Chapitre IX. L’adéquation entre les infrastructures et l’évolution du trafic
p. 277-296
Texte intégral
1Le trafic ferroviaire a connu, tout au long du xixe siècle, une croissance considérable. Du point de vue du trafic marchandises, la croissance globale, tous modes de transport confondus, était de 1,6 % par an entre 1830 et 1851 avec une part de 9 % pour le chemin de fer ; de 1851 à 1869, le taux passe à 3,6 %, avec une part de 52 % pour le chemin de fer (en 1869). Le ferroviaire connaît alors une croissance dont le rythme se situe autour de 10 % par an. Après 1870, la croissance retombe à 4,2 %1. Outre l’extension progressive du réseau et la constitution d’un maillage de plus en plus dense, cette augmentation du trafic (stimulée par des tarifs de plus en plus attractifs) n’est possible qu’avec une adaptation de la capacité des transports. Celle-ci passe par l’augmentation des vitesses pratiquées, par l’allongement des trains, permettant d’accroître les volumes transportés, mais également par l’adaptation des infrastructures pour supporter un trafic de plus en plus dense.
2Le choix et l’élaboration des matériaux, le perfectionnement des appareils et équipements de la voie, la conception et la modification des ouvrages d’art ou le recours à des dispositifs automatisés ont permis, progressivement, d’apporter des solutions à des éléments qui, face à l’augmentation du trafic, devenaient des points faibles du système ferroviaire. Le corps enseignant du Conservatoire, par ses nombreux contacts avec les industriels et ingénieurs ferroviaires, était en mesure de communiquer, dans ses leçons ou par l’enrichissement des collections, certaines innovations marquantes pour que les infrastructures demeurent en adéquation avec le trafic.
Les progrès de la voie
3Les premières sections de chemins de fer étaient en réalité, nous l’avons vu, des « chemins de bois ». Les voies étaient constituées de barreaux de bois maintenus par des traverses, comme le modèle réduit d’un chariot sur plaque tournante (inv. 00686-0007) le laisse bien voir. Bien que leur installation fût économique, leur entretien et leur usure n’étaient pas compatibles avec une exploitation plus dense, sollicitant davantage l’infrastructure. Plusieurs alternatives ont alors été testées : dans certains cas, on a pu renforcer les segments avec des plaques de fer, comme le rappelait Gabriel Jars dans ses Voyages métallurgiques ; au Creusot, on a privilégié l’emploi de rails en fer forgé, au coût toutefois trop élevé pour en favoriser la généralisation à la fin du xviiie siècle.
La résistance des matériaux
4Les leçons et les collections attestent, au début des années 1820, des réflexions en cours quant aux matériaux à utiliser pour la construction des voies ferrées. Les spécimens de rails donnés en 1824 par la Compagnie du chemin de fer de la Loire nous apportent un premier éclairage sur la pratique de l’époque outre-Manche. Nous avons déjà évoqué cet ensemble à plusieurs reprises : celui-ci ne comporte pas de spécimens en fonte mais des modèles en bois reproduisant des sections de rails en fonte, confirmant l’emploi de ce matériau. Alliage réputé pour sa bonne coulabilité, la fonte est produite dans des hauts fourneaux. À l’époque coexistent la fonte au coke, principalement anglaise, et la fonte au bois, très largement répandue en France. L’emploi de la fonte pour la confection de rails est en vigueur outre-Manche depuis les années 1760, avec la fonderie d’Abraham Darby III (1750-1791) à Coalbrookdale. Apportant une réponse bon marché aux problèmes posés par les rails en bois, les rails en fonte connaissent une limite d’importance : le matériau demeure fragile et les rails en fonte ont tendance à s’effriter ou à se casser lors du passage de convois lourdement chargés. Or, le développement du trafic et le recours à des locomotives de plusieurs tonnes deviennent vite incompatibles avec l’armement des voies au moyen de rails en fonte. Quasiment au même moment, Charles Dupin apporte d’intéressants compléments dans ses leçons de mécanique appliquée. Le professeur mentionne d’abord l’une des publications de référence à l’époque, le mémoire Des chemins de fer en Angleterre, notamment à Newcastle, dans le Northumberland, de l’ingénieur des Mines Louis Gallois : il affirme que l’emploi de pierres comme supports des rails n’est pas convenable, et que les madriers en « fer coulé » font de bien meilleures traverses. S’appuyant sur le retour d’expérience de trois voies ferrées en Angleterre, dont une équipée de rails en fer forgé, indique à ses auditeurs : « Il paraît que, pour les routes, l’emploi du fer forgé présente beaucoup plus d’avantages que l’emploi du fer coulé. Les ornières en fer forgé ne sont pas, comme celles en fer coulé, sujettes à se casser par les ressauts des chariots, lorsqu’une pierre ou quelque petit caillou se trouve jeté sur l’ornière. Depuis plus de huit ans, une route en fer forgé sert aux travaux de Tindall Fell et Cumberland, où l’on voit aussi deux routes en fer coulé. Or la première est en tout d’un meilleur usage ; on l’a trouvée à la fois plus économique dans sa construction et dans son entretien. Des expériences comparatives faites au même sujet, en Écosse, ont conduit à la même conclusion2. » L’expression « fer coulé », employée par Dupin, fait ici référence à la fonte. Le vocabulaire n’est à l’époque pas complètement fixé : « Le métal ainsi réduit & coulé […] est nommé, par les métallurgistes, fer crud, fonte ou fer de gueuse, fer coulé ; ferrum fusum, ferrum crudum. Ce n’est point encore du véritable fer3. » Le propos de Dupin est extrêmement intéressant : en préconisant dès le milieu des années 1820 l’emploi du fer en lieu et place de la fonte, il semble entrevoir ce qui a été, jusqu’au début des années 1880, la solution privilégiée par la quasi-totalité des compagnies ferroviaires. La production du fer connaît alors d’importants progrès, grâce à l’évolution du puddlage. Ce procédé permet, dans un four à réverbère, d’affiner la fonte en réduisant la proportion de carbone. Dans les années 1820-1830, plusieurs progrès dans la disposition des fours permettent de réduire les coûts de production et d’abaisser le prix du fer4.
