5. La politisation des sensibilités au prisme de la protection des animaux
p. 77-88
Texte intégral
1Cette communication s’inscrit dans le prolongement d’un travail consacré aux promoteurs de la protection animale, du xixe siècle à nos jours, un terrain d’enquête d’autant plus approprié pour interroger les dimensions émotionnelles des engagements que la cause animale bénéficie généralement d’une faible légitimité au regard des élites les plus proches du pouvoir. Réalisée sur plusieurs années, cette enquête a consisté à croiser, d’une part des documents d’archives concernant les sociétés protectrices des animaux les plus anciennes de France ; d’autre part une enquête sociologique du temps présent. La perspective théorique adoptée a consisté à envisager l’engagement en faveur de la cause comme un faisceau d’activités consistant, non seulement à remédier aux imperfections de la société, mais plus fondamentalement encore à éprouver publiquement des émotions qui prolongent les sensibilités que les protecteurs des animaux doivent à leur histoire sociale préalable1. Dans cette optique, les allers retours entre les traces du passé et les données du présent ont permis de révéler la pluralité des pratiques à travers lesquelles des groupes de protecteurs des animaux ont pu participer à la redéfinition sociale des seuils de tolérance transmis par les générations qui les ont précédés. Et ce, plus particulièrement, en ce qui concerne non seulement l’occurrence de la violence, l’atteinte à l’intégrité physique des corps, mais encore le traitement réservé aux êtres les plus faibles et vulnérables (Traïni, 2011). Par-delà la seule compréhension de ces processus historiques d’évolution des normes affectives, le détour par la protection animale offre également l’opportunité de spécifier les dimensions émotionnelles des carrières militantes telles qu’elles ont pu être étudiées au croisement de l’histoire des individus, des organisations et des contextes (Fillieule, 2009, 2005 ; Fillieule, Mayer, 2001 ; Leclercq, Pagis, 2011 ; Sommier, 2015). Dans une telle perspective, l’engagement peut être appréhendé comme une trajectoire d’activités cohérentes qui s’opposent à l’indifférence et à l’inaction en ce qui concerne un ordre des choses susceptible d’être modifié ; ce qui revient à dire qu’une aptitude à réagir affectivement à certaines situations jugées perfectibles constitue l’un des ressorts essentiels des processus de l’engagement.
2Cette communication prolonge, bien évidemment, cette perspective résumée à grands traits. Toutefois, le propos privilégié ici consistera plutôt à envisager l’étude de la protection animale comme un détour permettant d’interroger, de manière renouvelée, la nature des rapports entre les citoyens et les pratiques spécialisées de la politique. Plus précisément, cette communication se propose de tirer parti de la grande hétérogénéité qui caractérise aujourd’hui la protection animale afin d’examiner sous quelles conditions certaines formes d’engagement (d’une partie seulement) de ses promoteurs peuvent se rapprocher de pratiques politiques plus conventionnelles.
Des formes d’engagement et des ressorts affectifs très différenciés
3La protection animale se distingue aujourd’hui, non seulement par de formes d’engagement très différenciées, mais encore par des adeptes aux profils sociologiques des plus contrastés. Ici, afin de préparer au mieux le propos central de ce chapitre, il ne peut être question que de résumer très sommairement l’analyse de cette hétérogénéité.
