12. Les émotions au sommet des partis : le cas du Parti socialiste
p. 159-169
Texte intégral
1Contrairement à la littérature portant sur les mouvements sociaux (Sommier, 2010), la sociologie des partis politiques fait peu de place à l’étude des émotions qui s’y expriment, si ce n’est lorsqu’elle traite des mouvements de jeunesse, organisations hybrides entre associations et partis (Johsua, 2013), ou encore lorsqu’elle tente de saisir les logiques de mobilisation et/ou de démobilisation militantes par les appareils partisans (Faucher-King, 2005 sur le New Labour, Lefebvre, Sawicki, 2006 sur le PS). Dans ce dernier cas, les émotions sont considérées, dans la lignée des travaux de M. Olson puis de D. Gaxie, comme des « rétributions » symboliques nécessaires à la participation active des adhérents, voire à leur maintien dans l’organisation (Gaxie, 1977). Les dirigeants des partis paraissent alors soit entretenir un rapport exclusivement utilitariste aux émotions des adhérents qu’ils manipulent, soit être pris eux-mêmes dans le tourbillon affectif produit par l’effet « surgénérateur » du militantisme qui garantit leur investissement dans l’organisation.
2Le rapport aux émotions de ces professionnels de la politique peut pourtant être saisi autrement que par le prisme de la mobilisation. Comme l’ont montré les travaux de M. Weber sur la professionnalisation politique ou ceux de R. Michels et des théories élitistes, la perpétuation de leur domination et la conquête du pouvoir constituent les principes fondamentaux de la structuration de ces groupes dirigeants, la mobilisation des adhérents n’étant qu’un moyen parmi d’autres pour y parvenir. Ces mêmes approches ont par ailleurs montré que les membres des instances nationales interagissent quotidiennement, et que leurs activités se déroulent dans un entre-soi relativement clos. Que faire alors des émotions qui s’y expriment inévitablement ? Les prendre en compte peut éclairer la cohérence de ces groupes dirigeants postulée par les théories élitistes, ainsi que leur rôle dans l’élaboration des normes partisanes. L’introduction de cette variable permet par ailleurs d’éprouver la validité empirique de concepts stabilisés issus de la sociologie des organisations (comme la collégialité), mais aussi d’une approche néo-institutionnaliste qui conçoit les institutions comme des « macro-abstractions, des prescriptions impersonnelles et rationalisées » ne générant pas d’investissement affectif (Di Maggio, Powell, 1997, p. 130).
3 En centrant l’analyse sur des dirigeants partisans, on veut montrer comment, au sommet de l’organisation, les dispositifs institutionnels qu’ils ont en partie élaborés façonnent l’expression de ces émotions, et comment ces dernières, créant parfois des brèches dans ces dispositifs, informent à leur tour l’institution partisane et ses groupes dirigeants.
4Cette proposition est testée ici sur une étude du Parti socialiste français, reposant sur une enquête de terrain comprenant une observation ethnographique des instances nationales du Parti qui composent sa direction (soit le Conseil national, « parlement du parti », le bureau et le secrétariat national, instances délibérative et exécutive du parti) réalisée de 2002 à 2008, ainsi qu’une cinquantaine d’entretiens semi-directifs avec des membres ayant participé à ces instances de 1993 à 2008 (Bachelot, 2008). La définition retenue des dirigeants est donc positionnelle. Le dispositif d’enquête, qui faisait une large place aux données issues de l’observation, permet ainsi de confronter les discours aux pratiques et de mieux contrôler les difficultés méthodologiques liées au repérage des émotions dans le discours des acteurs.
La collégialité, une contrainte différenciée
5Pour analyser le rôle des émotions au sein d’un parti, le cas du PS paraît d’autant plus pertinent que son organisation est fondée (comme la plupart des partis de gauche) sur celui de la collégialité (Bachelot, 2012), soit l’exercice collectif du pouvoir par des pairs. Or, « si le leadership est exercé par une pluralité de leaders, le problème décisif devient celui de leurs rapports » (Bourricaud, 1961) : l’analyse de la dimension affective de ceux-ci et la manière dont elle s’exprime devient essentielle à la compréhension de l’exercice du leadership. Ces relations entre « associés-rivaux » manifestent la conception de la démocratie interne et contribuent à l’identité politique du PS (Donegani, Sadoun, 1994). À ce titre, elles sont au fondement de son institutionnalisation : elles font l’objet d’une codification statutaire poussée portant notamment sur l’égalité des membres entre eux et sur les modalités de contrôle réciproque des instances1. Elles sont par ailleurs extrêmement ritualisées et routinisées, donc aisément observables.
