8. Les sensibilités des quartiers sensibles
p. 107-117
Texte intégral
1De quoi la science politique a-t-elle le plus besoin pour utiliser avec efficience le développement contemporain des travaux de science sociale sur les émotions ? La réponse fournie ici, parmi d’autres possibles, est une étude de cas qui pourrait mettre en évidence certaines modalités de leur devenir politique dans des zones urbaines faisant l’objet d’une attention publique soutenue (les cités classées comme sensibles). Que peut-on tirer des formes observables de la mobilisation des émotions lorsqu’existent de nombreux dispositifs visant à la fois à les réguler et à les utiliser ? Pour le préciser, on se limite à certains états de la rencontre entre cette mobilisation (plus exactement : sa cristallisation) et sa légitimation (sa politisation) en prenant appui sur une enquête de terrain.
Dispositifs de politisation et formes de cristallisation des émotions en cités sensibles
2Le modèle théorique pratiqué présuppose l’existence d’un double processus d’activation de la société civile qui a l’ambition de la faire exister comme telle : un processus de politisation, un processus de cristallisation (Trépos, 2012). La politisation : un travail continu de régulation et de contrôle, par des équipements (dispositifs normatifs et institutions) des activités des êtres civils. La politisation de la société civile consiste aussi à définir des points de contact (modulant contrainte et réciprocité) grâce auxquels des êtres provisoirement incivils (« les exclus ») peuvent accéder à certains services et rester sous contrôle – comme le soulignait d’une tout autre manière Foucault (Trépos, 2004).
3J’appelle « cristallisation » le mouvement divergent – mais non assimilable à l’opposition top down/bottom up – par lequel des insatisfactions provisoirement sans réponse parviennent à une montée en généralité suffisante pour devenir publiquement visibles. Ces « citoyennetés profanes » (Battegay et al., 2012) peuvent s’éteindre en une solution locale (une entreprise d’invisibilisation), trouver une issue politique heureuse par l’abaissement du seuil de politisation ou remettre en cause l’ensemble du dispositif par un effet d’agrégation non stratégique (Hirschmann, 1995).
4Quelle est alors la place des émotions, si on les tient pour « particulières » (Papermann, 2000, 1997), dans ce double processus ? Conformément au modèle esquissé ci-dessus, elles s’expriment et s’étoffent comme « dispositifs passionnels1 » au contact des institutions, notamment par effet des « dispositifs de sensibilisation » (Traïni, 2010, 2015). On peut certes imaginer une assez grande variété d’investissements émotionnels dans des formes politiques – certaines stabilisées et d’autres non – mais ils ne seront significatifs pour nous que si nous saisissons leur portée ontologique : leur manière de performer un réel (Mol, 1999) ou plutôt, comme on le verra, des passages entre des options de réel. En d’autres termes : comment forment/réforment-ils les situations dans lesquelles ils ont l’air de s’inscrire ? Pour tenter de rendre compte de cette politique ontologique des émotions, l’enquête a cherché à repérer des investissements émotionnels laborieux (désespoirs presque silencieux, indignations à bas bruit, bonheurs de mixité) qui parcourent certains espaces de relégation.
5L’enquête – entreprise comme une étude d’image2 – porte sur quatre cités classées sensibles en Lorraine : deux d’entre elles sont des ensembles urbains très importants, une troisième est située dans une ville de la Meuse et la quatrième dans une conurbation de l’est de la Moselle. Classées « sensibles » (degré le plus élevé de politisation d’un ensemble urbain), elles sont éprouvées et se cristallisent comme « agréables », « dangereuses », « mortes », « abandonnées ». Certaines de ces cristallisations sommaires sont compatibles avec la politisation, mais n’en sont pas souvent le résultat direct (les dispositifs de politique de la ville sont ignorés).
6Au sein d’une population choisie selon des critères larges (trois tranches d’âge, trois classes, parité de genre), 75 entretiens guidés ont été recueillis. Deux focus groups de 15 personnes chacun – essentiellement des professionnels – et une dizaine d’entretiens avec des travailleurs sociaux ont permis d’accéder à des éclairages contextuels. La consigne était d’arriver aux entretiens, muni de photo(s) de « ce qu’on voudrait montrer du quartier ». On proposait ensuite aux personnes interrogées de dessiner une carte mentale du quartier (à la différence de celle donnée en annexe, elle a été presque toujours indicielle – Trépos, 2015a).