4Pour commencer, on notera que l’observateur peut repérer trois grands pôles d’organisations se dédiant à l’amélioration du sort d’espèces animales différentes. Le pôle qui aujourd’hui rassemble, de loin, le plus grand nombre de sympathisants est constitué d’organisations centrées sur les animaux d’affection tels les chiens et les chats. Une grande partie de l’activité que les membres de ces organisations déploient consiste à offrir refuge et soins aux malheureuses bêtes abandonnées. Un second pôle rassemble des organisations qui se dédient à la protection des animaux sauvages et qui entretiennent une forte proximité avec l’écologie militante ou bien encore avec les spécialistes des sciences de la nature et de l’animal sauvage (ornithologues, zoologues, primatologues, etc.). Enfin, un troisième pôle, beaucoup plus composite, rassemble des associations spécialisées dans la protestation morale à l’égard des traitements cruels que les hommes infligent aux animaux domestiques : élevage industriel, corrida, cirque, production du foie gras ou de la fourrure, expérimentation scientifique et tests sur des cobayes…
5Il convient de souligner ici que les formes d’engagement en faveur des animaux ne se distinguent pas seulement du seul point de vue des espèces animales prises en considération (animal d’affection/espèces sauvages/bêtes vouées à l’exploitation). Dès lors qu’il s’intéresse aux dimensions affectives de la promotion des causes, l’observateur se doit d’examiner d’autres lignes de partages significatives (qui ne recoupent que très imparfaitement les premières). À ce propos, il convient de noter que la perspective de l’enquête fut plus particulièrement attentive aux dispositifs de sensibilisation que les protecteurs des animaux mettent en œuvre au cours de leur engagement. Par dispositifs de sensibilisation, il faut entendre l’ensemble des supports matériels, des agencements d’objets, des mises en scène, que les militants déploient afin de susciter des réactions affectives qui prédisposent ceux qui les éprouvent à s’engager ou à soutenir la cause défendue. La description ethnographique de ce matériel constitue une étape indispensable à l’étude des mises à l’épreuve des émotions qui sous-tendent les processus essentiels au développement des mobilisations des protecteurs des animaux. Le recours répété à tel ou tel autre type de dispositifs de sensibilisation, en effet, fraye la voie à l’édification de registres émotionnels, c’est-à-dire à des ensembles d’émotions valorisées au sein des organisations militantes se dédiant à la cause. Or, les propriétés distinctives de ces registres émotionnels contribuent grandement à façonner, sélectionner et fidéliser les sympathisants de la cause. La double comparaison, historique et synchronique, permet ainsi de distinguer trois registres émotionnels qui sous-tendent les engagements des protecteurs des animaux : le registre démopédique, le registre de l’attendrissement, le registre du dévoilement. Repérer ces registres émotionnels ne constitue pas une fin en soi. Ils constituent bien plutôt un point d’appui pour des analyses ultérieures des données biographiques collectées auprès des protecteurs des animaux2. En définitive, il s’agit de rendre compte de la manière dont les émotions valorisées par tel ou tel autre registre permettent de prolonger, d’activer et d’amender, des sensibilités3 que les protecteurs des animaux doivent aux expériences qui ont marqué leur socialisation.
6Un inventaire complémentaire des pratiques effectivement mises en œuvre par les protecteurs d’animaux apporte des éclairages particulièrement importants pour le politiste. Le fait d’être dotés d’une forte sensibilité en ce qui concerne la souffrance des animaux ne suffit pas à transformer les individus en militants soucieux de persuader leurs concitoyens de la nécessité de modifier habitudes et règlementations. L’engagement en faveur de la cause, en effet, peut tout aussi bien être centré sur des pratiques visant à réduire immédiatement la souffrance des bêtes, soit en leur apportant refuge et soins, soit en s’appliquant à les arracher des griffes de leurs bourreaux. Par ailleurs, d’autres pratiques – telles l’adoption d’un régime de consommation vegan – dessinent une forme d’engagement visant à améliorer la condition animale grâce à un travail sur soi consistant à modifier ses propres habitudes afin qu’elles ne participent plus à la pérennité du système d’exploitation des animaux (Traïni, 2012). Au final, l’inventaire de l’ensemble des pratiques dans lesquelles les protecteurs des animaux peuvent s’engager aujourd’hui nous rappelle qu’il n’y a rien d’inéluctable à ce que des individus, soucieux de remédier à un état du monde qu’ils jugent insatisfaisant, éprouvent la nécessité d’une action collective, et plus encore d’un prosélytisme visant à persuader le plus grand nombre possible de leurs contemporains. En d’autres termes, si le détour par la protection animale est pertinent, c’est bien parce qu’il nous invite à envisager comme une alternative parmi d’autres une manière de se rapporter aux causes sur laquelle la science politique tend à exclusivement se focaliser.
