4. Les émotions en partage dans les associations de victimes du Distilbène
p. 65-73
Texte intégral
1L’étude des mobilisations de victimes dans le cadre de problèmes de santé publique invite à considérer le lien majeur que cette forme d’action collective entretient avec la question des émotions. Acteurs directement « concernés » par les problèmes dénoncés, les victimes mobilisées en associations partagent un savoir commun d’une pathologie (Pourtau et al., 2014) ou d’un deuil. Elles incarnent une erreur médicale, un manque de vigilance et souvent, les traumatismes, intimes puis collectifs, qui en découlent et qui fondent la cause portée par ces groupes. La dimension émotionnelle des mobilisations de victimes de santé publique éclaire ainsi de nombreux enjeux fondamentaux de la science politique : la sociologie de l’action collective, mais aussi la sociologie de la construction des groupes mobilisés.
2Dans la littérature, l’articulation de ces deux objets – émotions et mobilisations de victimes –, conduit tantôt à sur-interpréter le rôle des émotions dans ces mobilisations – les mobilisations de victimes ne répondraient pas à des logiques classiques de mobilisations collectives et ne devraient leur existence, par exemple, qu’au fort relais médiatique dont elles bénéficient (Walgrave, Verhulst, 2006) – ; tantôt à un sous-éclairage des émotions, au motif notamment, d’une difficulté scientifique à les saisir (Latté, 2008 et 2015). Notre postulat de départ se situe à l’intermédiaire de ces approches : si les mobilisations victimaires ne peuvent totalement se départir des logiques classiques de l’action collective et de la formation de groupes, leur dimension émotionnelle les distingue d’autres actions collectives dans l’espace des mobilisations.
3Émotions et victimes s’articulent à différents niveaux d’analyse. Si les émotions interviennent directement dans le travail collectif des mobilisations au travers de la formulation de la cause, ce chapitre s’intéressera avant tout au rôle des émotions dans la décision d’engagement individuel et dans la formation des groupes – ou associations – de victimes.
4Le processus de victimisation individuelle est tout d’abord arrimé aux nombreux bouleversements affectifs qui se jouent dans l’expérience pathologique vécue par les victimes1. Cette expérience de souffrance constitue une rupture biographique : elle bouleverse un ordre de pensées, un système d’explication du monde, mais aussi des attitudes et des réactions (Bury, 1982). Parce qu’ils ont besoin de comprendre l’origine de cette rupture et de leurs blessures, de faire sens et d’agir face aux multiples affects qui découlent de cette expérience, certains individus rejoignent un collectif mobilisé. Le fait de se sentir ou de se présenter comme une victime en adhérant à une association dédiée ne s’apparente pas qu’à une simple « qualification, en tant que victimes, de personnes atteintes de divers troubles » (Akrich, Barthe, Rémy, 2010, p. 11). Il s’agit d’un processus d’ordre identitaire (Bolgaska-Martin, 2004) lié aux multiples « épreuves existentielles » des pathologies et qui se fonde sur le vécu individuel d’une injustice ou d’une humiliation (Boltanski, 2009). Les différents affects et émotions liés à ces expériences peuvent donc constituer un motif de passage à l’action pour les victimes (Broqua, Fillieule, 2009). Elles accompagnent la formation des groupes, collectifs d’« identités blessées » (Pollak, 1993), entre rencontres de pairs et prise de conscience de l’ampleur de l’injustice vécue. La proximité affective entre victimes, qui se fonde sur le partage d’une blessure commune, encourage un fort sentiment d’adhésion, renforçant de fait l’identité collective, la cohésion du groupe et son effet socialisateur (Broqua, Filieule, 2009).
