13. Maires en amour pour la sauvegarde des communes
p. 173-182
Texte intégral
1Ce chapitre se propose de porter un regard compréhensif sur un objet peu (et mal) considéré : la mobilisation de maires engagés dans des actions protestataires pour la défense de la cause communale. Il repose sur des matériaux collectés lors de plusieurs enquêtes menées auprès de petites et moyennes communes de l’aire métropolitaine marseillaise (2010-2014). La principale ambition de ces enquêtes était d’éclairer les ressorts de l’engagement des maires pour la défense de l’autonomie communale, jugée menacée par les chantiers de réforme territoriale lancés depuis 2009 (Cadiou, Olive, 2012)1. Le renforcement de la gouvernance métropolitaine a suscité un peu partout en France des réactions défensives d’élus locaux, autour de quelques lignes narratives récurrentes : le maillage communal doit être maintenu en tant que maillon historique de la République, espace de démocratie locale et échelon de proximité (Faure, 2012 ; Cadiou Olive, 2015). L’aire urbaine d’Aix-Marseille ne fait pas exception, bien au contraire. La mobilisation y a été d’une grande ampleur, par sa durée, sa radicalité et le nombre de maires impliqués.
2L’entrée par les émotions pour interroger ce type d’engagement peut surprendre : dominé par des grandeurs de réflexivité et de stratégie, peuplé d’acteurs rompus à la distanciation corporelle des affects au profit des calculs et des coups, l’espace du politique semble n’offrir d’autre place pour les sentiments que celle de leur usage tactique et froid. La mobilisation observée n’y déroge pas. Les arguments déployés par les maires pour rallier le soutien de la population égrènent une série de motifs chargés d’affects. Rapidement associée à l’emprise de la ville centre et aux désordres qui lui sont associés : endettement, fiscalité élevée, laxisme des services, insécurité, etc., la future métropole est le plus souvent présentée comme une menace pour l’harmonie et l’identité villageoises. En bref, il va de soi que les élus se jouent des émotions autant, et parfois bien plus, qu’ils n’en sont le jouet, et c’est généralement sous cet angle-là que sont appréhendés les discours et attitudes de ceux qui font profession de foi de leur abnégation pour « le village ». Ceci d’autant plus que la défiance inédite à l’égard de la politique locale (Vignon, 2013) pousse les élus à recentrer leur légitimité sur la proximité (Le Bart, Lefebvre, 2005) et le dévouement.
3On voudrait pourtant défendre l’idée que le rapport des élus aux émotions n’est pas soluble dans leur usage tactique, loin s’en faut. Tous les maires ou presque disent aimer leur ville, et ne rien vouloir d’autre que la servir loyalement : mais ce qui, pour les uns, se résume à une formule électorale, engage pour les autres un investissement dans la durée, débordant souvent l’espace du politique pour toucher toutes les sphères ou presque de l’existence sociale. Pour être comprise, plutôt que dévoilée, la colère des maires gagne donc à être éclairée par une approche socio-biographique, qui permet seule d’identifier les différents registres de l’existence sociale à partir desquels se composent les engagements pour la commune, et de saisir l’importance de ce que signifie pour eux son maintien. L’ambition de cette approche est d’articuler la compréhension des mobiles2 mis en avant par les maires à l’objectivation de leurs parcours et positions dans l’espace politique local. À distance des analyses utilitaristes des comportements politiques, et dans le sillon des perspectives dessinées par Olivier Fillieule (2001), Johanna Siméant (2001) ou Christophe Traïni (2009), on fera ainsi l’hypothèse que le détour par l’histoire personnelle des maires offre une clé pertinente pour comprendre l’intensité avec laquelle certains d’entre eux s’impliquent dans des actions pour le maintien de l’autonomie communale3. Précisons les choses : il ne s’agit évidemment pas d’expliquer l’entrée dans l’action collective par la seule force des attaches qui relient chacun à sa commune. Dans bien des cas observés, l’affection pour son village peut se doubler d’une aversion pour des actions jugées trop « politiques ». Elle peut être aussi contrariée par des réticences personnelles à faire publiquement état et/ou usage des émotions. Ces dispositions sociales pousseront alors les élus à la défection ou à la modération, plutôt qu’à l’expression émue de leur colère. Inversement, les motivations des maires à battre le pavé peuvent traduire des logiques beaucoup plus froides, assez souvent liées à la gestion personnelle d’une carrière politique. En revanche, on est en droit d’attendre d’un tel parti pris scientifique une meilleure compréhension de l’appétence de certains maires à éprouver des formes aiguës d’indignation face à des réformes qu’ils jugent funestes pour ce qui leur est cher : leur commune, le lieu où ils sont nés, où ils se sont éveillés à la vie publique, et à laquelle ils dédient leur (parfois longue) carrière politique.
