1. Une émotion patrimoniale au service d’un engagement consensuel
p. 31-41
Texte intégral
1Décembre 1999. La France vient d’être balayée par deux tornades successives. Parmi l’ensemble des sites touchés, un lieu devient aussitôt « l’emblème du désastre » : le parc du château de Versailles. Largement médiatisée, la destruction du parc du château marque les esprits, appelant des réactions non seulement localement mais aussi à l’échelle internationale. C’est sur l’« émotion patrimoniale » (Fabre, 2013) qui s’est déployée à propos du parc pendant plus d’un an que s’appuie mon analyse1.
2Se mobiliser au nom d’arbres détruits peut rétrospectivement paraître aller de soi. La nature bénéficie en effet d’une attention accrue depuis les années 1970 (Faucher, 1999) et fait l’objet de pratiques militantes les plus diverses. Agir au nom de la défense de la nature et marquer son attachement à un haut lieu du patrimoine mondial semblent toutefois relever de pratiques bien distinctes, la première explicitement associée à la sphère de l’action politique, la seconde plutôt du ressort de l’action culturelle individuelle. Emprunter la voie de la patrimonialisation d’arbres singuliers pour signifier un attachement collectif à la cause végétale serait-il un nouveau mode d’engagement citoyen ? Comment expliquer dès lors son inscription dans un dispositif qui relève certes des politiques publiques, l’administration patrimoniale, mais qui n’entretient lui-même a priori aucun lien avec la cause environnementale ?
3L’émotion suscitée par la destruction du parc interpelle. Réparer les dégâts causés dans le parc est en effet devenu très vite une cause consensuelle qui interroge les moteurs de l’agir politique. Or dans le cas présent, le lieu du politique (Abélès, 1983) se situe au point de rencontre entre des institutions et des individus peu concernés par le militantisme. Cette mobilisation singulière et éphémère invite donc à se pencher sur les conditions d’une fabrique du politique à l’interface de l’exercice des citoyennetés ordinaires (Carrel, Neveu 2014) et des politiques publiques. À travers ce cas d’étude, il s’agit donc d’analyser sa mise en forme non pas du point de vue des politiques publiques instituées mais à travers l’action d’individus qui, à un moment donné et dans des circonstances qu’il nous faut éclairer, s’engagent dans une cause alors qu’ils ne sont pas des militants. C’est donc la portée d’un geste qui n’est pas véritablement pensé en tant que tel, ni par les institutions politiques, ni par les acteurs dont il est question.
L’émotion comme constat de désordre
4Faire le constat d’une perturbation du « bon ordre » des choses et mettre en œuvre les dispositions qui permettront d’y remédier est au principe de l’action politique. Les catastrophes induisent ce type de projection du politique dans l’action. Comme l’ont mis en évidence Bernard Kalaora et Lionel Charles (2001), le projet de « protection de la nature » est ainsi étroitement associé à l’idée d’une catastrophe à venir qui appelle la mise en œuvre d’une attitude défensive « contre le rôle prédateur de l’homme » (Kalaora, Charles, 2001, p. 593).
5La destruction du parc du château en 1999 a pris d’emblée valeur d’événement catastrophique, à savoir de rupture dans l’ordre des choses, appelant des commentaires et des réactions. L’ample diffusion des images du site dévasté n’y est pas étrangère. La manière dont les arbres y prennent place révèle une attention nouvelle à leur égard. Quatre photographies, diffusées dès le surlendemain de la tempête sur le site internet du château, permettent d’en saisir la portée. La première montre un chaos végétal derrière lequel se profile le château, rectiligne et immuable. Les troncs et les branchages y occupent les trois quarts de l’image et font obstruction au champ visuel.
6Les deux suivantes montrent le hameau de la Reine, également dissimulé par des branchages ou de gigantesques souches d’arbres. Sur la dernière, le grand Trianon disparaît derrière des troncs allongés à terre. Sur chacune figurent donc au premier plan, un ou plusieurs arbres couchés sur le sol qui occupent les deux tiers de l’image. Les habituels éléments horizontaux et rectilignes, les surfaces habituellement planes des allées, pelouses et plans d’eau, disparaissent derrière un fouillis végétal. Prises dans l’urgence, ces vues contiennent tous les éléments qui feront l’iconographie de la tempête de 1999 relayée par les médias locaux, nationaux et internationaux. Une même opposition entre le bâti, intact et vertical, et le végétal désordonné et couché s’y retrouve.