5Pour développer notre analyse, nous appuierons notre propos sur l’affaire du Distilbène. Le Distilbène (DES) est le nom courant donné à un médicament prescrit dès 1946 à des femmes enceintes présentant des risques d’avortements spontanés. Après un grand succès et une première interdiction aux États-Unis en 1971, il est finalement contre-indiqué en France pour les femmes enceintes en 1977. Les enfants exposés in utero ont en effet développé dès l’adolescence, entre autres, des cancers, des stérilités et de multiples malformations et pathologies génitales. Ces victimes sont appelées les « Filles et les Fils DES » ; leur nombre est estimé à 160000 en France. Reposant sur une thèse soutenue en 2015 et portant sur les mobilisations de victimes dans les problèmes de santé publique, notre enquête a été menée auprès des membres des trois principales associations françaises liées au Distilbène, « Réseau DES » fondée en 1994, « HHORAGES » (Halte aux Hormones Artificielles pour les Grossesses) fondée en 2002 et « Les Filles DES » fondée en 2003. Une cinquantaine d’entretiens semi-directifs ont été menés entre 2012 et 2014 auprès des membres et responsables des associations, ainsi que des différents professionnels intervenants auprès de ces collectifs : médecins, élus, administratifs et une avocate spécialisée. Plusieurs observations des temps de vie collective des associations (assemblées générales, conseils d’administration, réunions publiques…) ont également été réalisées.
6En convoquant les trajectoires individuelles des victimes du Distilbène, nous chercherons à comprendre comment les affects et émotions liés au processus de victimisation peuvent amener à un engagement au sein d’un collectif de victimes et comment celles-ci structurent la cohésion en son sein.
Dépasser le « choc moral »
7Notre enquête démontre dans un premier temps que les associations de victimes se construisent sur un équilibre complexe entre recueil, assimilation et remédiation des émotions, en vue de construire une mobilisation collective. Le travail émotionnel – qui s’enracine dans la collectivisation des peines opérée dans la formation des associations de victimes –, constitue un motif d’engagement et parfois un motif de passage à l’action collective (Broqua, Fillieule, 2009) pour nombre de victimes. Ces associations ont la particularité de réunir des individus blessés, qui souhaitent faire nombre et se mobiliser, à différentes échelles, pour tenter de comprendre les expériences de souffrance auxquels ils ont été confrontés et les dénoncer. La mise en lien entre ces expériences et un problème de santé publique entraîne des « chocs moraux ». Loin de constituer un phénomène unifié et spontané, ce concept permet de décrire la forme d’indignation et le sentiment d’injustice largement partagés au sein des groupes, et les ayant poussés vers l’action collective (Goodwin, Jasper, Polletta, 2001, p. 17). Le fait de partager son expérience et d’en faire part à des pairs – qui parce qu’ils ont traversé une expérience similaire sont les mieux à même de comprendre – permet de dépasser la forme de dualité des états affectifs auxquels sont confrontées les victimes, entre souffrance personnelle brute et émotions socialement médiatisées. Au sein des associations de victimes du Distilbène, si le regroupement de victimes peut être à l’origine d’une exacerbation des peines souvent ambivalente, d’une indignation qui peut s’apparenter à une « envie de prendre des flingues », (Collovald, Offerlé, 1991, p. 18), la structure associative permet malgré tout de canaliser ces sentiments bruts, notamment les désirs de vengeance qui pourraient accompagner les processus de victimisations individuels. L’émotion suscite le partage social, elle façonne le groupe (Sommier, 2009).
La rencontre de pairs qui exacerbe la peine
8Le fait pour les victimes réunies en associations de mettre en collectif des souffrances peut tout d’abord contraindre la formation du groupe. Interagir avec des individus qui ont traversé une épreuve de souffrance similaire encourage à confronter les expériences, entraînant une forme de multiplication des affects : peine, indignation, colère… Comme nous l’avons remarqué lors de nombreux entretiens, le simple fait d’évoquer son histoire s’avère très délicat pour les victimes, même après parfois des années de recul. Les rassemblements proposés par les associations de victimes constituent souvent des espaces où les témoignages entendus provoquent des pleurs ; où les difficultés des parcours de reconnaissance ou les témoignages du déni de certains professionnels entraînent l’expression de colères. Les assemblées générales sont l’occasion d’expressions émotionnelles très fortes. Pour les personnes qui ont traversé ou traversent une pathologie, elles obligent à s’exposer et à exposer même parfois indirectement les corps souffrants. Le simple fait d’être ensemble renvoie à sa blessure, parce que l’on sait que chacun la partage. Il peut s’agir du souvenir d’un cancer, de la perte d’un bébé, du « parcours du combattant » vécu pour essayer d’être enceinte, d’un désir de parentalité irréalisable parfois.
