9. Appartenance et indifférence à l’Europe : quand les jeunes s’en mêlent (ou pas)
p. 125-139
Texte intégral
1Les études européennes se sont longtemps assez peu souciées des émotions ou sentiments1, avant de s’y intéresser, parfois avec trop d’enthousiasme2, sous la pression des thèmes, plus ou moins connectés dans les discours, du « déficit démocratique » ou du « déficit de légitimité » de l’Union européenne (UE). Soit des « problèmes » identifiés suite aux hésitations de 1992 et confirmés par l’échec de 2005 (les « non » français et néerlandais aux référendums sur le Traité constitutionnel), les succès croissants des partis eurosceptiques ou l’abstentionnisme électoral, particulièrement fort au niveau européen. Certaines études lient ainsi plus ou moins explicitement le « déficit de légitimité » de l’UE à la faiblesse du « sentiment d’appartenance » à l’Union et à un déficit « d’identification » à l’Europe que confirmerait une indifférence largement partagée à l’égard des questions européennes (Delmotte, 2008). Un certain nombre de blocages que rencontrerait l’intégration européenne s’expliqueraient par un manque d’« attachement », de sentiment de proximité ou de solidarité entre les Européens (Belot, Bouillaud, 2008, p. 5). Comme si le sentiment d’appartenance était tout à la fois le problème et la solution à l’indifférence et à l’euroscepticisme, au manque de soutien global vis-à-vis du projet d’intégration européenne ou des politiques et institutions européennes. En matière de sentiments, on serait ainsi passé quasi sans transition de l’ignorance à la trop grande certitude que c’est cela qui « manque » à l’Europe, ou la preuve qu’il manque « quelque chose » à l’Europe.
2 Dans le cadre d’une recherche collective3 portant sur l’acceptation sociale de l’UE comme espace de régulation, six entretiens collectifs avec des groupes de quatre à sept jeunes âgés de 16 à 26 ans et aux expériences et parcours de vie contrastés ont été organisés en 2013-2014 dans différents quartiers de Bruxelles également contrastés, socio-économiquement et culturellement parlant. Dans ces entretiens, les jeunes offrent d’autres points de vue sur les questions du sentiment d’appartenance et de l’indifférence et plus généralement sur le rôle joué par les sentiments dans les processus de légitimation de l’ordre politique européen, notamment à travers des expériences vécues qui les rapprochent et/ ou les éloignent de la politique en général et de l’Europe en particulier. Partant de là, on tentera de montrer que le « détour par les émotions » n’est pas seulement utile pour rendre compte d’engagements politiques forts. Il l’est aussi pour comprendre des formes de désengagement et de retrait qui se révèlent irréductibles à une absence de sentiments vis-à-vis de l’Europe, et parfois compatibles avec une connaissance approfondie de « ce dont on parle ».
3Nous commencerons par brosser à gros traits le portrait des études européennes récentes et le constat des limites qui structurent ce champ. L’analyse microsociologique des entretiens constituera ensuite le cœur de ce texte. Pour finir, nous proposerons d’opérer un retour vers les sociologies de Max Weber et de Norbert Elias, dont les principes et intuitions tantôt corroborent, tantôt mettent en doute les questions identifiées dans les études européennes récentes, ou soulignent les impensés de celles-ci4.
Les études européennes : apports et limites
4Jusque dans les années 19905, un consensus assez net se dessine au sein du monde universitaire autour de l’idée selon laquelle la légitimité de l’intégration européenne repose avant tout sur le fait que les citoyens la soutiennent en vertu de ses performances, avant tout économiques, suivant la théorie fonctionnaliste6. Cependant, l’incapacité persistante du paradigme utilitaire, « rationnel », à expliquer les attitudes des citoyens – en particulier les résistances opposées à la ratification du Traité de Maastricht – conduit à la fin des années 1990 au développement des approches centrées sur la question du sentiment d’appartenance ou de l’identification au projet ou à l’ensemble européen (Duchesne, 2005).
5L’engouement pour la notion de sentiment d’appartenance qui a suivi7 a surtout été le fait des études fondées sur les sondages et en particulier des analyses de l’Eurobaromètre8. La notion a servi à qualifier une dimension non évaluative des attitudes des citoyens, renvoyant à une appréhension plus « émotionnelle », plus « affective », de l’intégration européenne (Duchesne, 2010, p. 10). Ce glissement empirique s’accompagne d’un glissement conceptuel de la notion de soutien « utilitaire » vers celle de soutien « affectif » : de la raison vers les sentiments. Le cadre théorique de David Easton est au cœur de la plupart de ces approches (Easton, 1965, 1975). À partir de là, on commence donc à s’intéresser au plan empirique à la dimension affective des rapports des citoyens à l’UE dans le cadre d’analyses principalement centrées sur les changements identitaires et inscrites dans le champ des études, de plus en plus nombreuses, consacrées aux résistances à l’intégration européenne. La thèse d’une concurrence entre l’identité européenne et le rapport affectif des Européens à leur communauté (nationale) d’origine est largement dominante9. L’idée d’une menace pesant sur l’identité nationale est présentée comme un facteur clé du rejet de l’intégration européenne par une part des citoyens qui apparaît de plus en plus importante (Carey, 2002 ; McLaren, 2002).