6Ces dispositifs institutionnels ne sont bien entendu pas seuls en cause pour expliquer la densité de ces relations, qui doit beaucoup à des facteurs plus généraux. L’homogénéisation sociologique (surreprésentation de la haute fonction publique dans l’exécutif du parti) comme l’allongement des carrières (qui débutent précocement au sein des mouvements de jeunesse, et sont sécurisées par les victoires électorales du PS ainsi que la pratique du cumul des mandats au plan local et national durant la période étudiée) contribuent ainsi fortement à l’entre-soi des dirigeants partisans.
7À cet égard, l’étude des relations internes aux dirigeants peut offrir un contrepoint intéressant à celles réalisées sur la sociabilité des adhérents, qui insistent plutôt sur le désinvestissement affectif des militants « de la base » dans ce contexte de professionnalisation du PS. Or le fait que l’utilitarisme soit « en passe de devenir la grammaire commune » (Lefebvre, Sawicki, 2006, p. 201) au sein du parti n’exclut pas l’expression d’affects, d’autant plus intenses que contrairement aux adhérents, les dirigeants professionnalisés n’ont que rarement à leur disposition la solution de l’exit. La professionnalisation semble ainsi davantage renforcer la dimension émotionnelle des échanges entre dirigeants que l’affaiblir.
Statuts des membres
8L’expression de ces émotions reste cependant contrainte par des dispositifs institutionnels hérités de l’histoire du parti, de ses statuts, de la culture partisane qui régit les comportements de ces membres.
9La notion wébérienne de collégialité (Bachelot, 2011), telle qu’elle a été reprise par la sociologie des organisations, peut utilement éclairer le système de relations qui caractérise le partage des responsabilités collectives par les dirigeants socialistes, partage qui a longtemps trouvé sa traduction statutaire dans le refus du principe représentatif et de la délégation du pouvoir2. Dans la formalisation qu’en donne Waters (1989), une direction collégiale se caractériserait ainsi par une auto-régulation, une prise de décision collective (par consensus et persuasion), la surveillance réciproque de la production entre collègues. Elle suppose également une égalité formelle, ce qui n’empêche pas, dans la pratique, des statuts différenciés et complémentaires (c’est justement cette complémentarité qui fait « tenir » l’équipe). Cette configuration a des implications fortes quant à la gestion des conflits (Lazega, 1999, p. 655-656) : l’objectif principal est d’éviter les affrontements directs, trop coûteux pour l’organisation dans la mesure où tous les membres dépendent les uns des autres.