9Si le constat d’une exacerbation des peines vaut pour les trois collectifs que nous avons pu étudier, tous n’ont pas la même manière de gérer l’expression de ces peines. Toutes les associations ne mettent pas non plus en avant de la même manière les émotions de leurs membres. Et si sur le plan individuel pour certaines victimes, la possibilité de catharsis des peines permise par certains dispositifs (réunions collectives, témoignages écrits et publiés, repas conviviaux…) constitue un apport, pour d’autres se positionner à long terme face à ce trop-plein émotionnel apparaît beaucoup plus difficile. C’est bien là toute l’ambivalence de ce type de groupes : canaliser les sentiments bruts que le « nombre de » victimes implique, afin de puiser dans le collectif un moyen de constituer une cause unifiée et audible.
Le collectif comme « filtre » de violence
10Comme il a maintes fois été attesté dans la littérature sur les mouvements sociaux, les mobilisations collectives peuvent s’appuyer sur la synchronisation des frustrations et indignations antérieurement intégrées par les individus (Neveu, 2005). L’expérience victimaire peut justement se retrouver au cœur de ce mécanisme de formation d’une personne collective réunie autour de frustrations et d’indignations. Il existe un risque important que les collectifs de victimes aient à faire avec les sentiments de colère voire de vengeance de certains de leurs membres. Initialement, les associations d’aide aux victimes ont justement été utilisées par les pouvoirs publics pour adoucir les tendances à l’affirmation d’une envie de vengeance de certains individus (Latté, 2008).
« Moi, ma volonté c’est d’être vengée, c’est clair… Pour moi, victime… justice et vengeance, moi avec. Donc je veux être vengée. Je peux toute seule de mon côté aller voir un psy. Non, pour moi le rôle d’une asso, c’est que toutes ces louves blessées, on en fasse une meute. Et je suis convaincue qu’une meute de louves blessées est beaucoup plus dangereuse que celle qui est bien portante »
Anouk, fille DES, 44 ans, le 10/10/2013.
11Ce type de témoignage et d’appréhension de son expérience par la vengeance – s’il a pu être évoqué –, s’est avéré rare durant notre enquête. Mais le sentiment de colère s’est lui exprimé de manière quasi-systématique et très homogène. Or, bien que les interactions entre victimes encouragent une extériorisation émotionnelle, elles sont loin de les conforter dans ce type d’état. Le groupe permet davantage une forme de retraduction des sentiments bruts individuels en une forme d’émotion collective plus construite (Traïni, Siméant, 2009). En ce sens, les associations de victimes tendent à institutionnaliser les émotions grâce aux différents dispositifs d’interactions qu’elles proposent. La médiation du groupe et l’animation des collectifs par des porte-parole, permet de détourner les ressentiments qui peuvent s’exprimer individuellement, de les convertir en des objectifs légitimes – dans le but de construire in fine une cause victimaire collective.
« Donc j’ai écrit, et j’ai adhéré. D’abord un peu, j’avançais d’un pied et je reculais de l’autre… mais au moment où j’ai senti cette colère contre mon médecin, j’avais envie de l’affronter et de lui dire : “Mais, un médecin devait savoir ! À ce moment-là, aux États-Unis…!” etc. […] Il fallait faire avec ma culpabilité et je pense que le fait d’adhérer à l’association et surtout à partir du moment où je me suis impliquée, eh bien c’est passé. Ce n’est vraiment pas en restant en marge […], mais à partir du moment où j’ai pris une place active dans l’association à ce moment-là ça s’est transformé. En groupe positif, en travaillant pour les autres, en m’impliquant »
Déborah, mère DES, 78 ans, le 9/07/2012.
12Comme dans ce témoignage, on comprend comment le fait d’intégrer un groupe de pairs, de s’impliquer pour les autres et de construire une mobilisation collective autour d’un drame privé2 a permis à Déborah de dépasser sa colère première. La formation des groupes de victimes s’opère à la base de la construction d’un travail émotionnel qui désigne tout à la fois un travail accompli « par moi sur moi, par moi sur les autres et par les autres sur soi-même » (Broqua, Fillieule, 2009, p. 154). Il s’effectue par un arbitrage complexe entre exacerbation émotionnelle et filtrage de sentiments bruts pouvant être exprimés de manière plus violente.