7Le procédé pourrait sembler aller de soi si dix ans plus tôt, une précédente tempête n’avait pas conduit à une interprétation radicalement différente. Les photographies prises alors privilégiaient en effet le travail des hommes, affairés pour dégager les arbres gênants. Rares étaient celles mettant en vis-à-vis le végétal et le monument. Quelques rares exceptions nous invitent à comprendre le changement de perception qui s’est opéré entre-temps. L’une d’elles, publiée dans le magazine Connaissance des arts, montrait au lecteur une statue envahie par des branchages sous l’ombre d’arbres restés en place. Le commentaire en expliquait la portée : « les grands arbres sont devenus dangereux pour le public (une promeneuse a été tuée il y a trois ans), ainsi que pour les sculptures ». La présence des arbres sur l’image permettait alors de visualiser un risque et l’ampleur des dégâts qu’ils peuvent causer.
8La comparaison des images de 1999 et de 1990 révèle le changement de statut accordé aux arbres : en 1999, ils ont au contraire épargné les monuments et sont devenus les premières victimes du vent. Ce regard nouveau encourage une attitude bienveillante à leur égard et, dans le cas présent, motive l’envie de contribuer à la replantation du parc. La tempête a enclenché une réaction conservatoire, processus classique des patrimonialisations publiques observées depuis la révolution française : la peur de la disparition fait advenir la valeur patrimoniale (Chastel, 1986, p. 414). Est-ce à dire que le séisme suffit à faire naître ce type d’attachement, autrement dit qu’il aurait matière à engagement en faveur des arbres derrière toute tempête ?
Voir l’événement ou faire l’émotion
9Cette autre évidence est néanmoins remise en cause par les réactions suscitées par d’autres séismes subis par le parc du château. Deux œuvres d’Hubert Robert, peintes au xviiie siècle, permettent de s’en faire une idée. Ces tableaux témoignent de l’état du parc à l’occasion de la grande replantation du parc débutée en 1774. On y retrouve le désordre familier à ceux qui ont pu voir les dégâts causés en 1990 ou en 1999 : des branchages enchevêtrés, des arbres délitescents dont les branches sont prêtes à se casser.
10Les effets dévastateurs des vents y sont perceptibles. Fait curieux, jamais la responsabilité d’une tempête n’est pourtant évoquée à leur propos. C’est l’idée d’« abandon » (Brière, 1909, p. 37), donc d’un défaut de soin, et non une rébellion de la nature, qui est en cause dans les commentaires de ces tableaux.
11Une telle interprétation s’explique si on les scrute plus attentivement. À la différence des scènes de tempêtes versaillaises diffusées au xxe siècle, les arbres à terre y servent de jeux aux enfants. Des promeneurs, en l’occurrence Louis XVI et Marie-Antoinette, bavardent tranquillement au milieu du désordre. Les sourires, la nonchalance dominent, excluant toute idée de danger ou de traumatisme. La délitescence des arbres y apparaît être dans l’ordre des choses.
12Pourquoi une telle scène n’est-elle alors pas vue comme l’indice d’une catastrophe ? Les travaux d’Emmanuel Garnier sur les réactions suscitées par la mise en place au xviiie siècle d’une politique forestière centralisée dans les Vosges nous éclairent sur ce point. L’historien remarque en effet que les dégâts produits par les vents en montagne, jusque-là perçus comme les « fruits des rigueurs du climat montagnard » (Garnier, 2002, p. 228), deviennent l’indice de tempêtes extraordinaires en même temps que la preuve d’une mauvaise gestion forestière. Le changement politique et les nouvelles règles d’administration des biens communs qu’il impose donne prise à la perception d’une anormalité : les conséquences des vents, jusque-là jugée ordinaires, sortent soudain de la norme. La perception d’un fait en tant qu’événement implique ainsi un redécoupage sémantique de la réalité. Marquant l’idée d’une rupture temporelle, la catastrophe établit en effet l’idée d’une parenthèse entre un avant et un après (Veyne, 1971 ; Pomian, 1984). Or un tel découpage est intimement associé à l’expression émotionnelle : l’événement « se fabrique, se déplace et s’accomplit dans le large champ des émotions » (Farge, 2002). La rupture dans l’ordre des choses touche par conséquent ceux qui en font le constat.