4Deux séries de propositions sont présentées dans ce chapitre. Les enquêtes ont tout d’abord permis d’établir que la propension des élus à éprouver et faire usage des émotions est socialement contrastée, et fonction de leur parcours et positions dans l’espace local. La proximité politique que certains maires entretiennent avec l’échelon municipal joue un rôle essentiel, mais ne suffit pourtant pas à éclairer la force avec laquelle certains se mobilisent. Seul un détour par l’histoire personnelle de ces élus nous permet d’identifier des prédispositions sociales à s’indigner du sort réservé à « leur » commune – entendue ici comme lieu de vie autant qu’espace politique.
S’émouvoir et faire s’émouvoir
5Si tout élu local est bien un « homme pluriel » (Lefebvre, 2011), capable de s’accommoder de prescriptions contradictoires et de concilier des grandeurs multiples, il ne peut exercer en toute liberté son art de la composition en manipulant à sa guise les différents registres de la grammaire politique. Non seulement tous les élus n’ont pas les mêmes capacités à passer d’un registre de légitimation à l’autre, mais ils n’endossent pas tous avec la même conviction les rôles qu’ils se doivent d’assumer, certains allant même au-delà de ces rôles en s’impliquant de manière très personnelle dans les affaires de la commune. Les entretiens biographiques réalisés avec les maires mobilisés accréditent l’hypothèse suivant laquelle la propension des élus à éprouver et faire usage des émotions est socialement différenciée, et très étroitement corrélée à leurs trajectoires et positions dans l’espace politique local. L’attitude des élus, le choix de se mobiliser ou non, et surtout la façon de s’engager dans la lutte sont déterminés par des modes de socialisation, des trajectoires militantes et des parcours politiques qui vont en grande partie conditionner leur appétence ou leur aversion pour certains modes opératoires. Schématiquement, nos enquêtes nous ont permis d’identifier trois attitudes, que l’on restitue ici en prenant bien soin de ne pas durcir les traits qui les caractérisent.
6Certains maires éprouvent de fortes réticences à recourir à des registres jugés inappropriés à l’idée qu’ils se sont forgée du « bon maire » – autrement dit, à leur manière de « tenir le rôle » (Lagroye, 1994) : répulsion sociale à l’égard des arguments jugés « populistes », conception « noble » du métier d’élu qui les amène à refuser des pratiques qualifiées d’« indignes » ou d’« irresponsables », etc. Ces derniers auront tendance à adopter une posture réflexive, en faisant appel à des arguments experts pour motiver leur refus de la métropole et, surtout, en orientant leurs pratiques d’opposants vers des formes nuancées de mobilisation. Ceux-là se contenteront d’entrer a minima dans la lutte, pour ne pas se mettre en rupture avec leurs pairs. Des propos recueillis en entretien témoignent ainsi de l’embarras de certains élus, pris entre les impératifs opérationnels de la mobilisation et les exigences civiques qu’ils associent à leur fonction : informer et débattre plutôt qu’alarmer. Ainsi en est-il de ce maire d’une petite commune du Pays d’Aix, ingénieur des Travaux Publics de l’État et fonctionnaire du conseil départemental, gêné à l’idée de devoir accrocher sur la façade de la mairie une banderole collective, et plus à l’aise dans un rôle pédagogique :
« Moi, j’ai mis : “Non à la métropole marseillaise”, c’est la première fois que je mets une banderole, mais, dès que j’ai des éléments sur la métropole, j’en parle dans mon bulletin municipal. J’ai fait un dossier où j’ai expliqué un certain nombre de choses, j’ai fait une réunion publique, j’ai demandé aux gens de se renseigner… Moi je veux apporter des éléments d’appréciation4. »
7La posture de cet autre maire, ancien ingénieur en écologie, longtemps chargé de mission dans une agence pour l’environnement et très au fait des questions métropolitaines, est tout à fait comparable. Lié au Parti socialiste, à qui il doit en partie son accession au fauteuil de maire, vice-président d’une intercommunalité hostile à la métropole, il s’aligne sur la position commune tout en se tenant aux marges de la mobilisation contre un projet métropolitain auquel il n’est pas loin d’adhérer :
« Matériellement, je suis métropolitain. […] Après, c’est compliqué… parce que moi, sur ce sujet, je joue aussi les relations avec le pays d’Aix, […] j’ai besoin que la CPA continue à aligner les crédits sur mon territoire… voilà, ça compte. Et j’ai besoin aussi de ne pas me faire trop d’ennemis… je suis un maire jeune, qui a des choses à construire en termes de réseau et d’existence politique… je ne peux pas être le seul hors… pas maintenant5. »
8Sur la scène électorale (Olive 2015), ces positionnements se caractérisent par un évitement des débats sur les questions métropolitaines et, lorsqu’elles sont requises, par des prises de position tempérées.