6En contrepoint, les études européennes connaissent un tournant méthodologique important, qualifié de « qualitatif »10. Partant de méthodes différentes mais le plus souvent comparatives, des chercheurs approfondissent l’étude de la relation que les citoyens européens entretiennent avec le projet européen (Belot, 2000 ; Diez Medrano, 2004 ; Meinhof, 2004 ; White, 2011 ; Gaxie et al., 2011 ; Duchesne et al., 2013). Directement ou indirectement, ils interrogent l’existence d’un sentiment d’appartenance ou d’un processus d’identification à l’égard de l’Europe. Leurs travaux mettent l’accent sur différents aspects des relations qui s’établissent (ou non) entre l’Europe – ou l’UE – et les Européens à partir de matériaux empiriques qualitatifs. Ces approches constatent la faible « saillance » de l’intégration européenne dans les discours recueillis auprès des citoyens interrogés : ceux pour qui l’intégration européenne constitue un enjeu important, auquel ils font référence spontanément ou avec émotion, sont plutôt l’exception que la norme (Duchesne et al., 2013). Il semble dès lors difficile d’analyser les discours des citoyens à partir de la notion de « sentiment » d’appartenance. En creux, ou par défaut, c’est bien la notion d’indifférence qui semble le mieux qualifier le rapport d’une grande partie des citoyens à l’intégration européenne (Duchesne et al., 2013 ; Van Ingelgom, 2012, 2014).
7À partir de là, on pourrait penser que les études européennes posent les bases d’une meilleure compréhension des émotions et des sentiments – et de leur absence –, permettant d’appréhender plus finement les relations que les citoyens entretiennent – ou non – avec le système politique européen. Ce n’est pourtant pas encore le cas. Tout d’abord, les études européennes sont restées trop longtemps et trop largement dépendantes des données Eurobaromètre et du cadre d’analyse eastonien (Van Ingelgom, 2014 ; Duchesne, Van Ingelgom, 2015). Les dichotomies du type soutien utilitaire/soutien affectif sont en effet des outils faciles à utiliser avec des données de sondage ; à l’inverse, l’intensité d’un sentiment ou son absence restent difficile à détecter avec ces mêmes outils. Pour cette raison, le recours aux données de sondage participe également du maintien d’une opposition marquée entre raison et sentiment. Ensuite, si les approches qualitatives ont contribué à renouveler les approches sociologiques et révélé l’importance de l’indifférence des citoyens vis-à-vis de l’Europe, la notion d’indifférence n’échappe pas aujourd’hui à une certaine faiblesse théorique des études européennes (Duchesne, Van Ingelgom, 2015). De fait, le faible investissement dans le développement de cadres théoriques adaptés continue de caractériser celles-ci11 et de freiner la compréhension d’une des transformations les plus importantes qu’aient connues nos démocraties occidentales. C’est pourquoi selon nous la poursuite des recherches qualitatives illustrée au point suivant se trouve complétée avec bonheur par le retour théorique aux classiques que nous proposons pour terminer.
Des jeunes Bruxellois parlent de l’Europe : une approche microsociologique
8Au départ de trois heures de discussion, six questions similaires ont été posées dans six entretiens collectifs organisés dans différentes « communes » ou quartiers de Bruxelles (Ixelles, Uccle, Anderlecht, Saint-Josse, Jette et Molenbeek) et réunissant en tout 35 jeunes12. Les questions ont été conçues en vue de pouvoir saisir les manières dont ces jeunes expriment leurs rapports au(x) politique(s) et à l’UE sous différentes perspectives13. À travers l’analyse des échanges, trois éléments apparaissent structurants. Tout d’abord, par rapport à la question de l’appartenance à une communauté politique ou à une autre, les entretiens collectifs mettent au jour l’importance d’autres positionnements à l’intérieur même de la communauté politique. Quant à l’indifférence, ordinairement définie par une absence d’émotions, une certaine « insensibilité », elle ne peut pas être confondue avec une mise à distance émotionnelle qui peut favoriser plutôt un regard critique vis-à-vis du politique. Enfin, il semble que les attitudes de retrait lorsque l’on parle de politique sont parfois empreintes d’émotions, fussent-elles négatives.
Le rapport « nous-eux », y compris à l’intérieur de la « communauté politique »
9Une manière d’appréhender dans les discours des jeunes l’existence d’un sentiment d’appartenance à une communauté politique (au sens large) est de s’intéresser à l’utilisation du rapport « nous-eux ». La définition des frontières d’un groupe, à travers l’opposition à « un autre », est alors l’un des éléments à partir desquels le sentiment d’appartenance lié à ce groupe peut se construire et s’analyser, même si d’autres éléments participent, parfois même plus centralement, à la définition de ce « nous » (Duchesne, 2005). Toutefois, comme on peut l’observer à travers les discussions, ce rapport amène aussi à se positionner dans la communauté politique, notamment via l’expression de revendications sur l’accès aux bénéfices sociaux ou sur les rapports entre gouvernants et gouvernés.
10Dans le premier extrait ci-dessous, le rapport « nous-eux » est mobilisé pour revendiquer une sorte de priorité par rapport à certains droits, « dus » par l’entité politique nationale à l’égard de ceux qui « y sont nés, qui parlent la langue et qui y ont travaillé » à la différence d’autres personnes, qui s’y sont installées plus récemment et dont le pays d’origine vient d’entrer dans l’UE. La présence de nouveaux Européens est ainsi considérée comme aggravant la concurrence avant tout en matière d’emploi pour Lila (23 ans, étudiante en marketing), Naima (sans emploi, 24 ans, assistante sociale) et Jordan (22 ans, employé).
Extrait 1 : Nous, qui sommes nés en Belgique ; eux, qui viennent de rentrer dans l’UE (Saint-Josse)
« Lila : Dans le CPAS [Centre public d’action sociale14]15… ’Le fait qu’on donne plus facilement le CPAS par exemple à des gens des pays qui viennent de rentrer dans l’UE, comme par exemple la Roumanie et la Bulgarie. Et donc on voit tous ces gens qui sont rentrés il n’y a pas si longtemps… Fin, oui, quand même, il n’y a pas si longtemps mais on voit tout, tout, les personnes qui viennent de la Bulgarie, de la Roumanie. Ils ont tous droit à un CPAS alors qu’une personne qui est née ici, en Belgique, et qui, qui…
Naima : Qui parle la langue.
Lila : Qui parle la langue qui est dans… Qui n’a pas les moyens de vraiment vivre…
Jordan : Qui même a travaillé pour son pays.