Dire ses émotions : la fierté entre espoirs et nostalgies
7Peut-on vraiment accorder quelque importance à l’analyse d’émotions rapportées ? Selon le modèle retenu ici, oui. Dire ses émotions doit être considéré comme un acte politique, parce qu’on est contraint à entrer dans une forme recevable par d’autres3. Mais on ne peut présumer d’une parfaite clarté des dimensions langagières pour les utilisateurs : ce qui se dit pour l’un « tristesse » ou « honte », est pour l’autre « colère », sans parler des infinies possibilités de la synonymie et de la modalisation, sans parler de la ligne indécise entre émotions et sentiments. C’est pourquoi, la présentation de l’un des univers émotionnels, celui des fiertés4 – a priori fortement structurant pour l’image du quartier – sera faite sur le mode de l’idéaltype (accentuant certains traits qui pourraient être émergents, sans chercher à rattacher chacun des items à des groupes de personnes). Les trois quarts des enquêtés ayant fourni une réponse, le graphe 1 en dégage les politiques ontologiques selon deux axes.
8Le premier axe oppose fierté des appartenances et fierté des réussites. Certaines fiertés sont des ontologies de l’action : on se dit fier de réussites privées (personnelles, familiales) ou publiques (des manifestations, équipements, institutions, personnalités politiques qui honorent le quartier). Ontologies hybrides – en position intermédiaire sur le graphe – les réussites altruistes (« Fierté de voir des solidarités entre des gens qui se connaissent à peine » dit Stella). À l’autre extrémité, les fiertés sont des ontologies de l’être-au-monde-commun qui disent ce que l’on est avec d’autres (« coappartenance ») : ontologies d’appartenance communautaire (en général nationalitaire ou religieuse) ou, à l’opposé, ontologies émotionnelles de la mixité sociale. Entre les deux, plus rarement énoncée, une ontologie générique : l’appartenance à l’espèce humaine (Hassan : « quand j’entends qu’on a sauvé quelqu’un »). La fierté de voir des enfants du quartier réussir leurs études ou tout simplement leur vie, participe des deux modes de structuration ontologiques.
9Sur le second axe se distribuent les ontologies de la temporalité. Y figurent deux polarités d’attitudes plus discriminées : nostalgie d’une époque révolue ou espoir d’un avenir meilleur. Les fiertés nostalgiques sont liées à des réussites menacées : un tissu relationnel (la convivialité des fêtes de quartier), des constructions qui symbolisent (une mosquée construite par les pères après leur travail à la mine). Publiques, privées ou génériques, ces fiertés se transforment parfois en colères, mais presque toujours l’action qui en découle est plutôt la défection que la prise de parole. La fierté peut être futurologique, engageant une perspective : fierté de voir des dispositifs qui marchent malgré les obstacles (ex : la distribution alimentaire), la qualité humaine de ses habitants, leur reconnaissance auprès de ceux qui ont « œuvré pour le bien de la population » (Mariette). Cette fierté d’espérance est en même temps l’affirmation d’une loyauté (en général à l’égard du quartier ou des humains).
10Il n’y a sans doute pas loin de la fierté nostalgique à la déclaration de non-fierté, voire d’« infierté » : dégradation ou insuffisance des travaux de transformation (Brahim : « il n’y a pas assez de réalisations pour que j’aie de la fierté ») ou encore le départ des jeunes faute de perspectives entraîne la formule connue : il n’y a pas de quoi être fier (« j’irai surement pas m’en vanter », dit Akmet).
11Les fiertés rapportées peuvent-elle l’être modalisées ? Parce qu’il y a toujours le risque qu’on confonde mention d’une fierté et prétention, voire orgueil, nombreux sont ceux qui ont parlé de leurs « petites fiertés ». Ainsi, rapportant une opération menée avec des jeunes du quartier, Mouloud décrit « la joie de ces bons à rien » à la fin du chantier et la « petite fierté » qu’il a alors ressentie.
12Il serait très important de ne pas en rester à ces univers émotionnels en les considérant comme fermés sur eux-mêmes (relevant d’une psychologie différentielle des sentiments) ou comme proposant des ontologies étanches. Tout montre une porosité de ces affects. Ces glissements émotionnels (que l’on appellera « internes », pour les distinguer de ceux qui s’opèrent vers les expressions publiques au travers de dispositifs explicites) sont parfois même mentionnés comme tels dans l’enquête : la représentation d’un état de joie chez alter entraîne un sentiment de fierté chez ego (Mouloud). C’est aussi la progression de la honte vers la colère (frappés de honte pour ce que d’autres ont fait du quartier et au bord de la colère devant l’absence de suite).