9D’autres maires, plus nombreux dans notre corpus, font un usage stratégique et distancié des émotions. L’enquête donne à voir des modalités très différenciées de gestion politique des affects. Certains n’hésitent pas à s’aventurer au-delà des limites imposées par la grammaire de l’espace public, en privilégiant une expression libre et très scénarisée des conséquences de la réforme sur leur commune : faire peur, susciter la colère, en appeler à la résistance, etc., tout en jouant aussi occasionnellement sur des registres beaucoup plus « froids » et rationnels. Ils vont dénoncer les menaces que « l’hégémonie marseillaise » fait peser sur leur commune et sa population : insécurité, construction de logements sociaux, augmentation de la fiscalité, urbanisation frénétique, etc. Routiers de la politique, bien ancrés localement, parfois en rupture avec leur parti, ces maires sont en partie déliés des allégeances aux patrons locaux. Les excès avec lesquels ils peuvent faire usage des « mauvaises » émotions (peur, ressentiments, etc.) participent d’une gestion très contrôlée de leurs interventions dans l’espace public, notoirement connues pour être « entières » ou « excessives ». La maire et présidente d’Aix et du Pays d’Aix entre dans ce cas de figure : battue aux élections législatives de 2012, elle entretient des relations tendues avec l’UMP local, et ne doit son fragile salut politique qu’au soutien de l’électorat aixois. Ce qui explique en grande partie qu’elle ait décidé d’orienter sa campagne des municipales 2014 sur la question métropolitaine, en demandant aux électeurs de lui « donner les moyens d’empêcher Aix-en-Provence de devenir la banlieue de Marseille6 » – ce que les électeurs ont fait en la réélisant, en dépit de la présence d’une liste concurrente montée par des dissidents de sa majorité. Idem pour ce franc-tireur de la politique locale, sénateur-maire PS d’une petite commune aisée de la ceinture de Marseille. Son ancrage et sa notoriété l’autorisent à prendre ses distances avec le parti, et à s’affranchir de ses mots d’ordre de campagne. En 2014, la sienne s’est en grande partie jouée sur la réactivation des « peurs » suscitées par la proximité des quartiers populaires marseillais et, plus largement, de la « grande ville » : augmentation de la délinquance, construction de logements sociaux, frénésie immobilière, etc. À rebours de ces postures, d’autres maires ont plutôt tendance à modérer l’expression des ressentiments éprouvés par leur population, dans des contextes marqués par des rapports tendus avec Marseille. Le ressentiment collectif, parfois lié à des « blessures territoriales » (Faure 2012), est consciemment perçu – et entretenu – par les maires comme une ressource politique dans le rapport de force avec l’État. Certains se refusent à attiser les ressentiments et à jouer politiquement sur les peurs, tout en ayant clairement conscience que les tensions avec la ville centre entretiennent une identité territoriale victimaire mobilisable à leur profit. C’est le cas du maire PS de cette commune de l’ouest de l’Étang-de-Berre, dont la population est très remontée contre l’implantation d’un incinérateur dans la commune voisine de Fos-sur-Mer, imposé par la communauté urbaine de Marseille sur un territoire déjà fortement exposé aux nuisances industrielles. Le maire, par ailleurs très hostile à la réforme, se voit contraint de faire preuve de « pédagogie » à l’égard de ses électeurs, en les invitant à « modérer » l’expression de leur ressentiment anti-marseillais, et à dissocier la question de la coopération territoriale de celle, brûlante, de l’incinérateur, en évitant toute forme de contagion7.
