16. Les instituteurs en Résistance
p. 199-207
Texte intégral
1En juillet 1940, le gouvernement de Vichy débute sa Révolution nationale par une réforme éducative. L’enseignement primaire est dénoncé comme responsable de la démoralisation et de la défaite du pays ; le corps des instituteurs est épuré par la révocation des Juifs, des francs-maçons et de tous les républicains militants ; les Écoles normales d’instituteurs, considérées comme des séminaires laïcs et républicains, sont supprimées (Déloye, 1994). Le régime attend désormais des instituteurs qu’ils glorifient, auprès des enfants, le nouveau chef de l’État et qu’ils leur transmettent la fidélité aux nouvelles valeurs, définies par la devise remplaçant celle de la République, « Travail, Famille, Patrie ». Les programmes scolaires sont également révisés : en décembre 1940, le ministère de l’Instruction publique publie des programmes de morale inspirés de la nouvelle devise tandis que les programmes d’histoire subissent la torsion d’une interprétation centrée sur les grandes figures du passé et les gloires nationales conformes aux conceptions vichystes, et qu’une éducation religieuse – à l’encontre des principes laïcs prônés par la Troisième République – est réintroduite. Formés dans des Écoles normales d’instituteurs, encadrés par le Syndicat national des instituteurs (SNI), et partageant des valeurs laïques, républicaines et humanistes communes (Duveau, 1957), les « hussards noirs » de la Troisième République se sont donc apparemment vus imposer une orientation de leur profession opposée à celle qu’elle était jusque-là (Muel-Dreyfus, 1983). Habituellement présenté dans la littérature comme un groupe fortement politisé, nous étions a priori enclins à penser que les instituteurs s’étaient fortement mobilisés. Mais cette hypothèse, qui reposait sur une explication purement idéologique, s’est révélée, au cours de nos recherches, très éloignée de la réalité. Loin de se mobiliser collectivement pour lutter contre Vichy et sa politique éducative, les instituteurs appliquent globalement les réformes du nouveau gouvernement ; seule une petite minorité d’entre eux entreprennent des actes résistants. C’est au regard du rôle joué par les émotions ressenties par les instituteurs (Braud, 1996) que nous proposons ici de comprendre ce phénomène d’obéissance collective et de désobéissances individuelles. Nous montrerons d’abord le poids des sentiments éprouvés par les instituteurs devant les souffrances de l’enfance en guerre pour expliquer leur absence de mobilisation collective : en proie au désarroi face à l’enfance malheureuse, les instituteurs se font en effet le devoir de prendre en charge matériellement leurs élèves, restreignant par là même leur capacité de mobilisation. Il s’agira donc de montrer dans un premier temps de quelle manière les émotions peuvent être le produit de cadres collectifs. Puis, nous verrons, dans un second temps, que le rôle joué par les émotions peut également être mobilisé pour expliquer les plus rares passages à l’acte individuel : les sentiments éprouvés à l’égard d’un événement, d’une personne ou de sa propre trajectoire semblent en effet déterminants pour expliquer l’entrée en résistance de certains instituteurs. Il s’agira de montrer, à partir des notions de « carrière » (Becker, 1985) et de « rétributions du militantisme » (Gaxie, 2005) – que des traditions d’analyse classique offrent déjà des pistes de réflexion pour une sociologie des émotions.
L’émotion des instituteurs comme construit collectif
2Bien qu’idéologiquement opposés au régime de Vichy, les instituteurs obéissent, dans leur grande majorité, aux directives du nouveau gouvernement et ne se mobilisent pas collectivement. Les préfets, qui de 1940 à 1945, sont invités à faire part, dans leur rapport mensuel, du comportement des instituteurs vis-à-vis du régime, sont unanimes à décrire une attitude généralement « correcte » et « loyale » de ces agents de l’État. En ces temps de guerre, d’occupation et de conditions matérielles difficiles, abandonner leur classe est un risque que les instituteurs ne semblent pas vouloir courir. Touchés par la détresse matérielle dans laquelle leurs élèves se trouvent, les instituteurs se font en effet le devoir d’y remédier. Ce sentiment spécifique ne doit cependant pas être rapporté à l’intime. Il témoigne chez les instituteurs d’un fort sentiment paternel à l’égard de leurs élèves que nous proposons d’analyser comme un construit collectif. Les sentiments éprouvés à la vue de ces enfants malheureux doivent selon nous se comprendre comme un construit professionnel et s’inscrivent dans la définition que les instituteurs se font d’eux-mêmes et donnent à voir aux autres (Loez, 2011 ; Mariot, 2003).
