Introduction à la deuxième partie
p. 121-122
Texte intégral
1Le pari de cette partie est de démontrer, selon plusieurs angles d’attaque, que l’émotion n’est pas, en politique, cet objet qu’on refoule, mais qu’elle est chargée d’un potentiel qui est sans doute inassimilable à d’autres catégories d’analyse. Mais la place des émotions dans le champ politique, bien que reconsidérée, n’est pour autant pas stabilisée. C’est la raison pour laquelle nous pouvons parler de risque, à plusieurs titres. D’une part, il s’agit du risque d’exposition – et de fragilisation – que l’expression d’une émotion peut représenter. Carole Bachelot, dans son analyse des émotions au sommet du Parti Socialiste, en présente un bon exemple. Il s’agit aussi du risque exactement inverse, lorsque l’émotion est une voie d’expression de l’indifférence à la politique. C’est ce que montrent Florence Delmotte, Heidi Mercenier et Virginie Van Ingelgom dans leur analyse combinée – et non opposée – de l’indifférence à l’Europe et de l’émotion que celle-ci suscite auprès des électeurs. Enfin, il faut parler du risque analytique en tant que tel. Si la place des émotions est instable, c’est qu’en tant que variable elle peut être, selon les auteurs, d’une portée conceptuelle très contrastée. De façon un peu schématique, on peut distinguer quatre façons de penser l’émotion en regard de la politisation.
2Nous appellerons la première la dépendante : c’est celle qui lui donne le moins de portée, puisqu’on va la considérer comme une autre façon de rendre compte d’une variable « dure » (les ressources institutionnelles, la position occupée au sein d’un champ social ou professionnel, la puissance économique). Juliette Fontaine n’est pas loin de cette position lorsqu’elle étudie l’attitude des instituteurs sur la question de la Résistance, sous le régime de Vichy. À sa façon, Thibault Jeandemange, qui fait le lien entre les modes musicaux utilisés lors des campagnes présidentielles et la position du candidat, est assez proche de cette première manière de poser l’émotion en politique. Dans sa chronique sensible et nourrie d’une élection municipale à Paris, Laurent Godmer développe différentes configurations où, tour à tour, l’émotion peut être de basse ou de haute intensité. Mais elle reste, au plan analytique, une variable plus déterminée que déterminante.
3La deuxième manière est la subsidiaire. L’émotion est alors une variable qui n’intervient que quand on a tout déjà expliqué par d’autres causes, et qu’il reste des éléments qui demeurent obscurs à une analyse en termes de zone d’incertitude, de ressources politiques, de détermination sociale. Un projet aussi technocratique en apparence que la refonte d’un espace de coopération intercommunale gagne à être traité au prisme des émotions. Celles-ci transforment un plan en événement, produisent une carte émotionnelle, interpellent la façon dont chaque élu s’est imprégné de son territoire. Maurice Olive nous montre tout le profit que l’on peut tirer de cette variable, sans jamais se départir d’une certaine prudence sur les conséquences à en tirer. L’émotion qui trace ces lignes de fuite, on la repère aussi dans le portrait de Gaston Flosse, leader polynésien, tel qu’il ressort de l’étude de Rudy Bessard.
4La troisième manière est la médiatrice. Ici, l’émotion se trouve aux côtés d’autres dimensions mais elle est dotée d’une efficace propre : celle de donner, par sa manifestation, du sens à des variables qui, sinon, sembleraient désincarnées. C’est ainsi que l’émotion nous confronte à ce qu’est, charnellement, une trajectoire professionnelle, une appartenance sociale ou familiale, une expérience artistique. Ce nouveau stade nous fait pénétrer des univers que nous considèrerions plutôt comme vides de toute émotion, saturés qu’ils sont de calculs. C’est le chapitre de Carole Bachelot sur les sommets du Parti Socialiste. Mais Florence Delmotte, Heidi Mercenier et Virginie Van Ingelgom nous le montrent d’une autre façon, en utilisant la variable émotionnelle pour comprendre le contraire d’un attachement : une indifférence, un rejet. En l’espèce, l’espace européen est le clair objet de ce (res) sentiment. Et c’est toute la notion de distanciation – à la politique – qui s’éclaire d’un jour nouveau.
5La quatrième manière serait – oui, serait, tant elle est en filigrane plus que revendiquée comme telle – la nouvelle clef. Dans cette perspective, les émotions prendraient le pas sur les autres variables, qui étaient auparavant maîtresses : classe sociale, lieu de vie, génération, genre. Ce serait le plus révolutionnaire des tournants anthropologiques, et celui qui serait sans doute le plus vivement contesté. On l’entend pourtant comme une petite musique dans le chapitre de Christian Le Bart, qui compare l’expression des émotions à cinquante ans d’intervalle dans les écrits politiques de leaders de la droite, ainsi que dans celui de Clément Arambourou, qui s’intéresse à la notion d’informalisation pour aborder les relations entre émotions politiques et genre. Chacun nous dit combien l’émotion dont il est question n’est plus la même, et qu’elle tend aujourd’hui à dire le pouvoir à partir de ce qui, auparavant, était un vaste non-dit politique. L’émotion gouvernerait-elle le monde, à travers ses propres transfigurations ? C’est loin d’être aussi simple, et c’est justement tout l’intérêt de la controverse sur l’émotion comme ressource pour l’analyse politique.
6Les chapitres de cette partie peuvent donc être distingués en deux grands ensembles. Le premier concentre les papiers qui accordent à l’analyse des émotions le pouvoir de reconsidérer la politique, de la voir sous un jour nouveau. Le second ensemble regroupe les chapitres qui expriment plus de prudence à cet égard, en préférant considérer les émotions en tant que variable dépendante ou subsidiaire.
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