10Qu’elles modèrent ou, à l’inverse, cherchent à tirer parti de l’expression publique des émotions, ces différentes postures ont en commun une gestion très stratégique et mesurée des affects – ce qui ne signifie évidemment pas qu’elle soit maîtrisée jusque dans ses effets. D’autres maires, plus souvent dans les petites communes, manifestent à l’inverse une forte propension à éprouver (et exprimer) de la colère, et sont pris dans un rapport beaucoup plus immédiat avec la cause qu’ils défendent, et pour laquelle ils s’engagent de manière très personnelle. Leur implication dans les problèmes du quotidien, la diversité des tâches qu’ils assument faute de pouvoir se décharger sur un cabinet ou des chargés de mission, le temps et l’énergie, enfin, qu’ils consacrent à leur mandat, les amènent à concevoir leur travail en mairie comme le prolongement de leur activité domestique. Ces maires sont aussi ceux dont le parcours est très étroitement associé à l’espace municipal, parfois au point de s’y confondre. Ce sont eux qui ont pris l’initiative, et souvent la tête de la mobilisation contre la métropole, poussant l’Union des Maires, jugée beaucoup trop « molle », à entrer dans l’action collective8. Ce sont eux qui, pour l’essentiel, ont orienté leur campagne municipale de 2014 sur une ligne d’opposition franche et radicale à la « métropole marseillaise », alors même que la loi avait déjà été adoptée par le Parlement. C’est principalement sur eux que se concentre la deuxième partie de ce chapitre.
Aimer sa ville, s’indigner du sort de sa commune
11On a tenté d’établir plus haut que la propension des élus à s’émouvoir (et à le faire savoir) de la « disparition » de leur commune pouvait être corrélée à leurs parcours et position dans l’espace politique, autrement dit, à la nature du capital, personnel ou délégué, qu’ils sont à même de mobiliser. Ce sont aussi leurs trajectoires personnelle et politique dans l’espace municipal qui les conduisent à faire valoir des liens particuliers avec « leur commune ». C’est tout d’abord à leur mandat que certains d’entre eux doivent la reconnaissance sociale attachée à leur fonction. Ce maire autodidacte d’une petite commune périurbaine avoue en entretien tirer pleinement partie du statut de maire, qui lui permet de « faire jeu égal » avec des personnalités politiques jouissant d’une forte notoriété, et d’avoir accès à des arènes dont il aurait été exclu sans le sésame mayoral. Une reconnaissance sociale qui, parfois, se double d’un sentiment d’accomplissement personnel et de réalisation de soi. Cet autre maire, ouvrier de formation, a peu à peu gravi les échelons de l’usine où il a fait toute sa carrière. Élu depuis 1995 dans la commune qui l’a vu naître, qu’il a toujours habitée, et avec laquelle il dit vivre « une histoire d’amour », il éprouve de la « fierté » à montrer sa mairie et son parc, qu’il aménage, décore et entretient parfois de ses propres mains, avec la même bienveillante attention que celle portée à sa propre maison. Il évoque en entretien le bonheur ressenti à consacrer son temps à l’animation de la commune, à constituer pour elle un patrimoine immobilier, à gérer son budget avec un soin économe. L’espace communal est aussi celui dans lequel ces maires peuvent se mouvoir avec une certaine aisance et valoriser des compétences (notoriété, accès aux réseaux locaux, etc.) difficilement transposables sur des scènes dominées par des logiques expertes comme l’intercommunalité, socialement et politiquement sélectives (Girard, 2008 ; Vignon, 2010). Le témoignage de ce maire, recueilli parmi tant d’autres, est à cet égard éloquent. Maire d’une commune rurale rattachée au Pays d’Aix, en rupture avec l’UMP depuis l’adoption de la réforme territoriale de 2010, il est titulaire de ce seul et unique mandat depuis 2001. Actif sur sa commune, où il est né, très impliqué dans le monde viticole et les milieux ruraux, qu’il tente de fédérer à son échelle, il délaisse l’arène communautaire où il s’estime marginalisé :
« On est complètement… c’est fini là… on le sent très bien, notre travail au sein de la communauté c’est d’essayer d’influer des directeurs et des machins. C’est pénible, je m’en vais, je préfère plus y aller. J’ai abandonné9. »
12C’est le sentiment de ne plus avoir de prise directe sur les décisions publiques qui pousse ce maire à se mettre hors du jeu politique, à rapatrier l’essentiel de ses activités sur la commune et à s’engager très activement dans la lutte contre la métropole.
