Chapitre VII. Débat autour du bréviaire Grégoire VII et l’Église gallicane
p. 203-228
Texte intégral
1Le Journal de l’avocat au Parlement Edmond Jean François Barbier évoque la Légende de Grégoire VII et donne un élément essentiel à sa compréhension en France : l’indignation soulevée par la publication de cette augmentation du bréviaire romain. En France, les décrets romains sont le plus souvent regardés avec beaucoup de défiance, mais depuis 1713, dans le contexte particulier des réactions de l’Église gallicane à la publication de la bulle Unigenitus, cette légende prend une dimension particulière. À la querelle sur les cent une propositions tirées des Réflexions morales de Pasquier Quesnel vient se greffer un débat sur l’ecclésiologie. Les prélats mettent en question la structure de l’Église. Par leurs réactions, ils se positionnent sur une nouvelle façon de penser l’organisation ecclésiale et la doctrine – encore diffuse et non théorisée – de la suprématie infaillible du souverain pontife.
2À les en croire, les transformations du bréviaire romain à propos de la Légende de Grégoire VII sont une révolution2. Elles constituent la manifestation symbolique des prétentions romaines sur les libertés de l’Église gallicane, acquises de haute lutte depuis le règne de Philippe le Bel. Cette affaire, qui peut sembler marginale dans un siècle où les conflits sont toujours plus rudes, manifeste l’acuité des débats et le large écho qu’ils rencontrent dans le public, au-delà des évêques ou des clercs. L’Église en tant qu’institution ainsi que la liturgie sont au cœur des problèmes de la fin des années 17203.
3La personnalité qui occupe le devant de la scène est un pape du Moyen Âge, Grégoire VII, dont la mémoire a été réactivée par la cour de Rome en 1606, au moment de sa canonisation. En 1725, Benoît XIII décide d’étendre le culte de son prédécesseur à toute la chrétienté et fait insérer la légende du saint dans le bréviaire romain. Les souverains du monde catholique s’indignent de voir ainsi réaffirmés hautement les principes de la théocratie pontificale. On craint pour la vie du roi, victime offerte à tous les parricides :
« Qui pourra l’assurer, dans le temps même qu’il croira avoir tout pacifié, qu’il évitera le glaive parricide d’un Jean Chatel ou d’un Ravaillac ? La ligue a enfanté ces monstres, et les opinions de Grégoire VII ont enfanté la ligue. Que le culte et l’office de Grégoire VII soient reçus dans toute l’Église, c’est une semence qui produira autant de monstres qu’il y aura de faux zelés pour ce qu’ils appelleront la religion4. »
4La querelle autour de l’introduction de la légende de Grégoire VII dans le bréviaire fait ressortir les problèmes des différences ecclésiologiques entre Rome et la France. Ces questions envahissent alors le débat public à un moment ou nombre de prélats réfléchissent à une refonte de leurs livres de messe. Comment concilier obéissance à Rome, réforme liturgique et volonté de défendre les libertés de l’Église gallicane ? C’est tout l’enjeu de cette affaire qui agite le corps épiscopal durant les premières années du ministère Fleury5.
La réforme du bréviaire dans la première moitié du xviiie siècle
Les bréviaires : usage et premières réformes
5Le bréviaire est un ouvrage essentiel à la vie cléricale6. C’est dans ce livre que les clercs, mais aussi les fidèles trouvent les prières à réciter chaque jour. Il facilite l’exercice d’une dévotion quotidienne, son usage est fortement recommandé et sa lecture fait partie de l’image du « bon prêtre » sage, cultivé et pieux7. L’ouvrage est divisé en quatre parties qui suivent les saisons. Il est souvent édité en volumes séparés afin d’en rendre la lecture plus aisée, et organisé d’une façon stéréotypée. D’abord le psautier, qui rassemble les psaumes à lire à toutes les heures canoniales, chaque jour de la semaine. Puis un propre du temps qui adapte la prière à chaque jour, en fonction du saint qui y est honoré.
6Le fidèle dispose, grâce à ce livre, d’un instrument de prière très stimulant, mais aussi d’une source d’édification non négligeable car c’est l’occasion pour les rédacteurs d’insérer à la suite de l’hymne du jour une leçon narrant les hauts faits du saint en question. C’est par cette leçon que l’on peut juger des orientations théologiques et ecclésiologiques de ses rédacteurs.
7À la suite du concile de Trente, la volonté centralisatrice du Saint-Siège se manifeste rapidement. Pie V veut que son bréviaire soit le seul utilisé dans toute la chrétienté. Comme pour le missel, les résistances sont nombreuses tant en Allemagne qu’en France8. Selon le père Martimort, trois périodes se distinguent dans la production de bréviaires. La première correspond à la réintroduction de la liturgie propre dans les diocèses ayant adopté le rite romain, après le concile de Trente. C’est le cas du diocèse de Paris, qui reprend sa liturgie et corrige les antiennes et les répons afin de les rendre plus convenables à la dignité de l’Église, ainsi que l’affirme le mandement de Harlay de Champvallon introduisant le bréviaire de Paris.
8La seconde période renvoie à la rédaction du bréviaire de Paris sous la houlette de Vintimille. Le projet de l’archevêque et de ses véritables inspirateurs, Jean Grancolas et Frédéric Maurice Foinard, théologiens proches du mouvement port-royaliste, reprend en grande partie les orientations du bréviaire de Quiñorez avant le concile de Trente9. À la suite de la réforme du bréviaire de Cluny exigée par le cardinal de Bouillon, les deux hymnographes sont repérés pour la qualité de leur travail. Plusieurs diocèses comme Senez et Lisieux reprennent certaines idées et refondent leurs propres livres liturgiques. En 1726, Foinard, publie un Bréviarium Ecclésiasticum qui inspire beaucoup d’autres liturgistes dont François-Nicolas Vigier, supérieur du séminaire Saint-Magloire. Ce dernier, avec l’aide de Charles Coffin, supérieur du collège de Beauvais et de François-Philippe Mesenguy, réussit à convaincre le prélat qu’une réforme liturgique s’impose. Malgré leur position sur la bulle Unigenitus, ils sont choisis par Vintimille sur les conseils pesants de l’abbé d’Harcourt, chanoine de Notre-Dame. Vigier et ses collaborateurs mettent près de trois ans à créer le nouveau bréviaire de Paris.
9La dernière période correspond à la diffusion de nouveaux livres religieux dans les congrégations monastiques comme Saint-Maur ou Saint-Vanne. Toutes les évolutions se sont faites de la propre autorité des prélats ou des supérieurs d’ordre, ce que ne manque pas d’ailleurs de déplorer le père Martimort qui conclut ainsi son parcours historique : « Le grand défaut de toutes ces réformes est d’avoir été faites en dehors de l’autorité du Saint-Siège10. » La réforme liturgique est donc la manifestation d’un gallicanisme de fait, vécu au quotidien dans les diocèses. L’exemple français n’est pas resté sans suite : en 1781, Joseph II poursuit la politique de refonte du catholicisme autrichien entreprise par l’impératrice Marie-Thérèse et s’emploie, lui aussi, à modifier la liturgie. Par la suite, c’est la Toscane de l’archiduc Léopold qui suit le mouvement, et le synode de Pistoia a joué un grand rôle… au grand dam de Dom Guéranger qui s’en indigne encore dans ses Institutions liturgiques un siècle plus tard11.
Le cas particulier du bréviaire de Paris de 1736
Un bréviaire janséniste ?
10Le bréviaire de Paris12 est considéré par les liturgistes du xixe siècle comme la première pierre d’un édifice d’apostasie au cœur de l’Église de France. Vintimille, choisi par le cardinal de Fleury pour reprendre en main un diocèse trop favorable à l’appel, est nommé à la mort de Noailles. Le prélat a l’image d’un constitutionnaire favorable aux jésuites et à la bulle Unigenitus, qu’il a acceptée sans arrière-pensée dès 171413. En 1718, sur les conseils pressants de Bissy, il publie une instruction pastorale contre l’appel qu’il qualifie, avec des mots très durs, d’« asile de la révolte et de l’indépendance14 ». Durant tout son épiscopat à Aix, il essaye de maintenir le dialogue avec les curés favorables à l’appel et ne se résigne aux mesures violentes, exils et interdictions, que lorsqu’il constate que toutes les solutions ont été épuisées.
11Le portrait de Vintimille ne doit pas être trop assombri et les Nouvelles ecclésiastiques, qui renvoient systématiquement l’image du bon évêque que fut Noailles à leurs yeux, ne s’y trompent pas. Leur attitude à l’égard de Vintimille est très ambivalente. Journal de la persécution, elles ne peuvent faire autrement que de rapporter les mesures vexatoires prises contre les curés et religieux appelants, ainsi que contre les miracles du diacre Pâris. En revanche, d’autres articles laissent croire que l’archevêque de Paris n’est pas aussi constitutionnaire que bien des actes le laissent penser.
12C’est en effet avec le bréviaire de Paris que l’image du « bulliste » s’écorne15. L’équipe chargée de la rédaction du nouveau manuel est très marquée par une sensibilité port-royaliste. C’était lancer une pierre dans le jardin des rigoristes ; les ennemis les plus irréductibles des appelants, les abbés Gaillande et Robinet, ne cessent dès lors de décrier le bréviaire16. Il y a sur ce point précis une conjonction d’intérêts entre l’archevêque et le gazetier. Les articles deviennent de plus en plus élogieux sur le nouveau bréviaire. Ce dernier est tiré des propres paroles de l’Écriture et il transmet fidèlement les positions des Pères sur la morale et la religion. Autre élément à la décharge de Vintimille selon les Nouvelles, sa défense du travail accompli face à Fleury, fortement prévenu contre le nouveau livre17. L’esprit de modération de Vintimille le conduit cependant à demander une nouvelle édition qui prendrait en compte les avis des opposants rassemblés autour des séminaires Saint-Sulpice et Saint-Nicolas-du-Chardonnet18.
13L’argumentaire des Nouvelles tend à mettre en avant la bonne foi de ses rédacteurs en répondant de façon circonstanciée aux attaques contre l’ouvrage et en particulier sur tout ce qui concerne la mariologie. La Vierge, dans la théologie catholique, n’est que celle qui intercède de façon privilégiée pour le salut des fidèles. Elle n’est en aucun cas à un niveau équivalent au Christ ou au Père. Pour les port-royalistes, Marie est un être exceptionnel à laquelle les chrétiens doivent une vénération particulière. En revanche, elle n’est pas Dieu et le centre de la dévotion doit rester le Christ19. Il n’y a pas d’hostilité de ceux que l’on appelle communément les jansénistes pour la mère de Dieu, mais seulement un respect plus marqué pour la lettre de l’Écriture et les fondements de la théologie. Les adversaires du bréviaire entrent en lice à propos de cette même question.
« M. l’Archevêque toutefois, ne jugeant pas à propos de rejeter purement et simplement les plaintes injustes que formaient contre de pareils changements MM. de Saint-Nicolas & de Saint-Sulpice conjointement avec MM. Parquet et Gaillande, fit tenir chez lui une Assemblée, pour en délibérer mûrement20. »
14Les corrections sont faites sur plusieurs points que les « bullistes » considèrent comme trop ouvertement rigoristes. On peut évoquer la référence à un canon du troisième concile de Tolède qui dit « qu’après avoir accompli le temps de la satisfaction, celui qui se repent de son péché sera rétabli à la communion, suivant que les évêques le jugeront à propos21 », ce que l’on juge encore plus sévère que la quatre-vingt-septième proposition condamnée de Quesnel, lequel ne demande qu’un commencement de satisfaction. Le bréviaire de Paris, dans sa deuxième édition, devient moins ouvertement favorable à la morale rigoureuse, sans pourtant plaire plus aux zelanti qui font pleuvoir sur lui force libelles, pamphlets et autres attaques. Les Nouvelles ont beau jeu de montrer que l’outrance est du côté de leurs ennemis et qu’elles-mêmes sont des adeptes de la modération et de la paix de l’Église. Le bréviaire est dénoncé par les zelanti comme « monstrueux », comme une « masse d’un levain infecté & corrompu, capable d’empoisonner tout ce qu’elle touche22 ».