Lila : Voilà, qui même, voilà. Et qui n’a pas de droit, à ses droits. J’ai envie de dire. Parce que c’est son droit aussi. On est nés ici. Ils sont nés ici. On a travaillé pour eux. Et ne pas avoir le droit, c’est quand même… ne pas avoir ses droits, / c’est…
Jordan : /C’est frustrant…
Lila : C’est frustrant. C’est ça, aussi, que je voulais dire. »
11Dans cet échange, les jeunes semblent revendiquer une certaine exclusivité des bénéfices liés à l’appartenance à une entité politique nationale (la Belgique) plutôt qu’ils n’expriment un sentiment d’appartenance à cette entité. Par ailleurs, l’UE apparaît dans l’interaction comme l’espace ou l’entité qui a permis d’accéder au marché de l’emploi. Au final, l’extrait met en évidence la concurrence entre différents « groupes » socio-économiques au sein d’une même entité politique. Une appartenance différenciée (anciens, nouveaux Européens ou Belges) est utilisée pour revendiquer des droits.
12Le rapport « nous/eux » ne définit donc pas toujours une communauté politique par rapport à une autre, ou à d’autres. À d’autres moments, il interroge aussi l’écart, voire le fossé, existant entre ceux qui sont gouvernés et ceux qui gouvernent dans cette communauté. Des échanges particulièrement vifs à Ixelles entre Aicha, Louis, Isabella et Inaya l’illustrent bien à propos de la responsabilité collective, politique et/ou individuelle de la résolution des problèmes sociaux préalablement identifiés par les jeunes.
Extrait 2 : Nous, les citoyens ; eux, les politiciens (Ixelles)
« Aicha : C’est eux qui peuvent agir on va dire. C’est eux qui ont le pouvoir d’agir. ’Fin, oui, nous, /on peut…
Louis : /Eux, ça veut rien dire en fait. Un politicien par définition, c’est quelqu’un qui, qui vient du peuple.
Aicha : Ouais.
Louis : Donc, c’est un /peu…
Isabella : /Nous, nous, ça a rapport à l’éducation. Et, les politiciens, niveau, un peu plus global. Donc, c’est-à-dire on commence déjà par nous à l’école. Et, après, eux, ils sont là pour…
Louis : Mais, si nous, on commence à mettre une distance entre nous et les politiciens. Alors, il y a plus de démocratie. Y’a plus de… C’est plus toi qui as le pouvoir. Si tu mets une distance entre le politicien et toi… Le politicien n’est que celui qui est censé te / représenter…
Aicha : /Encore faut-il qu’il te représente…
Isabella : /Mais, c’est pour ça qu’on lui donne le pouvoir…
[…]
Aicha : C’est clair. Mais, je veux dire… jusqu’à présent, moi, je trouve qu’ils font n’importe quoi. Y’a pas de ça. Et, je vois pas de situation qui s’améliore.
Louis : Eh ben, vas-y ! Fais-le mieux qu’eux [vers Aicha].
Aicha : Eh ben, moi, j’ai pas dit que je le ferais mieux qu’eux. Mais, je veux dire c’est… C’est en gros. C’est eux qui ont le pouvoir d’agir. Nous, on leur donne nos voix. Et, c’est à eux d’agir. C’est à eux de résoudre les problèmes vu que nous on a… si tu veux [vers Louis], on leur a donné le mandat pour le faire. Nous, on peut pas le faire nous-mêmes. C’est eux qui, c’est eux [qui] font les lois.
Inaya : ça c’est /de la fainéantise…
Aicha : /…
Inaya : C’est à eux de le faire… Si toi, … t’as envie de faire bouger les choses. Si t’as envie que les choses changent. C’est à toi de te bouger pour. »
13Dans cet extrait, Aicha (25 ans, étudiante à l’université) part de l’idée que les hommes politiques ont le pouvoir d’agir et qu’ils doivent le faire. Au contraire, pour Louis (17 ans, au lycée), la distinction entre le pouvoir d’action des hommes politiques et l’impuissance des citoyens est illusoire, les responsabilités sont plutôt partagées. Isabella (22 ans, étudiante à l’université), soutenue par Inaya (19 ans, étudiante à l’université), ajoute un autre type de distinction : les citoyens (« nous ») peuvent agir à leur niveau alors que les hommes politiques sont censés s’occuper de problèmes plus globaux. Mais pour Aicha, les hommes politiques ne font pas le travail pour lequel les citoyens les ont mandatés.
14Cette « critique » aussi exprimée dans d’autres groupes ne s’adresse pas uniquement au niveau politique européen, elle concerne le politique dans son ensemble. En un sens, cette critique révèle de la part de ces jeunes, et d’Aicha en particulier à ce moment de la discussion, soit l’absence d’un sentiment d’intégration ou d’inclusion dans une communauté politique existante, soit un problème lié à la représentation des gouvernés par ceux qui les gouvernent. À cet égard, les discussions autour du rôle de ceux qui gouvernent viennent en partie dévoiler la diversité des cadres normatifs sur lesquels s’appuient les jeunes et qui participent à l’évaluation du rôle de la politique et plus largement à la construction des rapports entre les citoyens et le politique (Balme, Marie, Rozenberg, 2003).
15Finalement, les propos de Nour (âgée de 19 ans et suivant des cours de promotion sociale pour devenir « web developer ») à Jette permettent de lier ces réflexions sur l’emploi du rapport « nous-eux » aux questions du continuum entre la raison et les sentiments ainsi qu’aux significations de l’indifférence abordées dans les deux prochaines sections. Quand Nour est invitée à désigner les personnes ou les instances en mesure de résoudre les problèmes collectifs que les jeunes ont identifiés un peu plus tôt dans la discussion, elle répond que « c’est vraiment Dieu et personne ». Elle continue en affirmant que les hommes politiques ne peuvent rien changer tout en ajoutant : « Je ne sais pas si j’aurais les capacités et… Je crois pas vraiment. Donc, euh, est-ce que je réussirais à faire un meilleur job qu’eux [les hommes politiques] ?… » Où l’on voit qu’à la fois un certain fatalisme s’impose, mais aussi une forme d’ambivalence, dans la mesure où le doute s’insinue souvent, et où les réactions négatives et positives à l’égard du politique s’entremêlent16.