Politiques ontologiques de la fierté et de l’exaspération
13On présente ici deux groupes de trajectoires contrastées qui donnent une certaine consistance à des ontologies politiques émotionnelles. L’objectif est de faire apparaître la mobilisation discursive des émotions en contexte, leur émergence parfois difficile, leur densité et leur capillarité interne (la contagion d’une émotion par l’autre) et externe (l’inscription d’une émotion dans un dispositif qui lui donne un sens politique).
Ontologies d’implication fière
14Ils peuvent être nostalgiques, mais ils sont plutôt confiants et décidés à rester dans la cité : plusieurs de nos interviewés ont montré leur capacité à mobiliser leur ancrage émotionnel au service d’un projet plus global. On en propose une vue longitudinale centrée sur l’entretien avec Mouloud, 36 ans, animateur, musulman d’origine marocaine. En notes, pour nuancer ce portrait, des éléments issus de l’entretien avec Sepp’, 50 ans, ex-mineur, en « congé charbonnier », exerçant une activité de complément comme conducteur de bus, habitant la Cité de H.
15Mouloud est né à V., dans la partie où il habite pour l’instant et où il connaît tout le monde (« c’est un village »). Sa mère habite le quartier, dans un logement qu’il juge adapté, tandis que son père partage son temps entre le Maroc et ici. Mouloud va aller habiter dans un autre sous-quartier de V. : son accession à la propriété est « une étape dans la lutte pour le confort ». Il a apporté des photographies de V. autrefois, avec « plus de tours et plus d’habitants […] plus concentré […] J’aimais bien ce côté M & M’s, multi-ethnique ». Sa carte mentale mentionne ses principaux déplacements et points d’ancrage : il évite des sous-quartiers (« cette misère [alcool, cannabis et pauvreté], ça fait mal au cœur et je ne suis pas Superman ») et valorise son lieu de calme : la mosquée. Au passage, il regrette de trouver chez les plus jeunes une revendication d’appartenance au sous-quartier (« On ne se mélange pas »)5. Cela n’aide pas à faire face à « l’image négative qu’on veut donner de V. ».
16Il se dit particulièrement fier d’une marche de solidarité inter-quartiers organisée après la mort violente d’une jeune fille : « jamais ça ne se serait passé en quartier résidentiel ! » Quant à la fierté éprouvée à la naissance de l’association qu’il a contribué à créer, elle vient moins du rôle qu’il y a joué que de la joie qui se lisait dans les expressions des jeunes et de pouvoir leur dire : « Vous l’avez fait ! ». Il ne néglige pas les joies de l’amitié : « toutes ces soirées simples à parler toute la nuit ». Mouloud « aurait honte de vivre dans une ville FN », sa seule peur serait « une montée du FN » localement, où « les gens oublieraient les valeurs de cette ville », qu’il ramène à un terme (« rassembler »).
17« À V., on a vraiment tout ce qu’il faut dans tous les domaines […] Même pour les mosquées, il y a le choix6 ! » Mais la structuration de la société civile, du moins en ce qui concerne le plus important (« la préoccupation d’autrui ») donne une impression mitigée : « une MJC qui ne joue pas son rôle », alors que la mosquée : « en récupère quelques-uns7. […] » Mouloud, qui pense que l’urgence, c’est de lutter contre le décrochage scolaire, met en garde contre l’illusion de beaucoup de politiciens locaux : « ils pensent qu’il suffit de mettre en place des actions » et plaide pour une conception plus autonomiste : « c’est jamais “grâce au dispositif” que ça marche [… ]8 C’est le travail de fourmis des parents et des éducateurs ». Quant au problème de l’emploi, il estime qu’on n’est pas condamné à l’échec : même dans les quartiers, on peut créer son emploi9.
18Un processus réflexif d’encadrement politique des émotions met Mouloud en prise directe avec les dispositifs de politisation existants, auxquels il marque assez de confiance pour vouloir les réformer. Sepp’ n’a pas le même arrière-plan culturel, pas la même formation et pas la même réflexivité émotionnelle, au sens de Burkitt (2012) : il a du mal à en parler, mais il partage cet ancrage et cet optimisme. Sepp’, comme Mouloud, pratique les dispositifs à orientation publique (il s’occupe d’un club sportif), mais il semble accorder plus d’importance à la bonne volonté qu’à la technicité.
