cadres normatifs et axiologiques guidant les citoyens. On songe aux analyses portant sur les transformations de la famille, de l’école et de l’entreprise, concurrencées et remises en cause par Internet et les réseaux sociaux. Le renouvellement des institutions est souvent pensé sur le mode de la libération de l’expression individuelle du moi émotionnel.
4Individuelles ou collectives, les émotions organisent les représentations de la multitude et les techniques de son commandement. Leur importance actuelle est sans commune mesure avec ce qu’elle fut dans des sociétés où l’image était plus rare. Le rapport entre connaissance savante et connaissance ordinaire a lui aussi changé : on constate une défiance envers la parole autorisée d’une autorité savante ou politique au profit d’une parole jugée plus authentique et légitime d’individus revendiquant le droit à l’expression de leur moi intime émotionnel. En bref, l’image a remplacé l’action, l’émotion est devenue raison.
5L’ensemble du champ académique de la recherche sur l’homme, sciences cognitives comme sciences sociales, pris dans cette dynamique sociétale, reconsidère la place des émotions. Dans les études de la cognition, il est à présent acquis que le cerveau cognitif se compose d’un cerveau rationnel, d’un cerveau affectif et d’un cerveau social (Jeannerod, 2002). En d’autres termes (ceux de Andler, 2004), les émotions viennent à point nommé « renforcer le retour du balancier de la “cognition froide” vers la “cognition chaude”, de l’intellectualisme vers l’incarnation, de l’hyperrationnalisme vers une forme d’intuitionnisme, du détachement comme mode fondamental vers l’implication et le situationnisme ». Les sciences sociales ont été d’autant plus aisément gagnées par ce mouvement qu’elles se heurtaient aux limites explicatives des paradigmes rationalistes ou sociologistes qu’elles privilégiaient jusque-là. La science politique, par emprunts directs aux études de la cognition et par effet de halo, a connu le même mouvement et ne relègue plus l’affectif et les émotions au second rang derrière les dimensions conscientes de l’esprit.
6Il est donc légitime de considérer désormais les émotions comme étant au centre d’un carrefour disciplinaire mais aussi de réfléchir à la façon dont la science politique l’investit. Nous défendrons dans un premier temps l’idée qu’elle oscille entre une psychologie de sens commun irréfléchie (molle ou soft, plutôt européenne) et un réductionnisme méthodologique assumé (fort ou hard, plutôt américain). Prenant acte d’un certain nombre de difficultés sérieuses rencontrées dans l’étude des affects, nous nous demanderons ensuite quelle psychologie politique des émotions est réellement possible.
Entre psychologie de sens commun et réductionnisme méthodologique
7La plupart des travaux consacrés à l’étude des émotions par la science politique, notamment française, s’inscrit d’un point de vue épistémologique dans ce que l’on pourrait appeler une psychologie de sens commun – au sens où l’entend la philosophie de l’esprit dans l’univers des sciences cognitives1.
8Cette psychologie ordinaire nous est indispensable en tant qu’êtres sociaux. Dans la grande majorité des circonstances elle nous guide de façon raisonnablement efficace pour interagir avec autrui. A contrario, les personnes qui en sont démunies sont enfermées plus ou moins gravement dans des pathologies mentales handicapantes pour elles-mêmes ou dangereuses pour autrui. Pourtant, cette psychologie populaire n’est pas recevable telle quelle scientifiquement.
9En effet, son usage mal contrôlé révèle plusieurs faiblesses sérieuses. L’une d’entre elles, probablement la plus grave, concerne le flou des définitions de l’objet constitué par les émotions. La littérature regroupe sous le même terme ce que nous nous accordons unanimement à reconnaître comme tel, et d’autres états psychiques – sentiments, sensations, identifications, passions, compassions, aversions, indignations, et même humeur (mood), joie ou bonheur (Schwartz 1999) – qui n’en relèvent pas pour tous les observateurs. Or, si nous ne disposons pas d’une définition stabilisée des émotions et qu’elles ne constituent pas une catégorie homogène (l’inquiétude est perceptible, l’humeur est diffuse ; la douleur est brève, la souffrance est durable), comment pourrions-nous prétendre fonder sur elles une stratégie d’explication des comportements ?