10Appliquée au PS, la collégialité correspond à une forme de culture partisane, matérialisée dans des normes de langage qui restent contraignantes – même si elles ne sont pas spécifiques au PS (le tutoiement, l’appellation de « camarades », la prédominance du « nous » sur le « je »), dans des dispositions spatiales (plans de tables en carré au Secrétariat et au Bureau national, absence de tribune). La coopération inhérente à la collégialité est ainsi fortement valorisée et mise en scène. La rivalité entre pairs donne, quant à elle, lieu à des ajustements spécifiques qui ne sont pas toujours maîtrisés par les nouveaux membres. C’est ce dont témoigne Barbara Romagnan, entrée à 30 ans au Bureau national (BN) sur le quota du courant NPS, au sujet des impairs commis lors de sa première année dans cette instance, en 2003. Après avoir exprimé lors d’une séance du BN son désaccord avec H. Emmanuelli (qui avait exprimé sa solidarité avec A. Juppé lors de sa mise en examen dans l’affaire des emplois fictifs de la ville de Paris), elle s’expose ainsi aux remontrances de son chef de courant :
« Moi je me sentais pas de sortir de ce BN sans rien dire. Alors j’étais super-mal à l’aise mais j’ai levé la main et j’ai dit “moi je suis très choquée de l’intervention d’Henri Emmanuelli”. Et là je vois tout le monde qui me regarde avec des yeux, mais des yeux… même Benoît [Hamon, un des dirigeants du courant NPS]. Alors je lui envoie un mot pour savoir s’il y a quelque chose qui ne va pas ; il me répond “ton intervention a été décidée en réunion préparatoire de BN ?” je lui dis “non” et il me répond que c’est quand même un peu délicat. Alors on n’a plus le droit de parler de trucs délicats ? […]. J’étais mal à l’aise, mais je l’aurais été encore plus si j’avais rien dit3. »
11La gestion des émotions au sein des instances dirigeantes est complexe. Elle s’inscrit tout d’abord dans une extrême codification des instances délibératives du PS. Comprenant une soixantaine de membres, le BN est l’instance hebdomadaire chargée d’élaborer la ligne du parti. Depuis les années 1970, il obéit au même déroulement : une intervention générale du Premier secrétaire, puis la présentation par les différents secrétaires nationaux de communiqués précisant la position du parti face à tel ou tel sujet d’actualité, avant un débat général. C’est ainsi le registre impersonnel de l’expertise qui l’emporte, notamment quand il s’agit de commenter l’actualité parlementaire. La disparition du « secret », facilitée par l’usage intensif des téléphones portables et des réseaux sociaux par les participants eux-mêmes, conduit d’autre part le cabinet du Premier secrétaire à opérer une sélection rigoureuse des sujets à discuter, et à réserver, dans la mesure du possible, les plus conflictuels à des groupes de travail informels moins exposés aux médias.
12Le récit de B. Romagnan permet de comprendre les mécanismes de contrôle réciproque mis en œuvre quand des sujets polémiques (touchant à des personnalités du parti, ou à des matières sensibles comme ici le financement du parti) font cependant irruption dans le débat. En l’occurrence, la désapprobation des participants s’explique par sa transgression de règles communément admises au sein de l’instance, cohérentes d’ailleurs avec le principe de collégialité (évitement des critiques ad hominem et des affrontements directs). Mais c’est également son recours au registre émotionnel, inhabituel dans cette instance (« moi je suis très choquée… ») qui est sanctionné. En interprétant de manière littérale le principe de collégialité tel qu’il peut être appliqué dans d’autres organisations, par exemple dans certains mouvements de jeunesse, B. Romagnan bafoue enfin des hiérarchies informelles mais évidentes : son statut et ses ressources (femme, jeune, non-parlementaire) ne sont pas suffisants pour lui permettre de s’attaquer impunément à un chef de courant, ancien Premier secrétaire (H. Emmanuelli).
13Autrement dit, si le recours au registre émotionnel est peu encouragé dans les instances officielles de la direction, il l’est encore moins pour les membres les moins « dotés » sur lesquels la contrainte partisane s’exerce plus directement, notamment par le biais des réunions de courant qui se tiennent avant et parfois après les instances officielles et qui produisent ainsi le contrôle latéral requis par la collégialité. L’expression des émotions semble n’être finalement tolérée que chez certains dirigeants, plus égaux que d’autres.
Publicité des interactions
14Cette tolérance est enfin exercée de manière différenciée, selon le degré de publicité et d’officialité des interactions. On revient ici à la distinction classique opérée par Goffman entre la scène où les acteurs sont tenus d’être « en représentation » et les coulisses, où une forme de relâchement et de distanciation au rôle est possible. Cette distinction est particulièrement sensible dans les moments d’intenses négociations intra-partisanes que le parti doit régulièrement affronter (congrès, commissions d’investiture). C. Trautmann, ancienne maire de Strasbourg, députée européenne sortante mais reléguée en position jugée non-éligible sur les listes aux élections européennes en 2004, exprime ainsi son désarroi dans une commission à huis clos (« Je constate que c’est toujours les mêmes pour lesquels on trouve des solutions. Les autres, on les envoie au charbon et on les laisse se débrouiller après4 ») mais quelques heures plus tard, dans le contexte beaucoup plus officiel et médiatisé du Conseil national, le « je » disparaît dans son intervention à la tribune (« L’Alsace est la seule région restée à droite, tous les militants espéraient un geste et un parlementaire européen éligible5 »).