5Pour autant, la fonte n’est pas complètement abandonnée. Arthur Morin s’est attaché à relater des travaux conduits pour déterminer la résistance de ce matériau dans le cadre de travaux relatifs aux ouvrages d’art. Pour ce qui est des voies ferrées, on retrouve la fonte par exemple dans certains appareils de voie. En 1863, le Conservatoire recevait de Ransomes & Sims, fonderie anglaise d’Ipswich, un modèle réduit d’une « pointe de cœur », c’est-à-dire la pièce fixe à partir de laquelle les deux voies reliées par l’aiguillage sont sécantes l’une par rapport à l’autre (inv. 07155). Alors que pendant longtemps, les changements de voie s’opéraient à l’aide d’une disposition mécanique des rails, parfois sujette à des dérangements, avec cette pièce moulée, on s’affranchit d’éléments mobiles potentiellement fragiles. Il faut, pour cela, que le métal soit homogène. L’Institution of Civil Engineers de Londres a salué un tel dispositif pour sa solidité, soulignant que cette pointe de cœur avait tenu déjà dix-huit mois là où d’autres n’avaient résisté au passage des trains que pendant six semaines5.
6L’acier apporte, à partir des années 1870 et surtout 1880, une solution durable pour la fabrication des rails. La production de cet alliage a connu d’importants progrès depuis la mise au point d’un procédé d’affinage par Henry Bessemer, en 1855. Une masse de fonte est chauffée dans une cornue et reçoit un jet d’oxygène qui permet de la décarburer et de la purifier. On peut ajuster le taux de carbone de manière à obtenir l’alliage que l’on souhaite. Le convertisseur Bessemer puis les améliorations proposées par les procédés de Pierre-Émile Marin (1864) et Thomas-Gilchrist (1877) permirent d’augmenter considérablement les quantités d’acier disponibles sur le marché tout en diminuant fortement leur prix. Matériau résistant et relativement peu cher, l’acier est progressivement adopté pour l’armement des voies. En 1878, Pierre-François Ghebhard, négociant parisien spécialisé dans l’introduction en France de divers perfectionnements étrangers sur les chemins de fer, offrait au Conservatoire des arts et métiers, sans doute à la suite de l’Exposition universelle de Paris, un modèle au 1/10 d’un croisement de voie en fonte et en acier provenant de la Butcher and Company, aciérie de Sheffield, d’après un brevet de Joseph Armstrong (inv. 09275). Ici, l’essentiel de la pièce est en fonte, mais ses deux « faces » (supérieure et inférieure) sont en acier, plus résistant. Ce croisement est talonnable, c’est-à-dire parcourable dans n’importe quel sens. Malgré une élaboration un peu complexe, la pièce présente l’avantage d’une grande simplicité d’utilisation et une bonne résistance. La collection complète de dessins et spécimens de rails et accessoires des différents réseaux français, offerte en 1884 par le ministère des Travaux publics (inv. 10490 et 17180), met en lumière l’emploi généralisé de l’acier sur les voies ferrées. L’évolution des processus de production et la baisse des prix ont permis à ce matériau de supplanter le fer ; d’ailleurs, on emploie largement des ferrailles de récupération, issues pour certaines d’entre elles des voies de chemin de fer, dans les aciéries. On constate dans cette évolution un souci constant quant à la solidité des rails et à la maîtrise des coûts de production et de maintenance. Le poids au mètre de ces échantillons tourne entre 30 et 38,75 kilogrammes, signe d’une attention portée à la résistance de ces éléments. Les rails des années 1830 pesaient autour de 13 kilogrammes par mètre ; aujourd’hui, de nombreuses lignes sont armées de rails dont le poids est compris entre 40 et 60 kilogrammes par mètre, en fonction du tonnage transporté et de la vitesse des convois.
La question des profils et la fixation des rails
7Au-delà de l’aspect touchant aux matériaux, les progrès de la voie concernent la confection des rails. Ceux-ci sont produits avec un laminoir qui permet d’étirer des barres de fer puis d’acier en adoptant un profil spécifique. Ce dernier obéit à des impératifs de production, d’installation et d’utilisation.
8Dans les leçons dédiées à la cinématique, Arthur Morin propose une définition très générale des rails que l’on peut trouver sur les réseaux français : « Ceux-ci sont ordinairement des barres de fer étirées au laminoir, et dont le profil a la forme d’un double T. Ils sont fixés, de mètre en mètre à peu près, au moyen de coins en bois, dans des supports en fonte appelés chaises, qui reposent sur des semelles en bois posées sur un sol incompressible en sable, transversalement à la voie, et y sont attachés par des chevilles en fer6. » Morin relate ce qui semble être la disposition la plus courante en France ; pourtant, le rail à double champignon, dont il parle à ses auditeurs, n’est pas la seule solution en vigueur. Les collections illustrent en effet la coexistence de divers profils, les deux plus grandes « familles » étant le double champignon et le rail Vignole, ou à patin7. Ces deux types de rails sont entrés très rapidement en concurrence : les planches du Portefeuille industriel relatives au chemin de fer de Runcorn (inv. 13571.676), l’attestent dès 1833. Le double champignon a rapidement eu la préférence des ingénieurs français. Il offrait en effet, sur le papier, deux avantages certains, d’ordre économique : comme l’écrit Morin, ces rails doivent être disposés à l’intérieur d’un coussinet, au sein duquel ils sont maintenus à l’aide de coins, généralement en bois. De fait, le rail n’est pas en contact direct avec la traverse ; or, à une époque où l’emploi de dés en pierres a montré ses limites et où la conservation des traverses en bois pose divers problèmes8, limiter l’usure des traverses intéresse fortement les compagnies. En outre, le profil exactement symétrique devait permettre de retourner le rail quand le premier côté était usé ; opération simple pour optimiser la durée de vie du rail. Dans la pratique, ce retournement n’a jamais pu être généralisé : il était sans doute difficile de caler correctement la partie usée du rail dans les coussinets, et les contraintes mécaniques auxquelles les rails avaient été préalablement exposés augmentaient considérablement les risques de rupture (fig. 26).
Figure 26. – César Nicolas Louis Leblanc, Chemin de Runcorn à Ste Hélène (en Angleterre), lavis de couleurs sur traits d’encre sur calque contrecollé, 1833-1834. Musée des Arts et Métiers, Portefeuille industriel, inv. 13571.676.

© Musée des Arts et Métiers-Cnam/photo Dephti Ouest.
9Le profil double champignon est resté longtemps utilisé grâce à son mode de fixation sur la traverse : l’emploi de coussinets, bien que contraignant, offrait dans un premier temps les meilleures performances en termes de stabilité. Il faut attendre le début des années 1860 pour que les progrès opérés notamment en Allemagne sur les attaches et la fixation des rails Vignole autorisent un déploiement de ce second type. La Société des ingénieurs civils s’est fait le relais de ces recherches : la séance du 5 juin 1863, sous la présidence du général Morin, fut l’occasion de présenter divers travaux relatifs à la production des rails, et sur le moyen de fixer solidement des rails Vignole à l’aide de bagues en fonte9.