Une psychologie politique à l’européenne
10Un peu de recul permet de constater que la position de la science politique à cet égard n’est ni pire ni meilleure que celle d’autres disciplines. Andler (2004) signale ainsi que les sciences cognitives butent elles-mêmes sur des difficultés sérieuses : désaccord quant à ce que serait une typologie satisfaisante des émotions (problème de leur nombre et de leur universalité à travers l’espace et le temps) ; controverses sur les liens entre les émotions et les autres affects ; débats à propos des articulations entre psychisme et corporalité (sauma) ; perplexité relative à la possibilité même d’une compréhension de l’expérience émotionnelle d’autrui, etc.
11Les questions que l’on se pose en science politique à propos des émotions se situent le plus souvent à un niveau groupal. Elles concernent ce que l’on peut appeler une psychologie des représentations, ou une psychologie sociale, pour autant qu’on entende cette discipline comme celle qui s’intéresse
« à ces événements psychologiques fondamentaux que sont les comportements, les jugements, les affects et les performances des êtres humains en tant que ces êtres humains sont membres de collectifs sociaux ou occupent des positions sociales en tant donc que leurs comportements, jugements, affects et performances sont en partie tributaires de ces appartenances et positions »
Beauvois, 1999.
12Elles recoupent des thématiques propres à la psychanalyse et à l’étude de la personnalité. Le recours aux émotions dans les stratégies d’explication compréhensive le plus souvent déployées repose sur une base fonctionnelle, utilitariste ou instrumentaliste. Les émotions sont utiles car elles contribuent à l’explication des engagements, des mobilisations, des identifications, et des opinions, en simplifiant la compréhension de l’offre politique et des enjeux. Frédéric Bon avait montré en son temps comment le vote était motivé par le même besoin de réduire la complexité insupportable du monde réel que les mythes l’étaient dans la pensée sauvage étudiée par Claude Lévi-Strauss (Bon, 1991). Les politistes s’y intéressent également par les usages, en termes d’influence, voire de manipulation, qu’en font les élites capables de susciter ou de coordonner les émotions, qu’il s’agisse pour elles de conforter leur stature personnelle ou de légitimer leur action publique (Manin, 1996 ; 1997 ; Piar, 2012 ; Zaller, 1996).
13Toutes ces lectures sont évidemment recevables. La difficulté de s’en contenter tient aux moyens dont dispose concrètement l’analyste pour dissocier dans son explication ce qui relève de l’émotion et ce qui relève d’autres facteurs, comme la cognition, ou les froids calculs, ou encore les traits de personnalité des acteurs qui génèrent ou encadrent les affects sans en être le produit. De plus, l’émotion n’est pas seulement un état psychique individuel, c’est aussi un vecteur d’interaction qui obéit à ses logiques propres.
14Plusieurs questions restent ouvertes quant à cette psychologie politique européenne centrée sur les émotions. Comment intégrer la valence des émotions en distinguant celles qui sont bonnes (la personne a envie de les ressentir à nouveau) de celles qui sont mauvaises (le sujet cherche à ne plus jamais les éprouver) ? Comment appréhender leur intensité et ainsi les ordonner selon leurs conséquences potentielles, en allant du souvenir fugace jusqu’au traumatisme définitif, alors que la mémoire et l’oubli, d’une part, les événements et les images traumatiques déclenchant une mobilisation collective, d’autre part, comptent autant en science politique ? Comment réduire méthodologiquement le spectre des émotions afin d’en saisir avec parcimonie les effets les plus déterminants sur le comportement politique ? Devrait-on se concentrer, comme le suggèrent les travaux de George Marcus, sur des émotions comme la peur et la colère qui produisent des effets indubitables sur les comportements politiques ou étendre la gamme des affects susceptibles de produire des attitudes politiques distinctes, par exemple la joie ou la souffrance ? Comment rendre compte du fait que certains acteurs politiques semblent ne pas contrôler leurs émotions, ou n’y parvenir que de façon intermittente, alors que d’autres les maîtrisent apparemment mieux ? Les expressions des émotions sont-elles feintes (instrumentales) ou réelles (expressives) ? Comment les émotions pourraient-elles contribuer à l’explication de l’action lorsque celle-ci n’a pas de base rationnelle – quand, par exemple, des personnes se mobilisent contre leurs intérêts ? Comment distinguer dans la relation des électeurs au politique l’influence relative des émotions qu’ils éprouvent par rapport au poids de leur compétence politique, ou bien au regard de la prégnance des idéologies qui organisent leurs représentations et leurs attentes ? (Nai, Schemeil, Marie, 2016). Autant de questions encore ouvertes qui nous rapprochent des problématiques de la psychologie politique hors d’Europe.
Un réductionnisme méthodologique nord américain ?