15En cas d’éviction, le discours légitime « tenu en public » est celui de la mise à distance affichée des émotions : les doléances ne peuvent faire état de la perte des gratifications symboliques et matérielles individuelles, elles insistent donc sur la remise en cause d’équilibres généraux, dommageables au parti dans son ensemble (ses courants, ses fédérations, ses régions). La coexistence de ces arènes plus ou moins ouvertes ou fermées est nécessaire à la survie de l’organisation collégiale : la possibilité de la voice et de l’expression des émotions en coulisse est le prix à payer par l’institution pour éviter des exits encore plus coûteux.
16Ces ajustements reposant sur la distinction entre scènes publiques et privées paraissent cependant fragilisés du fait de l’introduction des médias et des réseaux sociaux dans des espaces autrefois confidentiels.
Historicité de la contrainte
17Le caractère contraignant de ces dispositifs varie aussi en fonction des conjonctures historiques. La lecture des débats internes de la SFIO dans les années 1950 et 1960 montre ainsi un recours beaucoup plus fréquent à une rhétorique des émotions. La confidentialité alors mieux préservée des instances, l’idéologisation des conflits, mais aussi l’extrême valorisation de la fraternité militante semblent favoriser un recours fréquent au registre émotionnel. Comme le rappelle M. Sadoun en citant Daniel Mayer (« Je suis attaché au parti, ça fait partie de ma peau6 ») ou encore Guy Mollet (« Ce parti, il m’a offert les plus grandes joies de ma vie7 »), les militants et leurs dirigeants parlent de leur parti en utilisant un langage ordinairement réservé à la sphère privée : « Dans cet esprit, la préservation des liens affectifs devient une exigence d’autant plus rappelée qu’elle est souvent oubliée » (Sadoun, 1993, p. 225-226). C’est l’explicitation des émotions qui est alors légitime, permettant de justifier la discipline partisane et l’autorité de dirigeants affichant un dévouement aussi désintéressé que celui de militants entièrement bénévoles.
18Depuis lors, les déclarations d’amour au parti semblent avoir perdu de leur crédit auprès de ceux qui les professent comme de ceux qui les entendent. La professionnalisation de l’organisation et de ses militants, sa participation au pouvoir national (le parti n’est plus une fin en soi) en sont sans doute des facteurs déterminants. Quant à l’expression des émotions négatives (regret, tristesse, colère, détestation), son coût potentiel entraîné par la publicisation des débats semble avoir entraîné sa quasi-disparition. Le risque de mettre en danger la façade de l’institution semble bien trop grand, alors même que le parti cherche avant tout à valoriser son image d’organisation consensuelle, vouée aux débats d’idées et/ou constituée d’experts aptes à la gestion gouvernementale. Les critiques sévères des cadres du parti envers le discours de Ségolène Royal au congrès de Reims de 20088, qui faisait explicitement référence au déficit de liens affectifs dans le parti, n’ont ainsi fait que souligner le désajustement de cette dernière aux normes partisanes actuelles de distanciation.
La collégialité fissurée : appartenances de courants et conjonctures critiques
19Le recours au registre affectif semble ainsi être cantonné aux arènes partisanes résiduelles qui tolèrent des formes de leadership personnalisé.
Les courants ou la réintroduction de logiques émotionnelles au sein de la collégialité
20Il faut rappeler ici la dimension idéal-typique de la collégialité, qui ne saurait être conçue comme un mode d’organisation exclusif (Lazega, 1999, p. 643) ; dans la pratique, la norme de la collégialité co-existe fréquemment avec un fonctionnement bureaucratique et des formes plus ou moins diffuses de leadership. La sociologie des universités ou des cabinets d’avocats montre que ce leadership qui se développe sous le regard des pairs est supposé se fonder sur une plus grande expertise. Dans l’univers partisan, il s’appuie plutôt sur une accumulation de ressources individuelles et collectives (carrière scolaire et professionnelle, mandats internes et électifs, réseaux relationnels et ressources médiatiques) qui permettent à des logiques charismatiques de se déployer, notamment au sein des courants.