16Un peu plus tard dans la discussion, au moment où il est demandé aux jeunes de partager leur point de vue sur ce que signifie l’UE, on pourrait s’attendre à ce que Nour critique fortement celle-ci, compte tenu des différents problèmes associés à l’UE qu’elle a auparavant soulevés. Toutefois, son détachement à l’égard du politique en général l’emporte. Nour conclut même que l’UE est plutôt une bonne chose (« Moi, c’est plutôt positif. Parce que je ne me souviens plus de… ’Fin, avant l’Union européenne, j’étais beaucoup trop petite pour savoir comment c’était. Je me demande si, on va pou… savoir gérer. Je ne sais pas »). En fait, s’imaginer l’absence de l’UE semble impossible.
17En un sens, un sentiment d’appartenance s’exprime là à travers la volonté – ou l’acceptation – de conserver ce qui existe. Il ne s’agirait donc pas d’un attachement d’ordre affectif à l’égard de l’UE. Il faudrait plutôt y voir l’expression d’une certaine habitude, la conscience de l’importance de l’UE n’étant révélée qu’à travers l’hypothèse de sa disparition. On observerait ainsi différents « degrés » d’identification. Le sentiment d’appartenance n’aurait pas toujours la même force, ni les mêmes sources.
Raisons et sentiments, un continuum
18Dans l’extrait 3 qui suit, Nisrine (étudiante de 24 ans dans l’enseignement supérieur) et Alexandre (20 ans, au lycée) disent ce qu’évoquent pour eux les photos qu’on leur a montrées dans le troisième temps de la discussion et qui représentent notamment les bâtiments communaux, les parlements (régional, national, européen), etc. et à travers eux les différents niveaux de pouvoir.
Extrait 3 : Des photos qui n’évoquent pas que des endroits (Anderlecht)
« Nisrine : Pour moi, pour moi, ça ne m’évoque pas que des endroits en fait [en parlant des photos des bâtiments des institutions politiques]. Ce sont des endroits mais… Quand je vois ça, je me demande : “Moi, est-ce que je me sens belge ?” [rire]. C’est vraiment la première chose que je me dis : “Est-ce que…?” Parce que je suis belge. Ça, c’est clair. Je suis née ici. Mais, euh, est-ce que j’ai vraiment la sensation, à l’intérieur de moi de… d’être vraiment attachée à tout ça ? Est-ce que je suis attachée à ce pays ? Est-ce que je suis attachée ? Et… je pense pas.
[…]
Alexandre : Je comprends très bien ce que tu [Nisrine] veux dire. Mais, en même temps, je sais pas, c’est bizarre, je veux dire… Dans tous les pays [c’est comme ça]. Même les Américains qui vivent près de la Maison Blanche, ils la voient et puis après… »
19Nisrine exprime la difficulté d’associer les institutions à quelque chose auquel elle se sentirait attachée. Elle confirme que l’on peut être ressortissant d’un pays, être belge parce qu’on est né en Belgique, et en même temps ne pas s’y sentir attaché, pour reprendre ses mots, « à l’intérieur » de soi. L’élément subjectif, qui est ici associé à une dimension affective, en tout cas sensible, « la sensation à l’intérieur de moi… d’être vraiment attachée à tout ça », lui fait mettre en question son attachement au niveau national, à ce moment de la discussion, et un peu plus tard, au niveau européen. Au même moment, pour Alexandre, cette question ne se pose pas quand on parle de bâtiments qui représentent les structures politiques. Selon lui, face à ces photos, il est logique de ne rien ressentir. La représentation des structures de pouvoir de la société par ce moyen (des bâtiments, des photos de ces bâtiments) n’est pas en mesure de participer à leur appropriation sur un mode affectif, voire celle-ci n’est pas nécessaire.
20Pour creuser la question de la place des émotions lorsque ces jeunes expriment leur(s) rapport(s) au politique, on peut encore s’intéresser à un passage de l’entretien d’Anderlecht où Bilal (24 ans, étudiant à l’université) parle de son « job » d’étudiant pendant cinq ans au Parlement européen. Il raconte que les députés européens ne lui disaient pas bonjour alors qu’il était occupé à nettoyer leurs bureaux.
Extrait 4 : La neutralisation des émotions (Anderlecht)
« Bilal : Franchement, en croisant les députés et tout, on voyait que… vu que nous on était là juste à faire l’aspirateur, ils ne s’intéressaient pas à nous. Même bonjour, c’était rare qu’ils le disent, donc, euh…
Nisrine : Comme quoi, hein !
Waleed : C’est juste que… moi, je pense que… c’est juste que cette personne… où est-ce qu’elle va arriver dans 5-6 ans ? ‘Fin, c’est à nous de leur prouver, ou bien, si on veut faire quelque chose, de le faire…
Bilal : Moi, je suis pas d’accord. Je pense qu’ils venaient juste faire leur boulot, ils ne s’intéressaient pas à ceux /qui faisaient autre chose quoi.
Ilias : /C’est logique oui.