15Au-delà de la diversité historique de ses interrogations et de ses méthodes (Marie, 2013), la psychologie politique contemporaine aux États-Unis repose en grande partie sur une forme de réductionnisme méthodologique. Afin de mieux connaître ses objets, par exemple l’origine des opinions, on isole systématiquement les principaux facteurs susceptibles de l’affecter. À cette fin, la complexité de la psyché est réduite à quelques aptitudes et dispositions de base telles que le raisonnement, la mémoire, la perception, la personnalité et les émotions. D’autres facteurs explicatifs peuvent évidemment être introduits : une information récemment communiquée aux personnes sur des sujets dont elles débattent (Sniderman, Brody, Tetlock, 1994 ; Sniderman, Jackman, Tiberj, 2002), l’offre électorale dont elles bénéficient, leur niveau de compétence politique (Schemeil et al., 2009 ; 2013), etc. Généralement spécialisés dans l’étude des relations entre l’opinion et tel ou tel de ces facteurs ou dimensions, les chercheurs déploient alors un raisonnement probabiliste. En recourant aux méthodes de l’analyse multivariée, ils s’interrogent, par exemple, sur la signification statistique des relations observées, grâce à des dispositifs expérimentaux, entre l’état émotionnel des personnes et la robustesse de leurs opinions face à des arguments contradictoires, ou entre l’extrémisme de leurs opinions et leur personnalité (par exemple autoritaire).
16Indubitablement cette façon de travailler obtient des résultats : on peut ainsi comparer les modifications du fonctionnement cognitif d’une personne quand elle déclare ressentir une émotion, par rapport au fonctionnement cognitif dont elle fait preuve lorsqu’elle nie la ressentir.
17En s’en tenant à une critique interne à ce réductionnisme méthodologique (qui n’est pas plus simpliste à notre sens que la psychologie ordinaire étudiée au § précédent), plusieurs points viennent à l’esprit. On peut établir l’existence de liens entre émotion et cognition, et même en mesurer la force. En revanche, donner une explication de ces liens est plus complexe (Le Maire, 2011). Comment distinguer l’impact des fluctuations émotionnelles sur les changements d’opinions, des effets produits par la personnalité du sujet, ou encore du poids de sa propre compréhension du dispositif grâce auquel on cherche à le faire changer d’avis ? L’objection est classique. Elle pointe la difficulté à discriminer les effets combinés de plusieurs variables, ou à démêler des relations de causalité fréquemment circulaires. Théoriquement, on sait comment résoudre cette complexité épistémologique et méthodologique. Pratiquement, on bute sur les coûts et la lourdeur des dispositifs de recueil, de construction et d’exploitation des données qui seraient dans l’idéal nécessaires pour la maîtriser.
Les limites de la recherche sur les émotions en politique
18Comment être sûr que l’on désigne bien avec le même mot le même phénomène ? Comment fonder, au moins partiellement, une explication solide sur une relation causale instable ? Comment dissocier analytiquement les émotions des autres composantes du psychisme2 ? Pour répondre à ces questions nous allons maintenant évaluer la possibilité d’une étude des émotions isolées des autres processus psychiques avant de nous pencher sur les modes de coopération envisageables entre politistes et psychologues.
Extraire les émotions des autres faits psychiques
19À notre connaissance, peu d’études de psychologie politique recourent à des méthodes permettant d’objectiver les états émotionnels des sujets étudiés. Les travaux menés par PACTE/COGNI en collaboration avec le LEACM, laboratoire lyonnais d’étude et d’analyse de la cognition et de ses modèles, constituent une exception en science politique. Dans le cadre de cette recherche conjointe, les collègues psychologues ont appliqué aux sujets soumis à des stimuli politiques un appareillage permettant de recueillir les fluctuations d’un certain nombre de paramètres contrôlés par le système nerveux autonome : tension artérielle, conductance électrique, température corporelle, rythme cardiaque, fréquence de battement des paupières, etc. Les fluctuations physio-corporelles mesurables des sujets permettent de dire avec certitude s’ils éprouvent ou non une émotion lorsqu’ils sont confrontés à tels ou tels stimuli, et de quelle intensité (Martin, Brun, Frécon, 2008). Il est en revanche impossible d’identifier avec de telles méthodes l’émotion suscitée et de distinguer entre peur, colère, tristesse, dégoût et joie. Pour y parvenir, des indices supplémentaires fournis par l’observation seraient nécessaires mais leur interprétation n’aurait pas la même fiabilité. Il est ensuite possible d’étudier comment le fait d’éprouver une émotion influe sur les performances cognitives, ou comment les états émotionnels consécutifs au même stimulus varient selon les sujets en fonction d’autres attributs du sujet, par exemple éducatifs et culturels.