21Être « dirigeant » au PS, c’est indissociablement faire partie de ces instances officielles (CN, BN, SN) et occuper au sein de son courant une place qui permet d’être investi par ce dernier lors des élections internes. Les courants, qui participent au fonctionnement collégial du parti dans son ensemble, sont cependant eux-mêmes très peu « collégialisés » dans leur fonctionnement interne. Celui-ci s’apparente plutôt aux équipes à structure concentrique décrites par F. G. Bailey. Les cercles les plus proches du « leader » sont régis par un principe « moral » de dévouement à un idéal ou à la personne du leader, favorisant a priori le recours au registre affectif, alors que les cercles plus éloignés fonctionnent sur un mode « transactionnel » : les partisans, tels des mercenaires, monnaient leur soutien en échange d’avantages ou de ressources. Toutes les équipes présentent ainsi un mélange de relations morales et transactionnelles, dont le dosage peut d’ailleurs varier au cours de leur histoire : « toute suite continue de transactions entre les mêmes partenaires tend à faire naître une relation morale » (Bailey, 1971, p. 69). De fait, si les courants au sens strict (de groupes ayant déposé une motion au congrès) ont désormais une durée de vie limitée, les groupements informels attachés à une personnalité perdurent (on parle encore aujourd’hui au PS de chevènementistes, de mélenchonistes, alors que leurs leaders ont depuis longtemps quitté le parti). De manière générale, au niveau des instances nationales, la personnalisation des relations au(x) leaders (et donc la composante morale) semble cependant l’emporter quel que soit le dosage originel9.
22Cette dimension affective s’observe à plusieurs niveaux. Elle est très présente dans les justifications que les dirigeants donnent de leur appartenance à tel ou tel courant, légitimée par l’héroïsation du leader, qui se retrouve invariablement paré de qualités humaines exceptionnelles : en entretien, F. Hollande est ainsi décrit comme une « personne exceptionnelle » par J.-P. Bel (président du groupe socialiste au Sénat, par la suite Président du Sénat10), J.-C. Cambadélis comme « un des dirigeants les plus intelligents qu’on ait dans ce parti, dans le débat politique en France » par C. Borgel (ancien président de l’UNEF-ID, secrétaire national aux élections11). Sans être dupe de la situation créée par l’entretien (des appréciations moins amènes peuvent être formulées dans des contextes plus informels), il est intéressant de voir que l’admiration est présentée comme indispensable au maintien de l’allégeance. Elle comporte des bénéfices symboliques incontestables ; le prestige du chef ainsi entretenu rejaillit sur les followers. Par ailleurs, elle permet aussi de se démarquer d’un positionnement exclusivement stratège : si le don de soi au parti n’est plus de mise, il faut au moins qu’il soit affiché au bénéfice d’un leader supposé providentiel pour le parti – et le pays. Enfin, les liens affectifs qui lient les membres du courant entre eux sont également explicitement valorisés, de la part du leader comme de ses affidés : pour C. Bartolone, la reconnaissance des qualités charismatiques du leader est indissociable de la réaffirmation de l’identité collective de l’équipe fabiusienne dans la guerre des courants.