10Les questions d’usure et de maintenance apparaissent ici en corollaire, de même que la fabrication en grandes séries, ce que met en lumière l’ensemble de 1884 présenté en panoplies. À chaque type de rails correspondent des modes de fixation sur les traverses (coussinets et attaches avec tire-fonds), des éclisses, des appareils de voie et des gabarits de contrôle et de vérification. La variété des profils était très importante dans la première moitié du xixe siècle. Le Conservatoire y a porté une attention soutenue, par exemple avec le Portefeuille industriel (dossiers nos 686 et 691), et il a profité de l’Exposition universelle de Londres, en 1851, pour illustrer les différents profils utilisés outre-Manche et les nombreuses recherches liées à la fixation des rails et à leur jonction. Face à l’extension des lignes et à des coûts d’entretien en forte augmentation, les compagnies étaient à la recherche d’installations dont la maintenance s’avérait plus économique, comme les traverses métalliques en lieu et place des dés de pierres (qui ne restent pas en place) et des traverses en bois (qui s’abîment avec le temps), l’utilisation d’éclisses pour la jonction des rails ou des tentatives de pose de voie sans traverses (Portefeuille industriel, inv. 13571.1045, 1046 et 1064). Plusieurs solutions ont été mises en avant, et les recherches ont duré pendant une vingtaine d’années, ce que confirment les modèles de traverses en fonte (inv. 08530, entrés en 1872) et de rails Barlow (sans traverses, entrés en 1878, inv. 09272 et 09274). L’expérience a démontré la supériorité des traverses en bois, dont le traitement a lui aussi fait l’objet d’importants progrès, notamment pour ce qui concerne le séchage (comme le révèle la représentation d’un séchoir utilisé par la Compagnie de l’Est dans le Portefeuille industriel, inv. 13571.2162).
Les appareils et équipements de la voie
11La voie ferrée n’est pas qu’une affaire de métallurgie. Elle comporte de nombreux dispositifs mécaniques qui facilitent la circulation et la manœuvre des trains. L’augmentation du trafic et le développement du réseau et des dessertes ont imposé l’introduction de moyens fiables pour assurer une circulation fluide.
12La communication entre plusieurs voies est rendue possible par l’emploi d’appareils de voie. Ceux-ci revêtent diverses formes, mais leur principe général est à chaque fois le même : un levier agit sur une ou plusieurs pièces mobiles pour en modifier l’orientation et ainsi faire communiquer plusieurs sections de rails entre elles, pour tracer un itinéraire dans une direction donnée. Jusqu’aux années 1860, les collections permettent de constater l’existence de plusieurs dispositifs. Dans certains cas, on commande simultanément l’orientation des deux rails situés à l’entrée de l’appareil de voie : la manœuvre du levier agit directement sur les rails, ou bien sur une plaque métallique sur laquelle sont fixés les segments ; dans d’autres cas, on peut diriger le cœur de pointe. Certaines dispositions visent à faire d’un seul appareil un véritable nœud ouvrant sur plusieurs itinéraires. C’est par exemple le cas sur un appareil de voie des chemins de fer belges représenté sur un tableau d’Amable Tronquoy (inv. TG134). Ces installations mécaniques sont toutefois sujettes aux dérangements et peuvent être vulnérables en cas de gel, par exemple. Leur surveillance est donc indispensable, même si elle n’est pas toujours satisfaisante. Leur maintenance doit être régulière et les trains doivent les parcourir à des vitesses souvent réduites. Pour des raisons de fabrication en série, il n’est pas non plus envisageable de construire des dispositifs sur mesure, expressément adaptés aux jonctions ou bifurcations où ils doivent être employés. L’emploi de la lame d’aiguille, dès les années 1840, se révèle des plus efficaces. Le modèle au 1/10 d’une lame de l’Anglais Charles Heard Wild (1819-1857), d’après le spécimen présenté à l’Exposition universelle de Londres en 1851 (inv. 09273), montre comment le dispositif peut être installé à peu près partout, sans avoir à entailler le rail. L’emploi de contrepoids permet en outre de maintenir l’aiguille en position, et de contrôler précisément l’itinéraire tracé.
13Pour la manœuvre des machines et wagons, on a eu largement recours aux plaques tournantes. Disposée au-dessus d’une fosse, la plaque tournante comporte un rail circulaire sur lequel un plateau mobile prend appui via des galets. Le plateau porte une ou plusieurs sections de voies. On se sert des plaques tournantes pour passer d’une voie à l’autre, par exemple dans les gares ou les dépôts. De nombreux dépôts français ou anglais sont disposés circulairement, comme on peut le voir par exemple dans le Portefeuille industriel, sur les premières lignes anglaises (inv. 13571.686 et 691). Les voies de garage convergent, au centre du dépôt, vers une plaque principale. Sur le Paris-Saint-Germain, le dépôt des Batignolles comporte des voies parallèles reliées par des voies d’accès perpendiculaires ; tous les points de jonction sont équipés de plaques tournantes (inv. 13571.690). L’allongement des locomotives et l’augmentation de leur poids ont rapidement rendu obsolètes les premières plaques tournantes, dont le plateau était souvent en fonte. Les collections font état de l’évolution spectaculaire de ces dispositifs courants. Le dessin d’une plaque tournante de la gare du Midi, à Bruxelles (inv. 13571.673), présente ainsi un équipement remarquable du point de vue de ses dimensions (son diamètre est de 8 mètres) et du poids qu’il peut supporter (22 tonnes). Il est conçu pour accueillir la locomotive et son tender, point intéressant car comme l’indique Auguste Perdonnet, on cherche à éviter autant que possible de dételer les locomotives de leurs tenders10. Vers 1851, sans doute à l’approche de l’Exposition universelle, le Conservatoire commandait les dessins d’une plaque tournante utilisée en Angleterre, construite en fer pour offrir un maximum de résistance (inv. 13571.969). La disposition des rails sur le plateau fait aussi l’objet d’innovations intéressantes : à l’issue de l’Exposition universelle de 1878, les galeries recevaient un modèle réduit d’une plaque tournante expérimentée à la gare de marchandises de Bercy, sur le PLM, qui avait la particularité de comporter des petites sections de rails mobiles pour limiter les lacunes au niveau de certains points de jonction, et ainsi éviter des vibrations préjudiciables aux installations et au matériel (inv. 09134). Toujours à l’Exposition de 1878, le modèle de plaque tournante de Georges Weickum, ingénieur des chemins de fer austro-hongrois, mettait en lumière les recherches conduites pour réduire les problèmes dus aux frottements, avec l’emploi de galets. Le dispositif est ici loué pour la simplicité de sa construction et pour son entretien facile, pour lequel on peut se passer de graissage (inv. 09153). Au début des années 1880, dans certains dépôts, les compagnies sont contraintes de remplacer les plaques par des ponts tournants. La Compagnie du Nord dispose ainsi d’installations de 14 voire 17 mètres de long, pouvant recevoir une locomotive et son tender de trois essieux ; l’une d’elles est représentée dans le Portefeuille industriel (inv. 13571.2107) : il s’agit d’un pont tournant de 17 mètres, construit avec un tablier en tôle, établi sur une fosse cuvelée en tôle ou en maçonnerie pour plus de solidité. Le roulement permet une manœuvre simple avec seulement deux hommes.
