Préface
p. 9-14
Texte intégral
1La littérature amérindienne s’est fait connaître dans l’effervescence politique et sociale des années soixante, période agitée par les mouvements de revendications identitaires et de reconnaissance des droits civiques pour les minorités ethniques des États-Unis. Après le pouvoir noir, le pouvoir rouge imposait sa présence, par des actions médiatisées comme l’occupation d’Alcatraz en 1969, et par un élan de créativité littéraire et artistique. Des voix majeures se faisaient entendre, parmi lesquelles celle du militant Vine Deloria, auteur de Custer Died for Your Sins: An Indian Manifesto, celle de l’universitaire Gerald Vizenor, défenseur des Indiens des réserves et théoricien d’une schizophrénie culturelle amérindienne, et celle du romancier N. Scott Momaday, aussi peintre et graphiste, et lauréat du prix Pulitzer 1969 pour son récit initiatique House Made of Dawn. Ces hommes portaient le flambeau d’une renaissance culturelle des populations autochtones. Dans les années suivantes, la régénération collective allait passer par le recours aux mythes, chez Leslie Marmon Silko, par la réécriture de l’histoire chez James Welch, par le polar ethnologique chez Tony Hillerman, par le réalisme magique et l’exploration de la mémoire chez Louise Erdrich, pour ne citer que les plus connus.
2Ils invitaient aussi à un retour aux origines, pour faire entendre les voix de leurs ancêtres, dont la culture fut longtemps soumise à une vision stéréotypée, teintée d’exotisme et réduite à l’artisanat et au folklore. La recherche américaniste s’intéresse depuis quelques années à ces voix oubliées. C’est à cette démarche d’explorateur, d’archéologue et d’ethnologue, autant que de fin lecteur et critique, que s’est livré l’auteur du présent ouvrage pour remonter aux sources et exhumer des textes enfouis et méconnus, sinon des chercheurs, du moins du grand public. Les premiers écrits produits par les autochtones sont surtout des récits de vie. En effet, tout comme le feront plus tard les premières générations de populations migrantes en arrivant sur la terre d’adoption que certains pensaient être leur terre promise, les populations autochtones, pourtant déjà là, mais dont l’enracinement territorial fut contesté, avaient recours à l’autobiographie pour laisser des traces et porter témoignage. Sous l’angle de l’anthropologie culturelle, il est intéressant de noter que poésie et récit de soi préexistent toujours à la fiction, que la volonté de rendre compte du réel préempte la création romanesque, et que, chez tous les peuples, l’histoire est d’abord récit individuel autant qu’histoire collective, avant même de s’aventurer dans le récit imaginaire. L’ancrage référentiel, même quelque peu trahi par le filtre de la subjectivité et du langage, charrie sa part de vérité et de véracité. L’autobiographie remplit aussi une fonction cathartique et politique, car c’est le genre le mieux adapté à l’expression de la blessure et à la transmission des traumatismes individuels et sociétaux.
3Mais qui était ces premiers auteurs amérindiens ? Dans quelle langue écrivaient-ils ? Que nous révèlent leurs témoignages sur leur culture, leur représentation d’eux-mêmes et leur expérience de confrontation aux envahisseurs et aux colons ? Les textes les plus anciens (à l’échelle de l’histoire américaine) datent du milieu du xviie siècle, c’est-à-dire aux premiers temps de la colonisation et de l’assujettissement des peuples autochtones. Ce sont des récits de conversion, comme ceux recueillis auprès des Algonquiens du Massachussetts par le pasteur puritain John Eliot et publiés sous le titre Tears of Repentance (1652-1653). Ce sont aussi des récits de captivité, comme celui du chef de guerre sauk Black Hawk, qui s’était rallié à la cause britannique pour défendre son territoire lors du conflit avec la jeune république américaine en 1812, et qui avait été fait prisonnier. Son histoire, Life of Ma-Ka-Tai-Me-She-Kia-Kiak (1833), fut transcrite par Antoine LeClaire, interprète de l’armée américaine, et fut un best-seller en son temps, une aubaine pour l’éditeur américain qui en fit son miel en cinquante ans et plusieurs rééditions.