L’investissement social de l’instituteur en réaction à la souffrance enfantine
3Distant des considérations politiques, le rôle social dont les instituteurs se sentent investis (Geay, 2005) est, selon nous, le déterminant le plus important d’une absence de mobilisation collective. Au-delà de la peur des sanctions, l’attitude majoritairement disciplinée qu’adoptent les instituteurs s’explique par l’importance qu’ils accordent à leur rôle social. Induit par l’émotion suscitée par la souffrance enfantine, les instituteurs se donnent pour mission de prendre en charge les besoins matériels de leurs élèves.
4Sous l’Occupation, l’école est en effet marquée par une souffrance enfantine. C’est essentiellement du manque de nourriture dont les enfants sont victimes. Un rapport officiel rédigé par une inspectrice primaire des écoles maternelles de Marseille qui dresse, à la fin 1943, un « bilan des conséquences de la guerre sur la mentalité de l’enfant », insiste essentiellement sur les « ravages » causés par la malnutrition infantile (Handourtzel, 1997, p. 197). Déjà mal nourris au sein des familles, les enfants ne trouvent pas davantage à s’alimenter dans les cantines scolaires atteintes par la pénurie alimentaire. Ces carences alimentaires pèsent lourdement sur la santé des enfants. Philippe Husser, instituteur en Alsace durant toute la guerre, en témoigne : « De nouvelles cartes d’alimentation sont mises en circulation. Les restrictions empirent encore. On voit de plus en plus de silhouettes amaigries, faméliques » (Husser, 1989, p. 388). Fragilisés par le manque de nourriture, les enfants souffrent de maladies plus ou moins graves (notamment de tuberculose), et, à ce manque de nourriture, s’ajoute celui des vêtements ou des chaussures ainsi que la rigueur des températures, et parfois la perte des parents.
5Les instituteurs sont particulièrement touchés par cette enfance malheureuse. Dans leur mémoire les instituteurs – hommes et femmes – témoignent de cette souffrance enfantine à laquelle ils adjoignent des qualificatifs appartenant au registre de la « peur » et à celui du « drame ». Philippe Husser se sent ainsi « horrifié » par la situation famélique de ses élèves. Alix Lataillade, enseignante à Vincennes pendant l’Occupation (Lataillade, 1996), se dit quant à elle « effrayée ». Si leurs émotions sont vives, c’est que les instituteurs éprouvent des sentiments parentaux pour leurs élèves, sentiments d’autant plus forts que les circonstances ont rendu les enfants orphelins. Alix Lataillade explique ainsi avoir « véritablement aimé » et « jamais oublié »« un petit enfant : le petit Albin ». « Je le revois, assis au deuxième rang, face à mon bureau. Mince, pâle, il demeurait très sage. Son joli visage s’assombrissait de regards pensifs. Il portait l’étoile jaune […] Petit Albin. […] Son père et sa mère, déportés dans des camps différents, ne sont jamais revenus », ce qui, dit-elle, l’incita d’autant plus à en prendre soin. Face à cette situation, les instituteurs ont à cœur de nourrir et vêtir leurs élèves comme le feraient leurs parents et comme ils le feraient eux-mêmes pour leurs propres enfants. C’est ainsi qu’ils s’investissent dans toutes les activités susceptibles de pallier cette souffrance de l’enfance – dans leur classe, dans leur école et plus largement dans le village ou la ville dans lesquels ils résident. Très dévoués, les instituteurs distribuent des biscuits à leurs élèves, s’engagent dans les cantines scolaires, les colonies de vacances et les garderies : ils ont à cœur de prendre en charge quotidiennement leurs élèves. En témoignent les extraits de rapports préfectoraux suivants :
« Le personnel de l’enseignement primaire a assuré, pendant toute la durée des vacances, le fonctionnement des garderies, cantines, goûters et colonies scolaires […] Cette bonne volonté montre l’excellent esprit du personnel et son dévouement à l’enfance. Institutrices et instituteurs ont compris l’importance de leur rôle social. » (Rapport du préfet de la Seine-Inférieure du 14 octobre 1941
– AN/F/17/13376)
