Conclusion
p. 183-186
Texte intégral
1L’historiographie de la Révolution française a ceci d’incomparable qu’elle est réellement transnationale : partout la période suscite le débat et le dialogue est réel, même s’il pourrait sans doute être encore plus régulier, entre les historiographies. Récemment, la question de la place de la Révolution dans l’histoire du monde et de son insertion dans une histoire globale – ce qui n’est pas identique – a rebondi. L’Américain David Bell, dans un article qui dressait une sorte de bilan de travaux récents en français comme en anglais (mais dans ces deux langues seulement…), se disait circonspect. Pour lui :
« Le “tournant global” peut fonctionner brillamment dès lors qu’il s’agit d’éclairer des processus d’échange et de communication, le fonctionnement de réseaux, la confrontation des cultures et l’exercice complexe du pouvoir sur de vastes espaces. Mais plus ses partisans insistent sur la primauté de forces globales – ou sur leur importance “constitutive” – moins il devient aisé de comprendre les forces qui se déchainent en des lieux et des temps précis1. »
2L’année suivante l’Australien Peter McPhee lui répondait directement :
« La Révolution a été […] davantage qu’un simple exemple spectaculaire d’une crise globale des empires et elle ne peut pas plus être réduite, comme dans l’historiographie la plus internaliste, à un soulèvement exceptionnel aux conséquences globales. Mon point de vue est que la Révolution doit être insérée dans un récit des crises impériales – territoriales et commerciales – que la France a porté à un degré révolutionnaire sans précédent, d’un point de vue politique et social et pour des raisons “internes”, engendrant en conséquence de nouveaux conflits internationaux2. »
3Les deux positions témoignent de la pertinence de regards lointains sur des objets historiques mais surtout de la permanence d’une question qu’une histoire globale, ou même atlantique, règle parfois par l’incantation et qu’il faut bien poser concrètement, à savoir l’articulation des échelles : comment comprendre l’événement singulier si l’on ne lit que de la globalité ? Autant une expérience limite comme celle tentée par Gauthier Aubert dans son étude sur la révolte du Papier Timbré tend à prouver qu’un rétrécissement de focale, seul, pousse la singularité jusqu’à l’incompréhension du social3, autant à vol d’oiseau l’historien peut forger des propos pertinents mais dont la montée en généralité se heurtera toujours au cas, à l’expérience singulière que d’aucun, et ses acteurs au premier chef, risquent de trouver irréductible et dont les spécificités sont largement aussi importantes que ce qui peut éventuellement être mis en série4. D’où l’importance des jeux d’échelles et d’une « microhistoire globale » qu’il faut prendre garde à ne pas construire en jeu assez vain de quêtes de destins individuels hors sol, qui n’éclaireraient en rien les sociétés5.
4Les contributions qui précèdent devaient permettre d’éclairer ces enjeux théoriques autant qu’ils apportaient des matériaux empiriques neufs. Les approches, parfois synthétiques, parfois autour d’un personnage, parfois autour d’une communauté, posent finalement la question du récit historique : comment écrit-on une histoire croisée de la France et des Amériques entre 1776 et 1871 ? Comment produire quelque chose de parfaitement intelligible dès lors que l’on postule la centralité des circulations, l’éclatement des perspectives et la singularité des cas ? N’est-ce pas renoncer à la synthèse ? C’était le défi lancé par les microhistoriens, d’une certaine manière, et c’est aussi celui de l’histoire atlantique, globale ou connectée. Serge Gruzinski l’avait admirablement relevé6, et les modernistes y sont sans doute plus habitués que les contemporanéistes – encore ces qualifications mécaniques et stérilisantes. En 2016 Richard Evans livrait le volume sur le xixe siècle de la Penguin History of Europe. Sans pratiquer l’histoire globale mais en y étant attentif dans sa démarche, il entamait chacun de ses chapitres synthétiques par un développement de quelques pages sur un cas individuel : Jakob Walter, le tailleur de pierre wurtembourgeois devenu conscrit de Napoléon, ou la plus célèbre Flora Tristan7. C’est une manière de signaler que les individus s’insèrent dans des dynamiques collectives et que les cas ont une fonction heuristique fondamentale. Ce ne sont pas des exemples, qui seraient alors des cas « moyens » représentatifs d’évolutions générales décrites au préalable mais bien des portes d’entrée dont la singularité doit servir à éclairer le global.
5C’est également ainsi qu’il faut prendre les cas et situations présentés dans ce volume : ils dessinent les linéaments de ce que pourrait être une histoire unifiée, ils donnent des directions, lancent des pistes dont on ne peut qu’espérer quelles seront suivies. Pris ensemble, ils proposent une marqueterie qui ne peut représenter qu’une première étape. C’est le lot de tout événement scientifique collectif transformé en ouvrage comme celui-ci. Cette histoire franco-américaine attend sa complétude, ses séries statistiques de migrants, d’exilés, de biens échangés en tous sens, ses recensements de références culturelles croisées, qui s’ajouteront aux multiples cas qui gisent dans les archives et mèneront à un tableau complet et nuancé de l’affaire.
Notes de bas de page
1 Bell David, « Questioning the Global Turn: The Case of the French Revolution », French Historical Studies, 37, 2014, p. 1-24.
2 McPhee Peter, « Rethinking the French Revolution and the “Global Crisis” of the Late-Eighteenth Century », French History and Civilization, vol. 6, 2014 seminar paper, published 2015, [http://www.h-france.net/rude/rudevolvi/McPheeVol6.pdf].
3 Aubert Gauthier, Les Révoltes du papier timbré, 1675. Essai d’histoire événementielle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.
4 Sur un autre cas révolutionnaire, voir des réflexions parallèles dans Thibaud Clément, Libérer le nouveau monde. La fondation des premières républiques hispaniques. Colombie et Venezuela (1780-1820), Bécherel, Les Perséides, 2017.
5 Des articles pionniers dans l’usage du concept de « microhistoire globale » : Andrade Tonio, « A Chinese Farmer, Two African Boys, and A Warlord: Toward a Global Microhistory », Journal Of World History, 21, 4, 2011, p. 573-591 ; Trivellato Francesca, « Is There a Future for Italian Microhistory in the Age of Global History? », California Italian Studies, 2, 1, 2011, [http://escholarship.org/uc/item/0z94n9hq]. La réflexion sur le sujet ne s’est pas arrêtée, voir par exemple Ghobrial John P., « The Secret Life of Elias of Babylon and the Uses of Global Microhistory », Past & Present, 222, 1, 2014, p. 51-93 ; Magnússon Sigurður Gylfi, « Far-reaching microhistory: the use of microhistorical perspective in a globalized world », Rethinking History, 2016, [DOI : 10.1080/13642529.2016.1252540] ou Robisheaux Thomas (éd.), « Microhistory Today: A Roundtable discussion », Journal of Medieval and Early Modern Studies, 47-1, janvier 2017, p. 8-52.
6 Gruzinski Serge, Les quatre parties du monde. Histoire d’une mondialisation, Paris, Éditions de la Martinière, 2004.
7 Evans Richard J., The Pursuit of Power: Europe, 1815-1914, Londres, Penguin, 2016.
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