14Que ce soit par l’évolution des matériaux ou par les mécanismes qui les animent, les équipements et appareils de voie s’adaptent, tout comme les rails, aux nouvelles contraintes qui s’imposent à eux, en termes de charges ou de densité de trafic.
La construction des ponts et viaducs
15À l’exception des lignes d’intérêt local ou des chemins de fer privés, le choix manifesté très tôt en France de privilégier des profils et tracés favorables a nécessité l’édification de nombreux ouvrages d’art. La construction des lignes principales de chemin de fer s’est ainsi accompagnée du percement de tunnels et de tranchées, et de l’établissement de ponts et viaducs pour traverser vallées profondes et fleuves, de manière à respecter, autant que possible, le caractère rectiligne du tracé. Ce principe est rappelé dès 1828 par Charles Dupin dans son cours de mécanique appliquée, manière de souligner que si l’art de construire les ponts est ancien, il a connu de nombreux progrès grâce au chemin de fer et à ses exigences11.
La question de la résistance des matériaux
16En 1853, alors que les premières grandes lignes françaises sont encore en pleine phase de construction, Arthur Morin s’intéresse plus spécialement aux ponts qui lui permettent d’exposer les récentes recherches conduites dans le domaine de la résistance des matériaux. Le professeur s’arrête plus spécialement sur les arcs en fonte, mobilisant plusieurs exemples ferroviaires12. Il propose, dans un tableau comparatif, une liste d’ouvrages dans laquelle il a consigné le nombre d’arches, le nombre d’arcs par arche, les espacements des arcs et les modes de construction. Parmi les ouvrages situés sur des lignes de chemin de fer, on compte le viaduc du canal Saint-Denis (Chemin de fer du Nord), les viaducs de Villeneuve-Saint-Georges, du Mée et de Charenton (Chemin de fer de Lyon), les viaducs de Bernière et de Montereau (Chemin de fer de Montereau à Troyes), le viaduc de Nevers (Chemin de fer du Centre), le viaduc du Rhône (Chemin de fer d’Avignon à Marseille), et le viaduc de la Mulatière à Lyon (Chemin de fer de Saint-Étienne)13. C’est l’ingénieur des Ponts et Chaussées Jules Poirée (1817- 1866), alors attaché au chemin de fer de Paris à Lyon, qui a transmis ces données à Morin, ce qui permet au professeur d’illustrer avec des exemples précis et récents les questions de compression, de dilatation et de flexion des ponts en fonte.
17Proposant les « résultats d’expériences sur la flexion et sur la rupture qui en est la suite14 » pour offrir une mise en perspective avec la théorie, Morin fait référence à la construction récente du célèbre pont Britannia :
18« Nous choisirons de préférence celles [les expériences] qui ont été récemment exécutées en Angleterre, à l’occasion de la gigantesque construction des ponts de l’île d’Anglesey et des travaux de chemins de fer, dont les résultats sont consignés dans le rapport de la commission d’enquête sur l’emploi du fer dans les constructions des chemins de fer. Outre leur nouveauté, ces expériences ont le mérite d’avoir été faites sur des solides de grandes proportions, et par conséquent de fournir des résultats qui se rapprochent autant que possible des cas d’application15. » Plus loin, Morin s’arrête sur la charge admise dans les calculs des ponts de chemins de fer par les ingénieurs anglais et évoque pour l’occasion les données relatives à un autre pont important outre-Manche, celui de Conway. Morin conclut des chiffres mentionnés que la charge maximum par mètre courant pour les wagons de marchandises n’est que de 1674 kilogrammes. Il revient ensuite sur les calculs à appliquer pour déterminer les dimensions des pièces des ponts tubulaires, comme celui de Conway. Détaillant les particularités de la construction des ponts Britannia et de Conway, Morin fait référence aux expériences sur la nature des fontes conduites par Robert Stephenson16. Il s’interroge sur l’influence du mouvement de la charge sur la flexion des solides qui la supportent : « Mais il n’est pas sans intérêt pour la stabilité des ponts, et surtout de ceux qui doivent servir au passage des trains de chemins de fer marchant à grande vitesse, d’examiner comment la vitesse du transport peut influer sur les flexions17. »
19Arthur Morin rend ainsi compte de nombreuses recherches touchant la construction des ponts et tire de multiples exemples des ouvrages établis sur les lignes de chemin de fer. Parallèlement à son enseignement, les collections s’enrichissent de manière notable, en deux temps.
Ponts et viaducs des premières grandes lignes françaises
20On trouve très peu de représentations des ponts et viaducs construits sur les premières lignes françaises et anglaises dans les collections, à l’exception des lignes modèles de Londres à Birmingham (Portefeuille industriel, inv. 13571.686 et 691) et de Paris à Saint-Germain (Portefeuille industriel, inv. 13571.690). Sans doute les techniques de construction ne diffèrent-elles pas significativement de celles des ponts supportant des routes. Pourtant, à partir des années 1850, le Conservatoire a procédé à la constitution d’un fonds important, illustrant la construction des ponts sur certaines lignes françaises et s’intéressant aux solutions techniques adoptées et aux moyens mis en œuvre.
21L’Exposition universelle de Londres, en 1851, avait été une première occasion de saisir quelques exemples significatifs outre-Manche. Alors qu’on y présentait un modèle du célèbre pont Britannia, l’établissement commandait quatre lavis pour le Portefeuille industriel représentant des ponts en tôle (inv. 13571.1008, 1009, 1010 et 1026). Ce matériau, léger et résistant, permettait en outre de réduire le temps de construction. Figurent ainsi deux ponts établis sur le chemin de fer de Londres à Blackwall, mentionné précédemment pour son plan incliné18, ou encore ce qui semble être le pont de Lattice, au Pays de Galles. L’intérêt pour les ponts en fonte doit être rapproché de la reconstruction du pont d’Asnières par la société Gouin et Compagnie en 1851-1852, après la destruction du premier ouvrage (essentiellement en bois), incendié pendant la Révolution de 1848. Le tablier de ce nouveau pont est formé d’éléments rivetés en tôle19.