Valorisation du prosélytisme et des pratiques discursives
7Si certaines sensibilités précoces prédisposent à un engagement en faveur des animaux, elles ne suffisent pourtant pas à rapprocher les protecteurs des animaux de la figure du militant qui intéresse habituellement la science politique. L’inventaire complet des pratiques à travers lesquelles les protecteurs des animaux s’appliquent à remédier au sort malheureux des bêtes nous invite à mesurer à quel point l’adhésion à la cause ne se confond pas nécessairement avec le ralliement à une organisation collective se dédiant à un travail de prosélytisme. De fait, l’engagement des protecteurs des animaux dans les pratiques visant à convaincre d’autres que soi-même de la justesse de la cause à laquelle ils se dédient requiert une analyse spécifique. Seule une minorité de protecteurs des animaux, en effet, sont susceptibles de s’attacher aux pratiques du prosélytisme, ou si l’on préfère dans une analogie plus directe au propos d’Howard Becker, d’apprendre à y prendre goût (Becker, 1985). Pour certains, ce cheminement demande peu d’efforts car cette disposition à l’action collective a parfois été transmise par un milieu familial tendant à la valoriser. Pour d’autres, l’appétence pour des pratiques visant à rallier autrui se constitue, sans avoir été anticipée, au cours d’un engagement initialement centré sur la volonté de prolonger leurs sensibilités à l’égard du sort des plus faibles. Pour tous, l’engagement dans les pratiques du prosélytisme implique l’apprentissage, certes plus ou moins poussé, de compétences consistant à argumenter, à moduler ses émotions et son propos en fonction des circonstances et des publics visés, à s’adresser à des professionnels des médias, à rédiger un tract, à organiser une manifestation, etc… Les types de pratiques et les degrés d’investissement dessinent des profils très variables de militantisme allant du malhabile sympathisant au virtuose dont la maîtrise confine au professionnalisme. Toutefois, c’est une forme particulière d’engagement dans le prosélytisme qui retiendra plus encore ici notre attention. En effet, dès lors qu’il s’agit de convaincre le plus grand nombre de la nécessité de remédier aux souffrances des bêtes, les militants pourraient se contenter de toucher le public à travers des dispositifs de sensibilisation appelant à la réaction affective immédiate ; d’organiser des manifestations ou des stands d’information ; ou bien encore de présenter aux élus des dossiers techniques sur les conditions de transport du bétail, d’abattage rituel, de l’expérimentation animale, etc. Or, on constate que, loin de s’en tenir à ce rapport instrumental aux pratiques du prosélytisme, une minorité de protecteurs des animaux se distinguent plus encore par leur propension à envisager la cause à laquelle ils se sont dédiés comme un combat d’idées et d’arguments.
8En l’occurrence, deux formes d’organisation de la protection animale apparaissent les plus proches de ce type-idéal de rapport spécifique à la cause animale : d’une part la Ligue Française des Droits des Animaux (LFDA), d’autre part les Cahiers antispécistes. Réflexion et action pour l’égalité animale. Ici, nous nous en tiendrons aux sympathisants des Cahiers antispécistes, une revue en ligne créée en 1991 par des militants issus de la mouvance anarchiste. L’un des fondateurs, Yves Bonnardel, est né en 1977 à Vienne d’une mère PSU et d’un père maoïste engagé jusqu’en 1981 dans une organisation marxiste-léniniste. À 19 ans, après une formation dans le bâtiment, Yves Bonnardel vit dans une « communauté révolutionnaire, qui se battait contre la domination adulte en Allemagne » (E 36). Marqué par cette expérience, et de retour en France, il ouvre, à son tour, un squat politique à Lyon : « c’est comme ça que s’est créé le groupe qui ensuite a abouti au premier mouvement anti-bagnole en France et ensuite au mouvement antispéciste » (E36)4. Au cours de ces diverses entreprises, Yves Bonnardel rencontre David Olivier. Celui-ci, de mère anglophone, a fait des études, et traduit donc aisément en français les textes d’auteurs anglais qui, à partir de la seconde moitié des années 1970, développent au sein des universités anglophones une éthique animale conçue comme un domaine de la philosophie morale digne d’être développé. Ainsi, Les Cahiers antispécistes sont connus des protecteurs des animaux comme une revue permettant d’avoir aisément accès à des traductions de textes d’auteurs tels Peter Singer ou Henry Spira. À travers la diffusion de ces textes, il s’agit de dénoncer les ressorts trop souvent méconnus du spécisme.
« Le spécisme est à l’espèce ce que le racisme et le sexisme sont respectivement à la race et au sexe : la volonté de ne pas prendre en compte (ou de moins prendre en compte) les intérêts de certains au bénéfice d’autres, en prétextant des différences réelles ou imaginaires mais toujours dépourvues de lien logique avec ce qu’elles sont censées justifier. En pratique, le spécisme est l’idéologie qui justifie et impose l’exploitation et l’utilisation des animaux par les humains de manières qui ne seraient pas acceptées si les victimes étaient humaines5. »
9Selon les fondateurs des Cahiers antispécistes, ces textes visent à inciter ceux qui se préoccupent du sort des animaux à « fouiller la question au niveau théorique, mais aussi de créer une continuité et de créer un mouvement qui n’existait pas » (E36). Dans cette même optique, les animateurs de la revue organisent, à partir de 2003, les Estivales de la question animale : « c’est [raconte un militant alsacien] une université d’été sur le thème de la question animale, donc tout ce qui concerne les animaux en tant qu’individus, donc pas en tant qu’espèce » (E49). Lors des Estivales, les questions théoriques propres à l’antispécisme ouvrent parfois la voie à des réflexions susceptibles de déboucher sur des actions concertées à l’image, par exemple, du lancement de la campagne contre le foie gras « Stop gavage » (E36). Là encore, il convient d’écouter assez longuement les militants témoigner de la manière dont leur rencontre avec les textes et les thèses diffusées par les Cahiers antispécistes est à l’origine d’une inflexion notable du rapport affectif, et purement individuel, qui les portait initialement à se préoccuper du sort des animaux. Comme on pourra le constater, l’intérêt des militants pour les questions théoriques se trouve d’autant plus stimulé qu’il permet de penser, sur un mode plus intellectualisé, des préoccupations qui étaient initialement préalablement vécues de manière affective, intime et implicite.