Nisrine : Alors que c’est de nous que ça s’agit, qui s’agit. Alors, moi aussi je trouve ça…
Bilal : Ils ne nous voient pas comme des citoyens qui peuvent voter pour l’Europe, mais plus un ouvrier qui est juste là. »
21On peut lire dans cet extrait l’expression d’une certaine rancœur dans le chef de Bilal. En même temps, alors que Nisrine (voir extrait 3) et Waleed (17 ans, à l’école) semblent l’encourager à exprimer cette rancœur, Bilal « relativise » les faits et neutralise les émotions qu’ils font naître. Il ne remet pas en cause l’autorité de ceux dont il nettoie le bureau, même s’ils ne lui disent pas bonjour, car « ils font leur boulot », comme lui-même. À d’autres moments, le même Bilal exprime toutefois son scepticisme à l’égard de l’UE, lorsqu’il s’agit de son action, de ses politiques. Il remet en question l’UE, notamment son élargissement à l’Est et la concurrence au niveau des emplois que cela entraîne pour lui, à Bruxelles. Et pourtant, lorsque Bilal répond à un questionnaire composé d’une série de questions fermées qu’on lui soumet à l’issue de la discussion, à la question de savoir si l’appartenance de la Belgique à l’UE est une bonne ou une mauvaise chose, il répond « qu’il ne sait pas ». Cela étant, dans l’entretien collectif, tout dément l’indifférence de Bilal, à moins de la considérer essentiellement comme une certaine mise à distance des affects.
Quelle indifférence ?
22Certains des extraits cités évoquent déjà différentes facettes de l’indifférence. Par exemple, dans le cas de Nour, un sentiment d’étrangeté, voire d’incompétence, vis-à-vis de la chose européenne ne l’empêche pas d’exprimer une forme de soutien vis-à-vis de l’UE. L’analyse d’autres moments des discussions, où les jeunes disent qu’ils sont « en dehors de la politique » ou encore que la « politique n’est pas leur monde » ou encore que « la politique n’évoque pas grand-chose », amène à mieux comprendre les significations que l’on peut donner à l’indifférence.
23Tout d’abord, Asma (17 ans et un parcours scolaire difficile) apparaît très en retrait lors de la discussion à Molenbeek, alors même que ce groupe ne compte que quatre participants (deux des participants attendus ne s’étant pas présentés). Quand elle parle des différents niveaux du pouvoir à partir de photos censées les illustrer (le parlement, etc.), avec un temps de retard peut-être en soi significatif, elle dit : « Moi, je me sens éloignée des images que vous nous avez montrées tantôt ». Elle explique que ces photos ne représentent rien pour elle (« Juste parce que je connais rien de tout ça. Je, je me suis jamais renseignée. C’est tout »). Elle ne se sent pas « faire partie », parce qu’elle ne « connaît » pas. Ce retrait s’appuie également sur, ou plutôt induit, un sentiment d’incapacité générale de pouvoir influencer le fonctionnement de la société individuellement ou politiquement17. Dans le même ordre d’idées, Abdel, 17 ans, à Saint-Josse, justifie son retrait dans les discussions en indiquant qu’il est encore dans « le monde des jeunes ». Les structures politiques semblent résolument extérieures dans les propos de ces deux jeunes. Asma et Abdel ne se sentent ni liés ni concernés par la politique. Le sentiment, fort, qu’il existe un fossé entre eux et la politique, entre eux et l’Europe, le sentiment de se sentir totalement « étranger » à celle-ci, montre que le retrait, s’il peut bien indiquer l’absence d’un sentiment d’appartenance à la communauté politique, n’est en rien synonyme d’une mise à distance plus ou moins réfléchie des affects. On retrouve ici l’idée de l’indifférence comme reflet d’une impuissance et d’une impossibilité de s’approprier le politique.
24En même temps, l’expression d’un sentiment d’étrangeté par rapport au politique ne signifie pas forcément un retrait des discussions, ni l’absence d’un point de vue tranché, parfois rempli d’émotions, à l’égard du politique. À Saint-Josse, Jordan, dont on a déjà rapporté les propos dans l’extrait 1, met en évidence que « la politique n’est pas son monde », tout en s’impliquant énormément dans la discussion. Il met en avant ses difficultés, son parcours familial, scolaire et professionnel. Il explique pourquoi sa réalité est différente de celle de ceux qui gouvernent. Il ne considère pas qu’il soit possible de changer les choses et rend compte de son fatalisme à l’égard de l’action politique. Jordan part de l’idée que « la politique n’est pas son monde » pour exprimer un point de vue négatif marqué à son égard, qui semble le reflet du sentiment d’être exclu de la sphère politique.
25D’une tout autre manière, Sophie, 24 ans, qui travaille comme kinésithérapeute dans un hôpital, exprime dans la discussion à Uccle qu’elle n’est pas en mesure de se prononcer sur la politique, car « ça n’évoque pas grand-chose ». Elle renforce son propos par l’expression d’un sentiment d’incompétence qu’elle considère comme un problème dont elle est pour partie responsable. (« C’est dommage que ce soit ça. Fin, dans l’absolu, j’aimerais que ça [la politique] m’intéresse… ») Quand elle se réfère à l’UE, Sophie indique qu’elle en connaît l’existence, mais qu’elle n’arrive pas à en percevoir les aspects concrets dans sa vie. Dans la discussion, elle identifie pourtant des dimensions importantes de l’UE, telles que la libre circulation, mais elle ne les considère pas comme suffisantes pour donner un sens à l’UE (« Et, à part, libre, libre circulation. Ça, je sais. Mais, après, au-delà de ça. Actuellement, ce qu’ils [les hommes politiques au niveau européen] font ? Où on en est ? Moi, j’avoue. Je suis, je suis dépassée, quoi… »). C’est donc avant tout la perception qu’elle a de sa compétence, cette absence d’« auto-habilitation » (Gaxie, 2007), qui l’amène à ne pas investir le champ politique. L’extrait 5 ci-dessous reprend un moment de la discussion où les participants commentent les post-it où ils étaient invités à écrire ce que l’UE évoquait pour eux. Sophie a écrit que « [l’UE] n’évoque pas grand-chose », Théo tente de s’approprier cette idée. L’observation de l’interaction permet de mieux se rendre compte que cette idée renvoie à des conceptions ou à des ressentis très différents pour l’un et l’autre.
Extrait 5 : L’UE, ça n’évoque rien du tout (Uccle)
« Théo : T’es d’accord avec ça, Julie ? Moi, je suis d’accord aussi, ça [l’UE] évoque rien du tout [en commentant la carte rédigée par Sophie à propos de l’UE].