« Entre les différentes générations de militants, ça s’est toujours bien passé, parce qu’on était soudé, comme des illuminés, par cette idée qu’on avait découvert quelqu’un qui pouvait être porteur à la fois de la tradition et de la modernité. […]. Alors, il y a une vraie convivialité, mais si vous voulez on s’en est tellement pris plein la figure, que du coup, vous avez cette espèce de solidarité de celles et ceux qui se sentent… pourchassés12… »
23Plus exactement, la cohésion du groupe, présentée ici comme un des produits de la compétition interne entre courants, permet aussi, lorsqu’elle est fondée sur l’admiration pour le leader, de justifier le rôle pris par le courant dans ces conflits si dommageables à l’unité du parti. On retrouve le même type de justifications chez le leader lui-même, Laurent Fabius :
« Pour le courant, je sais qu’on a la réputation d’être une armée romaine… […]. Mais si vous voulez, je ne vais pas jouer la fleur des champs, mais il y a une dimension humaine là-dedans. Moi quand je donne mon amitié, je la donne. C’est une chose que je regrette, c’est que cette dimension d’aventure humaine, la dimension amicale, fraternelle, chaleureuse, elle existe beaucoup avec les gens, heureusement, mais elle existe très peu dans l’organisation13. »
24Les courants présentent de fait une grande densité dans les relations interpersonnelles ; les dirigeants y passent beaucoup plus de temps que dans les instances officielles, et y sont moins soumis à la rotation des postes qui caractérisent ces dernières. Ces groupements présentent également des espaces de discussion protégés de l’exposition médiatique et de la nécessité de sauvegarder la façade de l’intérêt général du parti, tout en entretenant des intérêts communs dans la compétition qui se joue quotidiennement contre les courants adverses. Les interactions dans le cadre du courant n’entraînent pas nécessairement un discours plus « affectif » ; mais de fait, elles permettent un relâchement au rôle qui autorise une expression plus crue des enjeux, y compris et surtout des enjeux stratégiques (qui emportent eux aussi leur lot d’enthousiasmes et de déceptions). Le décryptage des situations de concurrence et de conflit peut ainsi se dire beaucoup plus librement que dans les instances officielles, comme en témoigne cet extrait d’observation au QG du courant strauss-kahnien « Socialisme et Démocratie », le soir du réferendum national sur le Traité Constitutionnel européen qui s’était soldé par la victoire du « Non » (alors que le courant avait fait campagne pour le « Oui », conformément à la ligne officielle du parti)14 :
« Il est minuit, dans la salle de réunion de la rue de la Planche (Paris, 7e arr.). [Tout le monde s’installe autour de la table].
– J.-C. Cambadélis : […] Ce soir, Hollande, il faut pas se leurrer, il s’en remettra jamais. Mais Fabius, ce soir, c’est le candidat du PS. […]. François Hollande, je lui ai dit deux choses : d’abord que pour lui c’était fini, ensuite comment on fait pour gagner le congrès ? […] Il est possible que ça se termine avec Strauss en chef de la minorité ; il faut en avoir conscience.
– L. Baumel : On est dans un changement d’analyse. Les 55 % changent la donne. Exit Jospin, Hollande, on est dans une configuration DSK contre Fabius. En même temps c’est une ambiance de soirée électorale, et on sait qu’on n’est pas très lucide dans ces cas-là. Donc on part sur quoi ? Une contribution, une motion différente de celle de F. Hollande ? »
25L’espace resserré du courant, particulièrement dans ce type de situation qui rassemble une vingtaine de personnes (les proches de D. Strauss-Kahn, et quelques « petites mains ») permet ainsi la focalisation sur les enjeux internes (l’analyse politique générale est réservée à des formats plus larges, ou aux plateaux de télévision) et l’expression de la déception, de l’ironie, etc., rendue d’autant plus facile que ces émotions sont a priori partagées. Mais il permet surtout l’explicitation des calculs. Le courant offre la possibilité de mettre en œuvre leurs savoir-faire d’élaboration stratégique sans se préoccuper d’une « façade » institutionnelle. Les seules contraintes dans l’espace de concurrence propre au courant consistent en la loyauté affichée au leader, et dans la nécessité de faire la démonstration aux autres participants (et au leader lui-même) de sa capacité à l’analyse politique des rapports de force.
Les conjonctures critiques
26Si les courants restent donc les espaces privilégiés pour l’expression des émotions, les instances officielles peuvent elles aussi, dans certaines circonstances, autoriser le recours au registre affectif. Il s’agit en général de conjonctures critiques, où la direction nationale est remise en cause et où la compétition pour le leadership se donne libre cours : la période 1990-1995, qui succède au congrès de Rennes et qui précède l’élection de L. Jospin en fournit un certain nombre d’exemples (elle a vu se succéder quatre Premiers secrétaires à la tête du parti).