13En 1999 à Versailles, l’émotion se trouve comme redoublée par le contexte temporel lui-même : c’est la fin de l’année, on s’apprête à fêter un changement de siècle et de millénaire, certains prédisent la fin du monde, un grand bug informatique. Ces craintes renforcent la tonalité émotionnelle de la tempête et entérinent l’idée d’un avant et d’un après. De la sidération à la compassion, la palette des émotions déployées institue ainsi les conséquences de l’événement en cause commune. La presse s’en fait l’écho. L’émotion est d’autant plus consensuelle qu’aucun responsable de la catastrophe n’est désigné, si ce n’est l’humanité toute entière suspecte de n’avoir pas su prendre soin de la nature maltraitée.
14Les arbres, érigés en victime, appellent donc des soins. Les journalistes évoquent les « stigmates », les « cicatrices2 » d’un parc qu’il faut « soigner », « sauver3 ». Les jardiniers interviewés se prêtent au jeu : « Nous avions devant nous des arbres déchiquetés, martyrisés : des sujets magnifiques, dont on surveillait la croissance comme celle de nos propres enfants4 », expliquent-ils. Mais au-delà des effets sur les arbres, c’est le corps collectif qui est atteint : le parc est devenu « un champ de ruines5 », « l’immense pin de Corse, planté à l’époque où Napoléon avait établi ses quartiers au Petit Trianon, est tombé devant le temple de l’Amour6 » déplore-t-on. Si les journalistes font preuve d’une « compétence dramaturgique » (Traïni, 2010) indéniable à travers cette terminologie guerrière, elle n’en appelle pas moins à des réactions. La référence à une « nature corporalisée » (Schmoll, 2003, p. 124) s’inscrit dans l’héritage des propos écologistes du début du xxe siècle largement intériorisé. Du non-événement, marqueur d’un temps qui passe sans heurt dans une ambiance paisible du xviiie siècle, on est passé à l’événement, marqueur d’une rupture. L’arbre est dans le même temps devenu une victime impuissante qui appelle des soins.
Un dispositif de sensibilisation à double facette
15Le désastre versaillais mobilise très vite les pouvoirs publics. Le parc est désigné « priorité budgétaire » de l’État et un « crédit tempête », d’environ 6 millions d’Euros, est rapidement débloqué. Mais la mobilisation politique ne se limite pas au geste financier.
16Entre décembre 1999 et mars 2001, une quinzaine de délégations se succèdent dans le parc. Après Lionel Jospin, alors Premier ministre, c’est au tour de Laurent Fabius, président de l’Assemblée nationale. Leur présence à Versailles pourrait s’inscrire dans une tradition d’instrumentalisation des arbres pour signifier les rapports de force politiques mais elle n’explique pas la convergence de sensibilités et d’instances très diverses, représentants de la droite, de la gauche ou Louis de Bourbon, y faisant part d’un égal soutien. Le président de la République, figure essentielle de la nation, en reste par contre absent.
17Le comité de soutien formé pour la circonstance renforce ce consensus ; au côté de vedettes du spectacle on y trouve Valéry Giscard d’Estaing, le prince Louis de Bourbon et le prince Michel de Grèce. Si la destruction appelle la solidarité, le parc attire incontestablement tous ceux qui ont besoin de la presse et dont la presse se nourrit. En venant planter un arbre dans le parc, leur propre message politique n’en aura que plus de portée (Dassié, 2008).
18Au côté des discours politiques qui prônent une meilleure prise en compte de l’environnement ou l’attachement à un haut lieu du patrimoine mondial s’enclenche les rouages de l’administration du patrimoine, le parc faisant partie de l’établissement public à caractère administratif du château de Versailles. L’émotion y fait naître l’idée d’une souscription pour replanter le parc. Le service communication est chargé de sa mise en œuvre. L’appel est lancé sur le site Web du château : « Chaque citoyen du monde peut manifester, à sa manière et selon ses moyens, son intention de contribuer à la restauration de ce patrimoine mondial ». Cet appel présente une originalité. Il propose en effet à tout un chacun d’adopter un arbre du parc. L’usage du vocable « adoption » n’est pas anodin. Il joue sur l’émotion en marquant une relation affective. L’adoption implique en effet des liens calqués sur ceux de la filiation biologique, « représentation naturaliste fondée sur l’engendrement et le lien de sang » (Fine, 1998, p. 27). À la différence du « parrainage », autre terme emprunté à la terminologie de la parenté en vigueur dans le mécénat culturel, elle fabrique une descendance. L’adoption induit une recomposition de l’ensemble des relations familiales au profit d’une continuité lignagère dont un des principaux enjeux est justement la transmission d’un patrimoine.