20Hormis ce type de dispositif matérialiste, la plupart des travaux de science politique consacrés aux émotions les saisissent par des procédés déclaratifs. Les chercheurs demandent aux sujets quelles émotions ils ressentent lorsqu’on leur donne une information, ou bien lorsqu’on les expose à un stimulus. On préfère parfois à cette auto-évaluation une appréciation visuelle, chaque chercheur ou chaque chercheuse mobilisant sa psychologie ordinaire et sa capacité d’empathie pour estimer l’émotion, individuelle ou collective exprimée sous ses yeux. Ces procédés ont néanmoins plusieurs faiblesses.
21S’agissant de l’auto-évaluation, on fait confiance aux sujets pour restituer verbalement des processus qui sont largement réflexes et physio-corporels (James, 18923). Qu’est-ce qui permet d’affirmer que des personnes différentes qualifieront de la même façon les mêmes changements organiques, l’une nommant tristesse ce que l’autre appellera dégoût ? Comment s’assurer, à l’inverse, que des changements organiques hétérogènes ne seront pas qualifiés de façon identique par des chercheurs différents ? Si l’on se place du côté de celles et ceux qui observent les émotions d’autrui, comment savoir si l’interprétation proposée est valide ?
22Ce n’est pas tout. L’émotion est la prise de conscience, donc le sentiment, que des changements organiques se produisent en nous suite à la perception d’un stimulus.
Or, « cette pensée sitôt surgie se développe, s’évanouit, elle cède la place à la suivante qui se préparait déjà dans les franges de la conscience. Pensées, perceptions, émotions sont ainsi prises dans un devenir constant, un véritable courant de conscience… La conscience n’est pas articulée, elle suit son cours » (Lapoujade, présentation de James 2003).
23La psychologie politique des émotions tient donc pour explicatif des comportements observés un facteur extrêmement labile. Comment peut-on isoler méthodologiquement les effets d’un facteur qui s’efface si rapidement dans le flux des perceptions ? La personne qui répond à une question au cours d’une enquête en se disant en colère n’est-elle pas déjà sous l’influence d’une autre émotion – la lassitude qu’elle éprouve progressivement au fur et à mesure du déroulement du questionnaire, ou l’inquiétude éprouvée en se souvenant de ce qu’elle avait à faire au moment où elle a reçu l’appel téléphonique de l’enquêtrice ?
24James refusait une psychologie analytique réduisant la conscience à ses composants. Si les psychologies analytiques sont si fragiles, que peut en attendre la science politique ? Sommes-nous condamnés à osciller entre deux formes d’investigation des émotions, l’une fondée sur la psychologie ordinaire, produisant un discours peu contrôlé et d’une valeur scientifique incertaine, l’autre, fondée sur un réductionnisme matérialiste précis, déployant une description objective de microrelations en elles-mêmes sans signification claire et que l’on ne sait pas comment agréger ?
Quelles coopérations imaginer entre disciplines ?
25Les relations entre science politique et psychologie se sont profondément renouvelées, en France au moins, depuis que la première est devenue une discipline universitaire institutionnellement distincte dans les années soixante-dix (Marie, 2005 ; 2012). Ces relations sont aujourd’hui ambiguës. Que l’on considère ses problématiques, ses concepts, ses méthodes ou ses principes d’explication, la science politique s’est largement nourrie de psychologie sans le reconnaître. Une part substantielle de ses travaux constitue une forme de psychologie sociale ; mais ces emprunts sont mal assumés. Il reste chez nombre de politistes une indifférence feinte ou une défiance un peu ritualisée, rarement argumentée scientifiquement, à l’encontre de toute explication psychologisante jugée trop individualisante, que ce soit en matière d’enquêtes d’opinion et d’études électorales (Stimson, Tiberj, Thiébaut, 2010 ; Tiberj, 2004) ou dans d’autres domaines comme les relations internationales (McDermott, 2010).