27Le cas particulier du comité directeur (ancien Conseil national) du 3 avril 1993 illustre cette transgression des normes partisanes : il intervient au lendemain de la défaite historique du PS aux législatives, qui perd les trois quarts de son groupe parlementaire. La défaite est telle qu’elle ébranle l’autorité du Premier secrétaire Laurent Fabius, par ailleurs très contesté en interne par les courants jospinien et rocardien. À la fin de la journée, L. Fabius aura perdu son poste à la tête du Parti, remplacé par M. Rocard par les membres du Conseil, alors que seuls les délégués réunis en congrès sont statutairement habilités à élire un nouveau Premier secrétaire. M. Rocard annonce par ailleurs la tenue d’états-généraux ayant vocation à transformer profondément les statuts du parti15. Ce comité directeur à huis clos, comprenant une centaine de membres, a ainsi marqué une étape décisive dans l’histoire du Parti.
28Le rôle des émotions dans la dramaturgie de cette « révolution de palais » a été souligné par tous les protagonistes dans leurs interprétations ex post : pour H. Emmanuelli, un des principaux « putschistes »,
« C’est pas programmé la chute de Fabius […]. Et se met à circuler l’idée dans le Conseil national, personne ne le croira jamais, mais que ce mec ne sait pas diriger le parti… toujours est-il qu’à 11 h 30 avec les rocardiens on se retrouve dans un bistrot pour rédiger un texte pour le foutre dehors […]. Il y a une chose qu’on sous-estime beaucoup, c’est l’émotionnel. J’ai toujours été surpris par des explications compliquées sur des moments qui avaient plus été vécus comme émotionnels que comme des stratégies savantes16. »
29Michel Rocard lui-même, sur les multiples retournements de situation qui ont émaillé la journée (renversements d’alliance, coups de théâtre, réévaluation des amis et des ennemis) :
« Ça grenouille de tous côtés. On est en suspension de séance permanente. C’est fou, sympa, pittoresque, et – il faut le dire – préoccupant »
Rocard, 2007.
30L’importance accordée a posteriori aux émotions permet bien sûr de légitimer l’irrégularité statutaire, et ainsi de répondre à l’accusation du « putsch » comme à celle du complot prémédité. Pour autant, la dimension émotionnelle est bien présente dans les débats tels qu’ils ont été retranscrits. Tous les protagonistes ont recours à cette rhétorique affective dans leurs interventions ;
« H. Emmanuelli (après le départ des fabiusiens) : Très franchement, ce soir au Parti socialiste personne n’est heureux. Je peux vous dire que ceux qui organisent ce vote ne baignent pas dans la gaité, ils sont plutôt dans la tristesse17. »
« M. Rocard : J’ai joie, fierté et plaisir à vous dire que sur les sept ou huit grands moments véhéments que j’ai connus, celui d’aujourd’hui est le plus digne. La retenue collective, la courtoisie, le respect de l’autre ont même atteint le point où il devenait un peu difficile d’être parfaitement clair sur ce que représentait politiquement l’enjeu – qui était une personne […]. Je tiens beaucoup à vous dire, moi, que dans cette journée émouvante et rude, cet aspect-là, ce progrès de civilisation est pour moi un grand moment de dignité dans l’histoire de notre parti18. »
31Les deux orateurs empruntent à la même rhétorique émotionnelle, célébrant leur amour du parti même et surtout quand la réunion de famille tourne mal. Mais la dramatisation de l’instance et les transgressions des normes habituelles ont été telles que l’utilisation du registre affectif dans l’intervention de M. Rocard subit une sorte de retournement. Il y fait l’éloge de valeurs de « civilisation » internes au parti qui ne sont pas sans évoquer celles de la civilisation de cour décrites par N. Elias, à savoir la mise à distance des pulsions, l’auto-contrainte, le respect d’une forme de savoir-vivre interne à l’organisation. C’est finalement le respect des normes partisanes de distanciation qui est investi affectivement. De fait, il est alors crucial pour les nouveaux dirigeants du parti de maintenir la fiction d’un parti où les conflits sont dé-personnalisés, sans verbalisations excessives qui puissent fournir le prétexte à de nouvelles déstabilisations.