4Au cours des xviiie et xixe siècles, les Indiens sont passés peu à peu d’une culture orale à la culture de l’écrit. La prédominance de l’oralité allait de pair avec un rapport esthétique et sacré à leur langue, quel que fût leur groupe linguistique d’appartenance, et cela transparaît dans les mythes, contes, discours, chants, prières. Mais contrairement à certaines idées reçues, ils n’étaient pas des peuples sans écriture. D’est en ouest, ils avaient développé des modes de transcription picturale de leurs messages, comme en attestent les représentations graphiques sur divers supports matériels : les rouleaux scripturaux d’écorce de bouleau chez les Ojibwés à la frontière du Canada, les pictogrammes des computs d’hiver chez les Sioux des Plaines, les ceintures de coquillage wampum du Nord-Est, les mâts totémiques de la côte nord-ouest, les boîtes et paniers à motifs des tribus de Nouvelle Angleterre, et les fascinants tatouages corporels. Quant aux exploits guerriers des Indiens des Plaines, ils pouvaient être consignés, d’une manière stylisée proche des idéogrammes, sur des peaux de bison ou sur des boucliers. Le passage à l’écriture alphabétique occidentalisée se fit à la faveur de l’arrivée des missionnaires, la Bible servant à la fois de support d’évangélisation et d’alphabétisation. En même temps que l’éducation prenait le pas sur la culture orale, émergeait chez eux le besoin de se raconter, spontanément et sans intermédiaire. Par l’apprentissage de la langue anglaise et de l’écriture alphabétique, ils conquéraient un nouvel espace de revalorisation identitaire, et se donnaient non seulement un moyen de survie, mais aussi l’outil adéquat pour redéfinir leur place dans la société dominante. Ils s’assuraient ainsi la diffusion de leurs écrits comme plaidoyer auprès du lectorat blanc, et la transmission de leur expérience à leurs descendants. En faisant le choix de l’autobiographie, ils conjuguaient le discours subjectif du « je » et la tradition américaine du récit-témoignage. Aux héros guerriers succédaient alors des héros lettrés, aptes à affirmer leur histoire et leur détermination. Cette stature prenait tout son sens dans le contexte racialiste de l’époque, car ils espéraient être lus et publiés, et considérés comme des auteurs, et non comme les sauvages rouges ou les hommes des forêts auxquels les colons les avaient jusqu’ici assimilés.
5C’est dans ce matériau autobiographique que puise la présente étude, après un travail méthodique de collecte, de classement et de recensement. Son auteur écarte les textes écrits en collaboration, comme étant peu fiables, médiatisés, et potentiellement infléchis par l’idéologie religieuse ou commerciale de leur transcripteur, interprète, ou traducteur. Au contraire, il traque l’authenticité, la voix directe de l’Indien, le récit personnel de l’intime, et sélectionne des ouvrages écrits de leur main et qui puissent porter les marques d’une possible indianité. Ce concept fragile est au cœur de la réflexion qu’il nous livre, car il se garde de tomber dans le piège d’une conception essentialiste simpliste de l’indianité. D’une part, il prend en compte l’existence d’identités amérindiennes plurielles et multiples, selon la diversité des groupes ethniques et des tribus, et la complexité individuelle de chaque auteur. D’autre part, il démontre comment ces textes débouchent sur une définition composite et inclusive de l’identité, fondée sur une dynamique d’échange et d’enrichissement, à la faveur de la rencontre avec l’Autre dans le processus de colonisation. Déconstruisant le stéréotype de l’Indien victime, déculturé et aliéné, les autobiographies présentées dans le présent ouvrage révèlent une formidable capacité d’adaptation de la part de leurs auteurs, prêts à s’approprier les codes sémiotiques et culturels dominants afin de subvertir et réécrire l’histoire.
6Reprenant le terme de « créolisation » qu’Édouard Glissant applique au contexte caribéen, Fabrice Le Corguillé affirme avec originalité que les autobiographies amérindiennes font la preuve de cette même poétique de la relation que théorise Glissant. Outil de résistance à la menace de disparition totale et à la blessure absolue, alternative à un métissage ou une hybridation qui signerait une dilution de l’identité, la créolisation désigne une identité en rhizome, faisant naître une nouvelle dimension culturelle qui s’enrichit d’apports multiples et réciproques et qui fait advenir, par la mise en contact de cultures diverses, un nouveau paysage mental et une recomposition féconde de la société. Ainsi, l’étude de ces autobiographies est-elle successivement abordée sous trois aspects : en tant qu’expression du sujet individuel et collectif, puis sous l’angle de leur inscription dans la tradition culturelle, littéraire, politique, et religieuse, dont elle utilise les codes pour proposer un contre-discours, enfin comme écriture de la sociabilité, donnant sens à un devenir qui dépasse le choix binaire de l’assimilation ou de la disparition.