Sophie : “Ça évoque rien du tout” [en répétant les propos de Théo]. Mais en même temps t’as mis quand même beaucoup de choses quoi [rires] !
Nicolas : Oui, mais moi le, le “évoque pas grand-chose” ça partait plutôt de l’idée…
Théo : Ça pourrait évoquer 1000 fois plus ça que… Je veux dire… C’est que ça évoque rien par rapport à ce que ça devrait. Qu’on n’y connaît rien. La pêche c’est un truc que j’ai, que j’ai dû lire il y a quatre ans ou un truc comme ça. »
26Pour Sophie, l’entité européenne est complètement extérieure à son monde. Même si elle reconnaît que, dans l’absolu, l’UE a des implications dans son quotidien, elle est convaincue de ne pas les connaître. Sa réaction amène à poser la question de l’indifférence d’une manière encore autre. Dans les propos de Théo (19 ans, étudiant à l’université), l’idée que « l’UE n’évoque pas grand-chose » est plutôt mobilisée pour exprimer son souhait que l’UE en évoque beaucoup plus. Derrière l’indifférence apparente de Théo, une forme de critique « active » à l’égard de l’UE, bien plus qu’une forme de désintéressement, est patente.
27En résumé, définir l’indifférence par l’absence d’émotions ne permet pas de rendre compte de la diversité des rapports des jeunes au politique et à l’Europe observés lors des entretiens collectifs. Une attitude de retrait ou en retrait est compatible avec l’expression d’émotions parfois fortes qui peuvent précisément amener à se retirer des discussions sur le politique. Tout en exprimant leur sentiment d’étrangeté par rapport au politique, certains jeunes s’impliquent au contraire dans le débat pour rendre compte des raisons qui sous-tendent leur absence d’investissement politique. Ces raisons apparaissent liées soit à un certain fatalisme, soit à un sentiment d’exclusion, ou encore à la conviction d’un manque de compréhension de ce qui se passe au(x) (différents) niveau(x) politiques(s). Enfin, dans une autre configuration, on rencontre une mise à distance émotionnelle du politique qui permet une analyse plutôt distanciée de la politique européenne, voire une critique très construite et plutôt active.
28À ce point, et compte tenu du caractère un peu impressionniste du traitement des questions et notions favorisé par l’empirie, une tentative de mise en dialogue avec les propositions des classiques nous a semblé utile.
Émotions et communauté : un retour aux classiques
29Le retour aux classiques, s’il permet de (re)garder le problème du sentiment d’appartenance et de l’indifférence à l’UE à (bonne) distance théorique et historique, permet aussi de se détacher quelque peu d’enjeux fortement normatifs et de considérer d’un œil neuf les liens qui existent et en même temps les distinctions qui doivent être faites entre différents jeux de questions évoquées d’entrée de jeu : celles touchant aux sentiments des citoyens vis-à-vis de l’Europe ; celles qui tournent autour des processus d’identification à l’Europe ou à l’Union (Duchesne, Frognier, 2002 ; Duchesne, 2005) ; celles qui concernent l’indifférence des citoyens à l’Europe et à la politique européenne (Van Ingelgom, 2014) ; et celles enfin, très vaste champ, relatives aux processus de légitimation de l’entité politique européenne (Delmotte, 2008 ; Duchesne, Van Ingelgom, 2015). Partant des approches proposées en particulier par Norbert Elias (1897-1990) et Max Weber (1864-1920), il s’agit moins, pour finir, de (re)définir des concepts que de mieux cerner une problématique, en prenant le risque de la complexifier ou de l’ouvrir encore. Selon nous, la relecture des classiques « rencontre » en effet l’analyse microsociologique des entretiens d’une manière qui permet de dégager trois pistes ou propositions qui restent à creuser.
C’est l’appartenance qui définit la communauté
30Elias et Weber comptent parmi les précurseurs d’une conception constructiviste de la communauté : qu’elle soit ou non « politique », la communauté existe quand les individus disent « nous », quand ils s’identifient au groupe (quel qu’il soit et quelles que soient ses dimensions). Pour ces auteurs, c’est cela même qui fait d’un groupe une communauté, ce qui le construit ou le définit comme tel, et non des caractéristiques communes prétendument objectives, telles la religion, la tradition ou la langue (Weber, 1971, p. 80-81). Le propre d’une communauté, poursuit Elias, est même d’inventer au besoin ses caractéristiques. Ainsi une communauté raciste se définit-elle par la race alors même que les races humaines au sens biologique n’existent pas (Elias, Scotson, 1997). Cet exemple extrême a le mérite de mettre en lumière le fait qu’une communauté a besoin d’un « autre » pour exister, pour que son existence se révèle à elle-même. D’où l’importance des différents types de conflits et de frontières, « toujours psychologiques » selon Georg Simmel (1999, p. 328-339), pour manifester ou raviver l’existence des communautés.
31Pour autant, la sociologie politique d’Elias comme les entretiens avec les jeunes Bruxellois démontrent qu’une communauté n’est pas seulement un « nous » opposé à un ou plusieurs autre(s) « nous ». Concernant la communauté nationale par exemple, il est évident, partant des approches classiques, de faire valoir le rôle historique de l’État-nation en tant qu’acteur sur la scène internationale, son rapport tout aussi situé historiquement à la démocratie, ou son mode spécifique d’articulation du politique et du culturel. Il est tout aussi évident de s’intéresser à la diversité des trajectoires qui expliquent que, tout en partageant certains traits communs, les communautés nationales particulières se distinguent les unes des autres. Cela dit, et là encore les jeunes le confirment avec force dans leurs échanges, on peut être ressortissant d’un État-nation (ou de l’Europe) sans concevoir/se « sentir »/faire partie d’une communauté nationale (ou européenne) – ce qui est encore autre chose, à la fois distinct et lié, que de s’y sentir affectivement attaché (Elias, 1991). En effet, le sentiment d’appartenance peut s’appuyer sur certaines valeurs, certains intérêts et certaines traditions, les représentations que les individus s’en font, des pratiques et un « habitus » partagés. Il ne se fonde pas nécessairement sur l’amour de son prochain, de sa patrie, ou sur l’amitié entre les peuples.