15L’image du bréviaire de Paris est fixée. Il ne peut qu’être janséniste puisqu’il a été composé par des jansénistes. Que l’archevêque qui le défend ait été un partisan, modéré certes, de la Constitution, est un paradoxe que le public relève avec gourmandise :
« Au reste M. l’Avocat général observe fort judicieusement au Commencement de son discours, qu’on ne se serait pas attendu à voir M. l’Archevêque de Paris accusé d’un penchant trop favorable pour des sentiments & pour un Parti dont ce Prélat n’a jamais eu à se défendre23. »
16Foi, morale et politique sont des penchants différents d’un même devoir ecclésiastique. Adopter la constitution Unigenitus est un acte purement politique. Le roi le demande, il faut le faire. Défendre une rigueur doctrinale et théologique est une autre affaire où, cette fois, la politique n’a plus à intervenir, car c’est la voie vers le salut qui est en jeu. Le terme de « parti », que les jansénistes ne cessent de récuser, ne peut plus être employé pour qualifier le mouvement. Finalement, on peut dire que la querelle janséniste du xviiie siècle doit se comprendre en référence à Matthieu (XII, 21) : « Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » Même au sein de l’épiscopat, le message de séparation des deux ordres est bien compris, la théologie de la grâce et le rigorisme moral sont intégrés à un système de pensée qui ne relève pas du même domaine que la question politique. Relais des orientations religieuses royales dans les diocèses, les prélats acceptent les constitutions pontificales quand le roi le demande, sans pour autant que leur position dogmatique évolue. À l’heure de l’Unigenitus, on peut être rigoriste doctrinalement, tout en étant constitutionnaire.
Le bréviaire modèle de la France du xviiie siècle
17Le nouveau manuel de prière a été couvert d’éloges qui ont pris des formes diverses. Une illustration (figure 6) sort du cadre des louanges convenues24. On y voit Vintimille à genoux devant une table de sa bibliothèque, montrant le bréviaire de Paris que vient illuminer le Saint-Esprit, accompagné de trois chérubins. La gravure, d’une grande finesse de réalisation, porte en légende une citation du prophète Zacharie (xii, 5-10) : « Effundam super domum David et super habitatores Jerusalem, Spritum gratiæ, et precum. » Le livre est l’objet par lequel l’Esprit répand la grâce sur le monde, et surtout celui par lequel Dieu va « réduire en poudre » les ennemis de la foi.
18Dans l’optique des auteurs de cette gravure, ce livre est l’arme ultime pour amener à la vérité tous ceux qui se sont égarés vers le molinisme. L’archevêque apparaît comme un protecteur du bréviaire qu’il remet au public pour la plus grande gloire de Dieu :
« Le Bréviaire et le Missel de Paris sont encore un sujet fécond de réflexions pour un homme attentif à considérer les moyens que Dieu prend pour faire ce qu’il veut de ceux même qui ne sont pas ce qu’il veut. […] Qu’il est doux en récitant ces oraisons de retrouver le langage de ce que la Bulle interdit ! Mais que Dieu ait mis dans le cœur de M. de Vintimille de nous donner de telles armes contre la Bulle ; voilà ce qu’on ne se lasse point d’admirer en disant la messe, ou en récitant le Bréviaire25. »
19Ce livre – dont, dix ans après sa publication, on dit toujours qu’il est une « profession de foi » contre la Bulle – a eu un destin comparable à celui du missel de Paris. Nombre de diocèses en France l’ont adopté, tendant ainsi à uniformiser les dévotions et le rite autour de celui de la capitale. Le bréviaire de Paris répond aux exigences du temps. Il est à la fois érudit, instructif et édifiant pour entretenir la foi des fidèles, sans l’exposer aux ravages de la superstition.
20Pour mesurer à quel point la réforme a été importante, il faut se reporter à l’un des plus grands détracteurs du mouvement liturgique français au xixe siècle, Dom Prosper Guéranger. Moine bénédictin, abbé de Solesmes, il prend fait et cause pour la promotion de l’infaillibilité pontificale et commet plusieurs ouvrages dont la ligne ultramontaine n’est plus à démontrer. Entre 1840 et 1851, il publie ses Institutions liturgiques, cinq volumes mêlant une grande érudition à une volonté polémique évidente26. Son analyse est systématiquement à charge27, mais elle prouve la grande influence du travail parisien en province28. Il montre les liens entre la production parisienne et le nouveau missel publié par Beaupoil de Saint-Aulaire à Poitiers. En s’appuyant sur plusieurs exemples, il dénonce toute la production inspirée par le bréviaire et le missel de Paris. La France, à ses yeux, s’est « jansénisée » par l’intermédiaire des livres liturgiques29.
21Le succès du bréviaire de Paris est important. Nombre de diocèses de France l’acceptent et il reste en usage jusqu’en 187330. Il faut noter que les travaux des liturgistes français s’inscrivent dans un mouvement plus général de réflexion autour de l’office, mouvement que l’on retrouve en Italie. Dès les débuts de son pontificat, Benoît XIV entreprend de réformer le bréviaire dans un sens similaire à celui de Paris31. Le pape et la commission de réforme souhaitent limiter le nombre de fêtes et les textes du sanctoral sont corrigés en vue d’une plus grande vérité historique32.
22Depuis le xvie siècle, les livres liturgiques sont l’objet de toutes les attentions de la papauté comme des Églises locales. En France, ils ont été largement produits par un clergé attentif à la bonne tenue de l’office divin. Missels, bréviaires, rituels et autres processionnaux ne pouvaient éviter d’être éclaboussés par la querelle de l’Unigenitus. Ils sont devenus un nouveau support de la polémique religieuse, débordant le simple cadre des thématiques propres au « jansénisme classique » ou au gallicanisme. C’est toute une vision de l’Église que l’on peut saisir par l’étude d’une des querelles, celle de Grégoire VII qui suscite un violent débat à la fin de la décennie 1720 entre les partisans d’une vision bellarminienne de l’Église et ceux qui défendent une approche gallicane.
Le culte d’un saint ultramontain dans la France gallicane
Représentation d’une histoire pontificale : la lecture à charge de la vie de Grégoire VII
23S’il y avait un enfer gallican, le pape Grégoire VII y serait sûrement placé en compagnie de Boniface VIII et de quelques jésuites. Durant sa vie, Hildebrand Aldobrandeschi incarne la volonté de réforme naissante en ces premières années du deuxième millénaire. Son histoire est très connue en France car les historiens du xviie siècle se sont beaucoup intéressés à lui.
24Dans sa magistrale Histoire ecclésiastique, l’abbé Fleury consacre au pontificat du pape un espace particulièrement long : Grégoire VII a régné de 1073 à 1085 et ces douze années sont synthétisées en près de deux cents pages dans la somme du théologien33. L’auteur rappelle assez brièvement son grand talent de prédicateur et son rôle influent auprès de Léon IX, Nicolas II et Alexandre II. Le 22 avril 1073, Aldobrandeschi est élu pape et prend le nom de Grégoire, en l’honneur de Grégoire VI qui l’avait aidé dans la carrière lorsqu’il était jeune. Ces quelques indications biographiques sont brèves, pour laisser la place à son action politique et pastorale. Les évêques s’inquiètent de cette élection car ils savent que le nouveau pape est un défenseur acharné de la discipline ecclésiastique34, et ils craignent qu’une réforme ne casse leur pouvoir. Malgré cette appréhension, l’empereur Henri IV confirme l’arrivée sur le trône pontifical de Grégoire VII et ce dernier commence rapidement à manifester son autorité et sa volonté de restaurer le pouvoir de saint Pierre35.
25Les premières décisions prises portent sur l’extension du territoire de Rome. Fleury met en lumière l’aspect conquérant du pontificat de Grégoire VII et, par cette simple anecdote mais dans une visée téléologique, prépare le lecteur à la grande crise des investitures débouchant sur l’humiliation de l’empereur à Canossa. La suite du texte dépeint un pape acharné à défendre les droits de l’Église et à réprimer les abus, tant de simonie que de morale. Ceci est illustré par la mention des prêtres concubinaires condamnés lors du concile de Rome de 1074 ou par les références aux prélats simoniaques36.
26Cependant, les deux grandes affaires du règne de Grégoire VII restent d’un autre ordre. Fleury salue la volonté de réforme du pape comme un bien pour l’Église mais se montre plus réticent quand il évoque la querelle avec le roi de France, Philippe Ier, et celle avec Henri IV, empereur d’Allemagne. Dans une lettre d’une grande violence adressée aux archevêques de Reims, Sens et Bourges, ainsi qu’à l’évêque de Chartres, le pontife attaque Philippe Ier et fait un tableau particulièrement sombre de son règne. Le texte de la correspondance est rapporté par l’historien dans un style vivant et emporté :
« C’est votre roi qui est la cause de ces maux : lui qui ne mérite pas le nom de roi, mais de tyran, qui passe sa vie dans le crime & l’infamie, qui portant inutilement le sceptre dont il s’est chargé, non seulement donne occasion aux crimes de ses sujets, par la faiblesse de son gouvernement, mais les y excite par son exemple. […] Vous, mes frères, vous êtes aussi en faute : puisque c’est fomenter ses crimes que de n’y pas résister avec la vigueur épiscopale. Car vous vous trompez fort, si vous croyez, en l’empêchant de mal faire, manquer au respect et à la fidélité que vous lui devez37. »
27Le roi des Francs n’est plus souverain, car il pousse son peuple au crime par le mauvais exemple qu’il donne et Grégoire VII encourage ses confrères archevêques à l’aider à s’amender en le réprimandant. En insistant auprès de la hiérarchie épiscopale, le pape entend rappeler aux évêques leur fonction de guide dans la morale et dans la foi. Rien de choquant ici, ce qui n’est plus le cas dans la conclusion de la missive, toujours selon les termes rapportés par Fleury :
« Que s’il demeurait endurci, sans vouloir vous écouter : s’il n’est touché ni de la crainte de Dieu, ni de sa propre gloire, ni du salut de son peuple : déclarez-lui de notre part, qu’il ne peut éviter plus longtemps la rigueur des censures apostoliques. Imitez aussi l’Église Romaine, votre mère : séparez-vous entièrement du service et de la communion de ce prince, & interdites [sic] par toute la France la célébration publique de l’office divin38. »
28Cette lettre date du 10 septembre 1074 et marque une gradation dans les prétentions romaines. D’abord dans son rôle d’aiguillon moral du clergé et des princes, le pape demande aux prélats de corriger leur monarque et de l’amener à faire amende honorable. Il progresse dans l’ordre des sanctions et déclare qu’en cas de refus, le royaume sera placé sous interdit. Cette peine est considérable car elle suspend toute vie religieuse dans le territoire du monarque. L’ultime degré est atteint avec le dernier argument : le pontife se réserve le droit de relever les sujets du roi des obligations envers ce dernier, si ce souverain ne réforme pas ses mœurs. Fleury rapporte également des lettres écrites au duc Guillaume de Poitiers pour inciter le roi à modifier son comportement, en plus des menaces répétées contre Philippe Ier. La conclusion de cet épisode français ne laisse toutefois pas de doute sur l’efficacité des rodomontades du pape : « Mais nous ne voyons en France aucun effet de ces lettres39. »
29La suite de l’Histoire ecclésiastique montre Grégoire VII très actif dans la défense – et même l’extension – des prérogatives romaines. Il use de tous les moyens canoniques – l’excommunication, l’interdit – pour soumettre les prélats et les barons de la chrétienté à sa tiare. L’image qui sourd des pages de Fleury est celle d’un pontife autoritaire, jaloux de son pouvoir et n’ayant de cesse de vouloir l’étendre, un tableau des plus noirs que vient renforcer le célèbre épisode de la Querelle des investitures.