13On peut relier ce refus personnel, plus ou moins contraint, de jouer sur d’autres scènes politiques que municipale aux propriétés sociales des élus, qui les poussent à développer des appétences pour l’engagement local, faute de disposer des capitaux suffisants pour franchir un nouveau palier politique ; qui les conduisent également à ne pas se sentir à l’aise avec la politique ou suffisamment compétent pour s’y lancer ou assumer des charges de représentation à plus grande échelle. Sortir de la sphère communale c’est, pour beaucoup, passer d’un engagement vécu comme le prolongement d’une implication dans la vie locale, fondée en valeur et désintéressée (amitié, convivialité, passion pour le village, etc.), vers un univers dont ils n’ont pas les codes, dans lesquels ils ne se reconnaissent pas et auxquels ils ne s’identifient pas (Retière, 1994 ; Vignon, 2010). Cette perspective est généralement associée à une représentation péjorative de la politique, en partie nourrie par des expériences et des épreuves, mais aussi tributaires des constructions communes du monde politique comme univers fait d’ambitions, de compromis, voire de compromissions. Faire de la politique, c’est aussi délaisser sa commune, le lieu où l’on se sent utile, où l’on aime passer du temps, et qui donne du sens à son engagement. L’intimité de leur parcours politique avec l’espace communal et, plus encore, avec leur commune en tant que lieu de vie, n’exclut certes pas d’autres expériences électives. Le récit que les élus rencontrés font de ces expériences montre toutefois qu’elles sont souvent contraintes et douloureuses. Le cas de ce maire illustre bien cet ensemble d’éléments. Très ancré dans le « village » – sa famille y vit depuis plusieurs générations – il s’y implique depuis son adolescence, en prenant une part très active à la vie culturelle locale, « sans jamais avoir songé une seule fois devenir maire ». Ce n’est que très tardivement, face aux sollicitations répétées de ses « copains », qu’il se décide à monter une liste (1995), et qu’il décroche, au tour suivant, le mandat de maire. Cette première expérience élective est rapidement suivie d’une autre, très brève, au conseil départemental, où il se présente à une élection partielle sur l’insistance de l’UMP local (dont il est proche mais pas membre), qui le convoque à trois reprises pour le convaincre « d’y aller ». Ce mandat n’est pas bien vécu par ce néophyte de la politique, qui subit « toutes les crasseries possibles », découvre le « copinage » et le « clientélisme », et ne se retrouve pas dans des pratiques politiques éloignées – dans le double sens de ce qui est loin et différent – de la vie communale :
« C’est vrai que la politique, y a des moments où on comprend pas toujours quoi… être de ceux qui ne vivent que de ça, à savoir, on prend la voiture, on va à telle réunion, on va au machin… on n’est pas ici quoi, alors que moi je suis ici10. »
14En épousant la cause communale, les candidats valorisent ainsi les espaces au sein desquels ils se sont « faits », puisent leurs soutiens et leurs réseaux, et continuent d’entretenir leur notoriété. Les rétributions sociales et symboliques attachées à leur mandat, les obstacles qu’ils ont rencontrés ou les revers électoraux qu’ils ont subis, et qui les confinent, parfois malgré eux, dans l’espace municipal, n’épuisent pourtant pas l’économie générale de l’engagement des maires, et ne suffisent pas à rendre compte de la force avec laquelle certains d’entre eux se sont mobilisés. Un détour