22En 1853 et 1854, la collection du Portefeuille s’enrichissait de vingt-huit nouvelles planches, formant treize dossiers, illustrant la construction de ponts ferroviaires récents. Cet ensemble est en réalité encore plus important, car s’y ajoutent des dossiers relatifs à des ponts routiers que nous n’avons pas retenus ici. La plupart ont été exécutés par A.J. Levasseur, dessinateur parisien, ancien élève de l’École d’arts et métiers de Chalons (promotion 184220) et sont des dessins de très belle facture, épures rehaussées de lavis. Six d’entre eux sont consacrés au pont de Libourne, établi sur la ligne de Tours à Bordeaux (bientôt absorbée par la Compagnie du Paris-Orléans) pour franchir la Dordogne (inv. 13571.1098, 1099 et 1100). Considéré comme un ouvrage d’art remarquable de par sa construction sur un terrain peu favorable21, le pont a retenu l’attention des contemporains par ses proportions, mais également par le matériel requis, notamment trois grues à barder et une scie circulaire animées par des locomobiles, signe manifeste de la mécanisation du chantier. Le dossier 1170 sur le pont de service employé lors de la construction du viaduc de Cinq-Mars (ligne de Tours à Nantes), est plus particulièrement destiné à montrer les techniques de construction d’un ouvrage aux dimensions exceptionnelles. Le viaduc de l’Arc (inv. 13571.1106) est l’un des ouvrages d’art les plus remarquables de la section Avignon-Marseille de la ligne de Paris à la Méditerranée22. Ses dimensions sont importantes et les travaux nécessaires à la construction du viaduc ont été considérables, posant même des difficultés financières à la compagnie de Paulin Talabot, en charge du chantier. Les ponts de Liverdun et Fontenoy, sur la Moselle, font partie de la ligne de Paris à Strasbourg (inv. 13571.1107 et 1108). Établis entièrement en maçonnerie, ils présentent des dimensions intéressantes sans être exceptionnelles. Le Portefeuille permet en outre de considérer le matériel employé pour le chantier, qui a nécessité un pont de service, des cintres en bois et un chariot bordeur.
23Sept dossiers s’intéressent aux spécificités des ponts biais. Cette question s’est plus particulièrement posée avec la construction des lignes de chemin de fer qu’il était difficile de dévier de leur trajectoire rectiligne. Le franchissement de routes ou de canaux existants imposait alors un croisement selon un angle biais, d’où des aménagements spécifiques. Les exemples du pont biais près de Saverne (ligne de Paris à Strasbourg, inv. 13571.1119), du pont biais sur la route nationale 10 près de Chartres (ligne de Paris à Chartres, inv. 13571.1120), du pont biais sur le canal de la Marne au Rhin (ligne de Paris à Strasbourg, inv. 13571.1121), et du pont biais croisant la route départementale 15 dans les Bouches-du-Rhône (ligne d’Avignon à Marseille, inv. 13571.1122) montrent comment les ingénieurs ont dû perfectionner la coupe des pierres, ou stéréotomie, pour ménager des angles biais avec des ouvrages en maçonnerie. Le dossier 1126 est une exception dans le Portefeuille industriel, puisqu’il ne s’agit pas d’un achat mais d’un don ; les deux dessins qu’il comporte illustrent le franchissement, à l’aide d’un pont biais, de la route nationale 10 à Satory (Versailles) par la ligne de Paris à Brest ; produits par l’Administration des Ponts et Chaussées, ces dessins indiquent, à l’aide d’une vue en projection, l’impact du biais sur la structure du pont en maçonnerie.
24Les dossiers 1137 et 1138 montrent également des ponts biais, mais construits en fonte. Il s’agit des ponts de Charenton, sur la Marne, et de Villeneuve-Saint-Georges, sur l’Yerres, établis pour la ligne du chemin de fer de Paris à Lyon en 1847. L’ingénieur Adolphe Jullien (1803-1873) a ici tiré le meilleur parti du matériau pour pallier les contraintes liées aux sites (notamment à Villeneuve où le pont est très biais et très bas, et ne doit pas pour autant gêner la navigation). Ces deux exemples sont explicitement présentés par Morin dans ses leçons sur la résistance des matériaux. À l’autre bout de la ligne, le pont de la Quarantaine, sur la Saône (Portefeuille industriel, inv. 13571.1178), révèle un autre emploi judicieux de la tôle (fig. 27).
25Alors même que les grandes lignes sont en train de se construire, le Conservatoire des arts et métiers, par ses enseignements et ses collections, rend compte de certains chantiers. Quelques modèles significatifs viennent compléter cet ensemble de dessins pour rejoindre les galeries. En 1857, le Conservatoire recevait en effet le don de modèles intéressants, comme ceux des ponts Britannia et de Chepstow, offerts par l’entrepreneur Charles Nepveu (inv. 06657 et 06658). Bien que déjà anciens, ces deux ouvrages étaient, nous l’avons vu, mentionnés dans les leçons du général Morin. Les collections sont actualisées avec deux modèles relatifs au pont de l’Adour, à Bayonne (ligne de Bordeaux à Hendaye, inv. 07461 et 07462), dont le fonçage des piles a été remarqué, et d’une pile du viaduc sur la Vézeronce (ligne de Lyon à Genève, inv. 07465), pièces entrées en 1866 et 1867.
Figure 27. – A. Léon, Pont en tôle sur la Saône à Lyon, lavis de couleurs sur traits de crayon et d’encre, vers 1855. Mu des Arts et Métiers, Portefeuille industriel, inv. 13571.1178.

© Musée des Arts et Métiers-Cnam/photo Dephti Ouest.
26Une deuxième vague d’acquisitions vient compléter ce fonds, après 1880, au moment où les lignes, notamment décidées par le plan Freycinet, vont à leur tour être établies.
Ponts et viaducs sous la Troisième République
27En 1878-1879, le Conservatoire procédait à une nouvelle étape dans l’actualisation des collections relatives aux ponts ferroviaires, qui a connu un fort développement au début des années 1880 dans le cadre du réaménagement de la galerie des constructions civiles.