30Les relations entre Henri IV, alors roi des Romains, et Grégoire VII sont déplorables. Lorsque le souverain nomme les évêques, ils sont aussitôt déposés pour leurs pratiques simoniaques. Lors du concile de Worms en 1076, en présence de l’empereur, les prélats allemands destituent le pape en se fondant sur un récit que Fleury mentionne comme celui du cardinal Bennon, la Vita et gesta Hildebrandi. Ce texte est écrit dans des circonstances particulières : son but est clairement d’établir la volonté de puissance du Saint-Père, sa démesure et par là, sa folie. Devant un tel homme, il est donc sain – saint – de résister et de s’armer. La Vita est donc tout sauf objective ! Elle doit dégrader et salir pour servir une cause. Le théologien le mentionne, mais ne s’étend pas sur son contenu40. Il n’est pas dupe de sa qualité historique et ne l’utilise que pour montrer les pièces sur lesquelles le concile de Worms élabore sa décision.
31La réponse de Grégoire VII ne se fait guère attendre. L’excommunication contre Henri IV est prononcée, et selon Fleury, en ces termes :
« C’est en cette confiance que pour l’honneur & la défense de l’Église de la part de Dieu tout puissant Père, & Fils, & Saint-Esprit, & par votre autorité, je défends à Henri, fils de l’empereur Henri, qui par un orgueil inouï s’est élevé contre votre église, de gouverner le royaume Teutonique et l’Italie ; j’absous tous les chrétiens du serment qu’ils lui ont fait ou feront, & je ne défends à personne de le servir comme roi. Car celui qui veut donner atteinte à l’autorité de votre église, mérite de perdre la dignité dont il est revêtu41. »
32La formule d’excommunication est en soi un programme politique et pastoral : le peuple chrétien doit obéir au pape parce qu’il est vicaire de saint Pierre et que sa souveraineté vient directement de Dieu. Le pouvoir des clefs, référence claire et directe à l’Évangile de Matthieu (XVI, 18-19), se transmet depuis le premier apôtre jusqu’à tous ses successeurs qui peuvent lier et délier les destins humains. Ce texte reçoit un éclairage tout particulier avec la mention de la lettre à Herman, évêque de Metz :
« Car comme ceux qui mettent la volonté de Dieu avant la leur, & lui obéissent plutôt qu’aux hommes, sont membres de Jésus-Christ ; ainsi les autres sont membres de l’Antéchrist. Si donc on juge quand il faut les hommes spirituels, pourquoi les séculiers ne seront-ils pas encore plus obligés à rendre des comptes de leurs mauvaises actions42 ? »
33Écrite le 25 août 1076, cette lettre constitue un développement explicatif du texte précédent. Elle dessine très précisément l’orientation ecclésiale voulue par Grégoire VII : la théocratie pontificale. La lettre constitue une analyse importante des rapports entre regnum et sacerdotium. La référence à l’Évangile de Jean (XXI, 17) permet de souligner que le pontife n’exclut personne, pas même les rois, de son pouvoir juridictionnel. L’autre grande thèse défendue par le Saint-Père est la supériorité du spirituel sur le temporel. La citation de Fleury laisse entendre que le pouvoir de l’évêque – et donc du pape – est au-dessus de toute charge civile car d’elle dépend le salut de l’âme du laïc. Ainsi il appartient aux « membres de Jésus-Christ » de corriger les « membres de l’Antéchrist ».
34Dans le conflit avec l’empereur, l’ecclésiologie grégorienne prend toute son ampleur. Si avec Philippe Ier les menées du pape n’avaient pas eu de poids43, dans l’Empire, au contraire, elles connaissent un grand écho. Elles surprennent même dans le camp des partisans de Rome. Otton de Freising, dont Fleury souligne qu’il est « très catholique et très attaché au pape44 », s’étonne de cette nouveauté. Du reste, l’historien signale que sa grande connaissance des auteurs antiques et de l’histoire ne lui permet pas de trouver d’exemples antérieurs : un pontife n’a jamais privé un roi de son royaume ! Ce conflit se termine par l’humiliation d’Henri IV à Canossa. L’empereur, pieds nus, demande au pape l’absolution et le pardon de ses péchés. Pour Grégoire VII, c’est une victoire et la confirmation de ses thèses ecclésiologiques. Se fondant sur le récit du Liber pontificalis, Fleury raconte l’ordalie que le Saint-Père s’impose en vue de prouver à l’assistance qu’il n’est pas simoniaque : « Que le corps de Notre-Seigneur que je vais prendre soit aujourd’hui une preuve de mon innocence, & que Dieu me fasse mourir subitement si je suis coupable. Ayant ainsi parlé il prit une partie de l’hostie & la consomma45. » Sorti indemne de cette terrible épreuve, le pape l’inflige à l’empereur qui s’y refusait pourtant. C’est un triomphe complet pour le pontife, avec l’assentiment du Christ lui-même. Néanmoins, un historien comme Fleury ne peut en rester là. Il mentionne la réaction des Lombards qui refusent de tenir pour juste la réconciliation entre Grégoire VII et Henri IV, car le pape avait été excommunié par tous les évêques d’Italie et qu’il était de ce fait sorti de la communion de l’Église. Mais jamais on ne remet en cause le principe pontifical dans toute la querelle, c’est la primauté de droit qui est incriminée et récusée. Le récit historique de Fleury permet de mettre en lumière l’opposition des prélats à ce que le Saint-Père puisse s’ériger en juge temporel. Le théologien ne présente pas de synthèse, mais une histoire suivie des événements. Cependant, quelques mentions discrètes indiquent sa surprise et son refus de la position romaine.
35Les décisions de Grégoire VII marquent une rupture majeure dans la tradition de l’Église qui reposait jusqu’alors sur la lettre de Gélase à l’empereur Anastase, en 494. Les deux pouvoirs, spirituel et temporel, étaient considérés comme indépendants dans leur domaine propre, chacune des têtes de la chrétienté – le pape et l’empereur – ayant reçu un des glaives de gouvernement du monde. Avec Hildebrand, la doctrine n’est plus la même car il se considère comme la seule tête de la société et tous doivent plier devant son autorité. La théocratie pontificale telle que le Saint-Père la formule ne peut satisfaire un théologien gallican et encore moins un évêque.
36Dans d’autres sources, Grégoire VII n’est plus présenté comme un réformateur, mais seulement comme un homme dont la volonté de puissance le pousse à toutes les compromissions. L’Histoire de la décadence de l’Empire depuis Charlemagne de Louis Maimbourg, publiée en 1679, contient cette anecdote reprise régulièrement par les controversistes :
« Ramassant des copeaux en se jouant, lorsqu’il était encore petit enfant, il en avait formé par hasard des Lettres disposées en sorte qu’elles composaient le vers du Psalmiste : Il dominera d’une Mer à l’autre, n’est qu’une pure Fable, fondée sur ce que ses Ennemis d’Allemagne, ne le connaissant pas, lui reprochaient qu’il était de basse naissance46. »
37Louis Maimbourg offre une lecture nouvelle du pontificat de Grégoire : sans y croire lui-même, car la critique historique lui a permis de montrer que la source de la légende est fausse, il distille l’idée que le pape a, dès son plus jeune âge, un besoin de conquête et de domination insatiable. La prétérition vient aider à la construction négative d’un personnage que la mémoire gallicane place à égalité avec Boniface VIII dans l’enfer des prétentions ultramontaines.
Histoire d’une dévotion : Grégoire VII sur les autels
38Les vitæ médiévales évoquent, à plusieurs endroits, des miracles survenus sur le tombeau du pape défunt ou par l’intercession d’objets lui ayant appartenu. Ainsi peut-on lire dans les Acta sanctorum l’histoire de l’évêque Ubalde de Mantoue qui souffrait depuis longtemps d’une maladie de la rate. Il appliqua la mitre de Grégoire VII sur son ventre et se trouva entièrement guéri. Anastase IV le fit peindre à Rome soixante ans après la mort du pontife.
39Commence alors une longue éclipse, jusqu’en 1577 où l’archevêque de Salerne, Marcantonio Colonna, retrouve les restes du Saint-Père revêtus des ornements pontificaux. Quelques années plus tard, c’est à Grégoire XIII qu’il revient d’inscrire le nom du pape dans le martyrologe romain. L’ajout d’un saint dans le martyrologe signifie qu’une messe peut lui être consacrée, ou des offices prononcés le jour de sa fête dans le calendrier. Dans le contexte des guerres de Religion qui déchirent l’Europe en cette fin du xvie siècle, la mesure trouve toute sa logique. En effet, depuis Pie V, les pontifes valorisent leurs prédécesseurs qui ont excommunié des souverains hérétiques, afin de donner une légitimité plus forte à leur action. En canonisant Grégoire VII, les papes se donnent un exemple prestigieux et puissant47. Grégoire XIII est le premier à porter Hildebrand sur les autels, mais le retentissement de cette mesure est limité, puisqu’elle ne concerne effectivement que le diocèse de Salerne et surtout le chapitre de la cathédrale, lequel reçoit de Paul V le droit d’honorer Grégoire VII comme un saint par un office public.
40C’est avec l’arrivée de Clément XI sur le trône de saint Pierre que le culte de Grégoire VII se développe une nouvelle fois. Sans atteindre encore les limites de l’Église universelle, la dévotion au pape s’étend largement à l’ordre de Cîteaux (1705) puis à l’ensemble des bénédictins48. C’est Benoît XIII qui franchit le dernier pas, en faisant insérer Grégoire VII dans le bréviaire romain49. Présenté devant la congrégation des Rites50, l’office est accepté et le 25 mai, jour de la Saint-Grégoire, les fidèles doivent réciter une nouvelle suite de prières à la gloire du saint pontife.
41L’approbation du texte est suivie des signatures de Benoît XIII et du cardinal Coscia. Comme toutes les légendes que l’on trouve dans le bréviaire, celle-ci rappelle les hauts faits du personnage élevé sur les autels. Ici, on insiste sur la défense des libertés ecclésiastiques, libertas ecclesiastica, et sur la Querelle des investitures. Le texte rappelle aussi que Grégoire VII a relevé les sujets de l’empereur Henri IV de leur serment de fidélité51.
42C’est à propos de cette légende que plusieurs évêques de France réagissent, au nom des libertés de l’Église gallicane. Si les réactions sont peu nombreuses, elles n’en sont pas moins importantes car les principaux acteurs sont de nouveau les grandes voix des opposants à la constitution Unigenitus.
Le gallicanisme épiscopal : la défense du trône par l’autel
Une réception houleuse : Mgr de Caylus et la défense des libertés de l’Église gallicane
Le mandement contre la Légende
43La réception de la nouvelle Légende de Grégoire VII dans le royaume coïncide avec la convocation du concile d’Embrun. Les esprits sont très agités et chaque signe est interprété dans le sens d’une reprise en main du pouvoir par Rome. Le cardinal de Noailles est mort depuis quelques mois et le siège de Paris a été confié à un prélat notoirement moins gallican que son prédécesseur. Les appelants sont dans une situation délicate et ils ne laissent passer aucune occasion de faire valoir ce qui caractérise leur action : la défense de la tradition de l’Écriture et du royaume.