« Je crois bien ne pas avoir entendu le mot de “végétarien” avant mes 20 ans… Je ne soupçonnais pas alors qu’on puisse militer pour la cause animale. La mise à mort des animaux m’affectait et la décision de ne plus manger de viande m’apparaissait alors comme une décision privée, sans aucune démarche militante. Ma position était généralement moquée et tournée en ridicule… Il y avait très peu de réflexion politique derrière cela […]. Les Cahiers antispécistes, c’est un peu la Bible de notre combat, en France […]. Une de mes échappatoires, c’était d’essayer de me constituer une armature intellectuelle préalable à une éventuelle action dont j’espérais qu’elle verrait le jour. Et cela a été le cas. […]. Et c’est là que j’ai découvert avec stupéfaction qu’il y a des philosophes qui se sont penchés sur la question. […]. Les Cahiers antispécistes, cela a été la voie d’entrée […]. Cela m’a permis de théoriser ma démarche, de prendre conscience que la question animale était une question majeure pour l’humain et la société » (E67).
« Je ne sais pas si cela m’a influencé, parce qu’en fait, je pense que les idées… Parfois, on les a en fait… C’est juste on n’arrive pas bien à les mettre en ordre. Y’a des petits trucs qu’on a… Mais on n’arrive pas à faire avancer sa pensée… Parce que justement on ne rencontre peut-être pas des personnes avec qui on peut discuter… Et du coup on ne sait pas trop… Alors peut-être que ça m’a un peu influencé… Mais je pense que ça m’a surtout permis d’organiser en fait mes idées. Les mettre au clair et dans les bonnes cases ! » (E44).
« J’ai attendu mon temps, mais quand j’ai découvert tout ce qui existait, qui était un peu une révélation pour moi, j’ai eu l’impression de voir des choses écrites que j’avais toujours pensées et refoulées au fond de moi en fait ! […] On se dit : “ah bon ? Mais alors ce que je ressentais, ce n’était pas de la connerie ! Il y a vraiment quelque chose… Il y a vraiment des gens qui pensent comme moi !” […]. Là, en ce moment je lis beaucoup de choses sur les animaux, notamment sur la cognition animale. J’ai l’impression de découvrir tout un monde… Longtemps que je n’avais pas soupçonné… Mais que j’avais toujours ressenti d’une certaine façon… » (E38).
« Quand j’ai découvert le mot antispécisme, je ne le connaissais pas. Il m’a permis de mettre un nom sur l’idéologie qui créait mon végétarisme… Avant, en réalité, je me définissais que comme végétarien […]. L’antispécisme c’est quelque chose que finalement je pensais depuis toujours, sauf que je n’avais pas mis de mots ni d’idéologie précise… […]. Je n’ai fait que mettre des mots sur des choses qui étaient déjà… Qui étaient en moi ! Mais dont je n’avais pas connaissance des termes philosoph… euh ! Éthiques ! » (E52).