Ontologies de la frustration
19Pratiquement à l’opposé de cet univers d’ancrés, certains enquêtés semblent encalminés dans la cité : ils en sont, ils n’en partiront sans doute pas, mais s’ils pouvaient… La charge émotionnelle exprimée est apparemment plus brute et sa politique ontologique apparaît assez vite : par des soupirs, des silences et des regards recherchant la connivence (Papermann, 1993) et non par des mots, nos interlocuteurs cherchent à établir des liens entre les émotions qu’ils rapportent et un système explicatif dénonciatoire qui en situe la portée (avec des fauteurs, des arbitres passifs, des victimes). Fiertés, joies, tristesses, hontes, peurs et colères, sont orientées par la nostalgie. Isabelle, 49 ans, ancienne ouvrière (« usée par l’usine »), animatrice non diplômée dans le périscolaire depuis 8 ans, nous servira de fil conducteur, précisé par des apports tirés de l’interview de Bernadette, 50 ans, agent de service, vivant dans la même cité.
20Isabelle est née dans la cité et y a toujours habité. Elle a apporté plusieurs photos des parties de H. qui représentent pour elle le bonheur d’une époque révolue : « il y avait plus d’entraide » (« c’était une période géniale »). Submergée par toutes les incivilités (« plus de 300 voitures brûlées »), elle sort de la cité dès que possible. Isabelle dessine une carte mentale (voir annexe) très iconique – et même symbolique au sens de Peirce : d’un côté, « avant », le bucolique (les arbres), souligné d’une bouche engageante ; de l’autre, « maintenant », l’incendie (des flammes) et un point d’interrogation (« quel avenir ? ») ; entre les deux, le Centre Social (le lieu des possibles ?). Isabelle partirait volontiers, malgré ses attachements, mais il y a le travail de son mari, la proximité de ses parents qu’elle veut voir finir leur vie près d’elle : « je crois qu’à mon âge, je resterai10 ». Fière de sa cité, Isabelle « encaisse » quand elle est à l’extérieur : c’est la honte qui domine, parce qu’il faut bien reconnaître qu’« ici ça dépasse tout ». Elle évoque pudiquement son mal-être (« et ça me rend triste »), comme celui des anciens (« les petits vieux ici, ça me fait mal au cœur »).
21Comment cette « nature très forte » peut-elle se situer par rapport au dispositif de politisation disponible ? Elle n’a pas peur de ce qui pourrait lui arriver, mais de ce qu’elle pourrait faire dans ces circonstances : « Ma crainte : le jour où je suis agressée, comment je vais réagir ? Pourquoi ça n’est pas encore arrivé11 ? » On n’est donc pas étonné d’entendre Isabelle rapporter ses colères : « je supporte très mal les agressions des ados du Centre […] J’étais en colère quand ils ont brûlé nos camionnettes. C’était gratuit ! ». Pour résumer le sentiment de son entourage : « ras-le-bol ! Tout le monde vous dira pareil12 ». Pourtant, « ici, j’ai appris à me replier sur moi-même » : la situation du Centre Social est emblématique de ce qu’on peut espérer des coups de gueule (« Ils <le bureau de l’association> ferment les yeux. L’équipe est mise à l’écart […] »). Bref « je n’ai plus confiance en personne ». Ce qu’il faudrait ? « Faire le ménage13 ! Mais c’est peine perdue. Il faudrait une école pour les parents14. »
22Ces deux politiques ontologiques de femmes ouvrières ne s’inscrivent pas dans des dispositifs disponibles, mais ne les conduisent pas à l’inaction publique. Encalminées dans la cité, Isabelle et Bernadette se disent fières d’un quartier que pourtant elles ne reconnaissent plus : les incivilités les exaspèrent, elles en désignent du bout des lèvres les fauteurs (une communauté plus ethnique que religieuse15), mais elles s’occupent des parents (Bernadette) et des enfants (Isabelle) issus de cette communauté. L’inaction et la lâcheté des responsables (un être collectif plus ou moins homogène), pourraient les conduire à la défection, mais elles n’ont pas empêché des formes d’engagement professionnel ou bénévole, assez étonnantes au regard de leur parcours comme de leur discours.
23Présenter ces quelques variantes de parcours émotionnels à partir de projets résidentiels n’est qu’une des options possibles pour saisir différents dispositifs passionnels, mais ce choix épistémologique (suivre une variable dépendante) et théorique (trouver des ontologies dans des itinéraires) permet de combiner utilement d’autres dimensions (groupes sociaux, genre, ethnicité) qui mériteraient toutefois des approches spécifiques. On y voit bien que les dispositifs passionnels diffus (nostalgiques ou eschatologiques) et leurs verbalisations courantes (ici les fiertés) qui fonctionnent parfois comme des refuges, sont toujours plus ou moins liés aux modes d’inscription que suscitent ou limitent les équipements publics du quartier.