44C’est à l’une des plumes les plus actives des appelants, l’évêque d’Auxerre Charles de Caylus, que l’on doit la première estocade. Le 24 juillet 1729, il publie un Mandement qui défend de réciter l’office imprimé sur une feuille volante qui commence par ces mots : Die xxv. Mai in festo s. Gregorii VII. Papae et confessoris. Le texte est court, très virulent et part du constat qu’il appartient aux évêques de protéger la paix et l’ordre du monde en censurant ce qui pourrait leur être funeste :
« Les limites, Mes Très-Chers Frères, dans lesquelles Jésus-Christ a renfermé les deux puissances qui gouvernent l’Église & l’État, sont si dignes de sa Sagesse infinie, & si nécessaires pour conserver la tranquillité publique, & pour maintenir une heureuse harmonie entre le Sacerdoce et l’Empire, que nous ne saurions nous appliquer avec trop de vigilance, à écarter du Troupeau que la Divine Providence nous a confié, tout ce qui pourrait remuer ces sacrées limites & donner aux Fidèles commis à nos soins, des idées fausses & dangereuses sur un point si important52. »
45Par un agencement classique de références scripturaires, l’évêque d’Auxerre montre en quelques paragraphes la contradiction entre la position de Grégoire VII et l’Écriture. En citant les Évangiles de Jean (XVIII, 36), Luc (VII, 14) et Matthieu (XXII, 21), Caylus insiste sur la distinction entre terrestre et céleste. Il développe l’idée déjà exprimée au Moyen Âge que les princes et les rois sont soumis aux évêques – et à l’Église – pour tout ce qui concerne le salut de leur âme, mais qu’en aucun cas ces derniers ne peuvent prétendre à une quelconque supériorité en matière temporelle53.
46La source de l’argumentation de Caylus est transparente et se trouve dans la première Épître de Paul aux Romains (XIII, 1-2) : « Il n’y a de pouvoir qui ne vienne de Dieu », dit l’apôtre ; un chrétien ne peut donc se rebeller contre son prince car s’il contrevient à cette règle, c’est Dieu lui-même qu’il offense. En poursuivant son analyse des sources antiques, Caylus convoque Tertullien, Optat de Milève ou encore Osius. La citation la plus complète, à laquelle il donne le plus de poids dans son raisonnement, se trouve dans la Cité de Dieu de saint Augustin (livre 5, chapitre 21) :
« Ce n’est qu’aux seuls Justes qu’il donne la félicité du Royaume des Cieux, mais pour les Royaumes de la Terre, il les donne comme il lui plait, aux Justes & aux Impies quoique rien d’injuste ne puisse lui plaire54. »
47Les autres références ne viennent que corroborer la position de saint Augustin, qui s’enrichit de la référence à la lettre de Gélase à l’empereur Anastase. Dans le but de souligner avec encore plus de force la nouveauté dogmatique introduite par Grégoire VII, Caylus mentionne que le rôle des évêques est d’avertir les rois déviants « avec la prudence du prophète Nathan & la liberté de Saint Jean-Baptiste, refuser de leur obéir en ce qui était contraire à la loi de Dieu ; & au surplus souffrir de leur part avec patience, prier pour eux, & attendre en paix que Dieu se déclarât lui-même55 ». Les exemples de l’histoire ecclésiastique prêchent pour une soumission patiente à la loi du tyran et soulignent que les interdits spirituels n’entravent en rien l’exercice du pouvoir temporel. La conclusion de cette analyse de la tradition est simple :
« Ni les Évêques, ni le Pape, ni l’Église même, n’ont reçu de Jésus-Christ aucun droit de dépouiller [le souverain] de sa Souveraineté ni d’absoudre ses sujets du serment de fidélité56. »
48La plus grande partie du mandement est consacrée à fonder en théorie sa contestation. Selon l’évêque d’Auxerre, la doctrine évoquée dans la feuille du bréviaire est une nouveauté condamnée par l’Église elle-même en vertu de ses principes antiques. Par une prétérition pleine d’ironie, Caylus soulève le problème de validité de la canonisation de Grégoire VII. Dès lors, comment élever sur les autels une personne dont la sainteté n’est pas parfaitement reconnue par l’Église et dont les exemples historiques dressent un portrait sombre et manipulateur plutôt que celui d’un saint homme ?
49Pour Caylus, cela n’est qu’une preuve supplémentaire de l’inanité de la vénération imposée par Rome. Pourtant là n’est pas l’essentiel :
« Ce qui nous touche d’avantage, c’est ce qui est dit de ce Pape dans la cinquième leçon de son Office : Il résista avec intrépidité & en Athlète toujours généreux aux efforts impies de l’Empereur Henry. […] il le priva de la Communion des Fidèles & de son royaume, & il déchargea les Peuples qui lui étaient soumis de la fidélité qu’ils lui avaient jurée.
Le rang que l’auteur de l’Office donne à ce fait dans l’éloge de Grégoire VII & la manière dont il le rapporte, font assez sentir qu’il le regarde comme une des preuves de sa Sainteté, et qu’il aurait cru son éloge défectueux si ce fait n’y était pas entré57. »
50C’est autour de ce point que se cristallise l’animosité de Caylus. S’appuyant sur l’histoire moins lointaine de la Ligue, l’évêque tente de démontrer que seul le maintien de la tradition reçue de l’Antiquité peut apporter au royaume paix et stabilité, et l’écarter du meurtre comme de la guerre. Après avoir cité avec révérence la déclaration de l’assemblée du clergé de 1682, les conclusions du mandement précisent que la décision d’interdire la récitation du nouvel office de Grégoire VII se fait dans l’intention de donner « au Roi de nouvelles preuves de notre fidélité, & de notre zèle pour la pureté de sa Personne sacrée, & pour la tranquillité de son Royaume qui pourrait être encore exposé aux derniers malheurs si les maximes autorisées par l’Office composé pour la fête du Pape Grégoire VII trouvaient créance dans les esprits ». Revêtu du caractère officiel d’un mandement épiscopal, ce texte s’adresse aux communautés autant masculines que féminines du diocèse et se veut une défense virulente du gallicanisme. Toutefois, il n’a guère de force, ne tempête ni n’anathématise. Il feint d’ignorer qui est l’auteur de la Légende. Afin de préserver le pape d’attaques qui affleurent pourtant, Caylus se fait modéré et sa charge n’a pas la force que l’on pourrait attendre d’un adversaire de l’ultramontanisme aussi déclaré que lui.
51Deux réactions contradictoires viennent saluer la publication du mandement de l’évêque. À Paris, dans les colonnes des Nouvelles ecclésiastiques, on vante son courage58. Pour l’auteur des Nouvelles, la légende de Grégoire VII n’est pas un cas isolé, une sorte d’erreur de la cour de Rome, mais bien une suite de l’affaire protéiforme de la bulle Unigenitus. Pour qui sait lire la politique romaine, on découvre sans peine que le destin de l’Église est jalonné depuis 1713 de reprises en main successives dont le but est d’arriver à une théocratie pontificale digne de celle évoquée par Boniface VIII dans l’Unam sanctam. Les rédacteurs de la gazette réécrivent l’histoire en soulignant les parallèles. La référence à la quatre-vingt-onzième proposition condamnée – sur l’excommunication injuste – prend alors tout son sens. Elle n’est que la préfiguration de cette légende qu’ils jugent outrageusement romaine. Néanmoins, chaque coup porté à l’Église de France, permet en retour de voir qui des appelants – jansénistes – ou des bullistes sont les vrais amis du roi et de la foi. Ainsi, les faits sont interprétés dans l’espoir qu’ils dessillent les yeux d’un monarque qui s’en prend à ses partisans, sans avoir compris qu’il persécute ses meilleurs soutiens. Cette façon d’analyser les faits est tout à fait commune aux Nouvelles ecclésiastiques : chaque événement doit servir à souligner l’attachement des appelants à la pureté de l’Écriture, ainsi que leur fidélité au roi et à l’Église.
52À Rome, les réactions sont tout autres. Sans surprise, le mandement y est accueilli avec beaucoup d’aigreur. Après un examen de moins de six semaines, le pape publie un bref particulièrement véhément contre Caylus59. Il entend le flétrir et l’anéantir, défend de le lire ou de le garder sous peine d’une excommunication que lui seul pourrait lever. Enfin, il enjoint à ceux à qui l’on pourrait remettre ce mandement de le brûler immédiatement60. Les mesures n’auraient pas été plus sévères pour un hérétique ou un libertin. Depuis la bulle Unigenitus, les questions relevant de l’autorité du Saint-Père dans l’Église sont devenues particulièrement délicates61. Devant la fronde du clergé français, Rome est susceptible et ne perd pas une occasion de remettre à sa juste place un évêque se réclamant d’un gallicanisme trop outré.
La lettre au roi
53L’affaire n’en reste pas là. L’abbé Pucelle la présente devant le Parlement et apporte le soutien de la cour à Caylus62. Ce dernier, se sentant attaqué injustement, demande la protection du souverain dans une lettre qu’il lui adresse le 11 février 1730 :
« La fidélité que je dois à V. M. autant que le devoir & l’honneur de mon ministère m’obligent de réclamer la protection Royale dans une affaire également importante pour l’Église & pour l’État ; & j’ai une juste confiance d’être favorablement écouté, parce que ce sont vos intérêts mêmes pour lesquels je me suis déclaré, qui m’attirent une flétrissure à laquelle je ne devais point m’attendre, & qui retombe sur les droits sacrés de la Couronne que V. M. ne tient que de la main de Dieu63. »
54Dans sa lettre au roi, et à la différence du mandement contre la Légende, Caylus se lance dans une analyse ample et fournie. Les quelque quarante pages qu’il écrit sont destinées à convaincre Louis XV de la justesse de sa thèse et, surtout, de sa fidélité à la doctrine des Quatre Articles de 1682. Il entreprend de mettre en parallèle les différentes attitudes du jeune roi qui, sous la coupe du ministre Fleury, a pris des mesures favorisant à ses yeux la cour de Rome, et les dispositions de son bisaïeul, Louis XIV, lequel par plusieurs actes publics avait pris fait et cause pour le gallicanisme64. L’ambition de Caylus est de montrer que la réaction du parlement de Paris, qui a rendu un arrêt contre la Légende, ne peut être suffisante dans une affaire religieuse. Les évêques de France doivent s’impliquer davantage :
« Il fallait pour cela [en terminer avec les problèmes posés par la Légende] que l’autorité ecclésiastique agît de concert avec la puissance séculière, & que le ministère épiscopal à qui il appartient d’instruire les fidèles conformément à la saine doctrine, joignît sa voix à celle des Magistrats, & s’appliquât à affermir les peuples dans les vrais principes, & à dissiper les doutes où l’autorité séculière toute seule dans une matière de religion, les aurait laissés65. »
55C’est le devoir pastoral qui pousse Caylus à prendre la parole. La volonté qu’il affiche de préserver la doctrine, ainsi qu’il sied à un évêque, ne peut cacher sa détermination d’en découdre une nouvelle fois, en vue de protéger le gallicanisme qu’il pense menacé depuis 1713. Les attaques contre le pape sont discrètes, mais c’est la Curie et la cour pontificale qui sont au centre de ses critiques. Il en fait un repaire de fanatiques, dont les prétentions « odieuses66 », n’ont qu’un but, établir la supériorité du pontife et de Rome sur le monde – ce que Grégoire VII n’aurait pas renié. Par un jeu d’analogies, Caylus tente d’endosser les habits du roi et d’établir que leur cause est commune :
« On a donc eu recours à la solennité d’une Bulle […], afin de perpétuer dans la postérité le souvenir d’une démarche par laquelle le Pape réduit les Rois à la qualité de sujets dans le temporel, en condamnant un Mandement, qui ne tend qu’à établir l’indépendance de leur couronne67. »
56L’argumentaire de l’évêque d’Auxerre prend une tournure très historique – et redondante – quand il entreprend de montrer que l’histoire du royaume est marquée par des tentatives répétées de Rome d’asseoir la domination du pape sur la France. Une partie importante de sa lettre est destinée à rappeler au jeune Louis XV les modèles de ses grands prédécesseurs, Philippe Ier, Philippe le Bel qui ont résisté aux prétentions de Grégoire VII et de Boniface VIII. Ces deux pontifes sont présentés comme des novateurs, fauteurs de troubles à l’ordre public. Puis, c’est Louis XII que l’on convoque, en le mettant en parallèle avec Jules II sur lequel Caylus insiste longuement : pour étendre son influence temporelle, le pape della Rovere utilise son rôle de prince de l’Église universelle. Les antécédents les plus dangereux des prétentions romaines doivent néanmoins être recherchés du côté de Paul IV, Sixte Quint et Grégoire XIV. Le discours du prélat tend à les rendre responsables, de manière plus ou moins directe, de l’assassinat d’Henri III et des troubles de la Ligue68.