par l’« histoire affective » (Traïni, 2009) de ces élus nous permet d’identifier des prédispositions sociales à s’indigner du sort réservé à « leur » commune, le lieu où ils sont nés ou qu’ils fréquentent depuis leur enfance, où ils ont rencontré leur conjoint et/ou fait leurs premiers (et parfois uniques) pas en politique, qui donne du sens à leur engagement et en borne l’horizon. L’un des témoignages les plus parlants parmi ceux collectés en entretien est celui de ce maire d’une commune de l’ancien bassin minier de l’Est marseillais, immergée dans les collines. Interrogé sur ce que signifie être maire pour lui, il évoque longuement, en y revenant à plusieurs reprises au cours de l’entretien, la vie de ses parents et de ses grands-parents, ses souvenirs d’enfance et d’adolescence, les liens d’amitiés, surtout, qu’il a noués à cette époque, et qu’il n’a jamais rompus depuis :
« On était dans les collines, on allait chercher des nids de pies. Quand on revenait avec des œufs ou des petites pies, on passait à la mairie et on nous donnait des sous. On a vécu… on a des souvenirs communs avec les copains, dans la colline, des choses simples de la vie, et surtout encore une fois beaucoup de camaraderie, c’est un truc qui pour moi… enfin quelque part ça m’a marqué. La commune c’était ça11. »
15La vie communale est, comme son engagement pour le village, indissociable de ces biens privés que sont la famille et les amis proches. Elle est le motif de son implication dans la vie publique et le lieu où se nouent et s’entretiennent les liens domestiques. Il s’emploie d’ailleurs à développer très tôt chez ses deux filles des attaches au village familial, quitte à revisiter leur propre histoire :
« Où est-ce que tu es née ? À Fuveau, c’est pas vrai, parce qu’elles sont nées à Aix, mais ça fait rien. Et c’est vachement important pour elles parce que bon, c’est le point d’ancrage de la famille12. »
16Ce sont les mêmes souvenirs d’enfance, les vacances passées dans la maison de famille, les parties de foot avec les copains ou l’organisation de concours de boules, que cet autre maire évoque pour parler du cheminement qui l’a conduit à son mandat. Au milieu des années 1960, ses parents, installés de longues années à Paris pour des motifs professionnels, construisent une maison dans le village qu’il fréquente une bonne partie de son enfance, où il vient habiter à l’âge de 14 ans, et où lui-même s’installe après avoir passé plusieurs années en Guadeloupe à l’issue de ses études d’ingénieur :
« Cette maison, on y venait, on y passait des vacances, et je me souviens que quand on descendait de Paris, on quittait Mantes-la-Jolie dès que ma mère sortait de classe, et on prenait la route tout de suite, sandwich, tout, on ne s’arrêtait pas et on arrivait vers les 2 h 00 du matin à Puyloubier. Je me souviens, on dormait dans la voiture, et quand on arrivait mon père nous réveillait quelques instants avant et on criait : “Puyloubier, Puyloubier !” quand on arrivait, c’était vraiment magique quoi, c’était nos vacances13. »
17Lui aussi garde en mémoire les liens qu’il a noués à l’adolescence avec un groupe d’amis, avec qui il crée un foyer rural, et participe activement à l’animation associative de la commune. Cette implication, et les amitiés qu’il forge grâce à elles, ont à la fois renforcé ses convictions, précoces, qu’il serait un jour le maire du village, et accrédité ses prétentions à l’être auprès d’une frange très active de sa génération, qui le soutient et fait campagne pour lui.