13Intégrer un collectif lié à son expérience victimaire s’avère donc sur le plan émotionnel une étape clef dans la trajectoire des personnes rencontrées. Le groupe permet de donner du sens à son expérience de souffrance. Les différents dispositifs d’interactions entre victimes mis en place par les associations permettent aux victimes d’obtenir les informations médicales qui ont pu leur manquer dans leur démarche de travail étiologique3. La collectivisation des peines, comme étape du processus de victimisation, invite également à un partage d’expériences très important dans la reconstruction des victimes, du fait notamment d’une forte proximité affective entre victimes.
Proximité affective et « engagements élastiques »
14Notre enquête a démontré dans un deuxième temps que l’une des principales caractéristiques de cohésion et des liens de sociabilité que partagent les victimes est la proximité affective. Elle est au cœur des interactions au sein des associations mobilisées sur la question du Distilbène. Elle constitue aussi un point d’ancrage essentiel de la mise en collectif des victimes. Fondé sur le partage de l’expérience de souffrance commune, le sentiment d’être compris, que les autres membres sont comme une famille est ainsi fortement évoqué par les membres des associations les plus engagés. La proximité affective est un moyen de maintien des adhésions en renforçant l’identité collective du groupe (Broqua, Fillieule, 2009). Mais si le partage de cette blessure commune peut s’avérer un motif efficace de regroupement de mobilisation de ces « groupes circonstanciels » (Lemieux, Vilain, 1998), cette proximité des sensibilités et la dimension parfois trop affective des interactions entre victimes peuvent aussi être décourageantes pour certains, après quelque temps passé au sein des associations.
L’« aimant » de la souffrance commune
15Au sein des groupes de victimes se tissent des liens qui, fondés sur le partage de la souffrance commune, s’articulent à des logiques d’affinités électives et amicales. Ce processus est au cœur de la cohésion des associations de victimes du Distilbène. Interrogée sur ce qui réunit selon elle, les membres de l’association à laquelle elle appartient, Cécile n’a pas hésité à associer dans sa réponse deux processus fortement constitutifs des associations de victimes : appartenance et solidarité.
« C’est l’appartenance aux mêmes problèmes. On vit les mêmes choses, peut-être à des degrés complètement différents, à des époques différentes parce qu’il y a de tout, des âges différents. […] Mais par solidarité et par appartenance, voilà c’est surtout ça en fait »
Cécile, Fille DES, 43 ans, le 9/10/2013, téléphone.
16Ce sentiment d’appartenance au groupe, du fait du partage de mêmes problèmes de santé et impliquant une forme de solidarité s’est largement illustré durant l’enquête. Il est corrélé à la structure associative à laquelle on appartient, mais il se manifeste aussi vis-à-vis d’un groupe plus flou, mais plus universel de victimes du DES. La proximité affective avec d’autres victimes est ainsi largement évoquée en entretiens et constatée en observation. Au sein de « Réseau DES » par exemple, certains des membres se connaissent depuis près de 20 ans. Les membres de l’association « Les Filles DES » que nous avons interrogés ont aussi témoigné des forts liens de camaraderie qui les unissent et qui s’exercent largement sur les réseaux sociaux. Les liens affectifs transgénérationnels ont également été remarqués au sein de l’association « HHORAGES », ses fondatrices – des mères DES ayant perdu des enfants des suites de suicides liés à des pathologies psychiatriques qu’elles imputent au DES – étant souvent désignées comme « les Mamans ». Les amitiés entre victimes, nées lors des réunions associatives illustrent également cette tendance.
« En fait, j’avais rencontré […] un contact local sur Salon-de-Provence, qui avait organisé des rencontres, des espèces de colloques sur Marseille, auxquels j’étais allée […] et après au niveau des membres de l’association […] il y a trois personnes avec lesquelles je suis restée un peu en contact […] une qui habite à Arles, une qui habite en Normandie, et on est restées en contact. […] Ce sont des amies […] celle qui habite en Normandie je la vois pas trop à cause de la distance, et puis celle qui habite à Arles, c’est devenu une amie proche […] on se voit au moins une fois par an, on fait des trucs ensemble. […] vraiment, on se sent solidaires les unes des autres […] Je n’y suis pas allée pour me faire des amies, mais voilà »
Fanny, fille DES, 42 ans, le 17/07/2012.