57Caylus use du précédent historique comme d’une mise en garde adressée à son roi. L’ennemi qui veut déstabiliser le royaume et détruire les droits légitimes des souverains ne se trouve pas parmi ceux qui s’élèvent contre la Légende de Grégoire VII, mais au contraire chez les constitutionnaires les plus ultramontains. Une série de références dresse un lien entre la bulle Unigenitus et la modification du bréviaire. Les exemples utilisés par l’ecclésiastique doivent amener le monarque à modifier son attitude envers les appelants. En se fondant sur les vertus de modèles tels Philippe IV, Louis XII ou Henri IV, le jeune Louis XV a pour obligation d’accepter que l’appel est une démarche juste, et même « le dernier remède que Jésus-Christ a proposé aux maux et aux troubles de l’Église69 ». Dès lors, les opposants à l’Unigenitus sont de zélés protecteurs des prérogatives de la Couronne et les vrais défenseurs de la vérité des Écritures :
« C’est à la doctrine de mon Mandement, Sire, qu’on en veut à Rome, c’est-à-dire, à la doctrine de Jésus-Christ, des Apôtres, des Papes les plus anciens & les plus saints, des S.S. Docteurs de l’Église, de l’Église gallicane, & de votre royaume70. »
58Les derniers éléments de la démonstration portent sur deux dimensions très différentes. La première replace la querelle dans son contexte courtisan : le roi vient d’avoir un héritier. La lignée ne s’éteindra pas, le devoir du souverain est de sauvegarder l’héritage de son fils71 et il lui revient de ne pas entamer la puissance que ses prédécesseurs lui ont léguée. Enfin, l’ultime point développé par Caylus est la défiance envers le corps épiscopal. En plusieurs endroits de sa lettre, il rappelle que les évêques n’ont pas toujours été les meilleurs soutiens de l’autorité des rois – à l’instar des prélats des états généraux convoqués sous Philippe le Bel ou du cardinal du Perron – et que l’unanimité de la majorité des prélats sur un sujet ne lui conférait aucun ascendant théologique. Le modèle suggéré au roi est le Parlement : le seul qui n’ait pas varié dans son soutien au gallicanisme et aux privilèges de la Couronne, c’est bien la haute cour. Réfugié derrière la protection indéfectible du Parlement, Louis XV doit en revenir à une défense vigoureuse de la doctrine des Quatre Articles de 1682, car elle seule peut le préserver des attaques romaines. Il conclut en soulignant que la prochaine assemblée du clergé devra se pencher obligatoirement sur cette question si litigieuse pour les intérêts du roi et des libertés de l’Église gallicane.
Le soutien du Parlement et la défiance de l’assemblée du clergé
59L’évêque, soutenu par les avocats au Parlement, obtient que les brefs de Rome soient supprimés par un arrêt du 23 février 1730. Mais tout cela se fait dans l’hostilité au cardinal de Fleury qui utilise l’assemblée du clergé pour réduire au silence le turbulent Caylus. Ce dernier envoie une lettre à ses confrères pour les inciter à s’élever contre la Légende, mais sa démarche ne produit pas l’effet escompté. L’archevêque de Paris, Vintimille, tarde à lui répondre et à se faire porte-parole de ses collègues de l’assemblée. Finalement, il le fait tout de même le 26 mars 1730 et expose à M. d’Auxerre l’exaspération des évêques de France :
« Comment, ajoutaient-ils, nous intéresserions-nous pour faire rendre à ce Prélat un Privilège dont il a abusé tant de fois, & dont il s’est si souvent servi pour combattre les décisions du Corps Pastoral ? Qu’il n’écrive & n’emploie son autorité que pour combattre avec nous l’erreur ! Alors nous nous réunirons avec lui pour lui faire rendre la liberté dont il est privé : sans cela il ne peut y avoir dans le cas dont il s’agit d’intérêts communs entre lui et nous72. »
60C’est une véritable exaspération qui se lit et, sous la plume de Vintimille, la commisération sourd parfois. Il semble vouloir souligner l’isolement de Caylus qui est bien seul sur les bancs de l’assemblée, cerné par Brancas, Belsunce, Rousseau de La Parisière et Henriau, respectivement archevêque d’Aix et évêques de Marseille, Nîmes et Boulogne, et tous connus pour leur attachement à la Bulle. Devant un tel public, les thèses du prélat ne peuvent recevoir bon accueil. L’acharnement de Caylus à lutter contre les empiétements romains déplaît énormément au chef du gouvernement pour qui un silence apaisant est plus efficace que des excès pour régler une crise avec Rome73. Pourtant M. d’Auxerre n’est pas le seul à condamner cette feuille ultramontaine.
Une hostilité tempérée : les autres évêques de France et la Légende de Grégoire VII
Mgr Colbert, infatigable plume du mouvement
61Quelques jours après la publication du mandement de Caylus, Colbert choisit de joindre ses forces au combat contre la Légende. Il décide de faire connaître en deux temps sa position sur la querelle. Un mandement74 en date du 30 juillet 1729 à destination des diocésains explique brièvement les raisons de l’interdiction de la nouvelle feuille du bréviaire, puis une missive beaucoup plus ample, du 31 décembre 1729, est adressée au roi75 sur le même thème : les appelants sont les véritables défenseurs de la monarchie a contrario des constitutionnaires qui ne s’opposent pas avec assez de force aux prétentions ultramontaines, lesquelles souhaitent indiquer la supériorité des papes sur le temporel des princes. Les arguments employés par Colbert sont développés comme chez Caylus. La distinction entre temporel et spirituel trouve son fondement dans l’Évangile76 et il n’appartient pas à un pontife de contredire les paroles du Christ :
« Dieu a mis entre le Sacerdoce & l’Empire, Mes Très Chers Frères, des bornes qu’il n’est pas permis de transgresser. Jésus-Christ […] a voulu nous faire comprendre que le devoir que nous contractons comme membre de l’Église, ne donne aucune atteinte à ceux que nous avons contractés comme membre de l’État77. »
62Après avoir rappelé les points litigieux de la Légende et insisté sur le caractère stupéfiant de l’erreur grégorienne, Colbert ne cache pas sa surprise : « Quel sera donc votre étonnement, M. T. C. F. en apprenant que l’on s’efforce aujourd’hui de canoniser ces excès & de les faire passer pour l’ouvrage de l’Esprit Saint78 ? » Si, en adoptant la même prudence que Caylus, Colbert n’impute pas directement l’office de Grégoire VII au pape, ni même au Saint-Office ou à la congrégation des Rites, sa démonstration tend à établir une équivalence du plus grand intérêt. Construisant son mandement sur des arguments scripturaires, il cite longuement saint Pierre dans sa première Épître et saint Paul dans celle aux Romains. Ces mentions classiques ne sont pas choisies au hasard : Pierre et Paul sont les deux apôtres dont Rome s’enorgueillit et les piliers sur lesquels reposent toutes les prétentions du siège pontifical. Ils sont pourtant en contradiction avec la théorie de Grégoire VII :
« Il est triste pour nous, M.T.C.F. de nous voir dans la nécessité de révéler de pareilles contradictions entre les SS. Apôtres Fondateurs de l’Église de Rome, & quelques-uns de leur Successeurs79. »
63L’ironie, même discrète, se dégage de ce passage qui toutefois ne doit pas tromper. Par cette phrase, Colbert essaie de se prémunir contre d’éventuelles attaques au sujet de sa loyauté envers le siège de Pierre : il marque ainsi sa soumission au centre de la catholicité, mais remet en cause les erreurs commises par les mauvais ministres. Les renvois aux épîtres pauliniennes prétendent rendre son travail inattaquable et il n’y a rien de surprenant à ce qu’un théologien use de tels arguments d’autorité. En revanche, le dispositif commence par une autre citation dont la nature est plus polémique. Il s’agit du premier point de la Déclaration des quatre articles de 168280. Ainsi Colbert place-t-il sur le même plan les épîtres apostoliques et les textes émanant de l’Église de France, qui sont également normatifs et sources de croyance :
« Exhortons notre clergé à demeurer inviolablement attaché à la Doctrine des quatre susdits articles de l’Assemblée du clergé de 168281. »
64In cauda venenum, le mandement de l’évêque de Montpellier, relativement modéré, se termine par une défense et illustration du gallicanisme, ce que Caylus n’a pas fait dans le sien.
65Dans sa lettre au roi, Colbert se veut tout aussi offensif : sa plume est à la fois au service des appelants, du souverain et de l’évêque d’Auxerre. Sa missive, plus brève que celle de Caylus, est considérablement plus efficace par les références qu’elle déploie. Son style est vif, incisif, précis, et derrière chaque idée avancée se cache une réminiscence de la bulle Unigenitus :
« V. M. l’aurait-elle cru, SIRE, que pendant qu’elle emploie toute sa puissance à faire recevoir dans son royaume une bulle, qui y a causé & cause encore de si grands troubles, Rome dût porter l’ingratitude jusqu’à vouloir assujettir votre Empire, vous donner en ce qui concerne le temporel un autre supérieur que Dieu82. »
66Colbert inclut Louis XV dans la querelle et le charge de préserver l’héritage de son aïeul, tout en jouant sur son orgueil de souverain. Rome ne peut pas s’imposer tant que le roi veille à la défense des libertés de l’Église gallicane, il lui appartient de protéger son bien et l’unique suzeraineté de Dieu sur son royaume. L’idée essentielle de Colbert est simple : la légende de Grégoire VII n’est qu’une nouvelle tête de l’hydre romaine dont le but est d’établir son pouvoir sur le monde. Toute l’histoire européenne est relue à cette aune et l’on voit des pontifes favoriser la Ligue, défendre le tyrannicide, c’est-à-dire le meurtre légal d’un prince excommunié par l’Église83, ou encore refuser de refaire l’unité de l’Église du Christ parce qu’une reine n’accepte pas de reconnaître la suprématie pontificale84. Toujours, Colbert et les appelants font le même parallèle et le soulignent aux yeux du roi : la bulle Unigenitus comme la Légende ne sont que des avatars d’une même théorie, la supériorité des papes sur les princes. L’évêque de Montpellier rejette le principe de l’acceptation de la Bulle par le plus grand nombre :
« Si la voie sure & infaillible accordée aux simples pour découvrir en tout temps où est la vérité, consiste à rechercher de quel côté est le pape & le plus grand nombre des Évêques, il n’y a qu’à ouvrir les yeux. Depuis Grégoire VII jusqu’à nous, les Papes & la multitude des Évêques ont enseigné que le Saint-Siège est en droit de déposer les Rois […] : soumettez-vous donc à une autorité si respectable, conclura l’Ultramontain, si vous ne voulez résister à l’Église.