19Ce recours au principe d’« adoption » d’arbres n’est toutefois pas une première en France. La première campagne de ce type remonte à 1982. Initiative de l’association Espaces pour demain, créée en 1976 par un journaliste militant pour la protection de l’environnement, elle avait été lancée par un journaliste producteur en audiovisuel et le publicitaire Jacques Séguéla. Son but était de sensibiliser le grand public à l’importance de la forêt dans la vie des hommes. Si l’enjeu y était militant, appliqué aux arbres du parc versaillais, l’appel à « adopter » présente indéniablement d’autres intérêts. La compensation financière d’une opération couteuse pourrait en être une, l’adoption étant payante, mais elle s’avère en fait dérisoire. La stratégie remplit d’autres objectifs que sa gestion par le service communication met en lumière. Elle permet de faire parler du château et s’apparente ainsi à une forme de publicité. Mais l’adoption permet surtout d’instaurer une relation intime et durable entre le site et son visiteur potentiel. Le dispositif relève donc moins de la sensibilisation des citoyens à la cause arborée voire même patrimoniale que de la publicité et du marketing à l’égard des publics de la culture qu’il importe de fidéliser.
S’engager pour la replantation : un geste pour soi
20Reste à considérer la réception du dispositif par les donateurs, la manière dont ces derniers vont, à leur tour, s’engager dans la restauration du parc face à la proposition qui leur est faite. Le site intervient de ce point de vue comme un catalyseur de l’émotion. Grâce à lui, les images du parc détruit connaissent une très large diffusion. Leur circulation immédiate est facilitée par leur irruption sur le Web, la tempête coïncidant avec le développement des usages de l’internet dans la communication internationale. La couverture médiatique du château de Versailles, déjà importante avant, connaît là un retentissement d’autant plus large.
21Mais l’effet quantitatif n’est pas le seul en cause. Ce mode de communication modifie en outre les conditions de réception de l’événement. La communauté des internautes met en situation de co-présence des individus éloignés sur le plan géographique et social. Christian Licoppe a souligné les spécificités des relations qui se nouent autour de cette forme de « proximité à distance » (Licoppe, 2009). En dépit de leur éloignement, les individus y deviennent complices. Sur le Web, l’internaute peut ainsi s’engager dans une cause, faire-valoir un point de vue personnel, agir et réagir au gré de son cheminement sur le Web, trouver des interfaces qui lui permettront de s’engager individuellement, de manière ponctuelle et fugace, au nom de la collectivité mais sans rattachement visible à des structures politiques et associatives traditionnelles (Dassié, 2016).
22Si le site Web du château a servi de plate-forme informative immédiatement accessible, il a également permis d’établir une communication directe entre l’établissement public et un public fait d’individualités. C’est donc à titre individuel que la plupart y ont répondu.
23Voici deux exemples de réponse :
« M. le Président,
Désirant participer à la restauration du domaine “feuillu” du parc, je vous prie de trouver ci-joint notre participation à cette initiative. Je souhaite associer à cet ouvrage une toute récente petite fille, au nom de laquelle le certificat sera établi : Marie, née le 9 février 2000 demeurant…
En vous remerciant et en vous félicitant d’avoir pensé à y associer des “vivants”, je vous prie de croire, monsieur… »
homme, lettre dactylographiée, le 16 mai 2000.
« M. le Président,
Résidant au Chesnay, c’est dire si nous avons été concernés par “la tempête de décembre 1999”. Nous habitons dans un cadre de verdure et notre parc de Versailles où nous allons régulièrement nous ressourcer et rêver, n’a pas supporté cette tempête. Mon fils résidant aux États-Unis depuis 5 ans vient s’y promener dès qu’il est en France avec son amie américaine qui est en admiration devant ce parc et ce château.
En bref, c’est toute notre culture et nos racines que le vent a soufflé et qu’il va falloir recréer, aussi nous sommes heureux de vous adresser un chèque de 1000 francs afin de participer à la plantation d’un arbre dans “notre beau” château de Versailles. Je souhaiterais dédier ce don par le certificat à mon fils, Jean… » ()
Femme, lettre dactylographiée, le 14 février 2000.