7Le corpus est resserré sur sept autobiographies, émanant de cinq auteurs et dont la sélection répond à des critères de représentativité chronologique, ethnique, géoculturelle, et genrée. L’étude est élargie à une vingtaine de textes complémentaires. Parmi les cinq auteurs principaux, on trouve, dans l’ordre chronologique, deux auteurs représentatifs du Nord-Est des États-Unis : le Mohegan Samson Occom et le Pequot William Apess dont les textes – deux lettres pour le premier, A Son of the Forest pour le second – datent respectivement de 1765-1768 et 1820-1830. Seule femme du corpus et publiée en 1883, la Paiute Sarah Winnemucca Hopkins, auteur de Life Among the Paiutes: Their Wrongs and Claims, est originaire du Grand Bassin, territoire allant de l’Oregon au Nevada. Vient ensuite l’Ottawa Andrew Jackson Blackbird, de la région des Grands Lacs, et dont l’ouvrage History of the Ottawa and Chippewa Indians of Michigan: A Grammar of Their Language, And Personal and Family History of The Author, fut publié en 1887. Enfin, au tournant du siècle, le texte le plus récent retenu, The Middle Five: Indian Boys at School (1900), est celui de Francis La Flesche, un Omaha des Grandes Plaines. La couverture géographique et l’écart chronologique de près d’un siècle et demi ne sont pas sans incidence sur la contextualisation historique et culturelle de ces écrits, dont le premier, qui précède l’Indépendance américaine, est encore contemporain de l’autocratie puritaine qui régnait dans les colonies du Nord-Est, et dont le dernier est à replacer dans un arrière-plan de fin de conquête territoriale, où le pays se remet sur pied après la guerre de Sécession, et transforme radicalement ses structures politiques, économiques, et sociales.
8Malgré les générations qui les séparent, il est frappant de voir comment religion et éducation dominent les expériences de ces autobiographes. Méthodistes convertis, Apess et Occom se présentent comme de bons croyants, chargés de prêcher, auprès des leurs, la voie du salut par le christianisme. Le parallèle avec les Noirs convertis et opprimés est flagrant, en dépit de leur différence de statut, esclaves pour les uns, hommes libres pour les autres. Et leur révolte fut semblable mais non commune, au nom des idéaux égalitaristes et des principes chrétiens de charité qui leur avaient été inculqués. L’échange épistolaire entre Occom et la poétesse noire Phillis Wheatley dans les années 1760-1770 est éloquent à cet égard. Mais si les autobiographes amérindiens manifestent leurs origines païennes, comme pour s’en excuser, ils dénoncent aussi les discriminations sacerdotales et salariales subies du fait de leur indianité, et cultivent une sorte de double langage, ou langage à double sens, qui à la fois loue et accuse, reconnaît sans renier. Encore proches des héros guerriers du passé, ils substituent au récit épique un récit d’apprentissage et de formation dans un nouveau paradigme social, où la promesse d’élévation et de reconnaissance n’est pas sans désenchantement et désillusion. Blackbird et La Flesche, racontent leur parcours scolaire comme un défi à double visage, une promesse amère d’héroïsation. Blackbird décrit un paradis terrestre, contaminé par les vices, l’alcool et les épidémies. Dans les écrits de la méthodiste Winnemucca, qui s’apparentent au pamphlet politique, la progression des pionniers blancs signe le basculement d’une vie heureuse sur la « Terre-mère » vers une vie de violence, de misère, de spoliation, et d’enfermement. La langue de sa tribu, les Kuyuidika, ou mangeurs de poissons cui-cui, appelés aussi mangeurs de pignons de pin, ou encore Say-do-carah, conquérants et ennemis, infuse son écriture d’images évocatrices d’une réalité disparue et d’un passé à jamais révolu. L’école décrite par La Flesche est un univers sombre et étriqué, sans commune mesure avec les grands espaces naturels. On relèvera la force des images et des émotions dans ce passage où le jeune garçon est puni pour avoir voulu rejoindre la chasse aux bisons en faisant l’école buissonnière :