10On perçoit ici l’importance non seulement de la constitution d’un cercle de discussion, mais encore de dispositifs experts – articles, revues, séminaires, universités d’été – qui permettent aux protecteurs des animaux de « théoriser leur démarche », d’organiser et expliciter des idées latentes, ou pour le dire encore autrement, de doter leurs sensibilités relatives aux sorts des animaux d’une « armature intellectuelle ». Bien évidemment, ces dispositifs experts permettent d’éprouver de nouvelles formes de satisfaction notamment du fait de la légitimation qu’ils offrent à des engagements dont l’importance pouvait être relativisée, voire disqualifiée par les proches : « quand j’ai découvert la thèse antispéciste, j’étais vraiment contente… Je me suis dit qu’il y a quand même une grosse assise théorique et tout… Donc oui, ça m’a vraiment soulagée ! Rassurée ! » (E50). Ici, cependant, il convient surtout de souligner qu’il n’est pas seulement question de requalifier les sensibilités à l’origine de l’engagement afin d’accéder à une estime de soi d’autant plus forte qu’elle s’adosse sur des principes supérieurs partagés au sein d’une communauté d’individus faisant preuve de grandes compétences argumentatives. Le processus qui opère ici porte également les protecteurs des animaux à s’attacher aux préoccupations d’un prosélytisme discursif6. De fait, il n’est plus seulement question de se préoccuper du sort des animaux, ni même de se contenter des satisfactions apportées par des lectures intellectuellement rassurantes. Ceux qui se rallient à l’antispécisme doivent apprendre à prendre goût aux situations qui les portent à endosser un rôle consistant à dénoncer l’injustice de l’ordre social présent et à énoncer un projet global de transformation de la société dans son ensemble. À ce propos, le témoignage d’une militante de l’Association Végétarienne de France s’avère éloquent :
« Mes interventions publiques, c’est encore assez modeste. Ce sont des débats… On a fait quand même pas mal de conférences-débats, et je suis assez contente, parce que je pense que c’est important, pas seulement pour sensibiliser les non-végétariens mais aussi au sein du mouvement végétarien de se questionner et de faire émerger un peu la pensée critique… En général, les débats comprennent entre 20 et 40 personnes […]. Moi, j’ai animé le débat sur l’abolition de la viande sur “Pourquoi le végétarisme c’est une question politique ?” […]. Je peux pas refaire toute la conférence, mais l’idée c’est vraiment montrer que végétarien ce n’est pas juste un mode alimentaire ! C’est un positionnement politique qui est fait à l’égard des animaux ! Enfin, qui veut reformer un petit peu la société… Qu’on réévalue la place de l’animal au sein de nos sociétés, et au-delà de ça […] C’est sortir des rapports de domination… D’être dominé » (E38).
Formalisation des émotions et registre agonistique-discursif
11« Réévaluer la place de l’animal au sein de nos sociétés », « questionner et faire émerger la pensée critique », affirmer un « positionnement politique […] qui veut reformer un petit peu la société » : il est essentiel de noter ici que les protecteurs des animaux entendent bien désormais concevoir leur engagement comme un combat d’idées et d’arguments. De fait, cet engagement requiert désormais l’acquisition, non seulement de compétences cognitives et discursives, mais plus encore d’une appétence toute particulière pour l’investissement de soi dans des échanges d’arguments antagoniques7. Les militants se doivent alors de s’engager dans des pratiques telles la lecture visant à se tenir informés des débats relatifs aux sorts des animaux, la rédaction d’articles ou d’ouvrages exposant les systèmes philosophiques auxquels ils adhèrent, la participation à des conférences, l’organisation de séminaires visant à instituer une communauté d’interlocuteurs. Il n’est pas excessif d’affirmer ici qu’un registre émotionnel spécifique vient recouvrir ici les trois registres émotionnels qui – comme nous l’avons rappelé plus haut – sous-tendent généralement l’adhésion à la cause animale. Ce registre spécifique que nous pourrions qualifier d’agonistique-discursif alimente des expériences affectives que les militants doivent apprendre à apprécier : fierté résultant de l’accumulation de connaissances, appréciation des tensions propres aux controverses, excitations suscitées par les séquences les plus polémiques, plaisir de s’affirmer à travers la prise de parole, joie de subjuguer autrui par une habileté discursive supérieure. Plusieurs difficultés nous empêchent généralement de reconnaître les ressorts de cette quest for excitement – pour user un terme inspiré de Norbert Élias (Élias, Dunning, 1994) – qui peut sous-tendre les pratiques consistant à faire valoir des arguments. En tout premier lieu, la proximité que ce registre émotionnel agonistique-discursif entretient avec les pratiques du monde universitaire. Ensuite, le fait que du point de vue de ceux qui s’engagent dans ces pratiques, la force impérieuse des arguments avancés est censée subordonner – au point de les rendre anecdotiques – les satisfactions affectives que ceux qui les énoncent peuvent en retirer.
