Conclusion
p. 139-141
Texte intégral
1Les chemins de fer ont occupé au Conservatoire des arts et métiers une place particulière, sinon ambiguë. Dans les collections, les représentations des spécificités du système technique ferroviaire disposent d’un espace qui leur est entièrement dédié. Locomotives, wagons, rails ou appareils de voie sont en effet exposés dans une galerie des chemins de fer, mise en place dès la fin des années 1830. Il en va de même pour le Portefeuille industriel, qui comprend un chapitre particulier pour les chemins de fer. Dans les enseignements en revanche, les choses sont bien moins claires, et nous avons vu que la question ferroviaire était principalement abordée dans les leçons de mécanique et d’économie industrielle. Cette distorsion s’explique sans doute par la vision de la technologie entretenue au Conservatoire au début du xixe siècle.
Une approche transversale de la technique
2Le Conservatoire est, dans la première moitié du xixe siècle, l’un des endroits où l’on s’intéresse à la technologie entendue comme science de la technique. La description, l’énumération et la classification des arts industriels occupent ainsi certains des membres de l’institution. En 1819, Gérard Joseph Christian exposait ainsi au Conseil de perfectionnement son « plan de technonomie », indiquant que « le système général des collections [devait] comprendre les divers modes du travail industriel, ainsi que les matières sur lesquelles il opère, et les produits qui en résultent1 ». Il imaginait ainsi une division des collections en trois grandes catégories : collections relatives aux modes du travail mécanique ou machines, instruments et outils ; collections relatives aux travaux chimiques ; collections de diverses espèces de matières premières sur lesquelles l’industrie s’exerce et des principaux produits manufacturés. La première division se subdivisait en deux classes, la seconde regroupant les machines ou modes servant à l’exécution des travaux de l’industrie agricole et manufacturière, où l’on retrouvait les différents moteurs (dont la machine à vapeur), la transmission et la transformation du mouvement, et enfin le déplacement des fardeaux. On voit déjà dans ces différentes catégories les espaces dans lesquels les chemins de fer pourraient être évoqués2.
3Dans les « Progrès de l’industrie nationale depuis l’origine de la Révolution française », introduction historique au premier volume du rapport du jury central de l’Exposition des produits de l’industrie de 1834, Charles Dupin privilégie une autre approche : « Nous suivrons l’ordre des temps ; mais, relativement aux principales classes que nous allons établir, afin d’offrir un ensemble qui grave aisément dans la mémoire ses résultats essentiels, nous rapportons tous les arts à leur but social, c’est-à-dire aux divers genres de services rendus à l’homme3. » Dupin distingue ainsi neuf classes, parmi lesquelles figurent les arts locomotifs (servant à transporter l’homme et ses fardeaux) et les arts sociaux (servant à l’utilité collective relativement aux travaux publics). Dupin décrit les arts locomotifs comme ayant « pour but le transport de l’homme et des objets nécessaires à ses besoins comme à ses plaisirs, par terre, par eau par air. Ces arts concourent puissamment au bien-être de la vie ; ils sont essentiels à l’industrie productive, pour ses approvisionnements ; ils sont indispensables au commerce, qui vit de transports et d’échanges4 ». Dupin insiste sur les progrès que l’on peut attendre de l’application de la machine à vapeur : « Ces voitures [les locomotives] offrent une innovation qui, dans peu d’années, aura, sans aucun doute, produit des résultats de la plus haute importance, et qui pourtant s’est jusqu’ici peu propagée dans notre patrie, où leur système a pris naissance5. » Les chemins de fer font dès lors partie des différents procédés ou opérations qui, exploitant les matières premières et la force (en l’occurrence de la machine à vapeur) entrent dans le processus de production (précisément pour la diffusion des produits).
Le chemin de fer, application de la mécanique
4Mode de transport faisant partie intégrante du processus de production, le chemin de fer est également présenté, au Conservatoire, comme l’une des diverses applications de la mécanique. L’étude de Jacques Guillerme et Jan Sebestik sur la technologie met en avant la dispersion du discours technologique traditionnel et le développement des « sciences appliquées » au milieu du xixe siècle6. Dans son étude des écrits de Léon Lalanne sur la technologie, Joost Mertens a montré que parmi les sciences appliquées, la mécanique appliquée avait reçu une certaine préférence dans les années 1840, non seulement parce que la science des machines ne fait appel qu’à un nombre limité de lois fondamentales, mais aussi parce que la chimie appliquée et la physique appliquée pourraient n’être qu’à leurs balbutiements7. Le traitement des chemins de fer dans les leçons de mécanique appliquée d’Arthur Morin puis d’Henri Tresca semble conforter cette approche. L’un et l’autre rappellent en effet les lois mécaniques (relatives à la cinématique et aux forces) qui s’exercent dans les chemins de fer ; du côté des machines, la locomotive est présentée avant tout comme une machine à vapeur, moteur qui participe à la transformation de la société artisanale en société industrielle. Dans les galeries, les chemins de fer se situent ainsi à proximité immédiate des collections de cinématique et des machines motrices et réceptrices. Dans les leçons, le chemin de fer n’est qu’une illustration parmi d’autres de la mécanique appliquée.
5Le recours aux observations rigoureuses et à l’expérimentation, dont les résultats sur le terrain sont consignés dans les leçons ou qui sont opérées dans les laboratoires du Conservatoire, et les références régulières aux travaux des ingénieurs laissent penser que l’établissement s’est rapidement montré attentif aux sciences de l’ingénieur, ou à la technologie comme science intermédiaire. En combinant transmission de connaissances techniques et illustrations de lois et principes théoriques, l’institution peut apparaître comme une sorte de « creuset », trait d’union au sein duquel la science « pure » et la pratique technique dialoguent et se répondent8. On peut ainsi constater au Conservatoire cette transformation du sens de la technologie, « science des arts » puis, à partir des années 1850, science intermédiaire ou science appliquée9.
6Le Conservatoire des arts et métiers est, dès lors, un endroit approprié pour promouvoir le chemin de fer et diffuser les connaissances techniques et certaines innovations significatives touchant ce secteur.
Notes de bas de page
1 Archives du Cnam, 2AA/1.
2 Présenté au Conseil de perfectionnement, ce plan fait l’objet d’une publication : Gérard Joseph Christian, Vues sur le système général des opérations industrielles, ou plan de technonomie, Paris, Madame Huzard, 1819.
3 Charles Dupin, Rapport du jury central sur les produits de l’industrie française exposés en 1834, Paris, Imprimerie royale, 1836, vol. 1, p. 4.
4 Ibid., p. 222.
5 Ibid., p. 230.
6 Jacques Guillerme et Jan Sebestik, « Les commencements de la technologie », Documents pour l’histoire des techniques, 2007, no 14, p. 49-122.
7 Joost Mertens, « Le déclin de la technologie générale : Léon Lalanne et l’ascendance de la science des machines », op. cit.
8 François Caron, « Introduction », op. cit.
9 Guillaume Carnino, « Les transformations de la technologie : du discours sur les techniques à la “techno-science” », op. cit.
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