Présentation
p. 9-11
Texte intégral
1Au milieu des années soixante, la société Jean Bodin faisait paraître une série d'ouvrages sur le thème de la preuve1 Cette série demeure incontournable : aujourd'hui encore, nul ne saurait prétendre écrire sur la preuve sans la consulter. Mais ces études étaient principalement l'œuvre d'historiens du droit qui abordaient la question avec des préoccupations spécifiques à leur discipline. Fruit de la collaboration d'historiens et de juristes, le présent livre témoigne que les historiens se sont décidés à faire l'histoire de la justice sous tous ses rapports. Alors qu'ils s'étaient longtemps satisfaits en l'examinant sous l'angle des institutions judiciaires, ils prennent désormais en considération une certaine épaisseur sociale et les constructions politiques.
2Historiquement en effet, le clivage entre les historiens et les juristes n'a cessé de s'élargir au cours du xxe siècle, en dépit d'efforts de rapprochements ponctuels. Les deux disciplines ont évolué de plus en plus séparément à tel point que dans les décennies qui ont suivi la seconde guerre mondiale le divorce a été quasiment total. Les juristes ont considéré le droit en affirmant son autonomie et sa dynamique interne. Les historiens ont, de leur côté, délaissé un domaine pourvu d'une spécificité technique dans lequel ils se savaient incompétents. C'est pourquoi le champ de la justice a été restreint à l'étude des aspects institutionnels et devait toujours demeurer en position marginale dans leurs travaux. Un autre effet a été que la justice s'est trouvée placée en position de subordination par rapport aux constructions institutionnelles.
3Les années quatre-vingt ont vu ce qui est probablement le début d'un renouvellement qui marque peut-être un retournement de tendance. C'est en tout cas dans une telle perspective que se situe le présent livre. Il est l'un des résultats du travail d'une équipe constituée au sein d'un laboratoire de recherches, l'HIRES2. Le séminaire dont ce livre rend compte s'inscrit ainsi, entre autres, dans la perspective d'une coopération avec les historiens du droit ; une coopération qui reste encore, il ne faut pas se le cacher, pour une bonne à part à faire fructifier ; aussi doit-on formuler le souhait qu'elle n'en soit qu'à ses débuts.
4En quoi un tel ouvrage peut-il intéresser non seulement l'historien et l'historien du droit mais aussi le praticien de la justice d'aujourd'hui ? Les juristes actuels se posent la question de savoir si le droit des preuves ne serait pas le lieu de l'archaïsme par rapport au progrès des sciences et des techniques conçu comme une exigence de rationalité et d'efficacité3 ; Mais qu'est-ce que l'archaïsme et qu'est-ce que la modernité ? Voilà des notions qui, en matière de preuve, sont durement mises à mal par les auteurs de ce livre. Les preuves archaïques, selon la conception classique, sont des preuves qualifiées d'irrationnelles. On désigne dans cette catégorie l'ordalie, le duel judiciaire et le serment. Les preuves modernes sont celles que l'on dit rationnelles parce qu'elles s'adressent à la logique et à la raison du juge ; il s'agit de l'écrit, du témoignage et des nouvelles preuves que le progrès des sciences et des techniques fait surgir dans le champ judiciaire. Tous les auteurs du présent livre le montrent, directement ou de façon implicite, pareille distinction n'est plus recevable. En réalité, chaque époque et chaque civilisation a produit sa propre rationalité et il faut rappeler que, selon Max Weber, l'opposé du rationnel n'était pas l'irrationnel mais le non-rationalisé ; c'est pourquoi il ne s'agit pas seulement d'historiciser les normes mais de rendre compte de la mise en œuvre d'une gamme de preuves en tant qu'éléments de rationalités spécifiques. Aussi avons-nous voulu montrer, à travers l'analyse de situations, que la référence à des preuves se rapporte toujours à une construction intellectuelle. La recherche de la preuve s'apparente moins à la découverte d'un objet préconstitué, qu'il soit matériel ou non, qu'à l'élaboration des critères selon lesquels elle est tenue pour acceptable.
5Le titre de cet ouvrage ne manque pas d'ambition, certes, pourtant notre objectif n'était pas de chercher à atteindre l'exhaustivité : pareille prétention est devenue insoutenable. Notre projet initial était de marquer de jalons l'étude des pratiques de la justice en matière de preuve. Pour autant, nous ne nous sommes pas arrêtés au clivage traditionnellement constaté entre la loi et ses applications. Ce constat offre un intérêt si l'on veut comprendre à quelles références admises se rapporte l'utilisation de la preuve : il s'agit alors de rendre compte du travail de rationalisation effectué par des agents et, par conséquent, de prendre en considération l'ensemble de leurs références, tant au plan juridique que social. L'efficacité des actes juridiques n'est pas seulement un effet propre à la norme : elle implique aussi une reconnaissance sociale des pratiques juridiques. D'autre part, l'admissibilité de la preuve par les agents sociaux peut différer de celle que conçoivent les agents juridiques, du moins dans les sociétés dotées d'un corps de professionnels de la justice ; dans ce cas, les rapports à la norme et aux pratiques induites peuvent être de nature conflictuelle et engendrer des résistances ouvertes ou passives dont il importe de mesurer le degré.
6Il existe enfin un autre champ d'observation qui a principalement retenu l'attention de plusieurs auteurs : ils ont également observé la preuve dans ses effets institutionnels et sociaux, particulièrement lorsqu'elle est inscrite dans une innovation procédurale. Car c'est ici qu'est la principale la leçon des actes de ce séminaire : une catégorie de preuves considérées isolément n'a guère de sens. Par exemple, les preuves les plus classiques telles que le témoignage et l'écrit ont été, selon les époques, tenues en plus ou moins haute considération. Et qu'y a-t-il de commun entre les témoignages produits par une des parties en litige au xie siècle en Occident et, trois siècles plus tard, la citation de témoins dans le cadre d'une enquête menée selon une procédure savante ? S'il existe une certaine autonomie de la norme par rapport au social et à l'institutionnel, en revanche la preuve ne doit jamais être considérée indépendamment de la procédure qui la met en œuvre. Une fois, par contre, qu'elle est ainsi appréhendée dans ses interactions, il devient possible de réfléchir à ses effets et de tenter de les mesurer. C'est à quoi les lecteurs sont conviés à leur tour.
Notes de bas de page
1 . Recueils de la société Jean Bodin, xvi, La preuve, 1re partie. Antiquité, Bruxelles, 1964 ; xvii, Moyen Age et temps modernes, Bruxelles, 1965 ; xviii, Civilisations archaïques, asiatiques et islamiques, Bruxelles, 1963 ; xix, Période contemporaine, Bruxelles, 1963.
2 La plupart des contributions contenues dans cet ouvrage ont fait l'objet d'une communication et de discussions lors d'un séminaire organisé à l'Université d'Angers dans le cadre de l'HIRES (laboratoire d'histoire des régulations sociales) durant les années 2000 à 2002, par une équipe dirigée par Noël-Yves Tonnerre et Christine Bard.
3 G. Canivet, Discours d'introduction au colloque Le droit des preuves au défi de la modernité, Paris, La documentation française, 2 000, p. 10.
Auteur
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