12Le détour par la protection animale, et plus précisément par les carrières militantes qui distinguent les antispécistes, permet ainsi d’observer un processus de politisation de la parole qui se déploie à partir d’une intense implication affective de ceux qui y participent. Comme l’ont bien montré Sophie Duchesne et Florence Haegel, la politisation des discussions relatives à un sujet de société implique une « logique de la conflictualisation ». Par-là, il faut entendre que certains individus s’emparent de thèmes de discussion – qui pourraient laisser leurs entourages neutre ou indifférent – afin d’exprimer « un clivage – clivage que nous avons défini comme une différence forte, de première importance aux yeux de celui qui l’exprime, et qui se distingue d’une simple différence en ce qu’elle se traduit par la séparation subjective du corps social en deux catégories, le plus souvent opposées » (Duchesne, Haegel, 2003). Le processus de requalification des sensibilités à l’origine de l’engagement en faveur de la protection animale met particulièrement bien en exergue ce travail qui consiste à énoncer explicitement un point de vue qui suggère « des lignes de partage du groupe et, au-delà, du corps social, de sorte que des camps se donnent à voir » (Duchesne, Haegel, 2004, p. 884). Les protecteurs des animaux qui franchissent le pas de l’antispécisme, en effet, ne se contentent pas de se doter d’une « armature intellectuelle » ; ils apprennent plus encore à s’impliquer dans des prises de parole publiques les portant à affirmer un point de vue divergent qui somme leurs concitoyens de se positionner. « Meat is murder », « manger de la viande revient à être complice d’un horrible système d’exploitation », « tolérer la violence opérée sur les bêtes équivaut à cautionner une pensée hiérarchique à l’origine des pires discriminations entre les hommes » : au moment même où les militants parviennent à théoriser leur végétarianisme, ils assignent ceux qui persistent dans l’alimentation carnée à un camp adverse qu’il convient de rallier ou de combattre. Cette logique de la conflictualisation n’est jamais aussi visible qu’à travers des manifestations de rue qui, à l’instar de la Veggie Pride, vise à objectiver le groupe tout en affirmant la légitimité du choix qui l’oppose aux mœurs majoritaires de ses concitoyens.
« La Veggie Pride, c’est une marche qui montre qu’il y a des gens qui refusent de manger de la viande et qui se positionnent dans la société par rapport à ça… Qui veulent être reconnus par la société […]. Le but de la Veggie Pride, ce n’est pas de convaincre un par un les gens qui croisent le cortège… Pour cela, il y a les stands… C’est vraiment plutôt de se positionner dans la société » (E49).
13Il est d’autant plus pertinent de parler ici de conflictualisation que la conversion à la logique du prosélytisme discursif exige des protecteurs des animaux qu’ils apprennent à faire face aux arguments contraires de leurs contemporains. Se rallier à un combat d’idées visant à promouvoir l’antispécisme, en effet, requiert d’être prêt à d’innombrables discussions qui oscillent entre la controverse, la polémique voire l’altercation. L’énergie nécessaire pour s’engager dans ces formes de corps à corps, certes euphémisées, a sans doute de quoi décourager les protecteurs des animaux les moins avancés dans leur engagement. À ce propos, rien n’est plus révélateur que l’ouvrage de Sandrine Delorme Le cri de la carotte. Aventure gauloise d’une végétarienne. À travers cet ouvrage, l’auteure s’appuie sur son expérience afin de prodiguer des conseils aux apprentis végétariens et aux activistes des droits des animaux : « sachez que vous risquez de devoir, en plus de changer vos habitudes alimentaires, vous battre contre les vilains “viandards”, répondre à leurs objections permanentes, voire, cela arrive quand même de temps en temps, à leurs questions de bonne foi ! […]. Vous allez donc devoir réfléchir et vous documenter. Vous allez devenir de plus en plus cultivé, intelligent et ouvert d’esprit, et cela va terriblement agacer vos adversaires ! » (Delorme, 2011, p. 31). Loin de se contenter d’indiquer les références bibliographiques de l’antispécisme (Singer, Regan, Patterson, Nicolino, etc.), l’auteure décrit les techniques nécessaires pour s’adapter aux réticences que pourraient manifester leurs interlocuteurs : savoir lever les incompréhensions des sceptiques, déjouer les arguments des plus érudits, désamorcer les arguties de mauvaise foi, répliquer plus encore aux moqueries des railleurs, etc. Ce faisant, il s’agit bien de récuser une attitude très répandue : d’une « façon générale, [notent Sophie Duchesne et Florence Haegel] le désir des acteurs semble tendre vers une certaine forme de concorde, celle-ci procédant tout à la fois de la recherche de confort individuel et du besoin de se protéger, du fait de la norme sociale dominante qui frappe d’opprobre la discorde, et valorise l’unité, ou l’union » (Duchesne, Haegel, 2003, p. 8). À l’encontre de cette norme sociale dominante, le fait de se dédier à la promotion de l’antispécisme revient, au contraire, à valoriser ces émotions de type agonistique qui résultent des joutes discursives. Ainsi, à travers une écriture non dénuée d’humour, l’auteure du Cri de la carotte invite ainsi les candidats au végétarisme à apprendre à apprécier les états affectifs qui peuvent résulter de l’engagement dans la controverse avec des non-végétariens : « agacer son adversaire », l’obliger à se contredire, démontrer la faiblesse de ses arguments, voire ridiculiser celui qui se croit original et spirituel8.