Allumer des incendies, éteindre les émotions
24L’un des dispositifs conventionnels les plus immédiatement disponibles pour une thématisation des émotions – mais pas le plus facile à décrire – est langagier : on dispose de termes recevables pour dire leur rencontre avec la norme (Déchaux, 2015)16. D’autres appuis sont plus accessibles à l’observation, en particulier en situation critique, par exemple lorsque des incivilités répétées semblent montrer que les dispositifs de politisation sont à bout de souffle. L’une des parades d’urgence est alors le déploiement d’un dispositif politique classique (la réunion publique) susceptible de ritualiser les interactions émotionnelles17. Au cours de l’enquête, une occasion s’est présentée d’observer en temps réel des traductions publiques des émotions en situation publique classique. Après plusieurs incidents concernant son Centre Social (incendies, agressions, intimidations), l’une de nos quatre cités semble avoir connu « l’incident de trop » : l’incendie simultané d’un véhicule collectif et de la voiture de la secrétaire a entraîné la fermeture du Centre, l’usage du droit de retrait des salariés et, trois jours plus tard, une réunion publique convoquée par le maire. Trois cents personnes (la ville compte 7000 habitants) participent à cette réunion qui a lieu au gymnase (situé en plein centre de la cité et face au Centre Social).
25Pour comprendre comment vont se politiser les émotions dans cette situation événementielle, regardons d’abord comment se reconfigure (ou : se re-politise) l’espace d’engagement des participants. Du terrain de hand-ball, seule une petite partie est réaménagée et occupée (les gradins, un coin du terrain comprenant un but, l’espace d’entrée) : le reste de la salle garde ses caractéristiques de lieu où certains des participants jouent d’habitude – comme un contrepoint aux propos sérieux qui y sont tenus. Cette jauge confortable semble en mesure d’absorber la forte charge émotionnelle qu’ont apportée les participants, dont la répartition dans l’espace reconfiguré paraît reproduire l’ordre invisible qui gouverne la cité : des élus, une majorité silencieuse, des opposants, des outsiders (voir schéma 1).
26L’équipe municipale, un conseiller départemental maire d’une ville voisine et deux représentants de l’association de gestion du Centre Social sont assis derrière un ensemble de tables en enfilade, au pied des gradins. Détenteurs de la parole autorisée, ils sont en contrebas, mais ils en imposent – notamment par de longs propos d’ouverture – à la masse silencieuse d’« assis » qui est là pour les écouter (Defrance, 1988).
27Ces « assis » (environ 200 personnes) ne forment pas un groupe d’attentes homogène : le personnel du Centre Social espère obtenir un soutien public, certains habitants du village et de la cité voudraient qu’on châtie les coupables, d’autres souhaitent la réouverture du Centre, considéré comme distributeur de services périscolaires. Encore faut-il le deviner : seules deux questions émergeront des gradins.
28Les « debouts », une minorité (entre 50 et 80 personnes) issue de la communauté maghrébine, volontairement entrés après le début de la réunion, occupent tout l’angle du terrain devant l’entrée. Ce sont les opposants : ils entendent réclamer des mesures en faveur de la cité (des emplois et des stages), critiquent les politiques, mais jouent le jeu des questions-réponses.
29Une quatrième position (les outsiders), est occupée par un petit groupe mobile de jeunes gens – eux aussi entrés délibérément en retard – circulant dans l’espace restreint d’un but de hand-ball : ils n’hésitent pas à interrompre le maire en tout début de réunion par un propos ironique à double sens (« On veut des places »), à crier, à applaudir à contretemps, assumant plus tactiquement que stratégiquement les ressources du chahut (Véniat, 2015).
30À l’issue de cette assemblée (d’une durée de deux heures) que s’est-il finalement passé ? Le dispositif politique classique a d’emblée bloqué l’irruption des émotions dans ce qui aurait pu devenir « forum hybride » (Callon et al., 2001) : les discours (municipaux) annonciateurs de mesures et les réponses fermes aux opposants ont laissé peu de temps pour l’expression des sentiments qui en étaient pourtant le prétexte. Et lorsque c’est presque le cas (« une mère de famille » a affirmé : « Ils iraient jusqu’à tuer »), l’intervention théâtrale des outsiders (« Dites qu’on est tous des terroristes ! ») arrête toute autre manifestation de la peur. Les dispositifs passionnels ne s’esquissent finalement que dans le décalage des regards : quand les opposants parlent de politique publique, ce sont les outsiders que le public des gradins regarde. Les incendiaires, quant à eux, sont absents.