Les sentiments ne s’opposent pas à la raison
32Si relire les classiques rappelle bien que l’intérêt pour la question des affects, des émotions et des sentiments n’est pas neuf et surtout qu’on ne peut négliger ceux-ci pour comprendre le monde social dans lequel on vit, Weber et Elias suggèrent aussi qu’on aurait tort d’opposer raison et sentiment, passions et raisons, sense and sensibility, même si ce jeu d’oppositions fait partie de l’héritage de la philosophie et de la culture modernes. En outre, l’intérêt des sociologies d’Elias et de Weber est de s’être intéressées à la dimension affective ou sentimentale des conduites et des organisations politiques sans se contenter de la définir négativement, par son caractère « irrationnel18 ».
33Selon Weber, de même que la légitimité d’un ordre politique existant est toujours hybride, les différents types d’« action », d’action « sociale » et d’actions sociales « orientées politiquement » ne se retrouvent jamais à l’état pur dans la réalité, y compris les plus « rationnelles », à savoir les actions rationnelles « en finalité », fondées sur un calcul moyens/fins (1971, p. 55-57). Cela revient à dire que les valeurs (la rationalité en valeur) mais aussi la tradition ou les affects jouent toujours un rôle. Elias le suit en affirmant que nos comportements et nos représentations en tous domaines comportent le plus souvent à la fois une certaine part « d’engagement » (ou d’implication émotionnelle), même minime – mais selon Elias, l’engagement émotionnel demeure particulièrement élevé dans le domaine politique des relations entre hommes, et plus encore dans les relations entre États – et une certaine part de « distanciation » (de détachement affectif, de capacité réflexive) (1993, p. 7-68).
34Le refus de réifier la raison et les sentiments en termes d’opposés, de cloisonner leur emprise, permet bien à notre sens de considérer que l’attachement à l’égard d’une communauté politique – le fameux « sentiment d’appartenance » – peut reposer sur des éléments très divers. Autrement dit, le cœur a certainement ses raisons… mais la raison ne les ignore pas forcément. On peut apprendre à « aimer » l’entité dans laquelle on vit par intérêt bien compris, ou parce qu’on y a été « intégré », par exemple sous l’effet de la démocratisation de la représentation et de la participation politiques (Elias, 1991, p. 270) ou via l’éducation, à l’école ou en famille. A contrario, on peut aussi ne pas aimer l’Europe, ou pas vraiment, comme Bilal ou Théo – ce qui, à nouveau, est autre chose, distinct et parfois lié, que de s’en sentir exclu – et pourtant bien connaître son fonctionnement et même vouloir l’améliorer.
Les mystères de l’indifférence…
35Si le questionnement des classiques sur les fondements de l’appartenance a le mérite de mettre en avant leur pluralité et leur caractère construit, il ne dissipe pas les mystères de l’indifférence, plutôt moins, même, que ne le font les entretiens collectifs. Suivant Weber, l’indifférence pourrait signifier l’absence de représentation de ce qu’est l’Europe ou de croyance dans ses mérites. Pour Elias, elle pourrait renvoyer à un sentiment d’impuissance. Selon lui, dans un premier temps toute intégration politique à un niveau supérieur à la nation – et c’est bien le cas du processus d’intégration européenne – menace en effet le droit, « péniblement conquis » par les citoyens des États parlementaires, d’exercer, par l’intermédiaire des élections, un « contrôle relatif sur les maîtres de leurs destins ». Ainsi l’intégration européenne « commence par renforcer l’impuissance de l’individu » (Elias, 1991, p. 219-220) et, à ce titre, les empêche de se sentir responsables pour ce qui s’y passe ou même seulement concernés par ce qui s’y passe. Dans les deux cas, l’indifférence semble miner la légitimation de la domination politique. À l’inverse, une certaine distance émotionnelle, qui ne se confond pas forcément avec une acceptation passive de l’ordre en place, peut suivant Elias jouer un rôle « positif ». Ce détachement, s’il peut exercer une fonction stabilisatrice pour l’ordre politique comme le pensait Robert Dahl (1971, p. 213), conditionne aussi, dans une veine plus éliassienne, l’exercice de la critique, peut-être plus directement en jeu dans un projet politique démocratique.
Notes de bas de page
1 Sur le rapport et sur la différence entre ces termes, et sur la manière dont les théories et l’empirie les travaillent, voir Pierre-Henri Castel, « Émotions, sentiments et affects : un point philosophique, puis psychanalytique », [http://culture.univ-lille1.fr/fileadmin/archives/lna/35/pg/7.pdf].
2 Le sous-titre de l’introduction de Céline Belot et Christophe Bouillaud, « Vers une communauté des citoyens ? Pour une approche par les sentiments », au numéro spécial de Politique européenne qu’ils ont dirigé, Amours et désamours entre Européens. Vers une communauté européenne des citoyens (Belot, Bouillaud, 2008), révèle un tel enthousiasme. Si celui-ci est d’ordre scientifique, on ne peut s’empêcher de rappeler que, depuis Edmund Burke et sa critique de la Révolution française, l’éloge politique des sentiments et des « affections publiques », qui seraient selon Burke nécessaires à la loi, contrairement à la « raison », incapable de les remplacer (Burke, 2011, p. 98), a souvent sous-tendu des options politiques fortement conservatrices pour ne pas dire authentiquement réactionnaires.
3 Il s’agit d’un programme d’Action de recherche concertée (ARC) intitulé « Pourquoi Réguler ? Régulation, dérégulation et légitimité de l’Union européenne » et mené à l’Institut d’études européennes de l’université Saint-Louis – Bruxelles entre 2012 et 2016. C’est dans ce cadre que s’inscrit la recherche doctorale en cours de Heidi Mercenier, dont la thèse s’intitule « Aborder d’en bas les processus de légitimation de l’Union européenne. Paroles de jeunes Bruxellois » (titre provisoire).