32Les émotions surgissent ainsi sur la scène officielle quand, sous la pression de multiples facteurs, exogènes (chocs électoraux, raréfaction des ressources) comme endogènes (mémoire d’anciens conflits non-résolus – ici celui du congrès de Rennes), la collégialité se fissure et que les enjeux de leadership la vident de sa substance. Elles participent alors activement à la prise de décision et à la reconfiguration de l’institution.
33Intégrer la dimension affective dans l’analyse des relations entretenues par les dirigeants d’une organisation politique permet de mieux comprendre ce qui se joue à leur sommet. Le partage de ressources sociales et politiques, d’intérêts communs, la maîtrise des calculs stratégiques ne suffisent pas à expliquer les discours, les pratiques, la prise de décision. L’institution partisane contraint les dirigeants au moins autant qu’ils ne contribuent à la forger, et à cet égard, la gestion des émotions joue un rôle déterminant dans la perpétuation des groupes élitaires au sein d’organisations politiques par ailleurs « démocratiques ».
34Les dirigeants partisans socialistes présentent en effet la spécificité d’être soumis à une « étiquette » théoriquement égalitaire et collégiale. Or, si la mise en œuvre de la collégialité et l’expression des émotions semblent interdépendantes, cette relation ne paraît pas produire d’effets uniformes. Dans certains cas, la collégialité entraîne une mobilisation intense et explicite des affects. Dans d’autres circonstances, elle se traduit plutôt par une attitude de distanciation. Trois enseignements au moins peuvent en être tirés : le premier est d’ordre méthodologique et touche à la difficulté du repérage de la dimension affective des échanges. Celle-ci n’est pas toujours verbale, ce qui pose le problème de l’interprétation de sources écrites qui ne rendent apparemment compte que de calculs stratégiques, et alors même que ces derniers (dont il ne s’agit pas de nier l’existence) peuvent être saturés d’affects, surtout quand il y va de la (sur)-vie d’une entreprise politique, collective ou individuelle. Le second concerne la mise en évidence du caractère plastique de l’institution et laisse penser que ses dirigeants se caractérisent surtout par leur habilité à se saisir de cette plasticité, c’est-à-dire à passer d’un registre émotionnel à une attitude parfaitement distanciée. Le troisième tient enfin à la notion de collégialité elle-même : la systématicité des comportements imputée par la sociologie des organisations à ce dispositif est sans doute très sur-estimée.
Notes de bas de page
1 L’organigramme est caractérisé par un emboîtement pyramidal : les membres du Secrétariat sont issus du Bureau qui sont eux-mêmes issus du Conseil national, chaque instance étant composée de « pairs » (un homme = une voix) principalement sélectionnés en fonction de leur appartenance de courant ou de motion, au pro rata du score obtenu par celle-ci au congrès à l’occasion duquel ont voté les adhérents.
2 L’article 24 des statuts d’Épinay (1971), portant que « la direction du parti n’appartient qu’à lui-même, c’est-à-dire au congrès qui se réunit tous les trois ans » n’a disparu qu’en 2000.
3 Entretien avec B. Romagnan, décembre 2004.
4 Réunion de majorité, 16 avril 2004, notes d’observation.
5 Conseil national, 17 avril 2004, notes d’observation.
6 Intervention au Conseil national, 14-15 décembre 1957.
7 Discours au 55e congrès national, 1965.
8 « Lorsque nous nous retrouverons tous au travail, entre nous, l’estime reviendra, et nous aurons tant besoin les uns des d’autres que nous finirons bien par nous aimer un tout petit peu » (discours du 15 novembre 2008).
9 Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à notre thèse, IIIe partie, « Les appartenances collectives des dirigeants ».
10 Entretien avec J.-P. Bel, mars 2005.
11 Entretien avec C. Borgel, juin 2003.
12 Entretien avec C. Bartolone, février 2005.
13 Entretien avec L. Fabius, février 2007.
14 Notes d’observation, réunion 29 mai 2005.
15 Notamment en introduisant l’élection du Premier secrétaire au scrutin majoritaire direct des délégués du congrès.
16 Entretien avec H. Emmanuelli, février 2007.
17 H. Emmanuelli, PS Info, n° 544, 1993, p. 46.
18 M. Rocard, idem, p. 49.
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