Ontologies fragiles
31On pouvait facilement imaginer que le fonctionnement de dispositifs de sensibilisation dans ces quartiers tendrait à définir des « quartiers de sensibilité » (des degrés de légitimité différents pour la manifestation des émotions) et présupposer que tous les dispositifs passionnels n’y trouveraient pas ancrage. Les politiques (policies) de construction de ces quartiers comme « sensibles » ont en fait suscité une sensibilisation à bas bruit : l’enquête montre que les habitants sont majoritairement attachés à leur cité, capables d’en parler en termes de fierté autant que de honte ou de peur, mais qu’ils n’adhèrent guère aux ambitions (par exemple participatives) de ces politiques, ce qui se traduit en cas de situation tendue, par une cristallisation à combustion rapide et le succès des techniques omnibus de gouvernement. Lorsqu’on parvient à recueillir des politiques émotionnelles (c’est-à-dire la mise en discours de l’éprouvé, pour autrui autant que pour soi-même), on se rend compte qu’elles sont des ontologies fragiles : des options de réel et de rapports émotionnels au réel qui ne peuvent surprendre ou sembler incohérentes que si on oublie qu’elles ne sont que des options se condensant à la croisée des dispositifs de politisation et des émergences situationnelles. Susceptibles d’expansion vers une gestion locale solidaire de la sphère publique (Polity), presque autant que de repli prudent sur la sphère privée, ce sont bien des options, c’est-à-dire des chemins politiques (politics).
Notes de bas de page
1 C’est ce qu’exprimait déjà Hume, dans ce qu’on pourrait appeler sa politique des passions (Hume, 1966, p. 616 sq).
2 L’étude de l’image interne des cités sensibles répondait à une demande du conseil Économique Social et Environnemental régional de Lorraine, avec le soutien de la Banque Populaire Alsace-Lorraine-Champagne (Trépos, 2015b).
3 Voir l’analyse de la honte (Vermot, 2015).
4 Les autres (hontes, tristesses, colères, peurs) sont mentionnées au cours de l’analyse sociodynamique (en 3.). Pour une vue plus complète (Trépos, 2015b).
5 Sepp est moins pessimiste : « Je ne vois pas tous ces côtés qu’on reproche aux jeunes. On ne m’a jamais agressé et j’ai toujours su expliquer les choses. Même des choses qui me choquent, je ne reviens pas tout de suite là-dessus. »
6 Constat inverse pour Sepp’ : à part un très beau gymnase, il n’y a rien et surtout pas de commerces à la Cité de H.
7 Sepp’ l’exprime à sa manière, plus centrée sur l’initiative individuée : « Chacun chez soi : ça devient comme ça. Mais il y a encore de la solidarité. De l’aide, je le fais chaque fois qu’il faut […] Je suis assez solidaire. Je prête assistance […] Mais j’aime pas aller demander assistance. »
8 Sur les visions du monde additive, compensatoire et autonomiste, sous l’angle développé ici, voir (Trépos, 2012).
9 C’est aussi la conviction de Sepp’, qui cherche à créer un emploi de soutien au fonctionnement associatif pour un jeune du quartier.
10 Bernadette : « On était prêts à partir, avec mon mari. On est restés ici par rapport à nos enfants. Pour pas les chambouler. » Maintenant qu’ils sont dans la zone des Maisons Individuelles Groupées, ils vont « vieillir ici ».
11 Les déboires de Bernadette : voiture « caillassée », garage incendié (avec la voiture à l’intérieur). « Et toutes ces racailles qui traînent », ça vous pousse à rester chez vous à partir de 8-9 heures.
12 « Les petits qui vous insultent, ça vous met la rage » – Bernadette.
13 Avec des regards pleins de sous-entendus, Bernadette soupire : « Il faudrait faire un grand ménage ! »
14 Très investie bénévolement dans le « soutien à la parentalité », Bernadette dit ne faire que « de petites choses ».
15 « Ils se croient chez les Bisounours, ils parlent même pas français » (Isabelle).
16 La tolérance (largement analysée comme telle dans le rapport) serait un bel exemple de cette thématisation minimale. Voir (Trépos, 2015b).
17 Pour cette expression : (Jeffrey, 2011).
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