4 Note des auteures : Issu de notre communication au Congrès de l’AFSP qui s’est tenu à Aix-en-Provence du 22 au 24 juin 2015 dans le cadre de la Section thématique « Pour une politique des émotions », ce chapitre a grandement bénéficié de la relecture attentive et avisée de nos chères et estimées collègues Ludivine Damay et Christine Schaut. Qu’elles en soient chaleureusement remerciées. Nous remercions également les organisateurs de cette section et coordinateurs du présent ouvrage, Alain Faure et Emmanuel Négrier, pour leurs encouragements constants à l’égard de notre projet, s’agissant de notre tout premier texte rédigé à six mains.
5 Notre présentation de la littérature est nécessairement sélective. Pour un état des lieux plus complet : (Belot, Cautrès, 2008 ; Belot, 2010 ; Van Ingelgom, 2014).
6 On peut ici citer les travaux de Mathew Gabel qui ouvriront la voie à une analyse en termes de soutien utilitaire (Gabel, Palmer, 1995 ; Gabel, 1998).
7 La question de la communauté a bien entendu été abordée auparavant. Voir, dès les années 1970, les travaux de Ronald Inglehart (1970) ou de Karl Deutsch (1970) et, sur la question de l’identité européenne, voir, dès 1994, le texte de Sophie Duchesne et André-Paul Frognier.
8 Pour un état des lieux des recherches portant sur l’identité européenne, voir les textes de Sophie Duchesne (2010) et Céline Belot (2010).
9 Elle est pourtant remise en cause par Sophie Duchesne et André-Paul Frognier (1994).
10 Pour une revue de la littérature de ce tournant qualitatif, voir (Duchesne et al., 2013 ; Van Ingelgom, 2014).
11 Le collectif Sociology of the European Union édité par Adrian Favell et Virginie Guiraudon visait déjà à sortir les travaux sur l’UE de la sous-discipline pour qu’ils bénéficient du pluralisme conceptuel et théorique des sciences sociales (Favell, Guiraudon, 2011).
12 Concernant la composition des groupes, les groupes de Molenbeek (4 participants), Saint-Josse (5 participants) et Anderlecht (7 participants) rassemblent des jeunes issus de familles au profil socio-économique de type « ouvrier ». Ces jeunes sont pour la plupart issus de la seconde ou troisième génération d’immigrés (marocains et turcs principalement). À Jette (7 participants), le profil des participants est plutôt mixte avec des jeunes issus socio-économiquement de la « classe moyenne » et un mélange entre des jeunes d’origine immigrée et des jeunes d’origine belge. À Ixelles (7 participants) et à Uccle (5 participants), les jeunes sont issus de familles d’origines diverses, de la « classe moyenne », voire « supérieure ». Les jeunes ont été « recrutés » sur la base de leur fréquentation d’un quartier ou parce qu’ils y habitent, de manière à avoir une socialisation pour partie commune. On a toutefois veillé à ce qu’ils ne se connaissent pas pour éviter l’entre-soi. Sur les aspects relatifs à la méthode des « focus groups », voir notamment (Barbour, 2007) et (Duchesne, Haegel, 2004). Enfin, les prénoms des participants ont bien sûr été changés.
13 Les deux premières questions visent à identifier les problèmes sociaux importants pour les jeunes aujourd’hui et les personnes/groupes/niveaux de pouvoir qui pourraient y apporter des solutions selon eux. Les deux questions suivantes portent sur les différents niveaux de pouvoir de manière générale (local, régional, national, européen) et ensuite sur la manière dont l’UE est perçue. Les deux dernières questions abordent la définition des groupes et entités auxquels les jeunes se sentent (ou non) appartenir. Les questions posées et la structure des entretiens ont été inspirées par des recherches récentes menées par d’autres (White, 2011 ; Duchesne et al., 2013).
14 Chaque commune (division administrative au niveau local en Belgique) dispose de son propre CPAS (Centre public d’action sociale). Celui-ci vise à fournir un certain nombre de services sociaux aux personnes ne disposant pas de moyens de subsistance suffisants.
15 Les trois points de suspension dans les citations indiquent une phrase inachevée dans les discussions. Une barre oblique (/) indique que deux ou plusieurs personnes parlent en même temps.
16 Les notions de fatalisme et d’ambivalence ont déjà été mises en avant comme des visages possibles de l’indifférence (Van Ingelgom, 2014). Cependant, comme mentionné dans la première section de ce chapitre, leur étude empirique et leur analyse théorique sont largement sous-développées jusqu’à présent.
17 La centralité de l’existence d’un « belief in efficacy » pour identifier une forme d’intéressement à l’égard du politique est notamment soulignée par Gamson (1992, p. 6).
18 Une prise de distance par rapport aux jugements de valeur de ce type, mais aussi vis-à-vis d’une certaine empathie pour les sentiments des « jeunes », a de même guidé le travail d’entretien.
Auteurs
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La proximité en politique
Usages, rhétoriques, pratiques
Christian Le Bart et Rémi Lefebvre (dir.)
2005
Aux frontières de l'expertise
Dialogues entre savoirs et pouvoirs
Yann Bérard et Renaud Crespin (dir.)
2010
Réinventer la ville
Artistes, minorités ethniques et militants au service des politiques de développement urbain. Une comparaison franco-britannique
Lionel Arnaud
2012
La figure de «l'habitant»
Sociologie politique de la «demande sociale»
Virginie Anquetin et Audrey Freyermuth (dir.)
2009
La fabrique interdisciplinaire
Histoire et science politique
Michel Offerlé et Henry Rousso (dir.)
2008
Le choix rationnel en science politique
Débats critiques
Mathias Delori, Delphine Deschaux-Beaume et Sabine Saurugger (dir.)
2009