18Il est frappant de constater à quel point le discours que ces maires tiennent sur leur commune et leur environnement familier mêle, au point de les confondre parfois, les registres civiques et domestiques. La manière dont ils évoquent leur engagement, et dont ils parlent avec inspiration de leur « village » est faite d’emprunts au répertoire amoureux, ou plus simplement affectif ou familier, qu’on aurait tort de réduire à leur seule dimension métaphorique. Le recours au récit de vie, couplé à la posture compréhensive, nous permet de mesurer ici à quel point sont parfois inopérantes les catégories au moyen desquelles sont (dis) qualifiés certains comportements ou prises de position. Œuvrer au maintien de son environnement proche, c’est aussi transmettre, faire partager, vivre et découvrir des choses auxquelles on tient ; c’est révéler des « secrets » (coins à champignons, passages de gibier, etc.), initier à des pratiques et maintenir ainsi le fil d’une mémoire locale, familiale et collective :
« On est dans un endroit privilégié nous. Je voudrais que ça reste. Je voudrais que mes petits-enfants, je pense qu’ils le feront, aillent chasser comme je l’ai fait, comme mon fils l’a fait. Voilà, c’est des conneries, hein… mais voilà, qu’il y ait encore des territoires, qu’il y ait encore ceci, qu’il y ait encore cela, ça c’est mon… c’est uniquement ça14. »
Conclusion
19De l’attachement à sa commune à l’implication dans des actions protestataires, les cheminements sont loin d’être univoques. Le parcours des maires, leur socialisation, la position qu’ils occupent dans l’espace local sont autant de facteurs qui facilitent ou, inversement, contrarient le passage d’engagements en mode mineur, avant tout justifiés par l’intérêt communal, vers des formats plus frontalement politiques. L’approche socio-biographique permet cependant de mettre à jour l’enchevêtrement des mobiles qui président à l’engagement des maires pour une cause qui est loin de se réduire à des revendications catégorielles. Elle apporte en ce sens de précieux éclairages, non pour rendre compte de l’action collective des maires, mais pour comprendre la force et la détermination avec lesquelles certains d’entre eux s’impliquent dans des activités protestataires et y jouent parfois un rôle moteur sans que rien, dans leur trajectoire politique, ne les prédispose à le faire.
20Plus largement, l’attention portée aux conditions grâce auxquelles une compétence ordinaire, celle de l’amour de sa commune, devient une ressource politique peut se révéler prometteuse, tant pour rendre compte des dispositions de certains groupes sociaux ou collectifs d’acteurs à se montrer réceptifs aux initiatives valorisant leurs lieux de vie, que pour éclairer les usages, plus souvent pratiques que réflexifs, que des entrepreneurs politiques locaux font de ces dispositions pour fabriquer des loyautés et consolider leur leadership territorial. Dans un contexte d’accroissement des mobilités résidentielles et de défiance accrue à l’égard des représentants élus, la politique des émotions peut être lue comme un possible adjuvant pour recréer, sinon de nouvelles formes de citoyenneté, du moins un sentiment d’appartenance nourri par la fierté de vivre là. Appréhendés ici comme des pratiques ancrées dans des rapports sociaux et des parcours très localisés, à faible visée instrumentale, ces investissements émotionnels peuvent tout aussi bien emprunter le format de dispositifs mis au service du marketing territorial, loin, très loin des expériences sensibles de la commune en tant que lieu de vie.
Notes de bas de page
1 Deux réformes ont été engagées pour doter les aires urbaines d’une structure de gouvernance institutionnelle appelée « métropole ». La loi RCT du 16 décembre 2010 crée ce nouveau cadre juridique en le rendant accessible aux agglomérations qui répondent à certains critères démographiques et de continuité territoriale. La loi MAPAM du 27 janvier 2014 renforce le dispositif initial en rabaissant le seuil d’éligibilité (400000 habitants) et en rendant obligatoire le statut de métropole au-delà de ce seuil.
2 On s’appuiera ici sur la distinction introduite par Christophe Traïni entre les mobiles de l’action et ses raisons, qui en sont la forme argumentée (Traïni, 2009).
3 Ces analyses reposent essentiellement sur un corpus d’entretiens biographiques réalisés auprès d’une trentaine de maires du périurbain, plus ou moins impliqués dans la mobilisation. Ces entretiens ont été conduits de manière très ouverte, sans interruption de parole ou presque, de façon à maintenir les enquêtés dans un registre narratif libéré des contraintes de la justification. Les autres matériaux sont tirés de l’observation directe et de l’analyse de documents à caractère public (blog, tracts, pétitions, etc.).
4 Maire de Puyloubier, entretien, 20 février 2013.
5 Maire de Vitrolles, entretien, 9 avril 2013.
6 La Force pour Aix, profession de foi, 2014.
7 Maire de Miramas, entretien, 20 avril 2011.
8 De manière très significative, c’est d’ailleurs le maire le plus impliqué dans la mobilisation, dont il se charge de la communication, qui, au lendemain des élections municipales de 2014, prend la tête de l’Union des Maires 13.
9 Maire de Peynier, entretien, 18 avril 2011.
10 Maire sortant de Fuveau, entretien, 19 février 2013.
11 Ibid.
12 Ibid.
13 Maire de Puyloubier, op. cit.
14 Maire de Peynier, op. cit.
Auteur
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