17Les liens de proximité affective entretiennent et facilitent les interactions entre les membres de l’association ; le partage d’une expérience de souffrance commune articule et maintient une cohérence au groupe alors même que souvent les membres ne partagent pas d’autres identités catégorielles à mettre en commun (Lemieux, Vilain, 1998). Par la suite, des affinités interpersonnelles prennent le relais et assurent la continuité des groupes. Ces interactions affectives spécifiques fondent donc l’identité collective des associations, donnent une cohérence au groupe, bien qu’elles puissent aussi parfois constituer un motif de prise de recul de certaines victimes.
De l’ambivalence de la proximité affective entre victimes
18La proximité affective induite dans ces associations peut aussi être redoutée. C’est notamment le cas au sein de l’association « Réseau DES », association qui – dans le discours de ses porte-parole, mais également d’après notre enquête – tente de maintenir une certaine distance aux émotions. Certaines victimes membres de l’association ont témoigné du caractère parfois handicapant de ce « trop-plein affectif », notamment lors des réunions collectives, et alors même qu’elles reconnaissent que le groupe leur a permis de se reconstruire à un moment de leur trajectoire individuelle.
« Il a fallu se reconstruire. Donc j’ai contacté l’association […] et j’ai été aidée parce qu’ils avaient mis en place des réunions sur le deuil. Donc j’ai pleuré, encore ! […] Mais il y avait plein de gens comme moi […] Et j’ai rencontré d’ailleurs quelqu’un qui […] n’a pas réussi à avoir d’enfants […] et qui vit dans la même ville que moi, donc le monde est petit. »
19Et plus tard dans l’entretien…
« Et là, je suis toujours adhérente, je reçois toujours le magazine. Mais j’ai du mal… Je n’y arrive plus. Ça m’angoi… […]. Parce qu’on a envie quelque part de tourner la page. […] On a besoin d’aller de l’avant, parce que le problème c’est que le Distilbène, il ne s’arrête pas »
Céline, fille DES, 48 ans, le 27/06/2012.
20Comme pour Céline, la dimension trop affective du collectif de victimes et la trop grande sensibilité de la question du Distilbène sur le plan biographique, poussent certaines victimes membres de « Réseau DES » à prendre des distances avec le collectif après quelque temps d’engagement – et alors même que cette association est sans doute celle qui tente le plus de mettre à distance la dimension émotionnelle de sa mobilisation. Cette ambivalence de la proximité affective – qui oscille entre nécessité du groupe et tentation de désengagement pour tourner la page – a également pu être observée lors d’un épisode d’observation de l’AG de l’association. Françoise a occupé des responsabilités très importantes au sein de « Réseau DES » depuis 1998. Mais en 2010, cette fille DES annonce qu’elle souhaite laisser sa place et prendre du recul avec son engagement, pour des raisons personnelles et afin de « passer à autre chose ». Elle laisse ainsi son mandat en 2013, mais malgré cette prise de recul, Françoise assiste à l’assemblée générale de l’association en 2014. Nous assistons aux manifestations d’enthousiasme, aux embrassades et à l’émotion provoquée par ces retrouvailles avec ses anciens camarades. Cette scène semble témoigner du maintien d’une forme de proximité entre ces victimes, au-delà d’un retrait du militantisme. Mais cet épisode – comme d’autres témoignages recueillis – permet aussi de relativiser les désengagements au sein des associations de victimes et la systématicité des prises de recul. D’autres témoignages de ce phénomène nous permettent en effet d’avancer un tel argument. C’est par exemple le cas d’Albane. Présente à la création de « Réseau DES » au début des années 1990, cette fille DES quitte l’association dans les années 2000, pour prendre du recul et se consacrer à sa famille. Mais les difficultés à trouver des réponses à des craintes sur sa santé future, à être suivie par un professionnel sensible à la question du Distilbène ont récemment poussé Albane à replacer la question du Distilbène au cœur de ses préoccupations actuelles ; à se reconnecter avec l’association « Réseau DES ». Sur le site de l’association, Albane tombe sur notre appel à témoin, auquel elle décide alors de répondre. Malgré des hésitations, et sans que cette démarche ne garantisse un réengagement au sein de l’association, il prouve en tout cas l’élasticité du rapport à un groupe de victimes, au sein duquel les prises de recul peuvent s’avérer aussi fréquentes que des réadhésions, des années plus tard.