28Trois dossiers du Portefeuille industriel relatent ainsi la construction d’ouvrages métalliques par les établissements Joly, d’Argenteuil. L’un touche le viaduc de Conflans (ligne d’Achères à Pontoise, inv. 13571.2033) ; les deux autres le viaduc sur la Rance (ligne de Dol à Lamballe, inv. 13571.2034 et 2042). On remarque ici l’emploi de poutres rivetées en fer formant un treillis, constituant une structure légère et solide. Les tabliers sont d’abord construits à terre avant d’être positionnés, par « lancement », sur les piles en maçonnerie. Du point de vue des matériaux et techniques de construction, le dossier 2251 du Portefeuille industriel est des plus intéressants. Acquis en 1884, il relate l’élargissement du pont de Charenton, sur la Marne, et permet de comparer, à trente ans d’écart, l’évolution des techniques employées pour la construction des ponts telle qu’on pouvait la voir dans le dossier 1137, daté de 1854. Ici la fonte a laissé place à la tôle, privilégiant une structure plus légère (contrairement à ce qui se pratiquait dans les années 1850).
29Entre 1884 et la fin du xixe siècle, dix ensembles photographiques relatifs aux travaux de lignes ferroviaires sont acquis par l’établissement. Les huit épreuves d’Hippolyte Auguste Collard (1811-1887), offertes par la Compagnie des chemins de fer du Nord en 1884 (inv. 10068), illustrent des ponts édifiés de la fin des années 1850 jusqu’au début des années 1870 sur les réseaux français et belge de la compagnie. Un second fonds issu des travaux de Collard est acheté par le Conservatoire, toujours en 1884 (inv. 10120) ; il comprend vingt épreuves positives sur lesquelles on trouve notamment trace de viaducs, dont le célèbre viaduc de Morlaix sur la ligne de Paris à Brest. Vers 1884, l’ingénieur civil Louis Lafon offrait deux épreuves relatives au pont Résal, à Nantes (inv. 10143), tandis que l’établissement lui commandait un ensemble de quarante-deux épreuves relatives à des travaux d’art, au sein desquelles figurent de nombreux ponts (inv. 10149). La maison Bertaud Frères donnait six épreuves où l’on peut voir deux ouvrages fameux : le pont d’Asnières, sur la Seine, et le pont de Rouzat, sur la Sioule (inv. 10240). L’année suivante, en 1885, la conférence de David Bandérali sur les chemins de fer à voie étroite était l’occasion d’acquérir un fonds de vingt-trois vues pour projection (inv. 10526), tandis que Gustave Eiffel (1832-1923) offrait trois vues des travaux de son célèbre viaduc de Garabit (inv. 10716). L’Exposition universelle de 1889 fut l’occasion de découvrir des ouvrages construits par des compagnies françaises en Serbie (inv. 11827). Mentionnons encore des images liées au métropolitain new-yorkais et à ses infrastructures particulières, fonds entré à la suite d’une autre conférence de Bandérali (inv. 10828) ou encore des images relatives au chemin de fer de Sfax à Gafsa, en Tunisie (inv. 13279).
30Ces photographies étaient très certainement exposées dans les galeries de constructions civiles et offraient un tour d’horizon qui, sans être exhaustif, présentait quelques ouvrages d’art remarquables et récents. Sur les dix dernières années du siècle, le Conservatoire a poursuivi l’enrichissement des collections, avec un très beau modèle du pont Antoinette, par Jules Digeon (inv. 11664), comportant le cintre en bois utilisé pour édifier l’arche, ou quelques planches du Portefeuille industriel traitant de ponts métalliques. L’établissement a saisi l’occasion de la dispersion d’une partie des collections de l’École des ponts et chaussées pour compléter ses propres collections, avec des ouvrages parfois un peu datés mais multipliant les exemples et inscrivant l’ingénierie dans une perspective plus historique. Font partie de cet ensemble les modèles du pont de Montlouis-sur-Loire, dont les arches étaient au milieu du xixe siècle les plus grandes du réseau ferroviaire (section Orléans-Tours de la ligne Paris-Bordeaux, inv. 13118) ; le viaduc de l’Altier ou de Villefort (ligne de Saint-Germain-des-Fossés à Nîmes, inv. 13119) ; le viaduc sur la Durance à Rognonnas (ligne d’Avignon à Marseille, inv. 13121) ; le pont de Drogheda sur la Boyne, en Irlande (inv. 13123) ; le tablier du viaduc de Fribourg sur la vallée de la Sarine, en Suisse (inv. 13124) ; des modèles de ponts provenant d’Indochine (inv. 13296 à 13298).
Le recours – tardif – aux automatismes
31L’extension et la densification du réseau ont entraîné la multiplication de points potentiellement dangereux. Les appareils de voie ont fait l’objet de progrès notables, qui restent toutefois cantonnés à l’échelle locale. L’augmentation significative du trafic tout au long du xixe siècle impose une plus grande rigueur dans l’exploitation des lignes. Les premières sections, ouvertes dès la fin des années 1820, obéissaient à une exploitation souvent chaotique, gênée par une infrastructure inadaptée, des matériaux trop fragiles, des modes de traction encore expérimentaux, sources de multiples dysfonctionnements. Le voyage sur le réseau primitif était donc potentiellement dangereux. De nombreux accidents marquèrent les contemporains. Certains d’entre eux eurent un retentissement considérable, comme à Meudon, sur la ligne de Paris à Versailles Rive gauche, où le déraillement d’une des deux locomotives entraîna, le 8 mai 1842, la mort de cinquante-cinq personnes, pour la plupart brûlées vives à l’intérieur des voitures fermées à clef de l’extérieur, comme le préconisait le règlement de l’époque. À Fampoux (Pas-de-Calais), le 8 juillet 1846, quelques jours à peine après l’ouverture de la ligne de Paris à Lille, le déraillement d’un train sans doute à cause d’une vitesse excessive provoqua la mort de quatorze voyageurs. La presse quotidienne a mentionné de très nombreux accidents, relatifs à des vitesses excessives, des défauts d’entretien du matériel ou des infrastructures, des utilisations inadaptées, le non-respect de la réglementation. Les déraillements, tamponnages, explosions de chaudières, bien qu’assez fréquents, ne doivent pas masquer les multiples incidents qui émaillent l’exploitation : engorgements, retards, matériel indisponible et trains supprimés. À la suite d’une série d’accidents sérieux qui eurent lieu en 1853, le ministère des Travaux publics instaura une commission d’enquête pour évaluer les moyens d’assurer la sûreté de l’exploitation sur les chemins de fer. Recensant mille cent cinquante-sept accidents de 1835 à 1854, la commission mettait en avant l’inexpérience, le manque de rigueur dans les tâches courantes et vis-à-vis de la réglementation, et rappelait que le chemin de fer restait moins dangereux que le transport sur routes ordinaires23. Bien que les ingénieurs aient paradoxalement déploré l’imprudence des agents tout en affirmant la supériorité de l’intelligence humaine24, ils ont cherché à renforcer la sécurité, tant sur le matériel roulant que sur les infrastructures, tandis que la réglementation s’adaptait au fur et à mesure. Il faut toutefois attendre le dernier tiers du xixe siècle pour constater le recours à des dispositifs automatisés garantissant plus de sécurité.