24Si planter un arbre à Versailles apparaît important aux yeux des donateurs, c’est au nom d’arguments qui lui donnent une portée éminemment collective. Neuf registres distincts, complémentaires et souvent superposés reviennent ainsi dans le propos des donateurs. Le premier met en avant le sentiment d’une appartenance identitaire. On y retrouve l’idée d’un ancrage qui peut être territorial, « en tant que versaillais ou familier du parc », en tant que « Français », ou encore favoriser une auto-identification en tant que concerné, que ce soit sur le plan professionnel (horticulteur), ou des loisirs (naturaliste). Le deuxième argument marque un engagement pédagogique. Le geste accompli permettra de faire comprendre aux enfants les valeurs de l’écologie ou de la transmission intergé-nérationnelle. Le troisième est écologique. Il s’agit d’apporter sa contribution à la sauvegarde et à la protection de la nature. Le quatrième est socio-biographique. L’adoption sert de marqueur pour des événements biographiques et familiaux (naissance, décès, mariage…) l’arbre sera un cadeau. Le cinquième est d’ordre esthétique. Il s’agit de redonner sa splendeur au parc détruit. Le sixième est temporel : l’acte permet de penser à l’avenir ou au contraire de commémorer le passé. Le septième relève de la bonne action. Le geste a une haute valeur morale : il s’agit non seulement de « sauver » le parc mais aussi de lui « redonner vie », de le « ressusciter » pour accomplir une action quasi divine. Enfin, le dernier registre concerne la solidarité : il s’agit de réagir ensemble face à une catastrophe, de marquer la force d’un collectif en action.
25Ces divers registres s’entremêlent, permettant à chacun de trouver motif à sa contribution. Mais la démarche allie toujours enjeux personnels et sociaux, privés et publics. L’adoption permet ainsi de réinventer « son » patrimoine (Dassié, 2009), autrement dit de faire sien des valeurs collectives.
Les émotions au service de l’action collective
26Reste à saisir comment une telle émotion nourrit un collectif. Les émotions fluctuent au fil des mois qui passent. La presse s’en fait l’écho : après le temps de la stupéfaction et de l’affliction vient celui du renouveau, de la confiance en l’avenir et de la sérénité retrouvée. Les dons suivent le cours des émotions : « vous m’avez vraiment émue, j’ai eu des larmes et un pincement au cœur », explique une donatrice après avoir entendu le témoignage d’un jardinier du château lors d’une émission télévisée. Il y a en quelque sorte action par empathie, dans un « entrelacement » du sens et de l’action propre à la mise en mouvement d’un collectif (Livet, 1998). Mais les émotions mobilisent ainsi d’autant mieux que d’autres événements les réactivent.
27Ces circonstances peuvent avoir une portée collective, comme la marée noire de l’Erica, mais aussi plus intimes comme le décès d’un ami ou la naissance d’un enfant. Le fil de l’émotion collective retisse ainsi celui des émotions personnelles ou familiales, qu’elles soient dramatiques, heureuses voire esthétiques. Le démantèlement du parc intervient alors comme espace biographique projectif. La tempête, en réactivant des préoccupations existentielles, permet de relier à travers l’adoption des expériences personnelles avec des attachements collectifs. Les empreintes affectives qui préludent à l’adoption d’un arbre versaillais sont donc multiples mais si elles impriment la conscience individuelle, c’est avant tout parce qu’elles sont partageables. L’irruption d’une douleur ou d’une joie intimes n’apparaît en effet jamais du strict ressort de l’individualité, car il s’agit aussi bien de donner au biographique une portée publique – les arbres du parc en fournissant le prétexte –, que de l’ancrer dans un conformisme émotionnel.
28L’émotion esthétique est donc également un des traits récurrents pour justifier le don. La beauté du parc, superlative, suffit à justifier un geste, exceptionnel lui aussi. Il faut aider le parc à retrouver sa « grandeur », son « faste ». L’enjeu esthétique fait toutefois également écho au ressenti personnel : « Je me souviens d’un temps délicieux au hameau de la reine et de journées d’automne enchantées, pour la splendeur de feuillages et la mélancolie des bassins […] je me souviens d’un arbre, à l’automne, rayonnant d’or rose… le soleil jouait à travers : c’était féerique » explique Rolande. Le fil biographique qui s’y déroule lentement trouve sa texture dans ces expériences cinesthésiques : « ce parc est rempli de souvenirs à chaque étape de ma vie », explique par exemple Jacqueline. Sensation et émotion sont mises à contribution, la beauté picturale du parc pénètre le corps et attise la nostalgie. En tant que « jugement de qualité à l’œuvre dans la vie quotidienne » (Nahoum-Grappe, 2004, p. 5), ces expériences s’expérimentent certes dans l’individualité à travers le souvenir du plaisir procuré par les promenades dans le parc. Les sens, qu’ils soient mobilisés à travers la relation esthétique ou le souvenir de l’événement, permettent de déterminer ce que doit être ce lieu, que ce soit en référence à une beauté picturale héritée de l’histoire de l’art, ou à travers un imaginaire de l’ordre.