« Toutes les œuvres sociales, cantines et goûters en particulier, connaissent une réelle prospérité. Tous les dévouements se coalisent pour que les enfants souffrent le moins possible de la dureté des temps et de la mauvaise saison. […] Malgré les difficultés provenant de l’exiguïté de ses ressources, malgré aussi la tâche de plus en plus lourde des secrétariats de mairie, le personnel de l’enseignement primaire montre un loyalisme parfait et un dévouement absolu aux enfants, que ces derniers soient considérés soit comme élèves, soit comme de futurs adultes. »
Rapport du préfet de la Seine-Inférieure du 5 novembre 1941 – AN/F/17/13376
6Les instituteurs, dont le rôle social est reconnu, se pensent comme des vecteurs nécessaires et indispensables au maintien d’une vie quotidienne digne pour leurs élèves et, par extension, de la société au sein de laquelle ils évoluent dans son ensemble. Le sentiment de peur du déplacement ou de la révocation dont peuvent être victimes les instituteurs paraît d’ailleurs trouver, bien au-delà d’un simple désagrément individuel, son fondement dans le risque de voir ce rôle social, auquel ils se sentent attachés, entravé. Comme l’écrit le préfet du Calvados, « les préoccupations sociales sont presque plus vives à l’heure actuelle que les préoccupations purement pédagogiques » (Rapport du préfet du Calvados du 5 décembre 1941 – AN/F/17/13376). Soutenir et aider matériellement leurs élèves représentent en effet une nécessité absolue à laquelle les instituteurs ne semblent pouvoir renoncer que très difficilement. Ainsi Alix Lataillade explique-t-elle ne pas vouloir – malgré les risques encourus – quitter sa classe pour aller se réfugier en zone libre, et n’accepte pas davantage de déménager pour suivre son mari. « Abandonner » ses élèves n’est pas envisagé comme une possibilité car l’école représente pour elle une « oasis de sécurité » (Lataillade, 1996, p. 301) qu’elle se doit de préserver. L’émotion ressentie par les instituteurs face à la souffrance des enfants et la nécessité d’y remédier semblent donc renvoyer à l’image qu’ils se donnent d’eux-mêmes et qu’ils donnent à voir aux autres.
Des sentiments parentaux fruits d’un construit professionnel
7Comme la plupart des instituteurs qui évoquent leurs sentiments face à l’enfance malheureuse, Alix Lataillade met en avant des raisons personnelles pour expliquer son attitude. Ses émotions face à la difficulté des enfants et son engagement social s’expliquent selon elle par le fait d’être une mère et d’avoir éprouvé, petite fille, un sentiment de protection à l’école. Pourtant, ces raisons personnelles, induites par le fait que « les dimensions les plus importantes de la construction sociale de l’instituteur échappent à l’observateur tant elles participent de valeurs largement diffusées et en quelque sorte naturalisées par le monde social » (Geay, 2005, p. 46) doivent être dépassées. L’émotion suscitée par la détresse enfantine, peut en effet s’expliquer au regard de l’histoire collective du « groupe instituteurs » et par la construction de son identité professionnelle. Il ne s’agit donc pas de rapporter – comme le font les acteurs eux-mêmes – les émotions à l’ordre du particulier, mais au contraire d’appréhender l’émotion comme un construit collectif – ici déterminé par la formation professionnelle. Si les instituteurs tiennent à jouer ce rôle social et parental c’est en effet qu’il renvoie à la morale professionnelle véhiculée dans les instances de formation et d’encadrement du corps enseignant : prendre en charge leurs élèves sur le plan matériel fait partie intégrante du devoir professionnel des instituteurs tout autant – si ce n’est plus que dans cette situation troublée – que de prendre en charge leur formation intellectuelle. Bertrand Geay témoigne notamment de la diffusion de cette « morale » par le biais d’un manuel rédigé et publié annuellement sous le contrôle du SNI : le Code Soleil ou Livre des instituteurs. Edité par la maison d’édition SUDEL depuis sa création en 1932, ce manuel propose, en effet, une vision cohérente de l’institution primaire, de la place que chaque maître doit y occuper et présente l’ensemble des droits et des devoirs des instituteurs.