Qu’il est doux et consolant pour nous, Sire, de voir que l’on ne puisse nous attaquer sans ébranler les fondements de la Monarchie, & que notre cause soit tellement liée avec la vôtre, qu’il faudrait que V.M. succombât avant que les traits de nos adversaires pussent porter contre nous ? Mais notre cause est la cause de Dieu. Tous les efforts des hommes viendront se briser contre les principes que nous établissons. Fondés sur la Vérité, rien ne pourra les détruire, ils ont servi à nous mettre à couvert des traits des partisans de la bulle Unigenitus85. »
67La lettre de Colbert, bien plus qu’une charge sur la réception de la Légende de Grégoire VII, est une nouvelle condamnation de la Bulle. Sous sa plume, les événements sont liés et correspondent à une conception de l’histoire qui voit dans le présent la réalisation des prophéties tirées de la Bible. Lorsqu’il cite le Grand Bossuet et son Instruction sur les promesses faites à l’Église, il montre que l’histoire est arrivée à son terme et que les paroles du Christ en Matthieu (XXIV, 24 ; et XXI, 22) sont en train de se réaliser86. Le discours apocalyptique révèle que l’Église ne tient pas au plus grand mais bien au petit nombre de fidèles qui continuent à professer la vraie doctrine. L’hérésie arienne fournit le meilleur exemple pour corroborer cette sentence de saint Augustin affirmant qu’il arrive que « l’Église soit quelquefois obscurcie & comme couverte de nuages par la multitude des scandales, elle brille néanmoins alors dans ce qu’elle a d’âmes fermes et généreuses87 ». Colbert quitte ensuite le domaine de la lecture allégorique des événements et en vient à l’argumentation ecclésiologique. La lettre du pape Gélase est convoquée pour montrer l’inanité de ces thèses rejaillissant par à-coups sur les partisans de la Bulle et surtout sur Languet de Gergy, dont les positions exprimées dans ses lettres à Langle, évêque de Boulogne, sont réfutées méthodiquement88. Enfin, Colbert plaide pour que le roi prenne à cœur la défense du droit des évêques qui a été bafoué à plusieurs reprises par les papes et spécifiquement dans l’affaire de l’Unigenitus :
« Qu’on examine de près [les disputes des siècles derniers], on verra ce qu’il nous en a couté, & l’échec qu’en ont souffert nos libertés. Tantôt c’est une bulle qui parait revêtue de Lettres Patentes avant que les Évêques l’aient acceptée. Tantôt c’en est une autre que l’on fait enregistrer au Parlement, & dont on enjoint même l’exécution à la veille d’une Assemblée générale du clergé, où elle aurait dû être portée pour conserver les droits des Évêques. Ici ce sont des Évêques à qui on ne permet pas d’expliquer la Bulle d’un Pape, eux qui sont établis par J.-C. même interprètes des divines Écritures. Là c’est un Tribunal que l’on érige contre les canons & contre la forme de procéder reçue dans le royaume pour juger les Évêques89. »
68Pour retrouver l’ordre nécessaire au bon fonctionnement du royaume, Colbert préconise de revenir à la doctrine des Quatre Articles dans le but de préserver l’intégrité du pouvoir du roi et des évêques. Il demande même que la Défense de la Déclaration des quatre articles de Bossuet soit imprimée et que l’Histoire ecclésiastique de Claude Fleury serve de manuel d’ecclésiologie aux prêtres de France90. La conclusion, au ton alarmiste, pointe le danger : les évêques et le roi doivent œuvrer à protéger la France contre ses ennemis, les opposants à la bulle Unigenitus sont les meilleurs soutiens de la monarchie, « les Enfants de l’Église les plus soumis et les sujets de V.M. les plus fidèles91 ».
69Saluée par les Nouvelles ecclésiastiques comme un grand moment d’érudition religieuse et de défense des libertés de l’Église gallicane, la lettre n’a pas été du tout appréciée par l’assemblée du clergé, et en particulier par Belsunce92. Avec son confrère de Nîmes, Rousseau de La Parisière, l’évêque de Marseille souhaite que l’assemblée censure Colbert pour avoir prétendu que l’autorité de la tradition est supérieure à celle de la juridiction, et que le pape n’est pas infaillible.
Le renfort des prélats philojansénistes
70Si les deux textes les plus remarqués sont ceux de Caylus et de Colbert, les deux prélats ne sont pas les seuls à avoir pris la plume contre la Légende de Grégoire VII. Dans les mois suivants, ce sont les évêques de Metz, Castres, Troyes et Verdun qui publient des mandements et des instructions pour censurer la nouvelle feuille du bréviaire.
71Le plus important d’entre eux est le texte de Bossuet de Troyes, neveu de l’auteur de la Déclaration des quatre articles de 1682. Chez lui, la modération prédomine93. Sa position est très singulière. Héritier et légataire universel de son oncle, l’Aigle de Meaux, le prélat dispose de tous ses papiers et, depuis son arrivée sur le siège de Troyes, il distille régulièrement des publications inédites. Son mandement contre Grégoire VII se situe ainsi dans la droite ligne des textes de son illustre aïeul. Bossuet entreprend de prouver que la Légende est contraire aux libertés de l’Église gallicane. Son instruction constitue une analyse chronologique des arguments permettant de rejeter le texte de Rome. Passant de Tertullien, Grégoire de Naziance, Athanase ou Ambroise à Hincmar, d’Atton de Verceil au Grand Bossuet, il établit un répertoire de citations et d’exemples démontrant la vacuité des prétentions romaines. Pour finir, il termine son mandement en traduisant la Defensio declarationis de son oncle, ouvrage rédigé en 1682 et encore non publié.
72La défense du gallicanisme est au cœur de l’épiscopat de Bossuet de Troyes et elle se révèle jusque dans les plus infimes détails comme la titulature. Pour lui, un évêque ne tient son siège que de la permission divine, la « grâce du Siège apostolique » n’y entre pour rien94. Ceci fait passer au second plan la formule du concile de Trente qui les nommait « délégués du Siège apostolique95 ». C’est sûrement ici qu’il faut chercher la marque la plus explicite du gallicanisme de Bossuet le neveu.
73Chez Quiqueran de Beaujeu96, les arguments employés sont les mêmes que parmi ses confrères, en l’occurrence la fidélité au roi et aux maximes de l’Église gallicane, et la volonté de dédouaner le pape d’une erreur politique :
« Je ne puis me résoudre à traduire ici des paroles plus propres à scandaliser les bons Français, & tous les sujets fidèles à leur Prince, qu’à édifier les bons Catholiques. Je ne pouvais me persuader que cette Leçon eût été approuvée par Rome, & je la regardais d’abord comme l’ouvrage de quelque artificieux ennemi du Saint Siège, pour indisposer les Princes qui lui sont les plus respectueusement et les plus fidèlement soumis97. »
74Contrairement à ses collègues, Beaujeu ne prétend pas faire une dissertation théologique sur les rôles respectifs des pouvoirs dans l’Église. Son ordonnance ne présente pas de références directes de l’Écriture, et il n’y a aucune note marginale indiquant les renvois aux textes des Évangiles. S’il se sert des paroles du Christ, c’est indirectement et pour obliger le lecteur à rentrer dans un raisonnement par l’absurde. Jamais l’Évangile n’établit les principes défendus par Grégoire VII et s’il l’avait fait, les citations auraient été différentes98. Convoquant l’histoire, l’évêque souligne que le pontife ne serait pas un prince aussi puissant si Pépin le Bref et Charlemagne n’en avaient fait un souverain temporel99. Dès lors comment comprendre que le souverain universel doive sa couronne à un de ses vassaux ?
75La principale différence trouvée dans l’ordonnance de l’évêque de Castres est une révérence toute particulière à l’égard du pape. Si Caylus et Colbert condamnent en bloc la vie et l’œuvre de Grégoire VII, Beaujeu est beaucoup plus mesuré :
« Nous rendrons toujours justice à la mémoire de Grégoire VII. Les invectives et les calomnies atroces dont elle a été noircie par ses ennemis, n’empêcheront pas que nous le regardions comme un Pontife recommandable par l’élévation de son génie, par la supériorité de ses talents, par la régularité de ses mœurs, par son zèle dans le rétablissement de la discipline, pour la réformation des abus, pour l’extirpation des Schismes et des Hérésies100. »
76L’évêque va plus loin encore. Benoît XIII n’est pas oublié et les louanges viennent couronner l’œuvre d’un si bon pontife101. Sa position est plus subtile que celle de ses confrères d’Auxerre et de Montpellier. Pour M. de Castres, la condamnation est doctrinale mais il n’y a aucun complot de la Curie visant à prendre le pouvoir, comme on peut le trouver chez les évêques les plus engagés dans la lutte avec Rome. Avec lui, on reste dans une situation d’équilibre assez précaire qui ne trompe guère et ne satisfait pas davantage. En transmettant le mandement à Caylus, Colbert écrit à son collègue : « Il y a quelques endroits de ce Mandement, dont je prévois que vous ne serez pas trop content. Mais que faire ? Prenons le bon, et laissons le reste102. » Encore une fois, le point de vue médian de Beaujeu indique que l’opposition à la tendance ultramontaine du clergé français ne pousse pas automatiquement vers les franges extrêmes de l’appel ou du rejet de la constitution Unigenitus. Dans ce cas, il est patent que l’évêque de Castres se sent proche du mouvement, sans pour autant tomber dans la contestation rigide. Il défend un axe plus souple, qui concilie à la fois la dévotion au Saint-Siège et un gallicanisme dont la sincérité est hors de doute.
77Chez Coislin103, l’argumentaire est identique à celui de Beaujeu : la tradition chrétienne respecte les deux puissances et aucun des apôtres n’a enseigné le contraire. Le pape Benoît XIII, dont Beaujeu signalait la piété, est de nouveau au centre du raisonnement :
« Le Saint Pontife, que la Providence a placé sur la Chaire de Saint Pierre, n’a eu nulle part à la composition, encore moins à la publication de cet artificieux Ouvrage. […] Et sa sagesse est trop éclairée pour ne pas voir qu’une prétention si mal fondée, n’est capable que d’aigrir les Princes & d’indisposer les Peuples104. »
78L’ultime originalité du mandement de Coislin tient à la clause finale qui souligne la composition complexe du diocèse de Metz, partagé entre les territoires français et impériaux. Comme le montre René Taveneaux, la politique de Coislin est marquée par une fidélité incoercible au gallicanisme et au rôle primordial des évêques dans la définition du dogme. Son analyse souligne sa constance intellectuelle et ecclésiologique, y compris lors des conflits récurrents entre le prélat et l’université de Pont-à-Mousson tenue par les jésuites. Ceci permet de vérifier que les enjeux ecclésiologiques discutés dans les querelles, comme celle autour de la Légende de Grégoire VII, trouvent toujours un écho important à l’intérieur même des diocèses105.