26Quant à ceux qui s’ouvrent consciemment aux psychologies, ils le font dans le but de réduire leurs incertitudes scientifiques. Ils sont à la recherche de concepts plus heuristiques et univoques, de méthodes mieux contrôlables afin de parvenir à des explications compréhensives plus complètes et plus solides. Les psychologies telles qu’elles existent sont-elles à même de répondre à ces attentes ? Ce n’est pas certain. Elles sont multiples et hétérogènes, quel que soit l’angle que l’on choisisse pour apprécier une discipline ou des sous disciplines. La première difficulté à laquelle sont confrontés les politistes en quête d’ouverture intellectuelle est donc de se repérer dans cet univers intellectuel protéiforme. Il est fait de psychologie « sociale » (la plus proche), « cognitive », « de la personnalité », « génétique » ou « évolutionniste ». Par-delà ses diversités internes, pour ne pas dire son hétérogénéité propre, chacune offre son lot de ressources intellectuelles stimulantes pour aider à penser le politique. Le risque de dilettantisme éclectique voire d’emprunt intellectuellement inconséquent n’est donc pas négligeable, surtout pour les amateurs, profanes ou débutants (quel que soit le terme approprié) qui s’aventurent en terre inconnue. Ainsi nombre de politistes reprennent-ils sans le discuter un vocabulaire issu des théories de la réduction de la dissonance cognitive, ou bien le lexique des sciences cognitives (par exemple en parlant de politiques cognitives), tout en refusant d’en assumer les fondements naturalistes.
27Il paraît donc clair qu’un rapprochement avec les différentes psychologies suppose une compréhension réelle de leurs bases épistémologiques et une réflexion sérieuse sur les enjeux intellectuels des transferts conceptuels d’une discipline à une autre. Y parvenir a un coût d’entrée élevé en termes d’investissement intellectuel car il faut non seulement maîtriser des concepts, des techniques et des textes fondamentaux incontournables en psychologie, mais aussi se défaire des préjugés à son égard grâce auxquels la sociologie politique s’est autrefois construite (Marie, Schemeil, 2008).
28La légitimité des recherches sur les émotions étant aujourd’hui acquise chez les psychologues comme chez les politistes, celle des échanges interdisciplinaires l’étant de plus en plus, reste à en préciser les modalités. Il nous semble repérer à cet égard trois positions chez les politistes.
29Certains considèrent les deux professions pour l’essentiel éloignées. Il est selon eux possible de comparer les travaux des uns et des autres et d’en débattre ensemble, mais on bute inéluctablement sur un obstacle consubstantiel aux disciplines : le niveau auquel elles appréhendent leur objet et les principes d’explication qu’elles en proposent diffèrent. Ces politistes considèrent que la psychologie appréhende nécessairement les émotions à un niveau individuel, alors que la science politique étudie des représentations, de l’inconscient, ou des imaginaires collectifs. D’autres soulignent la nécessité de lire les psychologues sans pour autant en attendre qu’ils valident les travaux des politistes. Les objets peuvent être communs d’une discipline à l’autre, comme les émotions, mais on ne se pose pas à leur égard les mêmes questions. Les psychologues ont des concepts et des méthodes intéressantes pour répondre à une interrogation comme celle-ci : « qu’est-ce que les émotions font au système cognitif, comment affectent-elles la mémoire, la perception, le raisonnement ? », alors que les politistes se demandent : « comment les émotions modifient-elles le rapport au politique » ? Enfin on peut imaginer que des politistes soient partisans d’une coopération plus intégrée au sein d’équipes pluridisciplinaires qui mettraient en œuvre les méthodes et techniques directement issues des psychologies cognitives expérimentales voire des neurosciences. Avec cette dernière option on passerait d’une science politique recourant à un psychologisme soft à une psychologie politique naturaliste.
Notes de bas de page
1 « Les phénomènes sociaux, tantôt singuliers, tantôt généraux, sont expliqués à l’aide de concepts psychologiques courants, simples et peu nombreux. Passions et intérêts, croyances (passagères ou permanentes, ponctuelles ou organisées en conceptions générales) et nouvelles (informations qui parviennent aux agents au décours du temps), anticipations et stratégies, émotions, craintes, souvenirs, espoirs… tout ou à peu près s’explique, pas trop mal si l’on y met le temps et la rigueur nécessaires, à partir d’agencements de phénomènes de ce genre. » (Andler, Fagot-Largeault, Saint-Sernin, 2002.)
2 « Les émotions sont directement et indirectement, étroitement liées à la personnalité, au soi, à la subjectivité, à la conscience, elles sont étroitement liées à la vie morale » (Andler, 2004).
3 « Les changements organiques suivent directement la perception du fait stimulant, et notre sentiment de ces changements au moment où ils surviennent constitue l’émotion. »
Auteurs
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