« Au delà de la nécessité de se cultiver et d’entretenir un “amour de l’étude désintéressée qui fait l’intérêt de sa vie et la garantie de son indépendance”, l’instituteur doit élargir cette culture “par le contact avec la vie populaire”, “pénétrer” le milieu, […] “être l’exemple”, “le guide, l’animateur de la jeunesse dans tous les domaines”. Il se doit aussi d’être “irréprochable dans sa tenue et dans sa conduite privée”, prendre part à la “vie civique” et “aimer les enfants” » ,
Geay2005, p. 46.
8Comme l’analyse Bertrand Geay, la référence au modèle familial et à l’autorité du « chef de famille » parcourt l’ensemble du manuel. Ainsi, le maître est-il, « à certains égards, le suppléant du père de famille ». Au-delà de la peur des sanctions et de la perte des repères politiques et syndicaux (institutionnels, matériels, humains) sur lesquels les instituteurs prennent usuellement appui pour fonder et faire exister leurs revendications, l’absence de mobilisation collective du « groupe instituteurs », peut s’expliquer par cet engagement social – provoqué par l’émotion suscitée devant les difficultés enfantines – sans lequel disparaitrait son identité professionnelle. Majoritairement obéissants, le corps enseignant comporte cependant des éléments réfractaires à la politique menée par Vichy de 1940 à 1945. Là encore, mais nous intéressant cette fois aux conditions du passage à l’acte individuel, l’engagement politique des instituteurs peut être corrélé à de fortes « empreintes émotives », en lien avec les traditions sociologiques les plus classiques.
Des déterminants émotifs à l’entrée en Résistance
9Il s’agit désormais de comprendre les raisons de l’engagement personnel en nous intéressant aux instituteurs qui ont dévié de cette « morale professionnelle » – donc aux instituteurs qui se sont mis à prendre davantage de risques – et à ceux qui ne l’ont jamais partagée. Nous allons voir que l’engagement politique des instituteurs peut être déterminé par des conditions émotives en lien avec les traditions d’analyse interactionniste et déterministe.
Le choc d’un événement, l’admiration d’une personne
10Nous nous proposons tout d’abord de rendre compte de l’importance des situations dans lesquelles se trouvent les enseignants pour expliquer leur passage à l’acte. Les instituteurs résistants semblent en effet suivre une « carrière » au sens du concept développé par Becker : la rencontre avec une personne déjà initiée ainsi qu’un événement « déclencheur » dans la trajectoire biographique des réfractaires semblent déterminants pour expliquer l’entrée en résistance. Or, ces événements sont corrélés à des marqueurs émotifs majeurs : ils provoquent chez les instituteurs un véritable bouleversement.