79Pourtant, la surprise vient d’une autre région de la Lorraine. Nommé en 1721 à Verdun pour succéder à Béthune, prélat philojanséniste, Charles-François d’Hallencourt de Drosmesnil est connu pour son engagement envers la constitution Unigenitus. Il accepte la Bulle dès sa réception en France. Quelques mois avant que ne surgisse la modification du bréviaire, dans un mandement du 15 décembre 1728, il reconnaît « juste et canonique » le jugement d’Embrun. Toutefois, le prélat s’illustre parmi ses confrères en donnant, le 21 août 1729, un nouveau mandement assez succinct contre la Légende de Grégoire VII. Faisant référence à son précédent texte en faveur du concile d’Embrun, Hallencourt s’exprime en ces termes :
« La seule voie sûre pour le Salut, vous disions-nous, il y a quelques temps, est d’obéir au Pape et aux Évêques dans ce qui concerne la Religion, & au Souverain dans l’ordre de la société civile. Rendez à Dieu ce qui appartient à Dieu, nous dit notre Divin Maître, et rendez à César ce qui appartient à César : Deux devoirs si indivisiblement unis, que manquer au second, c’est ne pas remplir le premier dans toute son étendue ; et delà vient que dans tous les temps & même sous les empereurs païens les sujets les plus fidèles à Dieu, ont toujours été les plus fidèles à leur Prince106. »
80L’argument est subtil, car il lui permet de ne pas se contredire et de garder la soumission au pape qu’il a déjà marquée dans ses instructions antérieures. Et M. de Verdun continue ainsi :
« Non, Mes Très Chers Frères, quelles que puissent être les fautes de l’Empereur Henri quatrième, le Pape n’était pas en droit de lui enlever sa couronne, ni de délier les nœuds sacrés qui attachaient ses sujets à son service.
Nous n’avons pas lieu de craindre, Mes Très Chers Frères, que la lecture de cette prétendue Légende affaiblisse en vous la fidélité que vous devez à vos Souverains : votre amour pour eux a profondément gravé dans vos cœurs les principes immuables, & inviolables, sur lesquels la nécessité de votre obéissance est fondée107. »
81Le prélat tient à mettre en évidence que la Légende de Grégoire VII pourrait passer dans le public comme une forme d’appel au tyrannicide. Afin de l’éviter et pour ne pas tomber sous le coup d’une complicité passive, il réaffirme le droit divin des rois et l’impossibilité pour les papes d’intervenir dans l’ordre temporel des royaumes. Dans son étude sur le jansénisme en Lorraine, René Taveneaux a consacré plusieurs pages à l’analyse des réactions des évêques lorrains à la querelle de Grégoire VII108. C’est avec raison qu’il souligne l’isolement des personnes engagées dans le combat contre la Légende. Sur les différents prélats qui prennent la plume pour condamner le texte, deux sont Lorrains, Coislin et d’Hallencourt. L’historien consacre quelques lignes au mandement d’Hallencourt pour démontrer que les expressions utilisées sont éminemment modérées. La comparaison terme à terme des textes épiscopaux donne néanmoins une prime à la vigueur à l’inattendu évêque de Verdun. Ce dernier condamne vertement la Légende, sans dire un mot du pape régnant, alors que Coislin se fait plus onctueux, soulignant la sainteté de l’actuel pontife romain. La conclusion de René Taveneaux n’est certes pas remise en cause, bien au contraire, mais elle doit être nuancée. En effet, il propose en note une réflexion d’Albert Le Roy qui déclare que d’Hallencourt « flottera toute sa vie entre ses intérêts romains et ses croyances légèrement gallicanes109 ». La lecture du mandement de Coislin nous permet d’indiquer que les hésitations, plus ou moins fortes, sont le fait de tous les prélats, et même de ceux dont la sensibilité va droit vers le rigorisme port-royaliste. Jamais la théologie n’est vraiment éloignée de la politique.
82L’évêque de Montpellier, surpris par ce brusque revirement, s’inquiète et envisage fortement que le mandement de M. de Verdun puisse être une demande discrète du cardinal de Fleury. L’hypothèse formulée par Colbert faisant de l’évêque un agent de la cour est intéressante à plus d’un titre. En effet, dans une lettre adressée à Caylus le 23 septembre 1729, il déclare :
« Je pense comme vous, Monseigneur, du Mandement de M. de Metz. Je n’ai point vu celui de son voisin de Verdun. On croit qu’il n’aura agi que de concert avec la cour. Si cela est, il ne sera pas le seul des Prélats constitutionnaires qui fera son devoir en cette occasion110. »
83De prime abord, on déduit de ce passage les inquiétudes du gouvernement devant les prétentions romaines traduites dans la Légende, et la nécessité – pour défendre cette position – de s’adresser à un évêque qui ne soit pas trop engagé dans la lutte contre Rome, mais aucune source ne vient étayer cet argument. En outre, il est possible de considérer que chaque prélat, en fonction du contexte précis de son diocèse, de ses relations avec Rome et avec la cour, est susceptible de prendre une initiative qui tranche avec ses idées antérieures. Dès lors, on ne peut considérer les situations politiques sans prendre en compte les éléments biographiques des personnages. Ainsi l’engagement ne peut plus être considéré comme une adhésion forcée – forcenée – à des thèses a priori approuvées, mais comme un choix dans un éventail de théories ou encore une évolution idéologique au gré des circonstances. En religion comme en politique, il ne semble pas surprenant qu’ambition et opportunisme soient des critères à prendre en compte.
84La querelle de Grégoire VII a mis en évidence la perte de vitesse officielle du gallicanisme épiscopal. Quelques évêques seulement prennent la peine de défendre la Déclaration des quatre articles de 1682. Les autres restent dans un mutisme prudent, ne tenant pas à ajouter leur nom à la liste des prélats que Rome regarde comme des opposants potentiels. Le cardinal de Fleury, par l’intermédiaire de son ambassadeur dans la Ville éternelle, sollicite le pape et la curie afin de calmer le jeu. Seule la modération du souverain pontife aura la capacité de redonner la paix à l’Église. De son côté, le principal ministre maintient le cap d’une soumission discrète111. Sans heurt et sans bruit, « Son Eternité », ainsi que la cour a baptisé l’ancien précepteur du roi, impose au royaume sa volonté pacificatrice. L’affaire de la modification du bréviaire souligne aussi à quel point la liturgie peut être perçue comme un champ entièrement intégré au politique. La réactivation perpétuelle du discours historique montre bien l’antagonisme latent entre « maximes romaines » et « maximes gallicanes ».
85Les relations entre Versailles et Rome sont essentielles. Si le Saint-Siège se méfie de la France, « la seule et plus savante ennemie des maximes romaines112 », il n’en a pas moins un besoin pressant du soutien de Louis XV dans plusieurs affaires qui relèvent de sa souveraineté territoriale. La France a, elle, une impérieuse nécessité d’avoir l’appui pontifical pour régler les querelles religieuses qui l’agitent. La proclamation de la bulle Unigenitus comme loi, le 24 mars 1730, enjoint d’ailleurs une acceptation pleine et entière aux « jugements de l’Église universelle en matière de doctrine ». Ce chef-d’œuvre de modération ne pouvait s’envisager sans l’accord de Rome et le consentement au moins tacite des évêques de France113.
86Conclure à la disparition totale du gallicanisme épiscopal dans la France de la première moitié du xviiie siècle est pourtant bien hâtif, car si le haut clergé ne parle pas, il n’en agit pas moins et continue de défendre ses prérogatives. Lors des débats sur la suppression des jésuites en 1763, on en retrouve les traces. Peut-être faut-il voir dans ce silence le passage d’un épiscopat de combat à un nouvel âge114, où l’évêque se fait plus gestionnaire et administrateur de diocèse que théologien ?
Notes de bas de page
2 Une légende évoque la vie, les actions et très souvent le martyr d’un saint. Elle est lue lors de sa fête dans les églises et avant la prière qui lui est consacrée. Dans le cas de Grégoire VII, elle insistait sur la supériorité de la fidélité au pape par rapport à celle due à l’empereur. Une telle lecture a tout pour irriter les esprits gallicans échauffés par le contexte de la bulle Unigenitus.
3 Julia Dominique, « Benoît XIV et la réforme du bréviaire romain », dans Davy-Rigaux C., Dompnier B., Hurel D.-O. (dir.), Les Cérémoniaux catholiques en France à l’époque moderne. Une littérature de codification des rites liturgiques, Turnhout, Brepols, 2009, p. 221-244.
4 Colbert de Croissy Ch.-J., Lettre de M. l’Évêque de Montpellier au Roi au sujet de la Légende de Grégoire VII, s. l. n. d., [1729], p. 3.
5 Hardy G., Le Cardinal de Fleury et le mouvement janséniste, op. cit., p. 159-170.
6 Les études sur le bréviaire sont rares. Pour trouver des ouvrages centrés sur l’analyse du bréviaire, il faut se reporter aux travaux très anciens de Batiffol P., Histoire du bréviaire romain, Paris, Picard, 1893 ; plus récents, Martimort A.-G., L’Église en prière. Introduction à la liturgie, Paris-Tournai, Desclée, 1961, p. 869-882 ; Martin Ph. Le Théâtre divin. Une histoire de la messe, op. cit., p. 322-324.
7 Julia Dominique, « Le prêtre », dans Vovelle M. (dir.), L’Homme des Lumières, Paris, Le Seuil, 1996, p. 416-419.
8 Martimort A.-G., L’Église en prière. Introduction à la liturgie, op. cit., p. 875.
9 Salmon P., L’Office divin au Moyen Âge. Histoire de la formation du bréviaire du ixe au xvie siècle, Paris, Le Cerf, 1967, p. 181-184.
10 Martimort A.-G., L’Église en prière. Introduction à la liturgie, op. cit., p. 876.
11 Guéranger P., Institutions liturgiques, 2e éd., Paris-Bruxelles, V. Palmé, 1878-1885, t. 2, p. 526-546.
12 Maire Catherine, « Les consulteurs du Saint-Office face au bréviaire parisien de 1736 de Mgrde Vintimille », dans Davy-Rigaux C., Dompnier B., Hurel D.-O. (dir.), Les Cérémoniaux catholiques en France à l’époque moderne, op. cit., p. 195-219.
13 Vintimille du Luc Ch.-G. de, Mandement de Mgr l’Archevêque d’Aix pour l’acceptation de la Constitution de N. S. P. le Pape commençant par ces mots Unigenitus Dei Filius, s. l. n. d. [1714].
14 Arch. du ministère des Affaires étrangères, Mémoires et documents, 79, fol. 161 (cité par Françoise de Noirfontaine, dans Chaunu P., Foisil M., Noirfontaine F. de, Le Basculement religieux de Paris au xviiie siècle, op. cit., p. 200).
15 Nouvelles ecclésiastiques du 28 juillet 1736, article de Paris, p. 1, col. 2.
16 Ibid. : « Ce même bréviaire a déplu aux grands zélateurs de la Bulle ; & leur mécontentement a éclaté. »
17 L’introduction du bréviaire de Paris peut être aussi envisagée comme une lutte de pouvoir au sein de la curie archiépiscopale. En effet, d’après les Nouvelles, les oppositions ne sont pas seulement dogmatiques et théologiques, mais aussi politiques. L’abbé Robinet, docteur de Sorbonne, chanoine, official et grand vicaire de Paris sous Vintimille, a beaucoup œuvré pour la rédaction du bréviaire de Rouen ; or il n’a pas été sollicité pour la rédaction de celui de Paris. Cela le conduit à une dénonciation virulente de ce dernier, dans laquelle l’ambition ne compte pas pour rien.
18 Nouvelles ecclésiastiques du 28 juillet 1736, article de Paris, p. 1-2.
19 On trouve cette mise en garde dès le xviie siècle ; Widenfeldt A., Avertissemens salutaires de la bien-heureuse Vierge à ses dévots indiscrets, Lille, N. Rache, 1674.