14On doit souligner ici que l’implication affective qui caractérise la conflictualisation est d’autant plus forte que les protecteurs des animaux bénéficient d’une faible légitimité au sein de l’espace public français. Par là même, l’un des ressorts de la conflictualisation à laquelle participent les antispécistes repose précisément sur leur capacité discursive à proposer une interprétation théorique de l’exclusion et de la stigmatisation dont ils s’estiment faire l’objet. Ainsi, à partir de l’analogie qu’ils perçoivent avec la lutte en faveur des droits des homosexuels, les antispécistes entendent travailler à dévoiler et à dénoncer les modes de fonctionnement les plus subreptices de la « végéphobie ». La brochure de soixante-sept pages, La végéphobie ou le rejet du végétarisme pour les animaux et la discrimination des personnes végétariennes, par exemple, s’applique à démontrer dans quelle mesure la cause antispéciste constitue une lutte contre la violence exercée, non seulement contre les animaux, mais encore contre ceux qui les défendent en refusant de les manger. En proposant une analyse détaillée de la manière dont se manifeste quotidiennement la « végéphobie », ce dispositif expert contribue évidemment à abaisser considérablement le seuil de sensibilité des protecteurs des animaux à l’égard des moqueries, des incompréhensions et des préjugés dont ils seraient victimes. Autant dire que le mot d’ordre de la lutte contre la « végéphobie » invite les sympathisants de la cause à de nouvelles réactions affectives permettant de consolider leur engagement dans la cause.
« Nous, on veut faire exister les débats […]. J’ai fait une petite analyse à propos d’un article qui est vraiment plein de préjugés à l’égard des végétariens […]. Il y en a qui ont dit “vous voyez, votre Veggie Pride, c’est nul !” Nous, on lit… C’est un article qui fait preuve de discrimination ! Qui fait preuve de végéphobie, c’est tout ! […]. Je l’ai analysé pour montrer qu’il était vraiment végéphobe, cet article […]. Dans le mouvement végétarien il y a plein de gens qui vont se dire : “mais non, c’est normal”… On a tellement l’habitude d’être traité comme de la merde… On ne se rend même pas compte que ce n’est pas normal en fait ! Et je pense qu’il faut vraiment se révolter contre ça ! » (E38).
15Ainsi, à travers certaines pratiques d’engagement – valorisant l’habileté discursive et argumentative – la minorité des antispécistes tend à remarquablement se différencier d’un grand nombre de protecteurs des animaux qui sont loin d’accorder la même importance au registre émotionnel agonistique-discursif. Ce faisant, les antispécistes tendent à se rapprocher de la figure des militants auxquels les politistes ont bien plus l’habitude de s’intéresser. Plus précisément, on aura compris que cette figure du militant relève bien moins de la sphère partisane et électorale, que de l’étude des formes protestataires de participation qui préoccupent la sociologie des mobilisations et des mouvements sociaux. D’ailleurs, les positionnements idéologiques des antispécistes, qui se réclament souvent de l’anti-sexisme et de l’antiracisme, pourraient être rapportés aux principes de structuration qui caractérisent « l’espace des mouvements sociaux » afin d’interroger les relations qui les lient aux diverses mouvances se réclamant de l’extrême gauche ou du féminisme (Mathieu, 2012).
16Pour conclure, quels enseignements tirer de ce détour par les différentes carrières d’engagement des protecteurs des animaux ? En tout premier lieu, nous avons vu que pour pouvoir être apparentés aux militantismes qui intéressent généralement la science politique, les protecteurs des animaux doivent faire preuve d’une combinaison d’aptitudes affectives hétérogènes : d’une part une sensibilité aux malheurs des animaux, d’autre part une appétence pour le prosélytisme discursif, enfin et surtout une valorisation des émotions de type agonistique (autrement dit des excitations indissociables de l’engagement dans une lutte). Au final, ce détour par la protection animale conduit à formuler une hypothèse en ce qui concerne les dimensions affectives des formes les plus conventionnelles de la politique. Loin de requérir seulement la maîtrise de compétences cognitives, ces dernières exigent une appétence particulière pour une forme d’action qui permet d’éprouver, à travers des échanges discursifs, des états affectifs de type agonistique.