11Ainsi, l’entrée en résistance d’un instituteur peut être déterminée par la rencontre d’une personne déjà initiée. C’est, par exemple, le cas de Bernard Brou qui, avant de faire la « fascinante » rencontre de « Gaby », était hostile au nouveau gouvernement mais n’avait jamais traduit cette hostilité en actes. En 1940, Bernard Brou est élève-instituteur dans une École normale à Loches dans le département d’Indre-et-Loire. Malgré la fermeture de son école normale (il poursuit sa scolarité dans un lycée de la même ville), Vichy représente pour lui « la raison et la sagesse » jusqu’à la poignée de main entre Pétain et Hitler le 25 octobre 1940, date à partir de laquelle il dit fondamentalement s’opposer au nouveau régime. Au cours du premier trimestre 1940, Bernard Brou ne trouve cependant personne de confiance à qui se confier et suit les instructions du régime comme les autres élèves et professeurs (il chante notamment « Maréchal nous voilà »). Hostile au Maréchal, il écrit : « tout le monde obéissait alors comment ne pas y souscrire ? » Si Bernard Brou a déjà entendu parler d’actes de résistance auxquels il aurait souhaité participer, il dit ne pas savoir comment y prendre part. Jusqu’au jour où il rencontre Gaby, un jeune homme déjà réfractaire par le biais duquel il va entrer, petit à petit, dans un réseau de résistance. Si cette rencontre avec une personne déjà initiée est déterminante, Gaby n’est cependant pas la première personne résistante que Bernard Brou rencontre. C’est donc la personnalité spécifique de Gaby qui l’incite à réaliser ses premiers actes de résistance. Il se dit en effet fasciné par ce garçon de son âge, qu’il dit courageux et qu’il admire pour s’être mobilisé dès les premiers jours du régime vichyste. Il cherche ainsi à imiter ses actes et aspire à suivre la trajectoire résistante de cet ami qu’il prend pour modèle et auquel il voudrait ressembler. L’admiration ou la fascination pour une personne peut donc rendre compte d’un passage à l’acte.
12Rencontrer un initié ne suffit cependant pas à « entrer en résistance ». C’est seulement lorsqu’il est confronté à un événement marquant que l’enseignant semble passer à l’acte. Pour que cet événement fasse sens, il est certes nécessaire que l’individu soit passé par des phases préliminaires et qu’il soit prêt à s’engager davantage dans des activités subversives mais seule la présence d’un événement émotionnellement marquant dans la trajectoire biographique d’un individu semble lui faire franchir la frontière qui le sépare d’un « vrai » résistant. Dans le cas d’Alix Lataillade, l’événement déclencheur est l’imminence de l’arrestation de trois enfants juifs présents dans sa classe. Cet événement bouleversant, lors duquel elle réussira à sauver in extremis la vie de ces trois enfants juifs, constitue son point d’entrée dans une résistance active. Le récit qu’elle fait de cet épisode relate bien une tension émotionnelle : l’événement est soudain, rapide, et provoque chez cette institutrice, un véritable choc :
« La rentrée des classes 1943 eut lieu le 1er octobre. […] Dans ma classe, cet octobre-là, trois petits garçons portaient, sur leur vêtement, l’étoile jaune. Je m’attachais particulièrement à réveiller en eux une onde de gaieté. Mais leur regard demeurait vague, comme retenu à l’intérieur d’eux-mêmes. Un matin, une femme de service, affolée, vint me prévenir que la Gestapo était dans le bureau du directeur et recherchait des enfants juifs. M. Lemire essayait de gagner du temps. Un vide. Comme une spirale descendante. La Gestapo était devenue le symbole de la terreur. On commençait à connaître, même si on ignorait les pires raffinements, les moyens utilisés lors des interrogatoires […] Quant au sort des enfants juifs… Puis le sursaut. Par le gymnase, dont je possédais la clé, j’ai fait passer les trois petits garçons dans la cour de l’école des filles. Mme Lemire attendait les enfants pour les cacher dans l’appartement du premier étage. Par réflexe professionnel, j’avais immédiatement noté sur le registre d’appel l’absence des trois élèves. Leurs cartables avaient été jetés pêle-mêle dans le bas