21L’analyse de long cours de certains profils d’engagements au sein de l’association « Réseau DES » nous invite à constater que la proximité affective entre les membres de cette association peut jouer à la fois comme aimant de la cohésion du groupe, mais être également crainte ; cette proximité semble garantir aussi une certaine souplesse – à la fois structurelle et temporelle – des engagements. Si les victimes entrent et sortent officiellement de la structure associative, elles gardent toujours un œil sur la mobilisation, qu’elles peuvent aussi choisir de retrouver après des années de recul. L’implication de maladies chroniques et donc de maladies au long cours pourrait constituer une explication de ces engagements victimaires élastiques.
22Malgré l’hétérogénéité des engagements au sein des groupes de victimes, les liens qui unissent les membres de l’association, sans être naturels et seulement dus au partage d’une expérience blessante commune, ne peuvent être ignorés. L’élasticité des engagements ne peut par ailleurs être associée à une idée de fragilité des structures collectives. Elles témoignent au contraire de la proximité affective – parfois ambivalente – qui tisse les liens de sociabilité et la cohésion au sein de ces groupes, et de la force de la dimension émotionnelle de ces mobilisations.
23L’étude de la mobilisation des victimes du Distilbène – à travers la comparaison des trois associations existantes – nous permet de confirmer la pertinence des émotions dans l’analyse de ces groupes. Collectifs spécifiques, les associations de victimes prennent en charge les nombreuses émotions qui découlent des souffrances communes que les individus qui composent ces groupes partagent. Sans ignorer la disparité des engagements au sein des associations de victimes, quels que soient les collectifs étudiés, des liens spécifiques – fondés sur une forte proximité affective et sur le partage d’une expérience blessante commune –, unissent les membres des associations. Ces liens ne sont cependant ni naturels, ni omnipotents : malgré cette forte dimension émotionnelle, les associations de victimes ne peuvent totalement se départir des cadres couramment utilisés pour décrire les mobilisations collectives, notamment des logiques d’affinités électives. Mais la souffrance, la peine, la colère, l’indignation, le sentiment d’injustice, la joie ou l’apaisement procurés aussi par les informations médicales produites par le collectif ou les rencontres de pairs, constituent de précieux indicateurs des trajectoires victimaires individuelles d’une part et du processus de formation de la victime collective d’autre part. Chaque groupe développe un rapport aux émotions spécifique ; chaque victime individuelle tend à se rapprocher du groupe le mieux à même de répondre – entre autres –, à ses attentes affectives : un partage d’expériences, de la compassion, ou bien même des informations pour comprendre. Les émotions constituent donc un mode d’orientation et d’ajustement des engagements – ambivalent, mais bien réel –, selon les victimes et leur trajectoire.
24Si ce point n’a pu faire l’objet d’un développement dans ce chapitre, nos recherches montrent aussi comment les différentes émotions des victimes interviennent dans la construction d’une cause et d’une rhétorique victimaire collectives, mais aussi dans la mise en œuvre d’« économies émotionnelles » par les différentes associations (Lefranc, Sommier, 2009). Les associations de victimes par les émotions qu’elles sous-tendent constituent un nœud entre intime et public ; un précieux témoin des articulations entre motifs d’engagements individuels et logiques de mobilisations collectives.
Notes de bas de page
1 Ce processus de victimisation peut se définir comme le sentiment d’être victime et le fait de se revendiquer comme telle par des individus confrontés à une expérience blessante liée à des problèmes de santé, ayant constitué une rupture négative significative dans leur vie.
2 Ses deux filles ont été exposées au Distilbène et connaissent de nombreux troubles gynécologiques. La plus âgée des deux a fait le choix de ne jamais avoir d’enfant parce qu’elle considère qu’elle transmettrait trop de problèmes génétiques à son enfant ; la seconde est parvenue à avoir un petit garçon après de nombreuses fausses-couches et plus de dix ans d’un parcours de fécondation in vitro.
3 Travail de reconstitution des causes et des origines des pathologies subies.
Auteur
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