« [I]l regarde la longue procession omaha s’éloigner jusqu’à ce qu’ils finissent par disparaître derrière les collines vertes, et que le bout de la file se trouve hors de vue. Le village déserté paraît figé, investi par les fantômes et des vents sinistres, auxquels s’ajoute le hululement plaintif d’un chien errant, et provoque un sentiment de solitude, difficile à surmonter. Les quelques élèves condamnés à rester à l’école furent pris d’une dépression générale qui les rendait mutiques et emplit de mélancolie leurs petites âmes simples. »
9Ces auteurs ont vécu entre deux mondes, deux cultures, deux identités, par leurs origines métissées, autant que par leur histoire, comme Apess, à l’ascendance blanche du côté paternel, et comme La Flesche, petit-fils d’un trappeur français marié deux fois à des Amérindiennes omaha. Ils étaient pris entre deux statuts raciaux, dans une Amérique aux préjugés ethnocentristes qui les assimilait, au mieux, à la race jaune mongoloïde des descendants de Shem, fils de Noé. Tocqueville lui-même les décrivait comme des tribus errantes et barbares. Déracinés et déplacés, dispersés et privés de leurs moyens de subsistance, broyés par la machine colonisatrice et hégémonique, ils étaient voués à l’oubli ou à une vie miséreuse dans les réserves. Leurs écrits témoignent d’un double mouvement de fuite et de résistance, de repli et d’ouverture à l’Autre, à la recherche d’une reconnaissance légitime et d’une place promise et refusée. La citoyenneté étasunienne ne leur fut reconnue qu’en 1924, soit deux ans après la publication du feuilleton de Zane Grey, The Vanishing American, dans le Ladies’ Home Journal, qui déchaîna la vindicte des racistes blancs et des groupes religieux. Son titre reprenait celui du tableau peint en 1908 par Frederic Remington, The Last of His Race (The Vanishing American), comme une lancinante fatalité. Plus de trois cents ans s’étaient écoulés depuis que, selon la légende, Pocahontas avait sauvé la vie de John Smith, capturé par la confédération powhatan, et épousé John Rolfe, un des premiers colons anglais de Virginie. Friands d’images d’Épinal, les États-Unis célèbrent chaque année la fête de Thanksgiving en mémoire du repas festif qui rassembla en 1621 les pèlerins du Mayflower et les Indiens du Massachusetts, mais cela n’a pas empêché le génocide historique de millions d’Amérindiens. Et malgré la victoire, en 2018, des militants environnementaux contre le projet de construction de l’oléoduc géant Keystone qui menaçait de détruire leurs lacs et leurs ressources, le massacre de la culture amérindienne continue, en 2020, au mépris de leur souveraineté et au nom de nouvelles politiques racistes, avec le dynamitage des sites sacrés de Monument Hill, dans le parc national Organ Pipe Cactus, en Arizona, lieu de sépulture des guerriers apaches vaincus par la tribu Tohono O’odham. Il est plus que jamais nécessaire, pour réécrire l’histoire, que d’autres voix se joignent à la polyphonie des populations opprimées.
10(Juin 2020)
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les Premiers Irlandais du Nouveau Monde
Une migration atlantique (1618-1705)
Élodie Peyrol-Kleiber
2016
Régimes nationaux d’altérité
États-nations et altérités autochtones en Amérique latine, 1810-1950
Paula López Caballero et Christophe Giudicelli (dir.)
2016
Des luttes indiennes au rêve américain
Migrations de jeunes zapatistes aux États-Unis
Alejandra Aquino Moreschi Joani Hocquenghem (trad.)
2014
Les États-Unis et Cuba au XIXe siècle
Esclavage, abolition et rivalités internationales
Rahma Jerad
2014
Entre jouissance et tabous
Les représentations des relations amoureuses et des sexualités dans les Amériques
Mariannick Guennec (dir.)
2015
Le 11 septembre chilien
Le coup d’État à l'épreuve du temps, 1973-2013
Jimena Paz Obregón Iturra et Jorge R. Muñoz (dir.)
2016
Des Indiens rebelles face à leurs juges
Espagnols et Araucans-Mapuches dans le Chili colonial, fin XVIIe siècle
Jimena Paz Obregón Iturra
2015
Capitales rêvées, capitales abandonnées
Considérations sur la mobilité des capitales dans les Amériques (XVIIe-XXe siècle)
Laurent Vidal (dir.)
2014
L’imprimé dans la construction de la vie politique
Brésil, Europe et Amériques (XVIIIe-XXe siècle)
Eleina de Freitas Dutra et Jean-Yves Mollier (dir.)
2016