de la bibliothèque. Les deux hommes de la Gestapo entrèrent, précédés de M. Lemire, livide. Leurs silhouettes, à travers la porte, m’avaient déjà glacée. Ils parcourent du regard les cinq rangées d’élèves, figés sur leurs bancs. Aucune étoile jaune. “Où sont-ils ?” “Ils ne sont pas venus ce matin.” “Montrez-nous votre registre d’appel.” Je vis M. Lemire pâlir plus encore, puis reprendre souffle. Tout était en règle. Je redoutais une réflexion des enfants ou des manifestations de surprise. Mais ils conservèrent un silence absolu comme s’ils pressentaient la gravité de l’heure. La porte de la bibliothèque était entrouverte, les trois cartables en désordre à demi visibles. […] Mais les envoyés de la Gestapo ne s’intéressaient heureusement pas au matériel scolaire entrevu dans un meuble mal clos. Ils avaient du mal à contenir leur irritation. L’un d’eux se mit à frapper du pied en cadence. Il me semble encore entendre ces coups sourds contre le bois de l’estrade. Il avait bouleversé cahiers et livres sur mon bureau, à la recherche de je ne sais quoi. L’autre arpentait la classe. Il fit même une incursion dans la classe voisine. Pas d’étoiles jaunes. “Nous les trouverons.” Ils ne les ont pas trouvés. Deux jours plus tard, les trois petits garçons furent acheminés vers un village de Dordogne. Par la suite, on organisa une filière. Quelques enfants confiés à des familles d’accueil, passèrent des mois à la campagne, échappant ainsi à la Gestapo »
Lataillade, p. 269 et 270.
13C’est après cet événement – dont le récit témoigne bien de l’impact émotif provoqué sur Alix Lataillade – que l’institutrice s’investit dans des activités résistantes : elle y passe du temps et prend des risques : elle entre ainsi en relation avec des réseaux de résistance, et organise la protection d’enfants et d’instituteurs juifs. De même, dans le cas de Bernard Brou, c’est après avoir assisté à l’arrestation arbitraire de cinq hommes dans une salle de cinéma qu’il explique éprouver une « grande peur » et prendre dès lors, la décision de partir pour l’Angleterre rejoindre la résistance gaulliste. Face à un même risque ou à une même opportunité, les instituteurs ne réagissent cependant pas de manière identique. Revenir sur leurs caractéristiques sociales nous a donc paru nécessaire. Or là aussi, les déterminants sociaux liés à l’engagement se sont révélés affiliés à des empreintes émotives importantes : l’entrée en résistance peut en effet s’analyser comme une forme d’affirmation et de valorisation de soi (estime de soi), en compensation d’un sentiment de déclassement, donc d’un malaise social.
La résistance comme stratégie de revalorisation de soi
14La position occupée par un instituteur dans le groupe enseignant représente également une des conditions de possibilité de son passage à l’acte. En effet, la marginalisation d’un instituteur au sein du monde enseignant peut l’inciter à entrer en résistance. C’est ce que suggère Gisèle Sapiro dans La Guerre des écrivains (Sapiro, 1999). Dans cet ouvrage, l’auteure explique en quoi la situation de guerre et d’occupation agit comme catalyseur des tensions et perturbateur de positions préexistantes au sein d’un groupe professionnel. Elle montre ainsi comment l’engagement dans la résistance est déterminé par la position dans le champ littéraire. De la même manière, nous posons comme hypothèse que les instituteurs résistants ne correspondent pas à la définition idéal-typique de l’instituteur (d’origine modeste, politisé à gauche, adhérent du SNI, pacifiste) (Ozouf, Ozouf, 1992), et que l’entrée en résistance – c’est-à-dire le rejet du rôle paternel que la majorité des instituteurs se donne pour mission de tenir – soit le fruit d’une revalorisation de soi en réponse à ce décalage. Car, à l’instar du militantisme, la résistance permet l’obtention de gratifications symboliques. Pour Daniel Gaxie (Gaxie, 2005), les militants sont en effet « de facto “récompensés” par divers bénéfices de puissance et de “notabilisation” (reconnaissance, prestige, sentiment d’importance, satisfaction d’agir sur le monde pour le transformer, pouvoir sur les choses et sur les personnes […]) et souvent par l’estime, l’affection, voire l’admiration de leurs compagnons de lutte ». L’engagement dans la résistance peut donc être perçu comme une stratégie de revalorisation en compensation d’un sentiment négatif porté sur sa position marginalisée – émotion cette fois-ci ressentie par rapport à sa propre trajectoire. C’est, du moins, de cette manière qu’il est possible d’analyser le parcours de Jean Doudin. Poussé par ses parents en situation d’ascension sociale (son père est un ancien mineur) – pour lesquels la profession d’instituteur représente un idéal –, Jean Doudin entre à l’École normale de Mâcon après avoir réalisé sa scolarité à l’école primaire supérieure. Jérôme Courbe (un ami de Marcel Doudin, le fils de Jean Doudin) me confie dans un entretien qu’il adhère à l’« idéologie de l’école républicaine » et qu’il se positionne à gauche, sans pour autant être communiste. Au cours de sa carrière il insiste, selon les dires de son fils, auprès de certains parents pour que leurs enfants soient scolarisés – les lois Jules Ferry ne sont pas encore respectées (elles n’ont que 50 ans) – et pousse les élèves les plus doués à intégrer le lycée : le respect des valeurs républicaines et de la démocratisation de l’enseignement semble donc confirmer son adhésion à l’idéologie de l’école républicaine – comme d’ailleurs son adhésion au SNI. Témoigne également de sa socialisation à l’idéologie « Troisième République », le fait qu’aucun de ses trois enfants ne soit baptisé. Comme le dit Jérôme Courbe, « très influencé par la guerre de 14-18 qu’il n’a pas faite », il s’écarte cependant diamétralement du modèle de l’instituteur pacifiste de l’entre-deux-guerres. Jean Doudin fait ainsi sa préparation militaire à l’École normale et s’inscrit dans les élèves officiers de réserve. Alors qu’après la guerre de 14-18, la très grande majorité des instituteurs devient pacifiste et refuse la morale patriotique républicaine, Jean Doudin milite pour son maintien. S’il se positionne à gauche, il refuse donc le pacifisme adopté par la majorité des instituteurs et se retrouve marginalisé sur la question du patriotisme. Jean Doudin refuse ainsi la « mollesse » des instituteurs et critique le déclin de l’institution scolaire : il porte ainsi un regard négatif sur ses collègues et l’institution dans laquelle il exerce. À l’École, il oppose l’Armée, à laquelle il attribue prestige et dignité. On constate d’autant plus la distance qui sépare Jean Doudin de son métier au regard de sa trajectoire d’après guerre : il abandonne le métier d’instituteur pour intégrer le corps de l’armée. On comprend dès lors que ce jugement porté sur l’institution scolaire ne lui permet plus de trouver des gratifications au sein de son métier : il dit s’y sentir inutile et insatisfait. Ces sentiments dévalorisants expliquent selon nous qu’il accepte rapidement d’entrer en résistance et de compromettre son métier d’enseignant. Dès juin 1940, il fonde ainsi un premier réseau de résistance à Montceau-les-Mines, (sa ville natale) et, en 1941, il adhère au Front National – organisation créée par le Parti communiste suite à l’attaque d’Hitler contre Staline – et devient le responsable militaire de la partie occupée du département de Saône et Loire où il prépare des groupes au combat. Dans cette résistance, il y trouve des alliés qui le « comprennent » et avec lesquels il dit se sentir « utile ». À partir de 1942, il se consacre d’ailleurs uniquement à la résistance et n’exerce plus son métier d’enseignant.
15À travers l’exemple du comportement des instituteurs sous Vichy, cette contribution s’est proposée de montrer la manière dont les émotions pouvaient être déterminantes pour saisir le ressort de certains actes. Ainsi, l’obéissance collective des instituteurs peut être comprise par la construction d’un rapport émotif à l’enfant ; mais les conditions à l’entrée en Résistance de certains instituteurs peuvent elles aussi s’appréhender à travers les émotions ressenties à l’égard d’un événement particulier, d’une personne spécifique ou de sa propre trajectoire.
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