Compteurs et télégraphes
32Le Conservatoire des arts et métiers s’est pourtant très tôt penché sur cette question. Dès 1845, il enrichissait ses collections avec deux compteurs de l’horloger parisien Paul Garnier (1801-1869). La qualité des produits de Garnier a été saluée à de nombreuses reprises lors des expositions des produits de l’industrie, notamment en 1827, 1844 et 1849. Le premier compteur (inv. 03092) permettait de calculer automatiquement le temps écoulé entre deux convois. Le second (inv. 03093) mesurait le temps passé en stationnement dans les gares en effectuant la différence entre le temps réel du parcours et le temps de marche du convoi. Ces deux compteurs sont le reflet de la réglementation en vigueur à l’époque pour assurer la sécurité des trains. On s’attachait en effet à garantir la sécurité des convois en maintenant, entre eux, un intervalle de temps minimum. Ainsi, lorsqu’un train était expédié d’une gare par exemple, il fallait attendre un temps déterminé avant de pouvoir faire partir le train suivant. Dans la pratique, les convois pouvaient se retrouver exposés à de graves difficultés : il suffisait qu’un train interrompe sa marche en raison d’une panne, par exemple, pour que l’intervalle de temps ne suffise plus à le protéger du train suiveur. Il fallait donc soit déterminer un intervalle très long, incompatible avec un accroissement du trafic, soit améliorer les liaisons entre les points sensibles des lignes et entre les trains et les infrastructures.
33Le télégraphe électrique a pu apporter une réponse intéressante. Son utilisation dans le cadre de l’exploitation des chemins de fer remonte au début des années 1840. Arthur Morin en mentionne d’ailleurs l’usage sur certaines lignes britanniques, jugeant son fonctionnement plus fiable que celui de la transmission des signaux avec des conduites hydrauliques25. La première mise en œuvre à grande échelle en France date de 1843, avec l’ouverture de la ligne de Paris à Rouen26. À l’Exposition universelle de 1855, l’institution faisait l’acquisition d’un manipulateur, d’un indicateur et d’un interrupteur d’un télégraphe de chemin de fer, construit par la maison Breguet d’après Jules Regnault (inv. 06260-0002, 06261 et 06262). Il s’agissait alors d’objets des plus pertinents pour illustrer les applications de l’électricité ; ils ont d’ailleurs été acquis pour la chaire de physique appliquée. L’ensemble permet de savoir précisément et instantanément si une section de voie est libre ou occupée grâce à la position d’aiguilles sur un cadran. Signe manifeste de la frilosité des ingénieurs français à recourir à des dispositifs automatisés, ce télégraphe repose toujours sur une commande humaine. Il faut en effet que l’agent basé dans un poste de cantonnement agisse sur le manipulateur pour que le cantonnier suivant puisse effectivement constater que la voie est occupée. L’efficacité de ces appareils est donc dépendante de la rigueur des agents et du respect des règlements. Mais ce télégraphe permet d’introduire l’espacement des trains par la distance, et non plus par le temps, d’où un gain notable de sécurité. Son principe avait été expérimenté avec succès quelques années plus tôt par Charles Wheatstone (1802-1875), d’abord en 1844 sur une courte section du Paris-Orléans, sur le Paris-Versailles Rive droite puis vers 1847 sur la ligne de Saint-Germain. Wheatstone s’était ému, en visitant les galeries du Conservatoire, de ne pas y voir son invention ; Morin répara l’impair en sollicitant le don, par la Compagnie des chemins de fer de l’Ouest, d’un manipulateur, d’un récepteur, d’une sonnerie et d’un interrupteur, qui, bien que déjà obsolètes, venaient combler une lacune certaine (inv. 08676 et 08677)27. En 1884, Eugénie Breguet offrait plusieurs appareils de son mari, permettant de considérer comment le célèbre constructeur avait adapté les manipulateurs et les récepteurs aux spécificités des lignes ferroviaires : le manipulateur à échappement utilisé sur la ligne de Montereau à Troyes vers 1848 (inv. 10075) était en effet pourvu d’un cadran en papier sur lequel figurent les principales informations à communiquer, sur l’expédition et la réception des trains, sur les besoins de voitures, sur les gares auxquelles délivrer le message. Pour faciliter la communication entre les trains et les gares et postes de cantonnement, les trains pouvaient être équipés d’un télégraphe. Un modèle réduit de fourgon à bagages du Nord semble ainsi indiquer un tel usage dès 1855 (inv. 07465).
Les signaux enclenchés
34Une nouvelle étape est franchie au début des années 1880 avec le recours à des dispositifs de signalisation enclenchés. Le Portefeuille industriel en fait état dès 1886 avec un dossier relatif à un électro-sémaphore de la Compagnie du Nord (inv. 13571.2281 et 2299). L’enclenchement consiste à rendre solidaires la position des signaux, à l’aide de moyens purement mécaniques ou de l’électricité. Le passage d’un train peut ainsi automatiquement fermer un signal tout en ouvrant le signal précédent pour autoriser le passage du train suiveur ; dans les bifurcations, le tracé des itinéraires est automatiquement sécurisé par l’ouverture et la fermeture des signaux correspondants. Pour avertir le mécanicien du franchissement d’un signal fermé, des appareils innovants ont été mis au point et progressivement déployés. En 1879, le Portefeuille industriel s’enrichissait d’un dossier relatif au sifflet électromoteur Lartigue, Forest et Digney couplé au frein à vide Smith (inv. 13571.2072). On touche ici à la communication entre le train et l’infrastructure : celle-ci s’opère à l’aide d’un « crocodile », tige métallique disposée entre les files de rails au droit d’un signal. Si celui-ci est fermé, son franchissement par la locomotive déclenche non seulement un sifflet automatique qui avertit le mécanicien, mais également le frein à vide Smith, entraînant immédiatement l’arrêt du train. Sur le même principe, le Paris-Orléans présentait à l’Exposition universelle de 1889 un appareil à pétards destiné à attirer l’attention du mécanicien en cas de franchissement d’un signal fermé. Un dossier du Portefeuille industriel, exécuté peu de temps après, en livre les détails et permet de constater le recours à de nouveaux moyens automatisés pour renforcer la sécurité (inv. 13571.2506).