29Avec le démantèlement du parc, les scripteurs regrettent donc aussi souvent celui d’un temps révolu de leur propre histoire. La complicité entre le parc et le donateur repose par conséquent sur une expérience profondément ancrée dans la praxis ordinaire avec laquelle l’adoption se propose de renouer. L’action patrimoniale permet de renouer avec ce passé personnel. L’émotion partagée intervient alors comme une réponse à cet « embarras d’identité » (Rioux, Sirinelli, 1989). Les regrets éprouvés après la tempête donnent ainsi corps à une conscience de soi en même temps qu’ils permettent l’adhésion à une cause commune. La mobilisation prend donc tout son sens en tant que projet collectif. L’individu y fait œuvre personnelle mais s’associe « à la ferveur multipliée des visiteurs célèbres ou anonymes » pour participer. Le décalage entre la grandeur de la cause et la fragmentation des moyens renforce sa valeur aux yeux des donateurs. Quel que soit le montant du don, celui-ci est minimisé, qualifié de « modeste », face aux « travaux titanesques » à venir. Chacun sait et revendique sa contribution à une œuvre collective mais envisage sa propre intervention comme une goutte d’eau dans l’océan : « ce sont les petits ruisseaux qui font les grandes rivières », s’excuse-t-on. Les actions sont donc à la fois dérisoires et indispensables, elles s’amplifient, se servant et se nourrissant mutuellement. L’expression de l’émotion devient alors la « manifestation directe d’engagement à l’égard du groupe » (Paperman, Ogien, 1995, p. 183).
Conclusion
30Si de prime abord l’engouement pour la replantation du parc du château de Versailles a l’allure d’une mobilisation classique, à savoir un « regroupement et d’[une] action collective prenant place dans des arènes publiques ou non et développant une orientation à caractère politique au sens large du terme » (Bonny, Ollitrault, 2012, p. 8), le collectif mobilisé y reste atomisé. Enraciner des arbres par le biais d’une souscription contribue néanmoins à la fabrique d’un lieu commun à tous les sens du terme, c’est-à-dire à la fois à nourrir l’idée d’une évidence partagée et d’un espace physique où chacun peut prendre place. Le geste accompli répond ainsi à un double enjeu : remettre en ordre le corps collectif et inscrire l’individu dans la société civile. L’émotion rend sensible cette insertion collective en permettant aux individus de partager une grammaire émotionnelle commune et en signifiant leur appartenance à des groupes. L’engagement dans la cause versaillaise y joue d’ancrages identitaires multiples : les échelles du global, communautaires, territoriales, familiales et personnelles y prennent part. Les émotions permettent de les ressentir et d’établir des ponts entre ces diverses sphères d’appartenance.
31Les émotions, en tant que manifestations perceptibles, sont les indices d’un processus de mise en forme des inscriptions culturelles et sociales qui se déploie à travers l’action commune. De ce point de vue il relève d’un infra-politique en établissant les « bases culturelles et structurelles de l’action politique plus visible » (Scott, 2006). À la charnière de l’engagement et du désengagement vis-à-vis d’une cause politique (Fillieule, 2005 ; Traïni, 2009), cet exemple illustre les conditions d’un dialogue entre politiques institués et citoyens qui se joue paradoxalement hors du discours politique et des actions pensées comme réformatrices du monde. Jouant de la porosité des frontières entre sphères privées et publiques, les émotions y interviennent donc autant comme moteur de l’action individuelle qu’en tant que miroir d’un collectif en action.
Notes de bas de page
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La proximité en politique
Usages, rhétoriques, pratiques
Christian Le Bart et Rémi Lefebvre (dir.)
2005
Aux frontières de l'expertise
Dialogues entre savoirs et pouvoirs
Yann Bérard et Renaud Crespin (dir.)
2010
Réinventer la ville
Artistes, minorités ethniques et militants au service des politiques de développement urbain. Une comparaison franco-britannique
Lionel Arnaud
2012
La figure de «l'habitant»
Sociologie politique de la «demande sociale»
Virginie Anquetin et Audrey Freyermuth (dir.)
2009
La fabrique interdisciplinaire
Histoire et science politique
Michel Offerlé et Henry Rousso (dir.)
2008
Le choix rationnel en science politique
Débats critiques
Mathias Delori, Delphine Deschaux-Beaume et Sabine Saurugger (dir.)
2009