20 Nouvelles ecclésiastiques du 28 juillet 1736, article de Paris, p. 2, col. 1.
21 Ibid.
22 Ibid., p. 2, col. 2.
23 Ibid., p. 3, col. 1.
24 BPR, ES FT 33.
25 Nouvelles ecclésiastiques du 2 janvier 1747, introduction, p. 4, col. 1.
26 Guéranger P., Mémoires autobiographiques (1805-1833), Solesmes, Éd. de Solesmes, 2005.
27 Bisaro X., Une nation de fidèles. L’Église et la liturgie parisienne au xviiie siècle, Turnhout, Brepols, 2006, p. 41-42 ; Gough A., Paris et Rome. Les catholiques français et le pape au xixe siècle, Paris, Éd. de l’Atelier, 1996, p. 68, 91.
28 Guéranger P., Institutions liturgiques, op. cit., t. 2, p. 506-507.
29 Ibid., p. 504-505.
30 Martimort A.-G., L’Église en prière. op. cit., p. 875.
31 Julia Dominique, « Benoît XIV et la réforme du bréviaire romain », art. cit.
32 Martimort A.-G., L’Église en prière. op. cit., p. 876 ; Batiffol P., Histoire du bréviaire romain, op. cit., p. 145-154.
33 Fleury C., Histoire ecclésiastique par M. Fleury, Prêtre, Prieur d’Argenteuil & Confesseur du Roi, tome treizième, depuis l’an 1053 jusqu’à l’an 1099, Paris, Émery, 1726, p. 251-457.
34 Ibid., p. 254.
35 Ibid., p. 257.
36 Ibid., p. 271 sq.
37 Ibid., p. 282.
38 Ibid., p. 283.
39 Ibid., p. 284.
40 Ibid., p. 314.
41 Ibid., p. 315-316.
42 Ibid., p. 320.
43 L’échec de Grégoire VII n’est que passager. En effet son successeur, le pape Urbain II, lance l’interdit sur le royaume en 1097 et le renouvelle en 1100. La sanction dure jusqu’en 1105, date à laquelle le roi Philippe Ier cède aux injonctions pontificales.
44 Fleury C., Histoire ecclésiastique par M. Fleury, op. cit., p. 316.
45 Ibid., p. 339.
46 Maimbourg L., Histoire de la décadence de l’Empire après Charlemagne et des différends des empereurs avec les papes au sujet des investitures et de l’indépendance, Paris, Mabre-Cramoisy, 1681, p. 218.
47 Cottret M., Tuer le tyran ? Le tyrannicide dans l’Europe moderne, Paris, Fayard, 2009, p. 56-57. La bulle d’excommunication lancée par Pie V contre la reine Élisabeth d’Angleterre invitait les catholiques du royaume à désobéir à leur souveraine, mais aussi à l’assassiner.
48 Histoire des papes depuis St Pierre jusqu’à Benoît XIII inclusivement, La Haye, H. Scheurleer, 1732, t. 2, p. 491.
49 Pialoux Albane, « “Savez-vous ce que vous faites ? Ce que fait un médecin qui saigne dans la crise”. L’affaire de la légende de Grégoire VII et les ambassadeurs du roi de France à Rome (1728-1730) », Chrétiens et sociétés, n° 18, 2012, p. 39-62.
50 Hardy G., Le Cardinal de Fleury et le mouvement janséniste, op. cit., p. 162.
51 Leveleux Corinne, « Le lien politique de fidélité jurée (xiiie-xve siècle) », dans Allirot A.-H. et al. (dir.), Une histoire pour un royaume (XIIe-XVe siècle), Paris, Perrin, 2010, p. 197-217.
52 Caylus Ch.-G. de, Mandement de Mgr l’Évêque d’Auxerre, qui défend de réciter l’Office imprimé…, s. l. n. d. [1729], p. 1.
53 Ibid., p. 1.
54 Ibid., p. 2.
55 Ibid.
56 Ibid., p. 3.
57 Ibid.
58 Nouvelles ecclésiastiques du 15 septembre 1729, article de Paris (août et septembre), p. 3.
59 Pialoux Albane, « “Savez-vous ce que vous faites ? Ce que fait un médecin qui saigne dans la crise”. L’affaire de la légende de Grégoire VII et les ambassadeurs du roi de France à Rome (1728-1730) », art. cit., p 42.
60 Adam Ch., L’Avocat du Diable, ou mémoires historiques et critiques sur la vie et sur la Légende du Pape Grégoire VII…, Saint-Pourçain, Tansun pas Saint [i. e. Paris, s. n.], 1743, t. 1, p. 70.
61 Neveu Bruno, « Juge suprême et docteur infaillible : le pontificat romain de la bulle In eminenti (1643) à la bulle Auctorem fidei (1794) », art. cit., p. 385-450.
62 Bref de N. S. P. le pape qui casse, annule, & c, le Mandement de M. l’Évêque d’Auxerre sur la Légende de Grégoire VII…, s. l. n. d., p. 7.
63 Caylus Ch.-G. de, Lettre de M. l’Évêque d’Auxerre au Roy, au sujet du Bref qui condamne son Mandement sur la Légende de Grégoire VII, s. l., 1730, p. 1.
64 Ces pièces constituent aux yeux des évêques hostiles à la légende une référence incontournable. Mgr Bossuet les joint comme pièces justificatives à son mandement du 30 septembre 1729. Il s’agit de la Lettre de l’assemblée du clergé de France à tous les prélats de l’Église gallicane de 1682, puis la Déclaration du clergé de France sur la puissance ecclésiastique du 19 mars 1682, puis l’Édit du roi sur la déclaration faite par le clergé de France, de ses sentiments touchant la puissance ecclésiastique, registré en Parlement le 23 mars 1682.
65 Caylus Ch.-G. de, Lettre de M. l’Évêque d’Auxerre au Roy, au sujet du Bref qui condamne son Mandement sur la Légende de Grégoire VII, op. cit., p. 3-4.
66 Ibid., p. 5. C’est le terme même que l’évêque emploie dans son texte.
67 Ibid., p. 6.
68 Ibid., p. 40. Antoine M., Louis XV, Paris, Fayard, 1989, p. 281.
69 Caylus Ch.-G. de, Lettre de M. l’Évêque d’Auxerre au Roy, au sujet du Bref qui condamne son Mandement sur la Légende de Grégoire VII, op. cit., p. 25.
70 Ibid., p. 18.
71 Ibid., p. 17.
72 Vintimille du Luc Ch.-G. de, Réponse de Monseigneur l’archevêque de Paris à la Lettre de M. l’Évêque d’Auxerre, du 3 Mars dernier, s. l. n. d. [1730], p. 2-3.
73 Pialoux Albane, « “Savez-vous ce que vous faites ? Ce que fait un médecin qui saigne dans la crise”. L’affaire de la légende de Grégoire VII et les ambassadeurs du roi de France à Rome (1728-1730) », art. cit., p 55.
74 Colbert de Croissy Ch.-J., Mandement de Mgr l’Évêque de Montpellier portant condamnation d’une feuille imprimée contenant un prétendu Office pour la Fête de Grégoire VII, s. l. n. d. [1729].
75 Colbert de Croissy Ch.-J., Lettre de M. l’Évêque de Montpellier au Roi au sujet de la Légende de Grégoire VII, s. l. n. d. [1729].
76 Matthieu, xxii, 21.
77 Colbert de Croissy Ch.-J., Mandement de Mgr l’Évêque de Montpellier portant condamnation d’une feuille imprimée contenant un prétendu Office pour la Fête de Grégoire VII, op. cit., p. 1.
78 Ibid., p. 2.
79 Ibid., p. 3-4.
80 Ibid., p. 4.
81 Ibid.
82 Colbert de Croissy Ch.-J., Lettre de M. l’Évêque de Montpellier au Roi au sujet de la Légende de Grégoire VII, op. cit., p. 1.
83 Ibid., p. 3 ; Taveneaux R., Jansénisme et politique, op. cit., p. 188-190 ; Cottret M., Tuer le tyran ?, op. cit.
84 Colbert de Croissy Ch.-J., Lettre de M. l’Évêque de Montpellier au Roi au sujet de la Légende de Grégoire VII, op. cit., p. 4. Il s’agit de la proposition d’union faite par la reine Élisabeth Ire d’Angleterre.
85 Ibid., p. 6.
86 Ibid., p. 7.
87 Ibid., p. 8.
88 Ibid., p. 13.
89 Ibid., p. 15-16.
90 Ibid., p. 23.
91 Ibid., p. 24.
92 Nouvelles ecclésiastiques du 20 août 1730, article de Paris, p. 4.
93 Bossuet J.-B., Mandement et instruction pastorale de Monseigneur l’évêque de Troyes au sujet d’un Office imprimé sur une feuille volante qui commence par ces mots : Die xxv. Maii, in festo S. Gregorii VII., Paris, Ch. Osmont, 1729, p. 6.
94 BnF, ms. fr. 11431, fol. 14.
95 Session xxi, chap. iv.
96 Rivière Jacques, « Un épisode liturgique du gallicanisme : Quiqueran de Beaujeu, évêque de Castres, et l’office de Grégoire VII », Albia Christiana, n° 9, 1911, p. 433-452.
97 Quiqueran de Beaujeu H. de, Ordonnance de Mgr l’évêque de Castres, s. l. n. d. [11 novembre 1729], p. 1.
98 Ibid., p. 3.
99 Ibid.
100 Ibid., p. 2.
101 Ibid., p. 5.
102 Colbert de Croissy Ch.-J., Les Œuvres de Messire Charles Joachim Colbert, Évesque de Montpellier, Cologne, aux dépens de la Compagnie, 1740, t. 3, p. 430.
103 Fleur É., Essai sur la vie et les œuvres de Henry-Charles du Cambout, duc de Coislin, évêque de Metz, 1697-1732, Nancy, Société d’impressions typographiques, 1935-1936.
104 du Cambout de Coislin Ch., Mandement de Monseigneur l’Évêque de Metz qui défend de réciter l’Office imprimée sur une feuille volante qui commence par ces mots : Die xxv. Maii. In festo S. Gregorii VII. Papae et confessoris, s. l. n. d. [1729], p. 3-4.
105 Taveneaux R., Le Jansénisme en Lorraine, op. cit., 1640-1789, p. 504-505.
106 Hallencourt de Dromesnil Ch.-F. d’, Mandement de Monseigneur l’Évêque Comte de Verdun, Prince du Saint Empire, s. l. n. d. [21 août 1729], p. 3.
107 Ibid., p. 3-4.
108 Taveneaux R., Le Jansénisme en Lorraine, op. cit., p. 501-506.
109 Le Roy A., La France et Rome de 1700 à 1715, op. cit., p. 527.
110 Lettres de Colbert, op. cit., p. 402.
111 Pialoux Albane, « “Savez-vous ce que vous faites ? Ce que fait un médecin qui saigne dans la crise”. L’affaire de la légende de Grégoire VII et les ambassadeurs du roi de France à Rome (1728-1730) », art. cit., p 61.
112 Arch. du ministère des Affaires étrangères, CP., Rome, 702, fol. 148, Lettre du cardinal de Polignac à Chauvelin du 19 septembre 1729.
113 Antoine M., Louis XV, op. cit., p. 279.
114 Voltaire s’est aussi emparé de la querelle autour de Grégoire VII dans son Dictionnaire philosophique. Son talent d’écrivain pose cependant bien les problèmes auxquels sont confrontés les évêques de France durant la deuxième moitié du xviiie siècle.
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