Conclusion
35Du point de vue des infrastructures et des installations fixes, le Conservatoire des arts et métiers s’est montré attentif à de nombreuses innovations relatives à la voie, aux ouvrages d’art et aux signaux et enclenchements. L’évolution de ces secteurs révèle la place occupée par les chemins de fer vis-à-vis de nombreuses autres technologies. Les progrès de la voie et des ouvrages d’art reposent ainsi en partie sur ceux de la métallurgie ; les appareils de voie, les signaux et les enclenchements traduisent une parfaite maîtrise de la construction mécanique, mais également de l’horlogerie et de l’électricité. C’est en particulier le cas pour la télégraphie, application de l’électricité à grande échelle.
36Ces filières sont stimulées et intégrées par le chemin de fer au fur et à mesure de son développement, dès lors que certains aspects du système technique connaissent une faiblesse par rapport aux autres : l’évolution du tonnage et des vitesses des trains, permise par les progrès de la locomotive à vapeur, imposent d’adapter les rails en sélectionnant des matériaux et des profils plus adaptés ; les contraintes des tracés des lignes, les vitesses et les charges ont de même fait évoluer les travaux publics, par exemple avec le recours du métal pour la construction des ponts ; l’augmentation du trafic et le relèvement des vitesses ne pouvaient être effectifs qu’avec une signalisation adaptée.
37Collections et enseignements du Conservatoire des arts et métiers confirment que l’adéquation entre les infrastructures et les exigences de l’exploitation ont été à l’origine de nombreuses innovations dans le domaine ferroviaire.
Notes de bas de page
1 Jean-Claude Toutain, Les Transports en France de 1830 à 1965, Paris, Institut de science économique appliquée, coll. « Histoire quantitative de l’économie française – série AF », n˚ 9, 1967 ; chiffres cités dans François Caron, Histoire des chemins de fer en France : 1740-1883, op. cit., p. 553.
2 Charles Dupin, Géométrie et méchanique des arts et métiers et des beaux-arts. Cours normal à l’usage des Artistes et des Ouvriers, des Sous-Chefs et des Chefs d’ateliers et de manufactures, tome deuxième : Méchanique, op. cit., p. 335.
3 Antoine François Fourcroy, Encyclopédie méthodique. Chimie et métallurgie, Paris, H. Agasse, 1805, vol. 4, p. 319. Thomas Duverne, traducteur du traité de Thomas Tredgold sur le « fer coulé » indique : « Le nom de fonte étant généralement employé pour désigner le fer fondu, soit en gueuse et en saumons, soit coulé et moulé, on l’a adopté dans cette traduction, quoique moins exact que celui du fer coulé. » Thomas Tredgold, Essai pratique sur la force du fer coulé et d’autres métaux, Paris, Bachelier, 1826, p. 1 (note 1).
4 La méthode du puddlage est mise au point par le maître de forges anglais Henri Cort (1740-1800) et significativement améliorée par Samuel Baldwin Rogers (1778-1863) et Joseph Hall (1789-1862). Léon Coste et Auguste Perdonnet, Mémoires métallurgiques sur le traitement des minérais [sic] de fer, d’étain et de plomb en Angleterre, Paris, Bachelier, 1830.
5 Joseph Locke, « Ransome’s and Biddell’s Solid Chilled Crossing », Minutes of Proceedings of the Institution of Civil Engineers, 1857, XVI, p. 299-300.
6 Arthur Morin, Leçons de mécanique pratique à l’usage des élèves des écoles d’arts et métiers, et des sous-officiers et ouvriers d’artillerie. Cinématique, op. cit., p. 30.
7 Voir supra, chap. vi.
8 Louis Le Chatelier, « Chemins de fer d’Angleterre en 1851 », Annales des Mines, 1852, 5e série, no 1, p. 5-106 et 494-585.
9 « Séance du 5 juin 1863 », Mémoires et compte rendu de la Société des ingénieurs civils, 1863, vol. 16, p. 183-188.
10 Auguste Perdonnet, Traité élémentaire des chemins de fer, Paris, Garnier Frères, 1860, vol. 2, p. 186-187.
11 Charles Dupin, Géométrie et méchanique des arts et métiers et des beaux-arts. Cours normal à l’usage des Artistes et des Ouvriers, des Sous-Chefs et des Chefs d’ateliers et de manufactures, tome deuxième : Méchanique, op. cit., p. 332. Voir supra, chap. vi.
12 Arthur Morin, Leçons de mécanique pratique. Résistance des matériaux, op. cit., p. 115-123.
13 Ibid., p. 118.
14 Ibid., p. 232.
15 Ibid., p. 233.
16 Ibid., p. 25, 82, 252-253 et 316-317.
17 Ibid., p. 335.
18 Voir supra.
19 Christophe François Calla, « Rapport fait par M. Calla, au nom du comité des arts mécaniques, sur l’établissement de machines de M. Ernest Gouin, à Batignolles, près Paris », Bulletin de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, septembre 1853, 52e année, no 591, p. 483-484. Voir également « Pont de chemin de fer dit pont d’Asnières », inventaire général du patrimoine d’Île-de-France.
20 Liste générale alphabétique & par promotions des anciens élèves des écoles nationales d’arts & métiers depuis leurs fondations : Compiègne-Châlons, 1806 ; Baupréau-Angers, 1815 ; Aix, 1843, à février 1900, Paris, Société des anciens élèves des écoles nationales d’arts et métiers, 1900, p. 26.
21 Philippe Ambroise Rempnoulx-Duvignaud et Charles Auguste Isidore Droeling, « Note sur la construction du pont de Libourne, sur la Dordogne », Nouvelles Annales de la construction, mai 1856, no 5, p. 51-52.
22 « Inauguration du chemin de fer de Marseille à Avignon », Journal des chemins de fer, 22 janvier 1848, p. 59-62.
23 Ernest Lamé-Fleury, « Les voyages et les voyageurs en chemin de fer », Revue des deux mondes, 1858, p. 619-647.
24 François Caron, Histoire des chemins de fer en France : 1740-1883, op. cit., p. 250.
25 Arthur Morin, Leçons de mécanique pratique à l’usage des élèves des écoles d’arts et métiers, et des sous-officiers et ouvriers d’artillerie. Cinématique, op. cit., p. 49-50.
26 La ligne télégraphique de Paris à Rouen a été achevée le 18 mai 1845. Lavalle de Lameillère, Documents législatifs de la télégraphie électrique en France, Paris, Auguste Durant et Eugène Lacroix, 1865.
27 Lettre d’Arthur Morin à Charles Piérard, 17 novembre 1873. Archives du Cnam, 5AA/9.
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