17Par ailleurs, le détour par les protecteurs des animaux confirme également la nécessité de bien interroger les conditions qui favorisent ou non la conjonction entre les deux dimensions de la politisation pointées par Sophie Duchesne et Florence Haegel (Duchesne, Haegel, 2004). En tout premier lieu, la conflictualisation, qui porte les individus à s’impliquer dans l’affirmation d’un conflit fondamental pour l’ensemble de la société ; en second lieu, le sentiment de proximité à la sphère électorale et partisane des professionnels de la politique. Nous avons pu observer, en effet, des individus qui travaillent à faire valoir au sein de l’espace public un clivage inédit spéciste/antispéciste qu’ils jugent de la première importance (au point de renvoyer au domaine de l’implicite une identification à la gauche qu’ils ont souvent héritée de leur milieu familial).
Notes de bas de page
1 À propos des distinctions analytiques entre « sentiments », « sensibilités », « émotions », je me permets de renvoyer à mon article (Traïni, 2010).
2 Entre 2005 et 2011, j’ai collecté soixante-huit entretiens auprès de militant.e.s appartenant à trente-quatre organisations différentes. J’ai personnellement conduit trente-cinq entretiens, le reste étant réalisé par une équipe de quatre doctorants et un docteur en science politique (Blancaneaux Romain, Emperador Badimon Montserrat, Franquemagne Gael, Kumeda Maryna, Lejeune Caroline, Renou Gildas). Cette collecte collective visait à diversifier l’échantillon notamment en réalisant les entretiens dans plusieurs villes françaises : Marseille, Fréjus, Montpellier, Paris, Lyon, Bordeaux, Lille, Strasbourg, auxquelles Barcelone a été ajoutée en ce qui concerne les opposants à la corrida.
3 Précisons que par sensibilité, il faut entendre ici des inclinations durables à réagir affectivement d’une manière bien déterminée face à des objets et des situations perçues comme similaires.
4 L’entretien avec Yves Bonnardel a été réalisé par Marina Kumeda, à Lyon, le 16/05/2010.
5 [http://www.cahiers-antispecistes.org/spip.php?article13], consulté le 13 janvier 2015
6 Par prosélytisme discursif, il faut entendre l’ensemble des pratiques qui s’efforcent de convertir autrui à ses convictions à travers des discours, c’est-à-dire l’énonciation d’arguments se présentant comme les conséquences du raisonnement et de la justification.
7 C’est la nécessité de ne pas confondre trop rapidement la capacité à faire telle ou telle chose et le goût ou l’envie de le faire qui invite le sociologue à bien distinguer ce qui relève de la compétence ou de l’appétence (Lahire, 2011).
8 L’auteure conseille ainsi aux végétariens de remettre à leurs détracteurs « 1 point carotte » dès lors qu’ils auront prononcé la remarque la plus idiote fréquemment entendue par ceux qui refusent de manger de la viande par compassion pour les animaux : « et le cri de la carotte, t’y as pensé ? Les salades aussi souffrent quand on les arrache ». Ces points carotte se présentent comme des petites cartes où est inscrit « Vous pensez qu’être végétarien n’a pas de sens parce que les végétaux souffrent aussi ? Bravo ! Vous avez gagné un point carotte ». Un dessin d’accompagnement représente un homme nu à quatre pattes avec une carotte fichée là où la décence nous interdit d’être plus précis.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La proximité en politique
Usages, rhétoriques, pratiques
Christian Le Bart et Rémi Lefebvre (dir.)
2005
Aux frontières de l'expertise
Dialogues entre savoirs et pouvoirs
Yann Bérard et Renaud Crespin (dir.)
2010
Réinventer la ville
Artistes, minorités ethniques et militants au service des politiques de développement urbain. Une comparaison franco-britannique
Lionel Arnaud
2012
La figure de «l'habitant»
Sociologie politique de la «demande sociale»
Virginie Anquetin et Audrey Freyermuth (dir.)
2009
La fabrique interdisciplinaire
Histoire et science politique
Michel Offerlé et Henry Rousso (dir.)
2008
Le choix rationnel en science politique
Débats critiques
Mathias Delori, Delphine Deschaux-Beaume et Sabine Saurugger (dir.)
2009